Voyage de l’Atlantique au Pacifique (1866, Le Tour du monde)/01

Première livraison
Traduction par Jules Belin de Launay.
Le Tour du mondeVolume 14 (p. 209-224).
Première livraison
Les voyageurs. — D’après une photographie.


VOYAGE DE L’ATLANTIQUE AU PACIFIQUE

(ROUTE DU NORD-OUEST PAR TERRE),


PAR LE VICOMTE MLLTON ET LE DOCTEUR CHEADLE.


1862-1864. — TRADUCTION INÉDITE. — DESSINS INÉDITS.




Les deux voyageurs. — But de leur expédition.

Le vicomte Milton, jeune seigneur anglais, est l’avant dernier personnage à gauche dans le groupe que le lecteur a sous les yeux. Ses traits sont doux et aimables : on dirait presque une jeune miss ; mais il a toute l’énergie de sa race. Élève de l’université de Cambridge, il est depuis plusieurs années membre de la société royale de Géographie présidée par le célèbre sir Roderick Impey Murchison. Avant le voyage dont on va lire le récit, il avait déjà fait une partie de chasse au Canada.

Le docteur Cheadle, assis au centre de la gravure, le seul qui ait de la barbe et des moustaches, grand et robuste, doux et énergique aussi, calme et prêt à lutter contre tous les obstacles, est maître ès arts, docteur en médecine, membre de la société royale de Géographie.

Les trois autres personnages sont un guide d’une énergie remarquable, Louis Battenotte surnommé l’Assiniboine, sa femme et son fils.

Le vicomte Milton et le docteur Cheadle aiment leur pays, la science, les voyages, et les exercices physiques, surtout la chasse : ils ne dédaignent pas la renommée.

Il y a quelques années, ils se sont rencontrés dans un projet qui, à tous égards, convenait à leur caractère et à leur goût, celui d’explorer, en Amérique, une route du nord-ouest par terre, et chemin faisant, tout en étudiant la nature et les hommes, d’abattre force bisons et autres espèces de gibier qui font défaut aux îles britanniques.

On sait que depuis trois siècles l’une des principales études des géographes et des navigateurs a été de découvrir, vers le nord-ouest, un passage maritime qui ouvrirait la route la plus courte vers les riches contrées de l’Orient. On a enfin trouvé ce passage ; mais, jusqu’ici du moins, il est inutile. On en est donc revenu au projet de tracer une route de terre à travers l’Amérique : c’est en la cherchant que les anciens colons français du Canada ont découvert les Montagnes Rocheuses[1]. Un chemin sûr, allant de l’Atlantique au Pacifique, servira non-seulement à établir une communication entre les différentes colonies du nord de l’Amérique, mais encore à ouvrir des relations plus rapides avec la Chine et le Japon.

Ces indications suffisent pour qu’avec l’aide des deux cartes que nous reproduisons (pages 211 et 227) on se rende compte, de l’exploration de MM. Milton et Cheadle : ils s’étaient proposé de traverser les territoires de la Compagnie de la baie d’Hudson et l’un des cols septentrionaux des Montagnes Rocheuses dans la Colombie Britannique, de visiter les régions de l’or dans le Caribou, et d’étudier le pays inconnu au versant occidental des Montagnes Rocheuses, dans le voisinage des sources de la Thompson du Nord[2]. On verra par leur récit que malgré quelques déceptions et des aventures où ils ont eu l’occasion d’exercer leur courage, ils sont parvenus à suivre, assez fidèlement jusqu’à la fin, l’itinéraire qu’ils s’étaient tracé.


Départ. — Originaux. — De Québec à Lacrosse. — Les wagons dortoirs. — saint-Paul. — Saint-Antoine. — Saint-Cloud. — Sauk-Centre. — Le bon chien Rover.

Ce fut le 19 juin 1862 que le vicomte Milton et le docteur Cheadle s’embarquèrent sur le bateau à hélice l’Anglo-Saxon qui allait de Liverpool à Québec. La journée était sombre et brumeuse. Une petite pluie fine se mit à tomber comme le navire quittait l’embarcadère. Les vents étaient contraires et devaient persister pendant toute la traversée. Quelques figures originales que les deux voyageurs rencontrèrent sur le bâtiment les aidèrent à se tenir en bonne humeur. Une vieille dame, atteinte de papophobie, les amusait fort par ses amères lamentations, sur la coupable faiblesse qu’avait montrée S. M. la reine Victoria en acceptant de Pie IX le cadeau d’un buffet ; un Irlandais impétueux éclatait toujours en rires sonores, un colonel canadien les exposa à ne pouvoir réprimer des accès d’hilarité par son obstination à se considérer comme déshonoré parce qu’il avait le mal de mer. « N’est-ce pas une honte, s’écriait-il, une honte ! moi ! à mon âge, dans mon grade, un homme de ma valeur, couché à plat ventre sur le parquet, des heures entières, la tête au-dessus d’un vase, se montrant à toute la compagnie sous l’apparence d’une bête dégoûtante ! J’ai perdu le respect de moi-même, monsieur, j’en rougis ; jamais je ne relèverai la tête parmi mes semblables. »

Une rencontre plus précieuse fut celle d’un compatriote, d’un vrai gentleman, M. Treemiss qui allait aussi chasser le bison dans les prairies et qui devint leur compagnon.

Le navire atteignit Québec le 2 juillet[3], les voyageurs ne prirent que le temps d’admirer les glorieuses plaines d’Abraham, et sans retard, remontèrent le Saint-Laurent, puis le lac Ontanio, jusqu’à Toronto.

De Toronto, disent-ils, nous nous dirigeâmes sans perte de temps sur la Rivière Rouge.

En traversant aussi vite que possible par chemin de fer, Détroit et Chicago, nous arrivâmes à la Crosse, dans l’État de Wisconsin, sur les bords du Mississipi.

Durant ce long parcours, les wagons à coucher nous parurent une merveilleuse invention et nous nous en servîmes pour ne voyager guère que de nuit. Un wagon à coucher ressemble aux wagons ordinaires des chemins de fer. Il a, suivant la coutume américaine, un passage au centre ; mais chaque côté en est occupé par deux rangs de cases semblables à celles qui sont à bord d’un navire. Vous allez « à bord, » vous changez de vêtements, et vous vous mettez tranquillement à dormir. Le lendemain matin, vous êtes réveillé par le domestique nègre, à temps pour vous arrêter à votre destination. Vous avez joui d’une bonne nuit de repos, vos bottes sont bien cirées, le lavabo est à un des bouts du wagon, et vous avez la satisfaction d’avoir parcouru deux ou trois cents milles d’une traversée ennuyeuse, presque sans vous en être aperçu. Un rideau sépare les portions du wagon réservé aux dames du compartiment des hommes. Cependant il arriva une fois que, comme nous ne trouvions dans celui-ci que deux cases, Treemiss eut la faveur toute particulière d’être admis dans le quartier des dames, ou l’on ne reçoit ordinairement que des hommes mariés. Pour lui faire une place, deux dames et un monsieur eurent la bonté de se contenter d’une seule et même couche, assez grande il est vrai !

