CHAPITRE III.


Fort Garry. — Origine de la colonisation de la Rivière Rouge. — Les premiers colons. — Leurs souffrances. — Les gens du Nord-Ouest. — Les sauterelles. — Les merles. — L’inondation. — La colonie en 1862. — Souveraineté de la Compagnie. — Agriculture à la Rivière Rouge. — Fertilité du sol. — Isolement de la colonie. — La Compagnie a pour politique d’en empêcher le développement. — Elle se conduit avec justice et bonté envers les Indiens. — Il est nécessaire d’établir un gouvernement colonial. — Valeur du pays. — Les Canadiens français et les métis. — Leur nonchalance et leur frivolité. — Chasseurs et voyageurs. — Faculté extraordinaire pour supporter la fatigue. — Colons anglais et écossais. — Chasses du printemps et de l’automne. — La vie au fort Garry. — Il est trop tard pour traverser les Montagnes Rocheuses avant l’hiver. — Nos projets. — Les hommes. — Les chevaux. — Bucéphale. — Notre équipage. — Nous quittons le fort Garry. — La noce. — Dernière débauche de la Ronde. — Délicieux voyage. — Alarme nocturne. — Désertion de Vital. — Fort Ellice. — Retards. — Comment se fait le pemmican. — Son utilité pour les voyageurs. — Volées d’oiseaux sauvages. — Bonne chasse. — L’été dans le territoire de la Compagnie. — Pays des lacs salés. — En quête de l’eau. — Instinct du cheval. — La Saskatchaouane méridionale. — Arrivée à Carlton.


Le Fort Garry (nous entendons ici le bâtiment lui-même et non l’ensemble de la colonie qu’on désigne ordinairement par ce nom) est situé sur la rive gauche ou septentrionale de l’Assiniboine, quelques mètres en amont de l’endroit où celle-ci tombe dans la Rivière Rouge. C’est un carré de murs élevés, en pierre, flanqué de tours à chaque angle. L’intérieur contient quelques bâtiments solides, en bois, comme la demeure du gouverneur, la prison et les magasins où la Compagnie renferme ses fourrures et ses biens. Le comptoir où l’on vend des articles de toute espèce, est, du matin au soir, encombré par une foule de colons et de métis, qui s’y rencontrent pour cancaner et pour se payer les uns aux autres des petits verres de rhum et d’eau-de-vie, autant que pour faire des achats.

La colonie de la Rivière Rouge s’étend par delà le fort Garry à une vingtaine de milles vers le nord, le long du bord de la Rivière Rouge, et à une cinquantaine vers l’ouest, le long de son affluent l’Assiniboine. Ceux des habitants qui sont les plus riches, demeurent dans des maisons en bois, grandes et bien bâties ; et les métis les plus pauvres, dans des huttes en poutres brutes, ou même dans des loges indiennes[1]. On y trouve plusieurs temples protestants, une cathédrale et un couvent de femmes catholiques, et des écoles de plusieurs dénominations. Les environs sont généralement des pays ouverts, une prairie plate ; à quelques exceptions près, les arbres de haute futaie ne poussent que sur le bord de l’eau. La colonisation remonte à l’année 1811. À cette époque, le comte de Selkirk acheta à la Compagnie de la baie de Hudson et aux Indiens Cries et Sauteux[2], une large bande de terrain se développant le long des deux rives de l’Assiniboine et de la Rivière Rouge. Le pays n’avait pas alors d’autres habitants que des tribus errantes d’Indiens. Il était de temps en temps visité par des employés des compagnies du Nord-Ouest et de la baie de Hudson, qui possédaient des comptoirs aux environs. De grands troupeaux de bisons, aujourd’hui repoussés bien loin à l’ouest de la Rivière Rouge, passaient dans ces prairies et descendaient dans les riches pâturages de l’État actuel de Minnesota jusqu’au Mississipi.

La première bande d’émigrants se composait de familles écossaises, envoyées par l’entremise de lord Selkirk. Elle atteignit, en 1812, le pays concédé, et reçut des renforts successivement jusqu’à l’année 1815. Jamais ceux qui, les premiers, s’établirent dans un nouveau pays, n’ont été soumis à de plus dures épreuves, n’ont eu de plus réels motifs de découragement. Les sept ou huit années qui suivirent leur première arrivée furent des plus rudes. D’abord, les employés canadiens ou métis de la Compagnie des fourrures du Nord-Ouest, les considérant comme les protégés de leur rivale la Compagnie de la baie de Hudson, les attaquèrent et les forcèrent de se mettre en sûreté à Pembina. Ils y passèrent l’hiver, vivant des charités que leur faisaient les Indiens et les métis. La rareté des provisions leur fit endurer bien des maux ; mais ils souffrirent aussi beaucoup de ce qu’ils n’avaient pas les moyens suffisants pour se garantir contre les rigueurs du climat. Les gens du Nord-Ouest les attaquèrent encore après leur retour dans l’établissement. Plusieurs des colons furent tués ; le reste fut rejeté en exil, et leurs demeures furent pillées et détruites. La troisième fois qu’ils revinrent, la mauvaise fortune sembla s’acharner à détruire les récoltes qu’ils s’efforçaient de produire pour soutenir leur existence. Par exemple, et deux ans de suite, des sauterelles dévorèrent les récoltes qui semblaient près de leur rendre au centuple les frais qu’elles avaient coûtés. À peine si les colons purent sauver une petite quantité de semailles que les femmes récoltèrent dans leurs tabliers. Ces insectes arrivaient comme des armées. Ils formaient des monceaux par terre. Ils éteignaient par leur nombre les feux qu’on allumait au dehors. Ils empestèrent le terrain, ils empoisonnèrent les eaux par la masse de leurs cadavres en putréfaction. Les sauterelles ont disparu ; du moins, depuis lors, on ne les a pas revues dans la colonie ; mais, à leur place, sont arrivés des myriades de merles, et les récoltes ne s’en sont point mieux trouvées. Enfin, ce n’est guère qu’à partir de 1821, neuf ans après le premier établissement de la colonie, que ces infortunés ont réussi en partie à recueillir le fruit de leurs travaux. La Compagnie du Nord-Ouest venait de faire fusion avec la Compagnie de la baie de Hudson. À partir de là, les colons n’étant plus attaqués, ont fait des progrès lents, mais incontestables. Le seul malheur qu’ils aient eu à supporter jusqu’ici, ç’a été une désastreuse inondation qui leur a enlevé des chevaux, du bétail, des meules de blé et même quelques-uns d’entre eux[3].

