Voyage de Tiflis à Stavropol, par le défilé du Darial

VOYAGE DE TIFLIS À STAVROPOL,


PAR LE DÉFILÉ DU DARIAL[1].


PAR M. BLANCHARD.


1858. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Entrée triomphale à Tiflis. — Costumes. — Fêtes de Pâques. — Le baiser. — Danse guerrière des Touchines.


Le 18-30 avril 1857, je quittais Tiflis après un séjour de cinq mois et demi. Mais avant d’en partir peut-être me permettra-t-on de dire comment j’y étais arrivé.

Invité par le prince Alexandre Bariatinsky à l’accompagner au Caucase, alors qu’il allait prendre possession de son poste de namestnik (lieutenant de l’empereur), je l’avais rejoint à Nijni-Novgorod ; une hospitalité princière m’avait été offerte à bord de l’Astara, bateau à vapeur de la marine impériale, venu d’Astrakhan pour transporter le namestnik jusqu’à l’embouchure du Volga ; de ce point nous avions accompli le reste du trajet sur deux autres navires également de la marine impériale, et après une heureuse et courte navigation sur la mer Caspienne, nous avions débarqué à Petrovsky, où je foulai pour la première fois la terre du Caucase.

À compter de ce jour, ce fut une suite non interrompue de fêtes. La nomination du prince avait eu l’assentiment général, et chacun tenait pour sa part à manifester la satisfaction qu’il en éprouvait ; on attendait tout de lui, et la suite a fait voir que cette espérance était fondée. C’était au Caucase qu’il avait fait ses premières armes, là qu’il avait gagné tous ses grades ; hommes et choses, rien ne lui était étranger dans ce pays qu’il allait régir avec des pouvoirs plus étendus qu’aucun namestnik avant lui ; l’accueil qu’il recevait était le gage de ses futurs succès, de la soumission complète de ces contrées, dont la population guerrière tenait depuis cinquante ans les forces de la Russie en échec.

Une ascension au Koronaï d’où l’on découvre une partie de la chaîne du Daghestan, celle dont Châmyl était encore en possession, ouvrit brillamment cette longue liste d’ovations qui devait accompagner le prince jusqu’à Tiflis. Temir-Khan-Choura, Derbent, Kouba, Bakou, Chémakha, se signalèrent par les fêtes les plus ingénieuses. Chaque soir, pendant le voyage, une centaine de cavaliers, munis de longs bâtons surmontés d’espèces de cages en fer où brillait le naphte enflammé, se joignaient à l’escorte imposante qui nous accompagnait. À voir cette longue suite d’équipages entraînés avec une vertigineuse rapidité, ces cavaliers revêtus de costumes étranges, ces torches gigantesques semblables à autant de météores brillant dans l’obscurité de la nuit, cette route semée de feu, on aurait pu croire à la réalisation d’une de ces ballades fantastiques du moyen âge où des chevaliers sont emportés dans un tourbillon de flammes.

À partir de Chémakha[2], c’est en pays hostile que nous avions continué notre voyage, toujours aux avant-postes de la ligne en même temps de défense et d’attaque du Lesguinstan. Noukha[3], cette ville qui semble semée dans un bois, Kakh, Zakatal, Lagodekhi, ces forteresses au milieu des forêts vierges, offrirent au prince, sous la protection de leurs canons et de leurs vaillants défenseurs, des fêtes militaires pleines d’originalité et d’entrain. À Kvarel, où commence la Géorgie, deux cents princes vinrent réclamer l’honneur d’escorter le namestnik. Ce brillant escadron, revêtu d’habits somptueux, muni d’armes du plus haut prix, monté sur les chevaux de la Kabarda, qui ont conservé la plupart des qualités du cheval arabe duquel ils firent leur origine, nous accompagna jusqu’à Telaf, charmante ville d’aspect tout à fait italien, en passant par Tzinandaly, paisible résidence, une fois témoin de violences et de carnage, alors que Châmyl, trompant la surveillance dont il était entouré, vint pendant la nuit saccager le château et emmener captives les infortunées princesses Orbeliane et Tcheftchevadzé.

De Telaf, l’escorte, auparavant de sûreté, était devenue une escorte d’honneur. La Géorgie est chrétienne, les habitants sont braves et doux, et ce leur sera un éternel honneur d’avoir maintenu pendant tant de siècles leur foi, leur croyance, leur nationalité, entourés d’États musulmans qui, à diverses reprises, ont tenté la conquête de ce beau pays, qu’ils ont pu couvrir de cendres et de sang, mais qu’ils n’ont jamais pu subjuguer.