Ce fut à l’une des stations inférieures du Wisconsin que nous eûmes la première occasion de rencontrer un Indien à peau rouge dans son costume indigène. Il portait une chemise de cuir, des jambières et des moccasins ; une couverture était jetée sur ses épaules, et sa figure, aux traits hardis et beaux, était ornée de peinture. Adossé à un arbre, il fumait sa pipe avec majesté, sans daigner bouger ni montrer le plus mince intérêt au train qui filait devant lui.

À la Crosse nous prîmes un bateau à vapeur qui remontait ce Mississipi que les Indiens appellent la « Grande Rivière, » mais qui n’est ici qu’un cours d’eau comptant à peu près cent mètres de large, et après avoir traversé le lac Pépin[4], nous arrivâmes à Saint-Paul dans le Minnesota.

Cette ville, qui est la capitale de l’État de Minnesota est aussi la principale de celles qu’on trouve sur la frontière des États du nord-ouest[5]. Plus loin les collections de maisons qu’on appelle des cités diminuent par degrés jusqu’à n’être plus qu’une hutte, un avant-poste placé dans le désert. Une de celles où nous conduisait notre

route, consistait en une seule maison sans habitant,
Gravé chez erhard R Duguay-Trouin 12
mais jouissant du nom de Cité Breckenridge ; une autre,

appelée Cité Salem, n’était guère plus avancée.

De Saint-Paul, un chemin de fer allant vers l’ouest, conduit à Saint-Antoine. Il a six milles. C’est la tête du grand chemin du Pacifique. Il doit pénétrer jusqu’en Californie et est déjà tracé loin à travers les plaines. De Saint-Antoine, une diligence conduit, au milieu des établissements avancés de Minnesota, jusqu’à Georgetown, sur la Rivière Rouge[6]. Nous espérions y trouver un bateau à vapeur, qui part tous les quinze jours pour le fort Garry, dans le district qui tire son nom de cette rivière.

Nous passâmes la première nuit à Saint-Cloud, après une course de soixante-dix milles, qui fut la plus désagréable épreuve que nous eussions encore essuyée.

Le pays s’ouvrait et s’aplanissait rapidement ; c’était une succession de prairies parsemées de bouquets de peupliers du Canada et de chênes rabougris.

Intérieur d’un wagon-dortoir. — Dessin de Émile Bayard.

Nous parcourûmes soixante-dix autres milles de pays pareil avant d’arriver, la seconde nuit depuis notre départ de Saint-Paul, au petit établissement de Sauk-Centre[7]. Il nous restait encore une demi heure de jour. Pour en profiter, nous prîmes nos fusils et allâmes rôder auprès des marais des environs, en quête de canards ; mais nous rentrâmes les mains vides, parce que nous manquions de chien. De retour à notre gîte, notre hôte nous dit que, s’il avait connu notre intention de chasser, il nous aurait prêté son chien, qui rapportait admirablement. Alors il nous présenta le jeune Rover, chien à l’air alerte, au poil doux, dont la forme et la couleur rappelaient celle d’un terrier noir et brun, mais qui était de la taille d’un basset. Son intelligence et sa docilité nous ravirent tellement, que nous offrîmes à son propriétaire vingt-cinq dollars (135 francs 50 centimes) pour l’emmener avec nous. L’homme hésita. Il ne se souciait pas du tout, disait-il, de se séparer de son chien ; d’ailleurs, il pensait que sa femme ni sa sœur ne voudraient en entendre parler. Cependant, s’il pouvait réussir à obtenir leur consentement, il serait bien obligé de son côté de ne pas refuser une offre si avantageuse, car il était fort à court d’argent.

Il s’en alla sonder les intentions des deux femmes à cet égard. Aussitôt elles s’élancèrent dans la chambre. L’une prit Rover dans ses bras et toutes deux fondant en larmes déclarèrent à qui mieux mieux que rien ne pourrait les séparer de leur cher ami. Parfaitement vaincus par une scène de ce genre, nous nous y dérobâmes en nous reprochant comme un crime d’avoir osé penser à priver ces pauvres femmes isolées d’une des créatures, en petit nombre, sur lesquelles elles pouvaient répandre le trésor de leur affection féminine.

Néanmoins, comme nous étions sur le point de partir, l’homme vint nous trouver. Il menait en laisse Rover et nous pria de le prendre avec nous, car il avait fini par persuader les femmes de consentir à son départ. Nous hésitions ; mais il fit tant d’instances que nous mîmes nos scrupules de côté et que nous lui comptâmes la somme offerte. L’homme fit alors au chien ses adieux comme à un de ses amis les plus chers, et nous supplia, à plusieurs reprises, d’être bons pour ce petit être.

Une quinzaine plus tard, ces braves gens furent, ainsi que presque tous les blancs de ce côté du Minnesota, horriblement assassinés par une invasion de Sioux[8].


La Rivière Rouge. — Georgetown. — Voyage en canot. — Chasse. — Une tempête-ruban. — L’ozone. — Les yeux d’or. — Le fort Garry.

Nous partîmes par la diligence. À mesure que nous avancions vers l’ouest, les prairies devenaient plus vastes, les bois élevés moins fréquents, et les habitations humaines plus rares. Les côtés de la route regorgeaient de poulets de prairies et de canards. Le conducteur, quand l’occasion s’en présentait, avait l’obligeance de nous mettre à portée d’abattre quelque gibier.

Campement de nuit au bord de la rivière Rouge. — Dessin de Émile Bayard d’après MM. Milton et Cheadle.

Le troisième jour, nous arrivions à la Rivière Rouge. La nuit se passa dans le fort Abercrombie, et le lendemain 13 juillet nous entrions à Georgetown. Ici s’arrêtait la dilligence. Quant au bateau à vapeur que nous avions l’intention de prendre pour nous rendre au fort Garry, on ne l’attendait pas avant quelques jours.

Le petit établissement de Georgetown est couvert au nord et à l’ouest par la ceinture des grands arbres qui revêtent les bords de la rivière ; du côté de l’est et du sud, la prairie n’a d’autres limites que l’horizon. C’est un comptoir fondé par la Compagnie de la baie d’Hudson, autour duquel se sont fixés quelques colons égarés.

Nous apprîmes que, par suite du peu de profondeur de l’eau, il était impossible de savoir quand le bateau arriverait, si jamais il parvenait à Georgetown ; nous résolûmes donc de nous rendre au fort Garry en canots. Il y a plus de cinq cents milles à faire sur la rivière, et cette rivière arrose un pays sauvage et désert, sans autres habitants que les tribus errantes des Sioux, des Chipeouays et des Assiniboines[9].