En 1862, ils formaient un assemblage fort hétérogène de huit mille âmes environ. On y trouvait des Anglais, des Irlandais, des Écossais, des Canadiens anglais, des Canadiens français, des Américains venus des États-Unis, des métis anglais, des métis canadiens et des Indiens. Presque toute cette population, à l’exception d’un petit nombre de négociants et de marchands libres, vit par l’assistance de la Compagnie. La Compagnie y est souveraine[4]. Elle fait les lois, achète les produits de la chasse et du sol, et vend en échange ce qui peut satisfaire aux besoins et aux fantaisies de la vie.

Les fermiers de la Rivière Rouge sont riches en grains et en troupeaux de bêtes à corne et de bêtes à laine. Ils en ont plus qu’il ne leur en faut et vivent dans une abondance relative. La fertilité du sol est telle que les fermiers sèment tous les ans, sans se servir d’engrais, du blé dans la même terre et récoltent à l’acre cinquante ou soixante boisseaux. Le pâturage est de la plus belle qualité et n’a pas de limite. Ce fait avait depuis longtemps été suffisamment établi par l’innombrable quantité de troupeaux de bisons que le pays nourrissait. Cependant cette colonie reculée dans un coin du globe n’a pour ainsi dire pas de communication avec le reste du monde. Ses seules relations sont avec le jeune État de Minnesota au moyen de ce bateau à vapeur qui, l’été, navigue sur la Rivière Rouge, et avec l’Angleterre au moyen du vaisseau de la Compagnie, qui vient une fois l’an apporter des denrées à la factorerie d’Yorck, située à l’embouchure du Nelson dans la baie de Hudson. Il en résulte que les fermiers ne trouvent pas de marché pour l’écoulement de leurs produits[5].

La Compagnie croit de son intérêt de s’opposer à l’immigration et de conserver au pays le caractère d’une vaste réserve pour les animaux à fourrure. La colonie ne s’est donc guère jusqu’ici recrutée qu’au moyen des serviteurs de la Compagnie qui, lorsqu’ils prennent leur retraite, viennent s’établir à Fort-Garry. Un autre point de la politique de la Compagnie est de décourager tout autre commerce que celui qui se fait par son entremise. En 1849, voulant faire respecter son monopole au sujet du commerce des fourrures, elle a emprisonné quatre métis qui, au mépris de ses lois, avaient acheté des fourrures aux Indiens. Les métis prirent les armes et une révolution devint imminente. La Compagnie dut renoncer à son procès ; et, jusqu’ici, elle s’est contentée d’empêcher, autant qu’elle l’a pu, le commerce libre, en excommuniant ceux qui s’en sont rendus coupables, c’est-à-dire en refusant de leur procurer aucune des denrées dont on se fournit dans ses magasins. Cette politique compressive, oppressive, excite continuellement le mécontentement de la population indépendante, qui, non sans motif, a peu de foi dans l’équité des lois promu1guées par la Compagnie, fort vraisemblablement avec l’intention de garantir ses intérêts plutôt que de favoriser le bien général. C’est le Gouverneur qui nomme les membres du Conseil législatif, les magistrats et tous les officiers publics.

Nous croyons que la Compagnie de la Baie de Hudson a exercé aussi bien que possible la puissance à peu près absolue dont elle jouit, en ce sens qu’elle a appliqué avec justice et impartialité les lois qu’elle a faites. Elle a su, en tenant ses engagements et par de bons traitements, s’assurer le respect et l’affection des Indiens. Mais les jours du monopole sont passés. N’est-il pas étrange de voir une colonie gouvernée encore par une compagnie de négociants dont l’intérêt principal est d’empêcher qu’elle ne se développe ? Cette anomalie doit promptement cesser. Il faut donner à cette colonie un gouvernement dont les efforts soient dirigés à ouvrir et à développer une contrée si admirablement disposée pour l’agriculture et l’élève des bestiaux.

Entre la Rivière Rouge et les Montagnes Rocheuses, les fertiles vallées qu’arrosent l’Assiniboine et les Saskatchaouanes présentent un champ d’au moins soixante millions d’acres, composés du sol le plus riche et n’attendant que le travail des fermiers quand on leur permettra d’y entrer et de s’y installer. Ce magnifique pays pourrait nourrir une population énorme ; il reste sans utilité. C’est à peine s’il suffit à la vie d’un petit nombre d’Indiens et à la fortune des actionnaires du dernier grand monopole.

