Voyage de circumnavigation de la frégate autrichienne la Novara (1857-1859)/02
VOYAGE DE CIRCUMNAVIGATION
DE LA FRÉGATE AUTRICHIENNE LA NOVARA.[1]
LES ÎLES PHILIPPINES[2]
La Novara jeta l’ancre à Cavite, petite ville de l’île de Luçon : puis une chaloupe nous conduisit à Manille, située à 13 kilomètres plus loin dans la baie qui porte son nom.
Avec ses lourdes murailles grises, ses larges cloîtres s’étalant pesamment sur le sol, et ses grosses églises de mauvais goût, Manille ressemble plutôt à une « mission » qu’à une ville de commerce. Nous ne vîmes dans le port que 16 navires marchands. Nous en avions compté 60 à Batavia et 165 à Singapore, qui n’était, il y a quarante ans à peine, qu’un nid de pirates. Assurément ce n’est pas dans la capitale de Luçon que nos économistes auront à étudier les bienfaits du libre échange. On a peu de droits à Manille, mais on y jouit de beaucoup de priviléges. Le commerce y est à peu près nul, mais le monopole y fleurit. On tient à grand honneur d’y maintenir toutes sortes d’orthodoxies, mais on y abandonne volontiers la population à tous les fléaux du vice et de la misère. Rien de plus hideux et de plus attristant que la vue de l’amas confus de cabanes de bambou enchevêtrées les unes dans les autres, où pullulent les pauvres et sales habitants du port. Il est vrai que l’on remarque dans le quartier élégant de Manille, l’Ecolta, des maisons hautes d’un étage, mais elles s’ouvrent sur des rues presque aussi malpropres et infectes que celles du port.
Cette ville, où l’on compte plus de 100 000 habitants, n’a que deux petits hôtels à offrir aux étrangers. Chacune de leurs cinq à six chambres, rarement occupées, est louée au prix de 6 à 10 piastres par jour[3], et l’on y est dévoré par les moustiques, les cancrelats et tout ce que l’on peut imaginer d’autres vermines.
Il serait toutefois injuste de ne pas remarquer la Plaza de Gobierno et tous les monuments qui la décorent, cloîtres, églises, casernes, hôpitaux, la cathédrale, le tribunal, le palais du gouverneur et celui de l’archevêque. Ajoutons que si la vue est offensée par les immondices de la ville, elle peut de temps à autre se reposer agréablement sur de nombreuses et vastes pelouses d’où s’élance une luxuriante végétation tropicale jusque dans les profondeurs d’un magnifique ciel bleu.
La population offre aussi un spectacle varié et amusant. Les padres en longues soutanes noires, coiffés de feutres en forme de gouttières, circulent à l’ombre des palmiers ; des frères ignorantins vont, viennent, parmi des congrégationnistes de la Vierge (Virgo beata) qui coudoient les pères de la Conception ou de la Nativité. Ils sont vêtus de frocs gris, jaunes, bruns ou d’un blanc sale, et armés de disciplines et de fouets de corde. Çà et là des galériens enchaînés deux à deux portent tranquillement des seaux d’eau : leur physionomie a toute la sérénité des plus honnêtes gens : ce sont les Auvergnats, les Gallegos ou les Irlandais de la capitale de Luçon ; les robes de soie des señoritas qui passent les caressent sans frissonner. Elles sont charmantes, ces señoritas, métisses espagnoles pour la plupart, avec leur mantille descendant en cascade de dentelles noires et mates le long de leurs cheveux noirs et brillants, où s’entremêlent des fleurs rouges et des feuilles vertes. Elles ont la démarche indolente des créoles, de grands sourcils arqués, des yeux en amandes, d’un oblique adorable, qui vous transpercent à la dérobée ; leur éventail flamboyant et pailleté voltige devant leur cou fier, bien attaché, et leurs blanches épaules. Après les métisses, viennent les Tagales indigènes, de sang pur, de sang mêlé, les Chinoises, les négrillonnes qui vendent des fruits, assortissent en bouquets des faisceaux de fleurs éclatantes, ou se promènent en fumant la cigarette. À travers tout ce monde, des freluquets exhibent leurs précieuses petites personnes, et les modes les plus nouvelles : chapeaux noirs en tuyau de poêle à haute forme, longues chemises empesées flottant jusqu’aux genoux, boucles d’oreilles pendant le long des joues d’un brun olivâtre : ajoutez à chacun de ces agréables personnages un cigare vrai manille entre le pouce et l’index de sa main gauche, et de l’autre côté, entre l’annulaire et l’auriculaire de sa main droite, un stick de soie enroulé, avec lequel il vergète agréablement ses mollets et sa bouche en cœur. Ces jeunes beaux sourient aux métisses qui semblent leur répondre des yeux, de l’éventail et de la fumée de leurs cigarettes, et aux Tagales ou Chinoises dont les cheveux ornés de quelques fleurs de jasmin et de grenadier, tombent en larges boucles sur des seins à demi couverts de breloques pieuses, de médailles et d’amulettes bénies.