Après avoir bien marchandé, nous finîmes par acheter à quelques métis deux canots d’écorce de bouleau. L’un était tout perforé de trous de balles ; l’autre, délabré, faisait eau. Nous essayâmes d’engager à notre service un guide, qu’il fût métis ou Indien ; mais ce fut peine perdue. Les vagues rumeurs qui annonçaient la probabilité de la prise d’armes des Sioux étaient suffisantes pour effrayer ces lâches.

Nous n’emportâmes que peu de provisions, car nous étions convaincus que notre voyage ne durerait pas au delà de huit à dix jours, et nous savions que nous trouverions, tout le long de la rivière, beaucoup de canards. Il nous parut donc suffisant d’avoir une vingtaine de livres de farine et de pemmican ; une dizaine de livres de viande salée de porc, un peu de graisse, de l’amadou et des allumettes, une petite quantité de thé, du sel, du tabac et beaucoup de munitions. Une marmite en fer blanc, une poêle à frire, quelques couvertures et, pour chacun de nous, un vêtement imperméable, une hachette, un fusil et un couteau de chasse : tels étaient les compléments de notre équipage.

Le lendemain nous partîmes tout seuls. Milton avec Rover était dans le plus petit canot ; Treemiss et Cheadle dirigeaient le plus grand. D’abord notre navigation ne fut pas fort habilement conduite, et nous nous trouvions assez inexpérimentés à manier la rame.

Un canot d’écorce de bouleau est si léger sur l’eau qu’il suffit d’une bouffée de vent pour le faire dériver comme une coquille de noix ; et quand le vent vous est contraire, ramer est un travail aussi lent que fatigant. Mais, au bout de peu de temps, nos progrès étaient merveilleux. Milton avait une longue pratique de cet art, et les deux autres avaient souvent dirigé de légères et agiles embarcations sur l’Isis et la Cam[10].

Nous descendions donc assez agréablement, pagayant à notre aise et flottant tranquilles, à l’aide d’un courant paresseux. La journée était chaude et brillante. Nous recherchions l’ombre gracieuse des arbres qui ornaient les rives des deux côtés ; le silence des bois n’était interrompu que par le bruit de nos avirons, les sauts des poissons ou les cris de quelque oiseau ; l’écureuil se jouait et gazouillait au milieu des rameaux des arbres, le pic moucheté frappait de son bec le tronc creux, et, perches sur la cîme la plus élevée de quelque géant desséché de la forêt, l’aigle et le faucon jetaient leurs cris rudes et discordants. Ça et là, le long des rives, des essaims de loriots noirs et dorés se groupaient dans les buissons ; le martin-pêcheur au gai plumage voltigeait en passant ; des canards et des oies nageaient sur l’eau, et le pigeon à longue queue d’Amérique s’élançait comme une flèche au-dessus des arbres. À l’approche de la nuit, des centaines de hiboux huaient autour de nous ; le whip-poor-will (on fouette le pauvre Guillaume) nous faisait tressaillir par la fréquence et la rapidité de ses appels, et le plus mélancolique de tous les oiseaux, le plongeon imbrim, éjaculait ses lamentations lugubres sur le bord d’un lac voisin. Ces scènes et ces rumeurs sauvages, jointes à l’étrange sensation de la liberté, de l’indépendance absolue où nous nous trouvions, nous charmaient profondément.

Nous avions abattu autant de canards qu’il nous en fallait. Nous débarquâmes donc au coucher du soleil, et, tirant nos canots hors de l’eau, nous les mîmes sous les buissons qui bordaient la rivière à l’abri des regards de quelque Indien hostile ou errant, puis nous campâmes pour la nuit à la lisière de la prairie. Avant que nous eussions fait la moitié de nos préparatifs, la nuit était noire.

Notre inexpérience nous mit dans un cruel embarras au sujet du bois sec qu’il fallait amasser pour notre feu et pour notre cuisine. Cependant nous finîmes par réussir à plumer, à fendre en deux et à ouvrir en aigles déployés nos canards ; ils furent rôtis sur des bâtons à la façon indienne, et en y joignant un peu de thé et quelques dampers ou gâteaux de pain sans levain, nous nous procurâmes un fameux repas ; puis nous nous roulâmes dans nos couvertures, sous la voûte des cieux, car nous n’avions pas de tente ; mais notre sommeil manqua de son calme habituel : il subissait l’influence des récits que nous avions entendu faire sur les maraudes des Sioux, et nous ne dormions que d’un œil…

Une semaine environ après notre départ de Georgetown, nous fûmes assaillis pendant la nuit, sur la rivière, par une tempête furieuse.

Nous nous trouvions dans le foyer même de la tempête. L’air était surchargé d’électricité, et, selon le changement des vents, le fluide électrique se jouait en passant dans nos cheveux et les hérissait. L’odeur de l’ozone avait tant de force qu’elle nous faisait ronfler et qu’elle nous obligeait à remarquer ce phénomène, parmi les autres plus terribles qui signalaient la tempête.

Nous essayâmes de prendre terre tout de suite, mais les ténèbres avaient une telle intensité qu’il nous fut impossible de parvenir à distinguer, pour les éviter, les saillies et les arbres abattus qui encombraient la rive aussi glissante qu’escarpée. La force du courant nous lançait contre ces obstacles, de façon à nous faire comprendre qu’il nous fallait abandonner notre dessein, si nous ne voulions ni être coulés à fond ni voir déchirer les bordages de nos embarcations, presque aussi frêles que du papier. Nous n’aurions eu dans ce cas que bien peu de chances de salut, car la rivière était profonde.

Les heures succédèrent ainsi aux heures. La tempête rugissait toujours avec la même fureur et la pluie ne cessait pas de tomber par torrents. En vain, nous recherchions avec anxiété à découvrir la première lueur annonçant le jour. La nuit semblait ne vouloir pas finir. Les canots se remplissaient d’eau peu à peu ; nous en avions presque jusqu’à la poitrine ; à peine si les plats bords surmontaient le fleuve. Bientôt nous doutâmes qu’ils pussent flotter jusqu’à l’aurore.

L’air de cette nuit était froid et humide. Dans notre involontaire bain de siége, avec la pluie qui nous fouettait en tous sens, nous frissonnions de la tête aux pieds ; nos dents claquaient, et c’est à peine si nos mains engourdies pouvaient tenir les rames. Cependant, malgré le sentiment de désespoir qui parfois nous portait à nous abandonner au hasard, nous n’osâmes pas nous reposer un seul instant de nos fatigues, ni cesser de surveiller notre course ou d’éviter les saillies et les rochers.

Jamais aucun de nous n’oubliera les souffrances de cette nuit, ni l’immense sentiment de consolation que nous fit éprouver, je ne dirai pas la première apparition du jour, mais la première diminution des ténèbres. Peu après, la tempête s’apaisa sensiblement ; mais la pluie continuait à tomber à flots lorsque nous nous hâtâmes de profiter de l’aube pour débarquer sur une rive fangeuse, la première place praticable que nous eussions découverte.