Depuis l’époque où nous l’avons visité, il a passé entre les mains d’une nouvelle compagnie. Celle-ci vient de charger le docteur Rae d’étudier l’établissement d’une ligne télégraphique à travers les territoires qu’elle possède, afin de faire communiquer le Canada avec la Colombie Britannique, Le symptôme est excellent. Il donne l’espérance que la nouvelle Compagnie sera dans sa politique plus libérale que l’ancienne ne l’a été.

On aurait tort pourtant d’attribuer uniquement au despotisme de la Compagnie de la baie de Hudson la situation stationnaire de la colonie de la Rivière Rouge. Il faut bien, jusqu’à un certain point, en faire remonter la responsabilité à la nonchalance incorrigible et au défaut d’économie qui caractérisent les Canadiens français et leurs parents les métis français. Or ce sont eux qui en grande partie forment la population de la colonie. Les plus nombreux même sont les métis français, qui malheureusement, sont justement les membres sur lesquels la communauté peut faire le moins de fond et qui en sont les moins productifs. Inconstants, légers, emportés, passionnés pour la toilette et pour le plaisir, ils ont un invincible dégoût de tout travail utile. Aussi est-il fort rare de voir quelques-uns d’eux s’élever à une position assurée d’aisance et de bien-être.

M. Ross, dans son Histoire de la colonie de la Rivière Rouge, en a dessiné de main de maître un portrait que nous demandons la permission de reproduire ici. « Les Canadiens et les métis, dit-il, ont mêlé leurs établissements et se ressemblent fort par leur genre de vie. À proprement parler, ils ne sont ni fermiers, ni chasseurs, ni pêcheurs, mais ils se livrent à ces trois occupations à la fois, suivant leurs caprices ou les circonstances. Ils cultivent aujourd’hui ; demain ils chasseront et, le surlendemain, ils pêcheront : le tout sans projet arrêté, généralement sans profit, mais sans se laisser déconcerter. Ils ont beaucoup de goût pour les aventures et fort peu pour le travail régulier. Ils mettent un grand agrément dans les relations ; néanmoins ils sont plus souvent utiles à eux-mêmes qu’à autrui ; ils soignent leurs intérêts autant qu’ils le peuvent sans grand parti pris, ni réflexion. En somme, ils sont heureux. » Une grande partie de leur temps se passe à chanter, à danser et à causer de maison en maison. Ils se grisent quand ils en ont l’occasion. C’est une race gaie, légère, obligeante, généreuse jusqu’à l’insouciance, hospitalière et extravagante. Le bal pour eux commence tous les soirs, durant l’hiver. Une noce se célèbre à table ouverte. Les violons se succèdent alors sans relâche au service des danseurs pendant la nuit entière, ce qui souvent se prolonge jusqu’à une heure avancée du lendemain. Peu à peu la plupart des hôtes deviennent incapables de danser. En effet, le rhum coule abondamment dans ces occasions et, quand un métis boit, il le fait, suivant son expression, comme il faut, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il se procure le bonheur si désiré d’une ivresse complète. La vanité est un autre de leurs défauts habituels. Pour obtenir la possession enviée d’une belle parure, d’un fusil, d’un cheval et d’une meute de chiens qui flatte leur fantaisie, ils laisseront manquer de quoi vivre eux et leurs familles. Profondément superstitieux, croyant fermement aux songes, aux présages, aux pressentiments, ils sont tout naturellement les fervents disciples de l’Église romaine. Soumis complètement à l’influence cléricale et observateurs scrupuleux des formes extérieures de leur culte, ils n’en sont pas moins grossièrement immoraux, souvent déshonnêtes et généralement peu dignes de confiance.

Mais, comme chasseurs, guides ou voyageurs, ils n’ont pas de rivaux, Plus puissamment bâtis ordinairement que les purs Indiens, ils joignent à l’esprit de ressource et à la faculté de supporter la fatigue, comme ceux-ci, la force musculaire et la persévérance du blanc. Qu’ils aient des vivres en abondance ou qu’ils en manquent ; qu’ils aient une charge sur le dos, tendent des trappes dans les bois, frayent avec des chaussures appropriées un sentier dans la neige profonde pour les chiens attachés aux traîneaux, ou qu’ils les suivent sur un sentier battu en courant du matin jusqu’au soir, ils iront sans s’arrêter, faisant pendant une semaine cinquante à soixante milles d’une traite, chaque jour, sans trahir le moindre signe de fatigue.

L’autre portion des colons établis près de la Rivière Rouge se compose des Anglais et des Écossais avec ce qu’il y a de mieux parmi leurs parents métis. Elle forme un agréable contraste avec leurs voisins, les Français. Ils sont économes, industrieux et la plupart d’entre eux s’assurent une existence aisée. Quelques-uns des métis, qui tiennent plus de l’Indien que de l’Anglais, ont, il est vrai, peu de supériorité sur les Canadiens ; mais ce doivent être des exceptions, car nous n’en avons guère rencontré qui égalassent les métis français en paresse et en frivolité.

Ces différentes classes ont chacune son canton à part dans la colonie. Les Anglais et les Écossais ont leur établissement à l’ouest de la Rivière Rouge et au nord de l’Assiniboine ; tandis que les Français sont au sud de l’Assiniboine et à l’est de la Rivière Rouge. Les Indiens qui fréquentent le fort Garry appartiennent à la tribu de Sauteux et à quelques autres qui dépendent de la grande nation des Chipeouays ; on y voit aussi des Cries et des Assiniboines. Quant aux Sioux, qui sont les ennemis de tous ceux que nous venons de nommer, ils ne visitent que rarement la colonie, en temps de paix.