La plupart des maisons n’ont qu’un rez-de-chaussée ; les tremblements de terre trop fréquents rendent les étages supérieurs dangereux. C’est aussi par prudence que, même dans les habitations riches, les vitres sont remplacées par les coquilles usées et polies de la Placuna placeuta, qui, d’ailleurs, tamisent plus doucement la violente lumière des tropiques et la transforment en un clair-obscur rafraîchissant.
Le plus curieux établissement de Manille est sans contredit la fabrique de cigares ; on y occupe de six à huit mille ouvriers et ouvrières ; les femmes confectionnent les cigares, les hommes les cigarettes. C’est merveille de voir l’activité de ces femmes rassemblées jusqu’au nombre de huit cents ou mille par salle. Assises devant une petite table, les unes frappent à coups redoublés avec une pierre ovale sur les feuilles de tabac pour les assouplir. D’autres roulent ces feuilles, et les yeux peuvent la peine suivre l’agilité de leurs mains ; chacune d’elles peut fabriquer, dit-on, jusqu’à trois ou quatre mille cigares par jour. Le bruit du travail et des voix est étourdissant, et des miasmes infects s’exhalent de ces ateliers fiévreux ou la chaleur est intolérable.
Les principaux districts ou l’on cultive le tabac sont Cagayan et Bisaya au nord de Luçon ; ils produisent environ dix-huit mille tonneaux, dont huit mille sont expédiés en Espagne seulement en feuilles, et dix mille vendus aux enchères de Manille à raison de huit la dix piastres par mille pièces.
La manufacture de Cavite emploie quatre mille ouvriers, celle de Malabon cinq mille. Si l’on ajoute au personnel des fabriques deux mille individus occupés à des préparations diverses et enfin les cultivateurs, on arrive à un total de dix-neuf mille hommes et femmes, produisant annuellement de 11 à 12 millions de cigares.
Jusqu’en mars 1858, l’île de Luçon ne communiquait avec l’Europe que par l’intermédiaire très-irrégulier de navires à voiles qui faisaient la traversée de Manille à Cadix en trois ou quatre mois. C’est un vapeur du gouvernement qui maintenant porte, de quinze en quinze jours, les dépêches à Hong-Kong, où la malle anglaise les reçoit et les fait parvenir à Alexandrie par Singapore et la Pointe de Galles.
Les relations entre les différentes îles des Philippines, et entre les Philippines et les Mariannes, sont tout à fait irrégulières. De temps à autre, le gouverneur loue quelque petit voilier, va d’île en île, et y recueille les dépêches et les produits en destination pour Manille. On n’aurait pas recours a un procédé plus primitif dans un groupe des îles les plus sauvages ; or notez qu’il s’agit d’un archipel dont les richesses naturelles sont incomparables et qui appartiennent à un peuple très-fier de son histoire et de ses institutions.
La culture intellectuelle est, aujourd’hui, comme on l’imagine, l’un des moindres soucis des habitants de Manille. Pour toute bibliothèque ils ont un cabinet qui renferme quelques ouvrages de stratégie du temps de Cohorn ou de Montecuculli. L’archipel tout entier ne possède qu’un seul journal le Boletin Oficial et quelques almanachs imprimés par le gouvernement : n’oublions pas que les dominicains impriment aussi quelques petits livres religieux. Le seul ouvrage scientifique qui ait paru dans l’archipel depuis trois siècles de domination espagnole, est une très-faible monographie de botanique : la Flora de las Islas filipinas, par Fray Manoel Blanco.