Après avoir tiré à terre aussi haut que possible nos canots, pour que le courant qui montait ne pût pas les enlever, nous nous enveloppâmes dans nos couvertures toutes dégouttant es d’eau, et, dans l’épuisement où nous jetait la fatigue, nous nous endormîmes d’un long et profond sommeil.

Cette tempête avait été de celles qu’on appelle ici tempêtes-ruban, c’est-à-dire les tempêtes qui ont pour sillon le cours d’une rivière. Ces phénomènes n’occupent qu’une ligne fort étroite, mais ils y développent une véritable violence de destruction.

Les voyageurs avaient alors épuisé toutes les provisions qu’ils avaient emportées. Pendant plusieurs jours, ils ne vécurent, sur la rivière que des produits de leur pêche et de leur chasse. Un brochet de dix à douze livres dut leur suffire pour deux jours. De temps en temps ils prenaient des yeux-d’or, espèce de poissons semblables à la vaudoise. Comme ils n’avaient plus d’hameçon, ils attrapaient ces poissons à l’aide de deux aiguilles par les trous desquelles ils faisaient passer la ligne et auxquelles ils attachaient l’amorce.

Un soir, disent-ils, nous n’eûmes pour souper qu’une couple d’yeux-d’or. Le lendemain, de très-bonne heure, les tiraillements de nos estomacs nous réveillèrent. Presque toute cette journée nous restâmes à ramer en plein soleil, sans force, sans courage et mourants de faim. Les canards ni les oies ne se montraient plus ; aucun œil-d’or ne se laissait prendre à nos amorces. Cependant nous savions que nous avions encore au moins cent cinquante milles à faire. Notre seule espérance d’échapper à la famine était fondée sur la prompte arrivée du bateau à vapeur. Qu’on se rappelle en effet que, dans toute la distance des quatre cent cinquante milles qui séparent Georgetown de Pembina, à soixante milles au-dessus du fort Garry, il n’y a pas de chance de rencontrer d’habitants.

Enfin, ils trouvèrent à tuer quelques canards.

Après seize jours de souffrances, ils rencontrèrent un bateau à vapeur qui les transporta à Pembina, établissement de métis, sur la frontière même qui sépare le territoire des États-Unis et celui de la Nouvelle-Bretagne.

Le jour suivant, qui était le septième d’août, ils arrivèrent au fort Garry.


Fort Garry. — Il est trop tard pour traverser les Montagnes Rocheuses avant l’hiver. — Bucéphale. — Notre équipage. — Nous quittons le fort Garry. — Fort Ellice. — Comment se fait le pemmican. — La Saskatchaouane méridionale. — Arrivée à Carlton.

Le fort Garry (nous entendons ici le bâtiment lui-même et non l’ensemble de la colonie qu’on désigne ordinairement par ce nom) est situé sur la rive gauche ou septentrionale de l’Assiniboine, quelques mètres en amont de l’endroit où celle-ci tombe dans la Rivière Rouge. C’est un carré de murs élevés, en pierre, flanqué de tours à chaque angle. L’intérieur contient quelques bâtiments solides, en bois, comme la demeure du gouverneur, la prison et les magasins où la Compagnie renferme ses fourrures et ses biens. Le comptoir ou l’on vend des articles de toute espèce, est, du matin au soir, encombré par une foule de colons et de métis, qui s’y rencontrent pour cancaner et pour se payer les uns aux autres de petits verres de rhum et d’eau-de-vie, autant que pour faire des achats.

La colonie de la Rivière Rouge s’étend par delà le fort Garry à une vingtaine de milles vers le nord, le long du bord de la Rivière Rouge, et à une cinquantaine vers l’ouest, le long de son affluent l’Assiniboine.

Les voyageurs passèrent très-agréablement trois semaines au fort Garry ; mais il ne fallait pas s’endormir à Capoue.

La saison étant trop avancée pour traverser les Montagnes Rocheuses avant l’hiver, ils résolurent de s’avancer dans l’ouest jusqu’à quelque point des environs de la Saskatchaouane qu’ils trouveraient à leur convenance ; là, ils passeraient l’hiver, se tenant prêts à s’avancer vers les montagnes au commencement du prochain été.

Ils avaient engagé quatre métis français, Louis la Ronde, le chef et le guide de la caravane, Jean-Baptiste Vital, remplacé plus tard par un imbécile nommé Zear, Toussaint Voudrie et Athanase Bruneau. La Ronde jouissait d’une excellente renommée comme chasseur et comme trappeur. Il était fier d’avoir accompagné le docteur Rae dans quelques-uns de ses voyages extraordinaires. C’était un garçon beau, grand, bien taillé ; il avait fait un aveu un peu inquiétant : Je boive pas souvent, messieurs, mais quand je boive, je boive comme il faut ; c’est ma façon, voyez-vous. Cependant il fut sobre, et on n’eut puisqu’aucun reproche à lui faire.

« Nous nous étions procuré d’excellents chevaux de selle. Celui de Cheadle s’appelait Bucéphale. Sa hauteur était presque de quinze mains, la main valant 0m, 1016. Il avait les épaules droites ; une de ses jambes était informe et courbée, la tête très-large et la queue fort longue. En route, il choppait toujours. Quand Cheadle commença à s’en servir pour parcourir la colonie, Bucéphale le lançait sur presque toutes les portes et les clôtures, puis s’arrêtait soudain, immobile comme un roc. C’était une preuve irréfutable des habitudes de bavardage qui avaient distingué son maître précédent. Néanmoins Bucéphale finit par réussir à porter nos bagages par-dessus les montagnes jusque dans la Colombie Britannique.

Un chef Crie. — Dessin de Émile Bayard.


Nos provisions consistaient en pemmican, en viande séchée, farine, thé, sel, tabac, rhum et en une bonne quantité de munitions ; nous avions des couvertures et des robes de bison, enfin des couteaux et des colifichets pour faire ou des échanges ou des cadeaux. Tous ces effets, plus une tente de toile, remplissaient six des charrettes petites et grossières dont on se sert ici. Elles sont tout en bois. Sans doute elles se brisent plus aisément que si le fer y était employé ; mais aussi elles peuvent être raccommodées même quand on se trouve dans un endroit où il n’y a ni fer ni forgeron.

En échange de nos bottes et de nos habits, nous nous procurâmes le costume du pays, c’est-à-dire des moccasins et des chemises de chasse faites en peau de daim ou de caribou. Quant aux armes, chacun de nous portait un fusil à deux coups, un couteau de chasse et un revolver, mais nous ne prenions cette dernière pièce que

dans les passages dangereux.
Tempête-ruban sur la Rivière-Rouge. — Dessin de Riou.

Ce fut dans d’excellentes dispositions que, le 23 août, nous partîmes du fort Garry. Nous nous sentions libres comme l’air en escortant la suite de nos charrettes qui transportaient tout ce que nous possédions en Amérique. Nous avions quelques chevaux de rechange qui trottaient derrière nous aussi naturellement que Rover.

Le voyage jusqu’au fort Ellice ne fut marqué par aucun incident remarquable.