Les deux plus grands événements qui ont lieu chaque année à la Rivière Rouge, ce sont les chasses du printemps et de l’automne ; car le bison fournit encore les principales provisions pour la nourriture. Le pemmican et la viande desséchée, comme chez nous le lard, font toujours la base de l’alimentation de chaque famille. Donc, aux saisons convenables, toute la population des métis bien portants se dirige en un seul corps vers les plaines, emmenant avec elle les chevaux et les charrettes. Beaucoup de fermiers, qui ne partent pas en personne, louent des métis, qui chassent pour leur compte. Ces expéditions prennent à présent de larges proportions. Souvent elles sont composées de plus de cinq cents chasseurs, qui se font accompagner de leurs femmes et de leurs enfants pour préparer les repas. Il n’est pas rare que le nombre des charrettes qui les suivent monte à quinze ou seize cents. Dès que le bison est découvert, les cavaliers se forment en ligne et s’avancent le plus près possible avant que le troupeau se mette en fuite. À ce moment, le capitaine donne l’ordre, et tous s’élancent, aussi vite que peuvent les porter leurs chevaux, au milieu du troupeau. Les bêtes les plus grasses sont séparées des autres et tuées. Souvent on en abat plus d’un millier dans la journée.

Nous passâmes très agréablement trois semaines au fort Garry. Le temps était magnifiquement beau et brillant. Il n’y avait pas un nuage au ciel, et, quoique la chaleur fût intense, notre vie inoccupée nous plut beaucoup durant quelque temps.

L’évêque anglican, le docteur Anderson, eut pour nous beaucoup de bonté et de prévenance. Quant au gouverneur de la Rivière Rouge, M. Mac Tavish, il nous donna toute l’assistance possible pour préparer notre expédition. Rien n’aurait troublé notre bien-être sans les multitudes de moustiques et de cousins qui nous assaillaient toutes les nuits. Si nous voulions dormir un peu, nous étions obligés d’enfumer notre tente avant que d’y entrer. Pour y parvenir, nous coupions à un bout un trou dans la terre, nous y allumions au fond un petit feu, et, quand il était bien pris, nous le chargions de gazon et de terre. Ainsi disposé le feu continuait à couver et à fumer jusqu’au lendemain matin ; mais parfois il était si efficace que nous étions réveillés la nuit, à moitié asphyxiés, et que nous étions obligés de nous élancer hors de la tente pour éviter de l’être tout à fait.

Pendant notre séjour, arrivèrent au Fort lord Dunmore et quelques-uns des officiers aux gardes qui tenaient garnison à Montreal. Ils allaient à la chasse du bison dans les plaines. Le complément de leurs préparatifs ne dura pas longtemps, et ils partirent avant nous pour le fort Ellice, sur l’Assiniboine.

Après avoir pris soigneusement nos informations, nous nous arrêtâtmes à la conclusion que la saison était déjà trop avancée pour que nous pussions essayer de traverser les Montagnes Rocheuses avant l’hiver. Nous convînmes donc de nous avancer dans l’ouest jusqu’à ’un point situé dans les environs de la Saskatchaouane et que nous trouverions à nos convenances ; là, nous passerions l’hiver, nous tenant prêts à nous avancer vers les montagnes au commencement du prochain été. Nous fûmes aussi informés que plusieurs partis d’émigrants, comptant ensemble à peu près deux cents hommes, principalement Canadiens, avaient, dans le commencement de cet été-ci, passé en se dirigeant vers la Colombie Britannique.

Le soir du 22 août, nous avions terminé nos arrangements et nous étions prêts à partir le lendemain matin. Nous avions engagé quatre hommes : Louis La Ronde, le chef et le guide de la caravane ; Jean– Baptiste Vital, Toussaint Voudrie et Athanase Bruneau. Tous étaient des métis français. La Ronde jouissait d’une excellente renommée comme chasseur et comme trappeur. Il était très-fier d’avoir accompagné le docteur Rae dans quelques-uns de ses voyages extraordinaires. C’était un garçon beau, grand, bien taillé, avec une belle figure et dont les attraits passaient pour irrésistibles auprès du beau sexe. Vital était une espèce de chien à la figure sinistre ; taille épaisse, cou de taureau, à l’air hargneux et mal bâti. Il prétendait avoir voyagé avec l’expédition du capitaine Palliser[6], et vantait continuellement son adresse, sa bravoure dans les rencontres avec les Indiens et le nombre extraordinaire d’ours gris qu’il avait tués. Voudrie était petit, brun, très-bavard et causant bien, mais ayant peu de prétentions à l’expérience des chasses et des voyages. Bruneau, fils d’un magistrat de la Rivière Rouge, était grand, avait bon air, mais son esprit était borné et il servait de plastron aux plaisanteries des autres. Nous causions avec nos hommes en français du Canada, car ils n’avaient qu’une notion très-imparfaite de la langue anglaise. Entre eux, ils se servaient d’une espèce de patois mêlé de français et d’indien, et qui pendant longtemps nous resta parfaitement inintelligible.