Moukhravan est le dernier endroit où nous nous sommes arrêtés ; le lendemain, nous arrivions à Tiflis, où une entrée vraiment triomphale attendait le prince Bariatinsky. Ce mélange de pompe européenne et orientale, les uniformes beaux, mais simples, de l’armée russe, contrastant par leur sévérité avec l’éclat des costumes orientaux, l’empressement de tous offraient un coup d’œil vraiment remarquable, et il aurait fallu être plus que blasé sur le saltanat[4] musulman pour ne pas être ébloui d’un pareil spectacle éclairé par un brillant soleil d’automne.

En entrant dans la ville au milieu d’un concours immense qui remplissait les rues étroites du vieux quartier, tout en faisant attention à ne pas écraser sous les pieds du cheval cosaque que je montais quelque curieux imprudent, tâche difficile s’il en fût au monde, je regardais les balcons saillants, les toits plats des maisons regorgeant d’une foule compacte de femmes et d’enfants, de ces belles Géorgiennes que je n’avais entrevues que voilées à Smyrne ou à Constantinople, et qui là apparaissaient dans tout l’éclat de leur beauté. Où étaient Decamps et Marilhat, ces deux excellents artistes qui nous ont révélé l’Orient !

Ce serait une curieuse nomenclature que celle des races diverses composant la foule qui nous entourait. À côté de la papakha[5] et du bechmet[6] tatare revêtus également par les montagnards et les Cosaques de la ligne, du bonnet pointu en forme de claque des Persans, on voyait la papakha en pain de sucre du Géorgien et de l’Arménien, la casquette nationale du marchand russe et son cafetan ; puis c’était la bourka[7] caucasienne, la longue robe des sectateurs d’Ali ; parfois un parsi, en route pour son pèlerinage de Bakou, laissait apercevoir le turban aplati des environs de Bombay ; des Kurdes, quelques Turcs se mêlaient à la foule que dépassaient, sur la place du Bazar que nous traversions, les têtes des lourds chameaux d’Asie, aux jambes courtes, au garrot velu et à la double bosse formant ensellement. La partie féminine, en grande majorité composée de Géorgiennes et d’Arméniennes, chrétiennes par conséquent, usant de ce privilége, si rare chez les femmes orientales, d’aller le visage découvert, offrait aux regards cette charmante coiffure nommée tassakravi, sorte de tortil de baron formé d’un large ruban d’où s’échappe un voile léger lamé d’or ou d’argent, ainsi qu’une pièce de mousseline arachnéenne qui, passant derrière l’oreille et entourant le bas du visage en passant sous le menton, semble comme un compromis entre le voile qui jadis couvrait entièrement la figure et le privilége récemment conquis. Les robes de couleurs éclatantes, aux manches ouvertes dans toute leur longueur, laissant apercevoir un vêtement de dessous en riches étoffes de soie, sont serrées à la taille par un large ruban, généralement pareil à celui du tassakravi, et qui retombe en longs bouts flottants, ou par une ceinture de cette orfèvrerie du Caucase en argent niellé, d’où pend un petit poignard et un pistolet d’un travail curieux, armes inoffensives, et que, cependant, leurs belles propriétaires sauraient, en cas de besoin, échanger contre celles plus meurtrières que portent les hommes[8] qui, eux, ne les déposent jamais. Une sorte de surtout en velours nacarat foncé, à manches pendantes par derrière, garni de fourrures de prix, orné sur la poitrine de trois gros brandebourgs en orfévrerie, recouvre les Géorgiennes pendant l’hiver ; l’été elles s’enveloppent d’une large et longue pièce de cotonnade blanche, nommée tchadré, qui, se mettant sur la tête comme une mantille, retombe jusqu’à terre, serrée à la taille, non par une ceinture, mais par la pression des coudes.

Après avoir mis pied à terre pour entrer dans l’antique cathédrale, récemment restaurée par le prince Gagarine, qui a fait des recherches consciencieuses couronnées de succès pour la remettre dans son état primitif, après y avoir rendu grâces à Dieu pour l’heureuse arrivée du namestnik, le cortége se remit en route pour le palais du gouvernement où le prince Bariatinsky reçut les félicitations de tout le monde officiel, et le soir un grand dîner réunissait les principaux fonctionnaires du Caucase.