Si nuls que soient, à Manille, les efforts de la pensée, on en surveille les velléités possibles avec une extrême rigueur. Une commission de douze censeurs nommés par le gouverneur et par l’archevêque a grand soin d’empêcher que les Manillais ne viennent jamais à soupçonner qu’il pourrait y avoir au monde d’autres sujets de préoccupation qu’un peu de commerce d’épicerie, beaucoup de galanterie et plus ou moins de vraie ou fausse dévotion.
Le commerce même ne semble toléré que parce que, dans une certaine proportion, il est en effet assez utile pour qu’on ne meure pas absolument de faim. Quant aux grandes spéculations, elles auraient garde de naître : une forte législation douanière, bien protectrice, des règlements, des prohibitions, des restrictions de toute sorte y mettent bon ordre.
À notre passage à Manille, il faisait une chaleur de 29 à 31° cent. nuit et jour ; des pluies tropicales nous inondaient chaque soir ; les chemins étaient à peu près impraticables. Il fallut donc renoncer aux excursions pédestres. Nous louâmes une lorcha, espèce de bateau chaland, large et lourd, dans le genre de nos bacs, et nous entreprîmes une expédition sur le Passig, qui est la grande artère de Luçon, jusqu’au lac intérieur dit Laguna de Bay. La navigation sur ce canal, à travers une magnifique végétation tropicale de palmiers, bananiers, cannes et bambous gigantesques, est admirable. Le village du Pato, ou du Canard, s’étend le long du Passig sur une longueur de 8 kilomètres, et n’est habité que par des éleveurs de canards et d’oies. Devant chacune de leurs cabanes, on voit une aire fort propre, balayée tous les matins, où les canards viennent après leurs ébats aquatiques se chauffer au soleil et recevoir leur pitance journalière, qui consiste en moules pêchées à leur intention dans la lagune voisine. On élève ainsi dans ce Patero plusieurs millions de canards par an. On nous assura que le mets favori des Tagals est un plat de poussins ou canetons à peine éclos.
Nous avons admiré la lagune de Bay, vaste bassin d’environ 50 kilomètres en diamètre, et fort renommé dans tout l’archipel pour la qualité et la quantité des poissons qu’elle nourrit. Ses rivages fertiles sont couverts de nombreux villages qui prospéreraient s’ils pouvaient seulement communiquer avec la capitale à l’aide d’un bateau à vapeur. On parle depuis longtemps de cette grande innovation. Il est même aussi question d’ouvrir un canal du lac à l’Océan, ce qui épargnerait au commerce une longue, pénible et coûteuse circumnavigation. L’entreprise serait très-praticable ; des capitalistes et des entrepreneurs se sont présentés ; il paraît aussi qu’à la fin le gouvernement s’est ému : c’est pourquoi il a nommé des commissaires qui, depuis quatorze ans et plus, écrivent de longs et éloquents rapports pour démontrer que le projet est excellent et digne de toute l’approbation souveraine : tout le monde en est persuadé.
Comme nous n’avancions sur le Passig qu’en nous poussant péniblement avec des gaffes, force nous fut de passer la nuit sur notre bateau, assez désagréablement du reste. Le lendemain seulement, nous atteignîmes le village de Los Baños, dont les sources thermales ont une température de 85°. De nombreux bains de vapeur sont situés au pied de la montagne boisée de Maquilino.
À quelques kilomètres de Los Baños nous atteignîmes la « Laguna Encantada. » Ce « lac enchanté » est une petite saline séparée de la grande lagune de Bay par une crête montagneuse fort étroite. N’y arrive pas qui veut ! Les abords en sont défendus par des rochers escarpés, et, de plus, non-seulement par un fouillis inextricable de troncs, de racines, de lianes, de fougères, de buissons, de cannes, d’arbustes épineux, mais encore par un sol mouvant et perfide. C’est un bassin circulaire, qu’aura formé sans doute l’affaissement d’un cratère, car il est entouré de murailles de laves. Comme beaucoup d’autres enchantements, il est fort dangereux. Ses belles eaux servent de refuge à d’affreux alligators très-féroces, si bien qu’on n’ose y naviguer que sur des troncs extrêmement lourds attachés les uns aux autres. Des embarcations plus légères seraient infailliblement culbutées. Apparemment, le jour de notre visite à cet Éden des Philippines, le temps était trop mauvais, même pour les crocodiles, car nous n’aperçûmes aucun de ces monstres, et si le dessinateur en a figuré un, c’est qu’il n’a pas pu résister à son imagination. À la vérité, nous n’avions pas à bord un seul chien pour les éveiller par ses aboiements ; on se passe souvent le caprice barbare de jeter quelques-unes de ces pauvres bêtes domestiques à l’eau, afin de jouir du spectacle de l’avidité furieuse des alligators. Nous vîmes avec surprise des chiens volants (pteropus, roussette) se jouer au-dessus du lac en jetant des cris drolatiques et s’abattre par milliers sur les arbres, en se suspendant par énormes grappes aux rameaux.