Nous nous étions procuré d’excellents chevaux de selle. Treemiss montait le cheval qui, dans les courses, était le champion de la colonie, et Milton, un de ses vieux favoris. Le cheval de La Ronde avait maintes fois été vainqueur sur le turf ; mais celui de Cheadle était peut-être le plus extraordinaire de toute la cavalcade. Il s’appelait Bucéphale. Sa hauteur était presque de cinq mains, la main valant 0m,1016. Il avait les épaules droites ; une de ses jambes, informe et courbée ; la tête très large, et la queue fort longue. En route, il choppait toujours. Quand Cheadle commença à s’en servir pour parcourir la colonie, il était par lui lancé sur presque toutes les portes et les clôtures. Dès que le cheval en apercevait une, il courait vers elle, puis s’arrêtait soudain, immobile comme un roc, invitant sans doute son cavalier à descendre et à l’attacher. C’était une preuve irréfutable des habitudes de bavardage qui avaient distingué son martre précédent. Néanmoins Bucéphale se montra le plus utile peut-être de nos chevaux. Sans faire une faute, sans jeter une seule fois son cavalier à terre, il poursuivait le bison sur le terrain le plus inégal ; bref il finit par réussir à porter nos bagages par-dessus les montagnes jusque dans la Colombie Britannique.

Nos provisions consistaient en pemmican, en viande séchée, farine, thé, sel, tabac, rhum et en une bonne quantité de munitions ; nous avions des couvertures et des robes de bison, enfin des couteaux et des colifichets pour faire ou des échanges ou des cadeaux. Tous ces effets, plus une tente de toile, remplissaient six des charrettes petites et grossières dont on se sert ici. Elles sont tout en bois. Sans doute elles se brisent plus aisément que si le fer y était employé ; mais aussi elles peuvent être raccommodées même quand on se trouve dans un endroit où il n’y a ni fer ni forgeron.

En échange de nos bottes et de nos habits, nous nous procurâmes le costume du pays, c’est-à-dire des moccasins et des chemises de chasse faites en peau de daim ou de caribou. Quant aux armes, chacun de nous portait un fusil à deux coups, un couteau de chasse et un revolver, mais nous ne prenions cette dernière pièce que dans les passages dangereux.

Qu’on nous permette ici de donner un conseil à quiconque voudra par la suite parcourir les territoires de la baie de Hudson. Si l’on ne se propose que de chasser le bison l’été dans la plaine, on peut prendre avec soi des charrettes et des provisions abondantes et, si l’on veut, une carabine rayée. Mais celui qui cherche à connaître toutes les phases de la vie sauvage, en la menant comme nous l’avons fait durant tout un hiver, celui-ci devra se contenter d’un fusil de chasse à deux coups, pourvu qu’il porte bien la balle. La neige profonde en effet ne supporte pas les charrettes et tout doit être transporté dans des traîneaux tirés par des chiens, Il faut alors épargner tout poids inutile. D’ailleurs il est presque inévitable qu’un fusil mis sur un traîneau soit courbé ou brisé. Enfin, dans la forêt, le chasseur doit porter sur son épaule tout son bagage et ses provisions.

Ainsi, dans l’un et l’autre cas, deux fusils sont de trop. Chasseur ou trappeur, on ne vit guère que de gibier à plume, C’est presque le seul qu’on tue. Car les plus grosses bêtes ne sont pas fréquentes. Or, si bon tireur qu’on soit, avec la carabine, on n’abattra guère d’oiseaux au vol ; moins souvent encore, on en tuera deux ou trois d’un coup, comme il est indispensable de le faire si l’on désire économiser sa poudre, afin d’éviter de mourir de faim. Un bon fusil de chasse uni porte assez loin, à soixante ou quatre-vingts mètres, ce qui est suffisant en pratique. Enfin l’expérience que nous avons eue ne mous a pas laissé le souvenir d’un seul cas où nous n’ayons pas pu nous mettre à cette distance du gros gibier.

Ce fut dans d’excellentes dispositions que, le 23 août, nous partîmes du fort Garry. Nous nous sentions libres comme l’air en escortant la suite de nos charrettes qui transportaient tout ce que nous possédions en Amérique. Nous avions quelques chevaux de rechange qui trottaient derrière nous aussi naturellement que Rover. La route longeait la gauche de l’Assiniboine d’assez près, à travers une prairie plane, parsemée de loin en loin de bouquets d’arbres et de maisons. En traversant un de ces hameaux, Voudrie nous apprit qu’il avait un de ses cousins (les cousins d’un métis sont sans nombre) qui s’était marié le matin même. Il nous invitait donc aux fêtes de la noce qui se célébraient à l’instant même et tout à côté, dans la maison du père du fiancé. Nous n’étions pas sans curiosité de voir une noce. En conséquence, nous acceptâmes l’invitation, le camp fut formé et nous nous rendîmes à la maison, où Voudrie nous présenta avec toutes les cérémonies d’usage à l’assemblée, qui nous reçut avec les plus grandes démonstrations de cordialité.

D’abord nous primes notre part des viandes, des gâteaux, des pâtés, du thé et du whisky, servis par terre et hors du bâtiment ; puis nous pénétrâmes dans la salle du bal, qui était le salon d’une petite demeure à deux chambres. Elle était encombrée d’hôtes, tous parés des plus beaux vêtements des métis. À un bout, se tenaient deux violons qui jouaient à tour de rôle une musique fort rapide et certainement des plus fatigantes pour ceux qui l’exécutaient. La danse, à laquelle prenaient part une douzaine de couples lors de notre entrée, paraissait un mélange d’écossaise et du quadrille des lanciers[7]. Elle se composait de plusieurs pas vifs, comprenant un double tour et un coup de talon, le tout exécuté avec beaucoup de vigueur. On y dansait ; voilà ce qui est certain. Et quand les cavaliers et leurs dames avaient achevé la figure, ils étaient rendus de chaleur et de fatigue. Ces figures paraissaient si compliquées et l’adresse des danseurs si admirable que la défiance de nos propres mérites ne nous permit pas de céder aux sollicitations réitérées qu’on nous adressait d’inviter des danseuses et de prendre à la fête une part active. Cependant Milton, avec un courage à la hauteur des circonstances, finit par y consentir. Peut-être était-il séduit par la beauté de la fiancée, jeune fille de seize à dix-sept ans, délicate, pensive, et douée d’une taille aussi fine que gracieuse. S’avançant hardiment, il prit place au milieu des applaudissements de la société. Et, s’il n’y déploya pas autant d’énergie que ses compagnons, ce fut certainement avec plus de distinction et moins de fatigue qu’il réussit à interpréter l’esprit de la musique. Tout le monde applaudit à sa danse, mais personne plus que Treemiss ni que Cheadle, qui contemplaient avec une admiration, un peu mêlée d’envie, un succès qui dépassait leurs moyens.