Ce dîner fut interrompu avant la fin du premier service par un bruit de flûtes rustiques et de tambourins qui semblait venir et venait en effet du dehors. Je ne fus pas des derniers à quitter la table et à me précipiter vers la galerie ornée de colonnes qui règne au premier étage du palais. Un singulier spectacle m’y attendait : la place était couverte d’un immense concours d’hommes, tous un petit cierge allumé à la main ; de toutes les rues qui en rayonnent affluaient de longues lignes de lumières venant se réunir à la masse principale. C’étaient les corporations de Tiflis[9], musique et drapeau en tête, qui accouraient pour féliciter le namestnik sur son heureuse arrivée. Lorsqu’il parut sur la galerie, un formidable hourra accueillit sa présence ; au même moment plusieurs cercles se formèrent aux dépens des côtes des assistants, tant ils étaient serrés, puis la musique redoubla avec une espèce d’acharnement, et les beaux danseurs de chaque corporation exécutèrent cette danse singulière que j’avais déjà vue souvent au Caucase, que les Russes nomment la lesguinka et les Géorgiens lékoury. Généralement un seul danseur se place au milieu du rond où, parfois manœuvrant sur la même place, il exécute une sorte de trépignement, tantôt sur le talon, tantôt sur la pointe du pied, assez semblable au zapateado espagnol ; puis s’élançant en avant il parcourt vivement le tour du cercle en continuant les mêmes pas et faisant avec les bras des mouvements qui m’ont rappelé ceux de nos anciens télégraphes. Parfois aussi un homme et une femme sont les acteurs de ce ballet, que ne dédaigne pas la plus haute société géorgienne ; j’y ai vu exceller le prince D*** et les princesses O***, T***, M***. — C’est alors toujours la même figure qui dure depuis la plus haute antiquité : Apollon poursuivant Daphné, mais une Daphné coquette, qui préfère ne pas être changée en laurier. Rien n’est d’ailleurs plus gracieux que cette danse : la jeune femme tient toujours les yeux baissés, et tout, jusque dans les ondulations de sa robe, est chaste et noble.

Quelques jours après notre arrivée, à l’occasion de la fête de Saint-Georges, le prince Bariatinsky convoquait dans le frais jardin du palais tous les chevaliers de cet ordre, au nombre de plus de sept cents ; généraux, officiers et soldats[10]. Ce nombre ne doit pas étonner au Caucase, où les actions de guerre sont pour ainsi dire l’état journalier. Le repas et le service étaient les mêmes pour tous sans distinction, puis la musique militaire fit entendre ses joyeux accents, et la lesguinka commença. Je me promenais autour des tables avec le brave général prince Béboutoff, le vainqueur de Kurngh-Darah et de Bach-Kadi-Klar dans la dernière guerre, lorsqu’un groupe de soldats s’approcha de lui ; bientôt, malgré sa résistance, il est enlevé sur les bras de ses anciens compagnons d’armes, qui, après lui avoir fait faire trois mouvements ascensionnels de bas en haut, le déposèrent respectueusement debout ; j’étais témoin d’une espèce d’élévation sur le pavois.

Au commencement du carême, le vénérable patriarche Narsès, le pape des Arméniens, mourut à un âge très avancé pendant un voyage qu’il avait fait à Tiflis. Je fus témoin, à cette occasion, d’une magnifique cérémonie funéraire. J’avais eu plusieurs fois l’honneur de me trouver en compagnie du patriarche, et je voulus lui donner un dernier témoignage de respect en assistant à ses funérailles. Le service eut lieu dans l’antique cathédrale arménienne, fortifiée, qui s’élève près du Koura dans l’ancien Tiflis, avec toute la pompe que l’on déploie en semblable circonstance ; puis on conduisit la dépouille mortelle du pontife vénéré vers sa dernière demeure, le couvent d’Echmiadzine près d’Érivan, au pied du mont Ararat, séjour habituel des patriarches arméniens, leur siége pontifical, et le lieu de leur sépulture.