Le lecteur aura remarqué que jusqu’ici nous n’avons pas prodigué nos louanges à la civilisation de Manille. Citons toutefois un fait qui l’honore. Le préjugé de race en est presque entièrement banni. Le chef de l’administration actuelle de Manille est un métis, et des Tagals pur sang siégent dans le conseil du gouvernement au même titre que les plus nobles hidalgos et les plus vieux chrétiens. Quelle tolérance, et que nous voilà loin des Pizarre et des Fernand Cortès ! oui, certes ! et presque aussi loin que de New-York, de Washington ou de Batavia ! On a déjà constaté d’ailleurs que c’est surtout dans les contrées espagnoles que la réconciliation et la fusion des races s’opèrent avec le plus de facilité et de rapidité.
Les Tagals que j’ai vus à Manille étaient petits et faibles de corps, mais on dit qu’ils sont d’une constitution plus vigoureuse dans les autres parties de l’archipel. Leur figure n’est nullement désagréable, leur couleur est un peu plus claire que celle des autres Malais et leurs cheveux sont noirs sans être laineux. Les combinaisons de la race tagale avec les nègres et les Chinois sont des plus intéressantes. Il est vivement à regretter qu’il n’y ait pas eu de photographe à bord de la Novara ; nous aurions enrichi les collections de l’Europe d’une centaine de ces types si mal connus. L’ethnographie, base de l’histoire et point culminant de toute l’histoire naturelle, a été, parmi les sciences, l’une des dernières à naître ; et même quelques hommes habiles prétendent qu’elle n’est pas encore fondée sur des faits assez positifs ; raison de plus pour recueillir un très-grand nombre d’éléments d’études.
Les Tagals qui habitent Manille parlent l’espagnol, langue fort peu répandue dans l’intérieur du pays, où l’on ne connaît que le tagala et le bisaya. Dans les montagnes de Luçon, l’on rencontre des tribus entièrement sauvages, entre autres celle des Igolotes. Elles ont un idiome tout particulier dont M. W. Wood, négociant anglais, a bien voulu me donner un petit vocabulaire, rédigé par un curé de leur voisinage. De plus, j’ai eu la bonne chance de rencontrer un vocabulaire des mots les plus usités par une certaine peuplade nègre, celle des Aetas ou Negritos, qui habitent quelques-unes des îles avoisinant Luçon.
Après l’ile de Luçon, la Novara a touché aux côtes de la Chine. Elle aborda ensuite à la Nouvelle-Zélande, où elle visita successivement Auckland et l’île Blanche, à Tahiti, à Valparaiso, à Lima, aux îles Falkland, à Montevideo, à Buenos-Ayres et à Rio. Lisbonne fut sa dernière étape avant de rentrer à Trieste. Nous n’avons voulu appeler l’attention que sur quelques points de son itinéraire. Le rapport officiel de la commission nous permettra sans doute de donner, avant peu de mois, une idée plus précise des avantages que la science a retirés de cette grande expédition. Il est impossible que tout voyage de circumnavigation bien dirigé n’augmente pas la somme des connaissances humaines et ne profite pas à la civilisation du monde entier.
- ↑ Suite et fin. — Voy. page 33.
- ↑ Archipel de la Malaisie qui se compose de plus de cent îles. Il a été découvert par Magellan en 1521, et il appartient en partie à l’Espagne. Luçon est la plus grande de ces îles, et Manille en est la ville priucipale. Les relations de voyage aux Philippines sont nombreuses. (Voy. la notice bibliographique, p. 356 du IIIe volume des Voyages anciens et modernes.) Parmi les plus récentes on remarque les Aventures d’un gentilhomme breton aux îles Philippines, par P. de La Gironière (1855), et a Visit to the Philippine isles in 1858-59, par sir John Bowring, gouverneur de Hong-Kong.
- ↑ La piastre espagnole est de 5 fr. 30 c.