Le commandant du fort Ellice, M. Mackay, nous reçut avec une gracieuse hospitalité. Il nous procura la distraction d’une visite faite aux métis et aux Indiens dont les loges s’élevaient en nombre considérable autour du fort.

Les Indiens qui visitent le camp sont des Cries, des Sauteux et des Assiniboines.

Les métis se rattachent pour la plupart à quelqu’une de ces tribus, partagent l’hostilité de leurs parents contre les Sioux et les Pieds-Noirs[11], et se joignent ordinairement à leurs expéditions de guerre.

Les femmes travaillent assidûment à la préparation du pemmican, qui se fait de la façon suivante : la viande, après avoir été séchée au soleil ou sur le feu, en tranches minces, est mise dans une peau de bison tannée ; puis on la frappe à coups de fléau jusqu’à ce qu’elle soit réduite en petits fragments et en poudre. Pendant ce temps, on fait fondre la graisse de l’animal. La viande écrasée est ensuite tassée dans des sacs de cuir de bison et, sur elle, on jette la graisse bouillante. Le tout est ensuite bien remué et mêlé de façon à ce qu’en se refroidissant il en résulte une espèce de gâteau aussi solide qu’un tourteau de lin.

Il faut avouer qu’au premier abord ce pemmican nous parut des plus désagréables ; le goût en ressemblait fort à celui d’un mélange de chapelure et de suif ; mais nous nous y sommes habitués peu à peu, au point de finir par en être très-friands. On en fait aussi une espèce plus fine, en n’employant pas le suif, mais seulement la meilleure graisse et la moelle ; on y ajoute alors les baies de quelques arbustes et même du sucre. Ce pemmican à baies est fort estimé ; on se le procure difficilement et c’est réellement un mets excellent[12].

Le 25 septembre, nous arrivâmes à la branche méridionale de la Saskatchaouane. Elle a ici environ soixante-dix mètres de large ; elle coule dans un lit qu’elle s’est profondément creusé dans la plaine unie, et qui a la largeur d’une vallée aux flancs roides et boisés : les deux branches de la Saskatchaouane ne sont éloignées l’une de l’autre que de dix-huit milles.

Aussi, après avoir passé la méridionale le matin du 26, nous arrivions le même jour au fort Carlton. Nous avions déjà fait environ cinq cents des douze ou treize cents milles qui séparent la Rivière Rouge du pied des Montagnes Rocheuses.


Carlton. — Départ. — La rivière aux Coquilles. — La Belle-Prairie. — La rivière Crochet. — Comment on bâtit une hutte en troncs d’arbres.

Carlton-House avait alors M. Lillie pour commandant. Pareil à tous les autres qu’a construits la Compagnie de la baie d’Hudson, ce fort se compose de quelques bâtiments en bois, ayant pour retranchement une haute palissade carrée, que de petites tours, carrées aussi, flanquent à chaque angle. Il s’élève sur la rive méridionale de la Saskatchaouane du nord, dans un terrain abaissé, près de la rivière et au-dessous des berges élevées qui formaient jadis l’ancien lit du courant.

Les métis donnèrent un bal en notre honneur. À cet effet, M. Lillie leur livra sa meilleure chambre, quant à nous, nous fournîmes les rafraîchissements sous l’espèce du rhum. Les hommes vinrent en tenue de fête ; le sac à feu[13] orné de verroteries, la ceinture éclatante, les jambières bleues ou écarlates attachées sous le genou avec des jarretières à verroterie, et des moccasins soigneusement brodés. Les femmes avaient des jupes courtes à couleur brillante, découvrant des jambières richement brodées et des moccasins blancs en peau de caribou, joliment ornée de bouquets en verroteries, en soie et en poil d’élan. Quelques-unes des jeunes filles étaient fort gentilles ; mais, pour la plupart, elles étaient défigurées par ce goître qui affecte le plus grand nombre des métis à tous les postes fondés sur la Saskatchouane, quoique les Indiens en soient préservés. La fête se prolongea jusqu’au lendemain matin.

Cependant des symptômes certains annonçaient l’hiver, après une chasse au bison, nous hâtâmes notre départ pour le lac au Poisson-Blanc, situé parmi les paisibles rives des bois, à quatre-vingts milles environ au nord-ouest de Carlton et à la lisière de ces forêts sans fin qui se prolongent aussi loin que possible vers le pôle arctique.

Quant à Treemiss, il avait résolu d’établir sa résidence à la Montagne du Bois ou Thickwood Hills, située à une cinquantaine de milles au nord-ouest de Carlton. Elle était plus voisine des plaines et le gros gibier y abondait.

La Ronde et Bruneau devaient nous accompagner et passer l’hiver avec nous ; Voudrie et Zear retourneraient au fort Garry conduire nos meilleurs chevaux et porter nos lettres pour l’Angleterre.

Le 10 octobre, nous fîmes nos adieux aux habitants du fort Carlton et nous allâmes camper cette nuit au bord de la rivière.

Nous recommencions à voyager dans un pays mêlé de bois et de prairies. Il faisait encore un très-beau temps et, durant le jour, la chaleur était agréable ; mais, les nuits, le froid était assez vif et déjà les lacs se couvraient en partie d’une mince couche de glace.

Nous mîmes quatre jours pour atteindre la rivière aux Coquilles (Shell river), un des petits affluents de la Saskatchaouane[14].

Le lendemain nous conduisit dans un endroit ravissant, une petite prairie d’environ deux cents acres, entourée de basses collines boisées, et baignée d’un côté par un lac qui envoyait beaucoup de petits bras parmi les collines et dans la plaine, et où de nombreux diminutifs de promontoires s’enfonçaient, portant jusqu’au milieu des eaux leur riche parure de pins et de trembles. Les voyageurs peu civilisés, qui seuls, à l’exception des Indiens, l’avaient jusqu’alors visitée, frappés de ses charmes, lui avaient déjà donné le nom de la Belle-Prairie.

En la traversant, nous nous montrions l’un à l’autre quel emplacement magnifique ferait pour notre demeure un des promontoires, et nous nous disions quel bonheur ce serait, pour un des pauvres fermiers qui cultivaient un sol ingrat en Angleterre, de posséder le riche morceau de terre que nous avions sous les yeux.

Ce fut là que, vers le mois d’octobre, nous résolûmes de nous construire une hutte pour l’hiver.

La Ronde se chargea d’être notre architecte, et nous nous mîmes au travail avec ardeur.