Je pourrais encore citer parmi mes souvenirs de Tiflis le bal donné par la noblesse et celui qu’offrirent la douma[11] et les marchands, peu de jours après, au prince Bariatinsky. C’était un ravissant spectacle que tout ce singulier amalgame de costumes européens et asiatiques, d’uniformes russes et de costumes géorgiens et musulmans, de robes européennes avec l’ampleur exagérée de la crinoline, et les robes amples également, mais tombant en larges plis, des dames de Tiflis. Les vastes salles du gymnase[12] avaient été mises en réquisition pour le premier ; une salle arrangée à la mode persane, en darbaz, attira surtout mon attention. Kalianes[13] de toutes formes, miroirs à encadrements fantastiques, vases d’argent de toute espèce, peintures curieuses, armes richement ornées, etc., etc., étaient rangés avec profusion sur une large corniche qui faisait le tour de l’appartement à trois pieds environ du plafond ; un cordon de bougies la redessinait d’une ligne brillante dans tout son pourtour, et les murs étaient recouverts de tapis de Perse aux couleurs éclatantes en même temps qu’harmonieuses. Un large divan, recouvert de ces mêmes tapis, faisait le tour de la salle, et à son extrémité s’y tenait accroupi tout un orchestre persan. C’étaient des doudouk ou salamouri, clarinettes donnant des sons assez semblables à ceux d’un hautbois criard ; des tchianouri, violons de forme étrange tenus perpendiculairement, et sur lesquels l’archet se promène horizontalement, comme sur le violoncelle ; une paire de timbales lilliputiennes sur lesquelles on touche avec des baguettes semblables à des manches de pinceaux et qui produisent un bruit pareil à celui que ferait une forte grêle frappant sur des carreaux de vitre : on les nomme dimplipito ; puis enfin Satar, le fameux Satar, le Rubini, le Duprez de la Perse, pour qui l’ut de poitrine n’est qu’un jeu, puisqu’il monte authentiquement quatre ou cinq tons au-dessus, mais qui, pour y arriver, fait de telles grimaces que, pendant qu’il chante, il se tient constamment la figure cachée par un livre pour les dissimuler aux assistants. Le bal des marchands eut lieu dans un khan récemment construit par un riche Arménien, le colonel Arzrouni, et qui n’était pas encore habité. Les élément s’en furent les mêmes que ceux de la fête précédente, et n’eussent été les costumes caucasiens d’hommes et de femmes qui étaient en nombre considérable dans ces deux bals, il eut été impossible de se croire en Asie.

Le carême se passa avec son austérité accoutumée, pour le prince Bariatinsky et ses coreligionnaires, mais non pour l’étranger qui recevait une si magnifique hospitalité ; puis arriva enfin le jour de liesse, Pâques[14], si impatiemment attendu par les estomacs débiles, alors que sur toutes les tables, dans toutes les maisons, le beurre, si longtemps prohibé, se dresse en quantités énormes sous toutes les formes possibles, mais surtout sous celle d’agneau habilement modelé. Les œufs rouges, absolument comme en France, sont dans toutes les mains, dans toutes les poches ; je ne parlerai pas des présents qui se font d’œufs en bois taillé, en porcelaine et même en matières plus précieuses ; l’usage commence à s’en répandre parmi nous ; mais ce qui caractérise ce jour dans l’Église d’Orient, c’est le baiser que chacun se donne en s’abordant. Khristos voskres, le Christ est ressuscité, est la phrase sacramentelle qui sert de salut. Dire que les rangs sont confondus serait aller trop loin, mais le supérieur embrasse son inférieur, le maître son domestique, en signe de paternité et d’égalité devant Dieu et en réjouissance de l’heureux événement que fête l’Église.