Lorsqu’il nous fut impossible de supporter davantage la chaleur de cette chambre, le grincement perpétuel des violons et les coups de ta1on sur le plancher, nous nous retirâmes dans notre camp et nous pensâmes à repartir. Mais La Ronde ne se retrouvait plus ; depuis notre départ, il n’avait pas cessé d’être au moins entre deux vins à cause des coups de l’étrier qu’il buvait avec tous les amis qu’il ne cessait de rencontrer. Ses compagnons s’efforcèrent donc de nous persuader qu’il était trop tard pour aller plus loin cette nuit-là. Leurs objections nous parurent sans valeur et nous partîmes. Avant que nous eussions été bien loin, La Ronde nous rattrapa, dégrisé, nous témoignant tout son repentir. C’était la dernière goutte qu’il boirait d’ici à longtemps : « Je boive pas souvent, messieurs ; ajoutait-il ; mais quand je boive, je boive comme il faut ; c’est ma façon, voyez-vous. » Le fait est que nous n’avons jamais eu une nouvelle remontrance de ce genre à lui adresser. Souvent nous lui offrions du rhum, cependant ; mais il le refusait, sous prétexte qu’il ne s’en souciait pas, tant qu’il n’était pas libre de faire une débauche en règle. Du reste, il en est ainsi des métis et des Indiens. Ce n’est pas parce qu’ils aiment le goût de la liqueur qu’ils boivent, mais parce qu’ils cherchent à se mettre dans l’état d’ivresse, objet de leurs désirs. Quand nous eûmes dépassé Portage la Prairie, qui est à une cinquantaine de milles au delà de Fort-Garry, et qui marque la limite occidentale de la colonisation, nous entrâmes dans une belle contrée, légèrement ondulée, remplie de lacs et de marais que peuplent les volailles sauvages, et ornée de jolis bouquets de trembles. Tout le long de notre route, nous rencontrions des crânes de bison blanchis par suite de leur longue exposition aux effets du climat. Il y a quelques années à peine que le bison abondait encore le long de la route qui mène de la Rivière Rouge à Carlton. Des gentianées à fleurs bleu foncé émaillaient les prairies que nous traversions,et où elles poussaient avec profusion.

Chaque jour ressemblait à celui qui l’avait précédé et cependant n’avait pas cette monotonie d’où naît l’ennui. Parfois nous marchions cahin-caha, au pas de nos voitures, où nous nous étendions pour nous chauffer comme des lézards au soleil. Puis, fatigués du repos, nous nous élancions au galop, en compagnie de Rover, pour chasser les oies et les canards, près des marais et des lacs, et les tétras de prairie, dans les taillis. Le gibier à plume pullulait. Nous en nourrissions aisément tout notre monde et nous ne touchions presque jamais à notre provision de pemmican. Un peu avant la fin du jour, nous campions dans le voisinage de l’eau et des arbres ; on attachait les chevaux. puis nous nom mettions à souper avec des appétits comme nous n’en avions jamais eu. Le soir, tandis qu’on fumait sa pipe autour du feu, La Ronde nous racontait quelque histoire de ses aventures de chasse, de ses rencontres avec les Sioux ou de son voyage avec le docteur Rae. Après quoi, nous nous enveloppions dans nos couvertures et nous tombions dans un profond sommeil jusqu’au lendemain matin.

Cependant une fois, vers minuit, comme tout le monde ronflait, les hommes sous les voitures et nous sous la tente. Treemiss se leva tout à coup en poussant un hurlement, puis s’élança, sans culotte, hors de la tente en criant « les Indiens ! les Indiens ! » Réveillés tous en sursaut, effrayés, à moitié endormis, nous courûmes sur ses pas. Milton aperçoit une forme qui se glissait furtivement près d’une des charrettes ; il saute dessus, la saisit à la gorge et l’étrangle à moitié. C’était Voudrie, qui, au premier bruit, essayait avec précaution de s’assurer de ce dont il s’agissait. Nous ne tardâmes pas à voir qu’il n’y avait aucune cause d’alarme. Nous,cherchâmes donc Treemiss, et le trouvâmes en haut d’une charrette, où il s’occupait activement à défaire une de ses malles. Il était dans l’état de somnambulisme, Quand on l’eut réveillé, il fut singulièrement étonné de se trouver où il était, grelottant dans sa chemise par le froid de la nuit. Le lendemain matin, nous avons bien ri de l’aventure. La cause de ce cauchemar pouvait remonter à un souper composé de champignons et assaisonné de quelqu’une des féroces histoires de La Ronde. Tout en parlant de l’incident, nous eûmes la nouvelle que Vital s’était éclipsé. La veille, nous avions eu à lui faire des reproches sur sa paresse ; il les avait fort mal reçus et, durant la nuit, il avait déserté.