Nous commençâmes par faire, avec des troncs de peupliers non dégrossis mais assemblées en mortaise, aux angles de la hutte, un enclos de quinze pieds sur treize. Comme ces troncs étaient loin de se toucher en tous points, ils laissaient parfois entre eux des trous à y passer la main. D’ailleurs, nous n’avions encore ni porte, ni fenêtre, ni toit, et les murs, élevés de six pieds à l’extérieur, n’en avaient que cinq au dedans. Le génie de la Ronde remédia à ces défauts, plus aisément que nous ne nous y attendions. Il fit scier, dans l’épaisseur du mur, les places de la porte et de la fenêtre. La porte fut faite avec des planches prises aux charrettes et un morceau de parchemin nous tint lieu de fenêtre vitrée. Le toit fut construit avec des perches droites que nous fournissaient les jeunes sapins desséchés ; par-dessus, on étendit un chaume de gazon de marais, tenu en place par des mottes de terre qu’on y lança. Le peu de hauteur extérieure du bâtiment fut au dedans corrigé en creusant le terrain de deux pieds, ce qui rendait notre demeure beaucoup plus chaude. Les interstices que laissaient les troncs furent comblés avec de la boue mêlée de gazon battu, pour lui donner de la solidité. Mais la cheminée fut l’occasion des méditations les plus longues et les plus pénibles. Nous n’avions pas découvert d’argile propre à cimenter les cailloux dont on fait les cheminées dans la forêt, et nous commencions à être très-effrayés de la perspective de nous voir au milieu des fortes gelées sans que notre foyer eût été terminé.

Enfin, après avoir enlevé plusieurs pieds de riche terre glaise, nous découvrîmes un sol argileux dont nous nous accommodâmes, et la cheminée s’éleva rapidement. Comme elle était presque terminée, nous y allumâmes du feu, et déjà nous nous félicitions de notre pleine réussite lorsque, patatras ! tout tomba par terre. Quelle consternation ! Pendant quelque temps, nous ne sûmes plus que faire. Une discussion animée s’ouvrit sur l’art d’élever une construction plus solide. La Ronde ni Bruneau ne pouvaient se consoler de leur incontestable échec. À les entendre, l’argile était mauvaise et nous devions ne plus songer à nous en servir.

Cependant il n’y avait pas de temps à perdre. Il nous fallait réparer le dommage ou nous résigner à rester sans foyer, quand le thermomètre serait descendu au-dessous de zéro. Ce fut Milton qui se chargea de l’opération. D’abord il fit un cadre en bois vert pour supporter l’argile. Pendant ce temps, Cheadle, avec un cheval et une charrette, recueillait une provision des pierres les plus rectangulaires qu’il pouvait trouver. Grâce à ces matériaux, notre cheminée fut solidement bâtie et brava toutes les rigueurs de l’hiver.

Le 23 octobre le lac se trouva complétement pris ; la terre avait déjà deux pouces de neige. Le 26, il y eut encore un dégel momentané ; après quoi, le véritable hiver commença tout à fait. Nous n’avions pas achevé notre tâche un jour trop tôt.


Ameublement. — Visite de Cheadle à Carlton. — Le fort Milton est achevé. — Les Cries des Bois. — Leur contraste avec les Cries des Plaines. — Ils sont exempts de difformités. — Enfants indiens. — Un sac à mousse. — Décidément l’hiver est arrivé. — La Ronde et Cheadle partent pour les plaines. — Chasse. — Traîneaux.

Il fallait que notre maison eût son parquet et son mobilier. Tandis que Cheadle et Bruneau allèrent à Carlton pour s’y procurer du pemmican avant que la neige eût rendu la route impraticable aux charrettes, Milton et la Ronde dressèrent une couple de lits de camp rembourrés d’herbe sèche et de peaux de bison, achevèrent la porte, la fenêtre de parchemin et deux tables assez grossières, l’une pour la cuisine et l’autre pour les repas, des rayons, des chandeliers, des chaises, etc.

Le 7 novembre, la Ronde traversa le lac sur la glace qui avait déjà quatre ou cinq pouces d’épaisseur. Il allait explorer la forêt du côté septentrional et chercher l’endroit le plus favorable à dresser nos trappes.

Pendant son absence, nous nous occupâmes à placer une plate-forme posée sur des poteaux élevés, pour y mettre notre viande en sûreté contre la voracité des loups et des chiens.

Quelques amis indiens, nos voisins, nous faisaient de temps à autre des visites.

Les Cries des Bois diffèrent beaucoup par leurs habitudes et leurs caractères de leurs parents les Cries des Plaines, cavaliers pillards. Nous avons vécu six mois parmi eux sans avoir eu une seule occasion de nous plaindre d’un vol. Ils sont très-habiles comme trappeurs et comme chasseurs d’élan ; parfois ils poursuivent les bisons qui, lorsque l’hiver est rude, dépassent la lisière des forêts. Comme ils peuvent, en échange de fourrures, se procurer aux postes de commerce tout ce dont ils ont besoin, ils sont beaucoup mieux vêtus et mieux équipés que les Indiens des plaines. Mais l’élan devient rare et parfois les Cries des Bois ont beaucoup à souffrir de la faim.

Ces Indiens, comme du reste presque tous ceux que nous avons rencontrés, gouvernaient leurs familles admirablement. Chez eux les disputes conjugales paraissent inconnues et l’on n’entend presque jamais un enfant pleurer.

Femme Crie (sang-mêlé). — Dessin de Émile Bayard.


Une des choses qui nous frappa le plus à mesure que nos relations avec eux se développèrent, c’était de ne trouver parmi eux ni chevelures grisonnantes, ni calvitie, ni difformité. Ce dernier avantage peut, jusqu’à un certain point, être expliqué par la liberté du choix dans le mariage ; peut-être aussi, par le soin que les mères ont de bien ranger les membres des enfants dans le sac à mousse ou berceau indien[15], composé d’une planchette ayant des deux côtés un morceau de toile qui se lace au centre. L’enfant est posé le dos sur la planchette, empaqueté avec de la mousse bien choisie, et les bras serrés le long du corps.

La Ronde était de retour le 9. Il n’avait, dans sa première journée, trouvé que peu de traces de gibier ; plus loin, les marques de martres étaient devenues assez abondantes, et il avait tendu quelques trappes.

Le 10, la gelée fut très-rude ; il était tombé six pouces de neige dans la nuit. On se mit à la construction d’une couple de traîneaux à cheval pour aller dans

les plaines se procurer de la viande fraîche.
Hutte d’hiver des voyageurs dans la Belle-Prairie. — Dessin de Bellel d’après MM. Milton et Cheadle.

Pendant ce travail de nos gens, nous nous occupions de fournir le garde-manger avec l’aide de Rover, et nous ne manquions guère chaque fois à rapporter une provision de tétras de prairie, de perdrix et de lapins.

Les traîneaux étant achevés, la Ronde alla faire un tour à ses trappes. II revint deux jours après, rapportant plusieurs martres. Le lendemain matin, il partait avec Cheadle pour les plaines, emmenant deux chevaux et les traîneaux pour rapporter le produit de leur chasse.

Ils tuèrent plusieurs bisons[16].


La chasse aux trappes. — Les animaux à fourrure. — Valeur des différentes fourrures. — Premiers pas du trappeur dans la forêt. — L’art de poser les trappes à martre. — Trappes d’acier pour les loups et les renards. — Le wolverène. — Ses ruses. — Vie du trappeur.