Le jour de Pâques, arriva une députation de Touchines ou Khefsours, peuple chrétien qui habite au nord-ouest de la Géorgie entre celle-ci, les hauts sommets du Daghestan et le pays des Ossettes. Excepté dans l’escorte particulière de l’empereur de Russie, je n’avais pas encore eu l’occasion de voir des hommes revêtus de la cotte de mailles ; et ici je dirai que Chamyl, que l’on représente toujours sous ce costume, ne l’a jamais porté. Rien n’est plus original que l’accoutrement de ces hommes : ils sont revêtus d’une espèce de tunique à longues manches de gros drap foulé couleur rouge sang de bœuf ; un pantalon de même étoffe leur arrive au milieu des jambes qui sont couvertes de jambières en cuir ornées de dessins bizarres en broderies de couleur. La chaussure consiste en brodequins pointus qui arrivent au-dessus de la cheville où ils vont en s’évasant. C’est par-dessus tout cela, qui représente le chamois des guerriers du moyen âge, qu’ils mettent leur armure de mailles. Le casque est formé par une calotte de fer ornée d’une bande de cuivre retenue par des clous d’acier ; au centre se trouve un boulon du même métal d’où part un cordon qui s’attache au cou, et témoigne du peu de stabilité de cette coiffure ; de la calotte pend une pièce de mailles qui descend jusque sur les épaules par derrière et sur le devant n’arrive que jusqu’à la hauteur des yeux ; mais de chaque côté il existe un appendice, qui, au moment du combat, y est fortement attaché au moyen de cordons de cuir et garantit ainsi le reste du visage. La cotte de mailles proprement dite est de la même forme que la tunique qu’elle recouvre entièrement, et le pantalon est également couvert de mailles, mais par devant seulement ; et cette moitié de défense est attachée autour de la cuisse par des cordons de cuir. Quelques Touchines avaient une petite armure en mailles sur leurs brodequins. Deux bandoulières se croisent sur la poitrine et sur le dos ; l’une soutient une cartouchière épousant la forme du corps, dans laquelle il y a place pour douze cartouches ; l’autre supporte le chachka, sabre qui n’a pas de croisillon à la poignée, laquelle entre en partie dans le fourreau. Ces bandoulières en cuir épais sont ornées de clous et d’ornements d’argent ; de distance en distance pendent quelques appendices terminés par une croix en argent. Le corps est entouré d’une ceinture pareille qui soutient à droite une boîte d’argent destinée à contenir la graisse nécessaire pour l’entretien des armes, et à la gauche le kindjall, ce long poignard du Caucase que l’on voit au côté de tous les habitants de ce pays. Au cou est pendu, par une longue et mince courroie de cuir, un petit bouclier de bois rond, revêtu à la surface extérieure de bandes concentriques de fer fixées par des clous à tête, en forme de pointe de diamant ; au centre une plaque carrée fixée par les mêmes clous et par quatre bandes de fer en croix assure la solidité de cette arme défensive ; l’intérieur est doublé de cuir, et une seule poignée au centre sert à la saisir. L’armement est complété par le long fusil du Caucase, à la crosse mince et étroite, au canon de Damas déroché, maintenu par une multitude de capucines en argent.

Cette députation venait présenter au namestnik une supplique pour demander le changement d’un de leurs chefs, qui, paraît-il, abusait de son pouvoir, pouvoir délégué par eux-mêmes, cependant. Quelques années auparavant cette question se serait tranchée par l’assassinat de l’accusé, et ce respect pour la vie des hommes et pour la justice n’est pas un des moindres bienfaits de l’influence de la Russie dans ces contrées.

Sur la demande qui leur en fut faite, ils exécutèrent une danse guerrière de leur pays. Les visages furent voilés de mailles, et s’accroupissant sans quitter les pieds de terre, après s’être divisés en groupes de deux, ils commencèrent un combat simulé, avançant l’un sur l’autre et reculant alternativement, frappant en cadence du bout de leur sabre sur le bouclier de leur adversaire, mais sans faire aucune parade, aucun simulacre d’attaque ni de défense ; ils auraient tout aussi bien pu rester le visage découvert, car vraiment il n’y avait pas de danger pour eux de se blesser.

Dans l’après-midi, en me promenant au bazar, j’en rencontrai quelques-uns, examinant avec une avide curiosité tempérée par un air d’indifférence les objets si nouveaux pour eux qui s’offraient à leurs regards ; les armes surtout attiraient vivement leur attention. Cette rencontre me fit reporter par la pensée à la description si amusante que fait Walter Scott dans son roman de la Jolie fille de Perth, de ce highlander qui pénètre dans la ville et dissimule également l’effet produit sur lui par les choses qui l’entourent et dont il ignore l’usage.


Départ de Tiflis. — La tarantasse. — Le poderojnaïa.

Ici je reprends mon voyage interrompu dès la première ligne.

Le prince Bariatinsky, dans la sollicitude qu’il n’a jamais cessé de me témoigner, désirait que mon retour jusqu’à Saint-Pétersbourg se fît avec toutes les facilités et toutes les commodités désirables, et jusqu’à ma destination je n’eus qu’à me louer des attentions bienveillantes dont j’ai été l’objet.