Ce jour-là, nous rencontrâmes un convoi de charrettes qui retournait à la Rivière Rouge. Un des conducteurs qui jouissait du nom de Zear consentit à s’engager avec nous à la place de Vital. C’était une espèce de jeune benêt. Le chef du convoi était porteur d’un billet où lord Dunmore disait qu’il était retenu par la maladie au fort Ellise et priait Cheadle de venir à son secours aussi vite que possible. Le lendemain donc, nous attachâmes nos couvertures derrière nos selles, nous suspendîmes une timballe à notre ceinture et, prenant chacun une couple de galettes ou de gâteaux sans levain, nous partîmes à marche forcée pour le fort, laissant nos hommes s’avancer plus lentement avec les charrettes.

Nous galopâmes dur et, le soir du troisième jour, nous atteignions le but de notre course ; mais notre empressement se trouva inutile, car, dès la veille, lord Dunmore était parti. Deux jours après, les charrettes nous rejoignirent. Elles exigeaient quelques réparations qui nous retinrent deux jours de plus. M. Mackay, l’officier qui commandait le fort, nous reçut avec une gracieuse hospitalité. Il nous procura la distraction d’une visite faite aux métis et aux Indiens dont les loges s’élevaient en nombre considérable autour du fort. Nous y trouvâmes l’occasion de remplacer notre tente de toile par une loge indienne qui nous serait bien plus commode durant les froides nuits de l’hiver, car on y peut faire du feu au centre.

Les chasseurs métis venaient d’être rejetés dans le camp par les Sioux qui, les surprenant à quelque distance où ils coupaient du bois, leur avaient tué quatre hommes. Mais le reste des métis étant survenu, les Sioux avaient été repoussés à leur tour et avaient perdu un homme dont on nous fit voir l’arc et les flèches. Les Indiens qui visitent le camp sont des Cries, des Sauteux et des Assiniboines. Les métis se rattachent pour la plupart à quelqu’une de ces tribus, partagent l’hostilité de leurs parents contre les Sioux et les Pieds-Noirs[8], et se joignent ordinairement à leurs expéditions de guerre. Les femmes travaillent assidûment à la préparation du pemmican, qui se fait de la façon suivante : la viande, après avoir été séchée au soleil ou sur le feu, en tranches minces, est mise dans une peau de bison tannée ; puis on la frappe à coups de fléau jusqu’à ce qu’elle soit réduite en petits fragments et en poudre. Pendant ce temps, on fait fondre la graisse de l’animal. La viande écrasée est ensuite tassée dans des sacs de cuir de bison et, sur elle, on jette la graisse bouillante. Le tout est ensuite bien remué et mêlé de façon à ce qu’en se refroidissant il en résulte une espèce de gâteau aussi solide qu’un tourteau de lin. Il faut avouer qu’au premier abord ce pemmican nous parut des plus désagréables, le goût en ressemblait fort à celui d’un mélange de chapelure et de suif ; mais nous nous y sommes habitués peu à peu, au point de finir par en être très friands. On en fait aussi une espèce plus fine, en n’employant pas le suif, mais seulement la meilleure graisse et la moelle ; on y ajoute alors les baies de quelques arbustes et même du sucre. Ce pemmican à baies est fort estimé ; on se le procure difficilement et c’est réellement un mets excellent[9].

Le pemmican est une invention d’une très-grande valeur dans un pays où l’on n’a pas toujours à manger, et où les moyens de transport sont fort limités, car, dans un volume et un poids médiocres, il contient une grande quantité de nourriture. On ne peut pas s’imaginer combien il est suffisant. L’homme le plus affamé ne réussit à en dévorer qu’un faible morceau. Bien souvent, il nous est arrivé de nous asseoir à moitié morts de faim, et nous désespérant du petit plat de pémmican qui nous était servi ; mais nous nous relevions sans avoir pu en venir à bout. Les voyageurs de la Compagnie de la baie de Hudson, qui, probablement, sont sans rivaux pour leurs facultés de supporter la fatigue, n’ont guère d’autre nourriture que le pemmican. Nous lui reconnaissons pourtant un inconvénient : il est difficile à digérer, et ceux qui, sans y être habitués, ne mangent pas autre chose à leurs repas, sont sûrs de se donner un bon mal d’estomac. Il y a peu de métis qui échappent à une dyspepsie invétérée.

Lorsque nous eûmes traversé l’Assiniboine au-dessus du fort Ellice, nous laissâmes la rivière à notre droite, et, pour plusieurs jours, nous parcourûmes un pays riche, tout pareil à un parc, et fort semblable à celui que nous avions déjà visité. De l’eau et des étangs sans nombre, fourmillant de volaille sauvage, nous fournissaient des repas abondants, et entretenaient l’activité de Rover. Les oies du Canada, les oies blanches, les canards ordinaires, les canards sauvages, les canards à large bec, diverses espèces de milouins, les sarcelles aux ailes bleues et les sarcelles communes : tel était le gibier qui peuplait les eaux. Parfois la chasse prenait un nouvel intérêt par la rencontre d’autres espèces de canards, ou d’une volée de cignes blancs. Dans cette saison, les canards sont délicieux parce qu’ils réunissent à la saveur du canard sauvage la graisse et la délicatesse du canard apprivoisé. Les couvées des tétras de prairie avaient déjà atteint leur taille, et étaient abondantes. Quand on les avait poussées dans les bouquets ronds de trembles qui forment un des traits caractéristiques de ce pays semblable à un parc, elles fournissaient une chasse pleine d’attraits.