Nous avions assez de viande pour quelque temps. Nous l’emmagasinâmes sur la plate-forme extérieure où la gelée la conserverait, et nous tournâmes toute notre attention sur l’art de dresser des trappes dans les bois, pour y conquérir des trophées qui nous assureraient un gracieux accueil quand nous les offririons en Angleterre à nos chères parentes.

Piége à martre.


Au Canada, les animaux dont la fourrure est estimée, sont le renard argenté, le renard croisé, le pékan, la martre, la loutre, le outereau et le lynx ; on attache moins de valeur aux pelleteries que donnent le wolverène, le castor, l’hermine et le rat musqué. Le castor était jadis très-nombreux, et sa peau se vendait cher ; mais on l’a chassé avec tant d’assiduité qu’il est devenu rare ; et la substitution de la soie au castor, dans la fabrication des chapeaux, a enlevé à peu près toute sa valeur à cette pelleterie.

Excepté celle de la loutre marine qui habite les côtes du Pacifique, il n’y a pas de fourrure qui égale en prix celle du renard argenté. Elle est d’un beau gris ; les poils blancs y dominent, mais ils ont l’extrémité noire et sont mêlés de poils tout à fait noirs. Une paire bien assortie de peaux de renard argenté se vend de deux mille à deux mille cing cents francs. Les renards croisés, qui tirent leur nom d’une bande noire courant le long du dos avec une croix sur les épaules comme celle de l’âne, présentent toute espèce de variétés entre le renard d’hiver argenté et le renard commun rouge, et la valeur de leurs peaux diffère en proportion de ces variétés.

Après les meilleurs renards croisés, viennent le pékan, la martre et le foutereau. Ces trois animaux sont des putois[17], et peuvent, quant à la taille et à la valeur, rester dans l’ordre où nous les avons nommés. La peau d’un pékan monte de vingt à trente-huit francs ; celle d’une martre de dix-neuf à vingt-neuf, et celle d’un foutereau de douze à dix-huit. La loutre, moins commune que les deux dernières espèces, est évaluée à un franc vingt-cinq centimes le pouce, en la mesurant de la tête à l’extrémité de la queue.

L’hermine, excessivement commune dans les forêts du nord-ouest, est d’une grande incommodité pour le trappeur dont elle détruit les amorces destinées à la martre et au pékan. En général, elle se multiplie à son aise parce qu’on ne trouve pas qu’elle vaille la peine d’être chassée.

Parfois on découvre aussi l’ours noir dans sa tanière : sa peau vaut cinquante francs. Le lynx, qui est assez commun, se prend dans des piéges de cuir. Une fois attrappé, il se tient tranquille et résigné ; le chasseur le tue en le frappant à la tête.

Les autres habitants des forêts sont l’élan, et le petit gibier, comme la perdrix des bois, ou le tétras du saule, la perdrix du pin, le lapin et l’écureuil.

Les plus nombreuses des bêtes à fourrure, parmi les plus estimées du pays, sont certainement la martre et le foutereau. La première, qui donne ce que les fourreurs anglais appellent sable ou zibeline, est l’objet de la chasse la plus active de la part des trappeurs.

Au commencement de novembre, quand les animaux ont leurs vêtements d’hiver et qu’on est dans la saison des fourrures, le trappeur fait ses préparatifs de la manière suivante : il plie sa couverture en double, y met un morceau de pemmican capable de le nourrir cinq ou six jours, une petite marmite et une timbale d’étain, et, s’il est riche, quelques trappes d’acier, avec un peu de thé et du sel. La couverture est alors nouée aux quatre coins, et portée sur le dos au moyen d’un lien qui passe sur la poitrine. Le trappeur ajoute ensuite à son équipage une hache, un fusil avec ses munitions, un couteau et un sac à feu. Puis, ayant chaussé ses raquettes, il part seul, s’enfonçant dans l’obscurité des bois et marchant en silence. Le trappeur, pas plus que le chasseur, ne peut jamais adoucir la solitude de sa vie par les sons du sifflet ou du chant. Son œil perçant étudie sur la neige toutes les marques qui peuvent le mettre sur la piste qu’il cherche. S’il découvre les empreintes d’une martre ou d’un pékan, il délie son paquet et se met à l’œuvre pour construire une trappe en bois.

Voici comme il s’y prend. Il coupe un certain nombre de plançons et les taille en piquets d’un mètre de long ; il les enfonce en terre de façon à former une palissade qui a la forme d’un demi-ovale transversalement coupé. Cet enclos n’admet que les deux tiers du corps d’un animal et est trop étroit pour qu’une bête puisse s’y mouvoir et s’y retourner. À travers l’entrée, on pose une courte bûche. Puis on abat un gros arbre, on l’ébranche et on le place de façon à ce qu’il s’appuie sur la bûche de l’entrée dans une direction parallèle. L’amorce est attachée au bout d’un petit bâton. C’est ordinairement un morceau coriace de viande sèche, ou de perdrix ou d’écureuil. Le bâton qui la supporte est projeté horizontalement vers l’intérieur de l’enceinte. Sur le bout extérieur du bâton on met perpendiculairement un autre bâton court qui soutient le gros arbre couché à travers l’entrée. Puis on recouvre le sommet de la trappe avec des écorces et des branches, de façon à ce qu’il n’y ait d’accès à l’amorce qu’à travers l’ouverture laissée entre le tronc soutenu en l’air et la bûche inférieure. Quand l’animal saisit l’amorce, l’arbre tombe sur lui et l’écrase. Un seul jour suffit à un habile trappeur pour construire quarante ou cinquante trappes.

Tétras de la plaine. — Dessin de Mesnel.


Les trappes d’acier ressemblent à celles où nous prenons les rats ; mais elles n’ont pas de dents et sont à double ressort. On fait des ressorts si forts dans les grandes trappes destinées aux castors, aux renards et aux loups, qu’il faut pour les mettre en place toute la vigueur d’un homme. Un les tend dans la neige dont on les recouvre avec soin ; on y jette des fragments de viande et on aplanit l’endroit pour qu’aucune trace n’indique qu’on y a touché. La trappe tient à une chaîne qui, à l’autre extrémité, se termine par un anneau dans lequel on passe un gros pieu. Elle n’est pas autrement assujettie. L’animal qui est pris, l’est ordinairement par la jambe, puisqu’il est en ce moment occupé à fouiller la neige pour avoir les morceaux qu’on y a cachés. Il traîne après lui la trappe ; mais il ne peut pas aller bien loin, car le pieu s’embarrasse dans les arbres ou les troncs tombés à terre. L’animal est donc ordinairement découvert par le trappeur et arrêté à peu de distance de l’endroit où la trappe a été tendue.

Le plus redoutable ennemi du chasseur aux fourrures est le glouton de l’Amérique du Nord, appelé ici généralement wolverène ou carcajou[18]. Ce remarquable animal n’est guère plus gros qu’un renard anglais ; son corps est long, ramassé pourtant et robuste, avec des jambes très-vigoureuses mais excessivement courtes. Il a de larges pieds armés de griffes puissantes et dont l’empreinte sur la neige a l’étendue du poing d’un homme. La longueur de son poil soyeux et la forme de sa tête le font ressembler à un barbet brun.

Pendant l’hiver, il se procure ses aliments en mettant à profit les travaux du trappeur. Il leur porte un tort si considérable, que les Indiens l’ont nommé le kekouaharkess ou le méchant. Rien ne le rebute. Jour et nuit, il cherche la piste d’un homme. Quand il l’a une fois trouvée, il ne l’abandonne plus. S’il arrive à un lac où la trace disparaisse, le wolverène galope sans repos tout alentour, jusqu’à ce qu’il ait découvert l’endroit où elle rentre dans la forêt : il se remet à la suivre jusqu’à ce qu’elle le conduise à l’une des trappes de bois. Là, il évite la porte, s’ouvre promptement une entrée par derrière et se saisit impunément de l’amorce. La trappe contient-elle une proie, le wolverène l’attire à lui ; puis, avec une malveillance toute gratuite, il la frappe et la cache à quelque distance dans les buissons ou au sommet d’un haut sapin. Parfois il la dévore ; mais c’est que la faim le presse. Il détruit ainsi toute une série de trappes. Quand une fois un wolverène s’est établi sur la piste d’un trappeur, celui-ci n’a plus d’autres chances de succès que de changer son terrain de chasse et de se mettre à bâtir une nouvelle série de trappes. Il peut alors réussir à se procurer plusieurs fourrures avant que son adroit adversaire ait trouvé son nouvel établissement.

Jusque vers la fin de décembre, nous accompagnions continuellement la Ronde dans ses expéditions de trappeur. Nous apprenions ainsi a reconnaître les pistes que les animaux laissaient dans la forêt, à nous mettre au courant de la plupart de leurs habitudes caractéristiques. Cheadle surtout s’était passionné pour cette branche de l’art du chasseur, et il s’y adonnait avec tant de zèle et de succès qu’il fut bientôt en état de faire et de dresser une trappe avec une vitesse et une habileté qui égalaient presque celle de son savant précepteur la Ronde.

Le Wolverène. — Dessin de Mesnel.

Ce genre de vie, en dépit des fatigues et des mécomptes auxquels il expose, a des charmes étranges. Il faut marcher longtemps et laborieusement, avec un lourd paquet sur le dos, gêné par des vêtements épais, à travers la neige et les bois qu’encombrent les broussailles et les grands arbres couchés à terre ; donc la fatigue est grande. Elle n’est modifiée que lorsqu’on se met à faire les trappes ou à établir le bivac pour le repos de la nuit. Ordinairement, les provisions viennent à manquer, et le trappeur doit se nourrir en grande partie de la viande des animaux qu’il a tués pour se procurer leur fourrure.

Mais la forêt est si belle ! Ces pins, dont plusieurs s’élancent jusqu’à deux cents pieds de haut ; cette neige qui les couvre de ses festons et de ses guirlandes ; ce profond silence qu’interrompent rarement les cris de l’écureuil ou l’explosion des arbres que le froid fait claquer, vous laissent un sentiment de curiosité inassouvie mêlée d’admiration. Le grand calme, la solitude absolue et la marche continuelle à travers des bois sans fin, où l’on ne rencontre pas une trace humaine, où l’on voit rarement une créature vivante, laissent d’abord dans l’esprit une impression étrange. Le métis trappeur aime à errer seul dans la forêt ; mais Cheadle n’y résista que deux jours ; il fut oppressé par ce silence et cet isolement qui lui parurent vraiment intolérables.

La nuit, étendu sur une couche élastique et embaumée de branches de sapin, ayant à ses pieds un feu brillant qui dévore un entassement de grands arbres, et d’où s’élève une énorme colonne de fumée et de vapeur de neige fondante, le trappeur, roulé dans sa couverture, sommeille en paix.

Traduit par J. Belin de Launay.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Voy. sur le capitaine Palliser et son exploration des Montagnes Rocheuses, le Tour du Monde, t. 1, p. 274 à 294.
  2. La relation complète de MM. Milton et Cheadle, intitulée en anglais The north west Passage by land, etc., sera prochainement publiée en français, format in-8o, par la librairie Hachette.
  3. Voy. sur Québec le Tour du Monde, 1861, 1er semestre.
  4. Voy. le Tour du Monde, 1861, t. I, p. 471.
  5. À l’ouest du Minnesota, il n’y a plus que des territoires. (Trad.)
  6. Cette Rivière Rouge du nord, affluent du lac Ouinnipey, ne doit pas être confondue avec la Rivière Rouge du midi, affluent de droite du Mississipi. (Trad.)
  7. Probablement situé sur le lac ou sur la rivière Sauk, affluent de droite du Mississipi. (Trad.)
  8. Le territoire des Sioux ou Dacotas est au nord de celui des Ponkas, à l’ouest de Missouri. On trouve des Sioux aussi le long de la Saskatchaouane du sud. (Trad.)
  9. Les Chipeouays vivent entre le haut Missouri et le lac des Blois, conséquemment dans la vallée de la Rivière Rouge du nord. Plus haut, à l’ouest de cette rivière, entre la rivière Souris et le lac Manitoba, on trouve des Assiniboines ; mais le gros de ces tribus, qui sont une division des Sioux, est dans l’angle que forment aux États-Unis le Missouri et la rivière de Pierre Jaune, entre les Gros-Ventres et les Pieds-Noirs. (Trad.)
  10. L’Isis passe près de Cirencester et se réunit en amont d’Oxford à la Thame, pour former la Tamise. La Cam arrose l’île d’Ely, de célèbre mémoire, et passe à Cambridge. (Trad.)
  11. Les Pieds-Noirs sont au sud des Cries et de la Saskatchaouane méridionale, et à l’ouest des Assiniboines. (Trad.)
  12. Le pemmican dont on s’est servi dans les expéditions vers le pôle arctique avait été fabriqué en Angleterre avec du bœuf de première qualité, des raisins de Corinthe, des raisins ordinaires et du sucre. Il différait donc beaucoup du pemmican grossier qui sert de nourriture principale dans les territoires de la baie d’Hudson.
  13. Le sac à feu est une espèce de gibecière dans laquelle on tient le briquet, l’amadou et les allumettes à couvert de cette humidité qui jette les voyageurs dans des embarras souvent très-pénibles. (Trad.)
  14. Affluent de gauche de la Saskatchaouane septentrionale, en aval de Carlton. (Trad.)
  15. Un berceau des Peaux-Rouges est figuré dans le Tour du Monde, t. I, p. 372.
  16. Voy. plusieurs récits de chasse aux bisons, dans les tomes précédents du Tour du Monde.
  17. Le pékan est la plus belle martre du Canada et vit au bord de l’eau. En France, le putois n’est qu’une espèce du grand genre des martres ou des mustéliens.
  18. C’est une espèce de blaireau. (Trad.)