Nous jouissions alors de l’été de l’Amérique septentrionale dans toute sa splendeur. Les journées avaient l’éclat sans nuage qui est presque propre à cette région. La température était délicieuse, excepté pendant les nuits où il gelait un peu. si bien que l’eau montrait parfois le matin une mince croûte de glace. La première soirée froide avait fait fuir les cousins et les moustiques, et désormais nous dormions en paix.

Après avoir passé auprès du vieux fort abandonné sur les collines de Touchwood, nous arrivâmes, au bout d’un jour ou deux, dans une série de prairies onduleuses, dénudées, sans arbres ni buissons, dont les fonds n’étaient occupés que par des lacs salés, et où nous étions obligés de porter avec nous notre provision de bois à brûler et d’eau douce. Quand nous retrouvâmes le pays de parc, Cheadle et La Ronde, chassant en avant du convoi, un soir qu’il faisait sombre, arrivèrent à un petit bois développé sur les bords d’un étang. Là, ils attendirent les charrettes, afin de dresser le camp, Elles arrivèrent bientôt, on les détela ; les chevaux furent attachés, et, tandis que le campement se formait, La Ronde descendit vers l’étang pour essayer de tirer des canards qu’il croyait voir sur l’eau. Il se glissa doucement sous bois ; mais, en sortant des buissons qui bordaient le rivage, il fut bien étonné de reconnaître que ce qu’il avait pris pour des canards étaient des poules de prairies, L’étang était à sec, et la croûte de sel qu’il avait laissée à sa place, offrait, dans le crépuscule et à quelque distance, tout à fait l’apparence de l’eau. Bien qu’il fit presque nuit noire, nous n’avions plus d’autre parti à prendre que de harnacher de nouveau nos bêtes et de nous en aller ailleursà la recherche de l’eau. La Ronde et Cheadle étaient fort irrités de leur méprise. Milton se mit à galoper en quête d’un endroit convenable pour notre bivouac. Il courut deux ou trois milles, presque toujours dans des bois épais, sans découvrir aucune trace d’eau. Tout à coup son cheval hennit et se jeta brusquement hors du chemin à travers les taillis, Milton, entendant des canards nasiller à peu de distance, mit pied à terre, et ne tarda pas à découvrir une belle pièce d’eau douce cachée sous les arbres. L’instinct de son cheval nous avait ainsi épargné une longue route à faire dans l’obscurité ; car, le lendemain matin nous marchâmes longtemps avant de rencontrer un courant d’eau ou un autre lac.

Le 25 septembre, nous arrivâmes à la branche méridionale de la Saskatchaouane. Elle a ici près de quatre-vingts mètres[10] de large ; elle coule dans un lit qu’elle s’est profondément creusé dans la plaine unie, et qui a la largeur d’une vallée aux flancs roides et boisés. Ici les deux branches de la Saskatchaouane ne sont éloignées l’une de l’autre que de dix-huit milles. Aussi, après avoir passé la méridionale le matin du 26, nous arrivions le même jour au fort Carlton. Nous avions déjà fait environ cinq cents des douze ou treize cents milles qui séparent la Rivière Rouge du pied des Montagnes Rocheuses.



  1. Voyez p. 26. (Trad.)
  2. Les Cries ou Cristinaux et Knistineaux, s’étendent des Montagnes Rocheuses à la baie de Hudson, au nord des Pieds-Noirs, des Assiniboines, des Chipeouay et des Algonquins ; leur centre est au lac Rouge. Au sud-est de ce lac sont les restes des Sauteux ou Sauteurs, tribus des Chipeouays qui occupaient la source du Mississipi. (Trad.)
  3. Vers 1835, la colonie a passé en la possession de la Compagnie de la baie de Hudson qui l’avait acquise aux exécuteurs testamentaires de lord Selkirk. Mais, comme, depuis sa fondation, cette colonie avait été gouvernée, au nom de lordd Selkirk et de ses exécuteurs, par la Compagnie, la vente n’a effectué aucun changement dans sa situation. (Ed.)
  4. La souveraineté de cette Compagnie s’étend encore aujourd’hui dans la Nouvelle Bretagne, au Nord des États-Unis, depuis la Colombie Britannique jusqu’au Canada et au Labrador. (Trad.)
  5. Comparer cette description de la colonie de la Rivière Rouge et l’appréciation de ses habitants avec celles qu’on trouve dans le Tour du Monde, 1er semestre de 1860, p. 282 et suiv. (Trad.)
  6. Voir, sur le capitaine Palliser et son exploration des Montagnes Rocheuses, le Tour du Monde, 1er semestre de 1860, p. 274 à 294. (Trad.)
  7. Suivant Malte-Brum, t. VI (éd. de 1845), ce sont des menuets et des gigues qu’on danse encore au Canada. (Trad.)
  8. Les Pieds-Noirs sont au sud des Cries et de la Saskatchaouane méridionale, et à l’ouest des Assiniboines. (Trad.)
  9. Le pemmican dont on s’est servi dans les expéditions vers le pôle arctique avait été fabriqué en Angleterre avec du bœuf de première qualité, des raisins de Corinthe, des raisins ordinaires et du sucre. Il différait donc beaucoup du pemmican grossier qui sert de nourriture principal dans les territoires de la baie de Hudson. (Ed.)
  10. Nous mettons sans scrupule mètre au lieu d’yard dans toutes ces évaluations approximatives et bien que l’yard ne soit que de 0m914. (Trad.)