J’avais un long espace à parcourir, de vastes steppes à traverser loin de tout secours ; aussi le choix des moyens de transport n’est-il pas indifférent. En fait de véhicules le tarantasse est celui qui offre le moins de chances de ruptures, et qui, avec l’habileté particulière aux paysans russes pour travailler le bois, en offre le plus de pouvoir être réparé partout. Cette voiture, particulière à la Russie, se compose de cinq longues pièces de bois en rondin, de deux mètres et demi environ de longueur, renforcé au-dessous de bandes de fer, reposant par un bout sur l’arrière-train, par l’autre sur un avant-train armé d’une forte cheville ouvrière, et dont les évolutions se font avec une grande facilité. Les roues sont de moyenne hauteur et un peu plus espacées que la voie des voitures ordinaires, ce qui diminue de beaucoup la chance de verser. Une caisse de calèche ordinairement et quelquefois de berline, est fixée sur ces longues pièces de bois, qui, par leur longueur, offrent une certaine élasticité ; un siége assez élevé est posé sur le train de devant ; là prennent place le yemtchik, postillon, et le domestique qui vous accompagne. Trois chevaux[15] sont attelés de front au véhicule ; on nomme cet attelage troïka, du mot tri, trois. Celui du milieu est placé entre les brancards maintenus par une solide courroie attachée à l’essieu qui dépasse les moyeux des roues de devant et vient aboutir à la douga, forte pièce de bois en forme ogivale, qui s’élève au-dessus de la tête du cheval et est retenue à son collier et aux brancards par des attaches de cuir serrées de la manière la plus rigide. Du sommet de la douga part un bridon qui sert à soutenir la tête du cheval ; et, pour en compléter la description, il ne faut pas oublier les deux clochettes généralement accordées à la tierce, qui servent à animer les chevaux, et à l’harmonie desquelles le yemtchik n’est certainement pas insensible.

Pour aller vite en Russie, deux choses sont essentielles ; de l’argent et surtout un poderojnaïa (passe-port) de courrier. De l’argent, assez ordinairement on se met en route avec ce nerf de la guerre ; l’autre point est plus difficile à obtenir ; n’en a pas qui veut. Avec un poderojnaïa ordinaire on peut rester quelques heures à chaque poste s’il n’y a pas de chevaux. On attelle longuement, et les chevaux que l’on vous donne sont de bons chevaux de paysans russes, infatigables, mais n’en prenant qu’à leur aise ; quand on a obtenu en moyenne une vitesse de six à huit verstes[16] à l’heure, on doit se trouver très-heureux. Avec un passe-port de courrier, rien de tout cela n’est à craindre ; à la simple vue du bienheureux papier toute la poste est en l’air, chacun prend part à la besogne, les chevaux sont bientôt garnis, et quels chevaux ! pleins de feu, d’ardeur, quelques-uns ne dépareraient pas les équipages les plus élégants, chacun est tenu en main par un garçon d’écurie, le maître de poste fait un profond salut, le yemtchick monte sur son siége, rassemble avec soin les rênes dans sa main, donne le signal, les chevaux sont abandonnés à eux-mêmes, et partent d’un galop désordonné. Ce n’est que peu à peu que le postillon parvient à les maîtriser, mais les laissant cependant toujours dévorer l’espace. Un seul exemple peut donner une idée de leur course : j’ai parcouru, sur un excellent chemin, la montre à la main, vingt-six verstes en cinquante-neuf minutes.

Ce merveilleux Sésame ouvre-toi, cet il bondo kani de papier, je devais en jouir ; la personne que le prince Bariatinsky avait chargée de me ramener à Saint-Pétersbourg en était munie ; aussi me fut-il permis de franchir en huit jours et cinq heures de voyage, les deux mille sept cents verstes qui séparent Tiflis des bords de la Néva.

C’est par une splendide après-midi que je quittai Tiflis. Le ciel avait cette transparence que je n’avais encore vue que dans l’Attique ; chaque détail des hautes collines qui entourent la capitale de la Géorgie était visible jusqu’à la plus grande distance. Les arbres revêtus de leur nouvelle parure, frémissaient joyeusement sous la brise rafraîchie par les hauts sommets chargés de neige du Kasbek que l’on voyait poindre à l’horizon et que je devais bientôt contempler de plus près ; les prairies émaillées de fleurs aux couleurs variées, nous envoyaient les effluves de leurs senteurs embaumées ; nos deux tarantasses volaient avec une vertigineuse rapidité, en soulevant à peine un léger nuage sur la route, grâce à une pluie bienfaisante, une de ces chaudes pluies de printemps, qui, la veille, avec une complaisance dont je lui savais gré, était venue abattre une poussière dont mes yeux avaient été victimes quelques jours auparavant à la fête populaire de Krasnaïa-Gora[17].

J’ai dit deux tarantasses et je dois une explication : outre la personne chargée de me conduire à Saint-Pétersbourg, je devais avoir le plaisir de faire la route jusqu’à Vladi-Kavkas, de l’autre côté de la montagne, avec le comte Nostitz, officier distingué de cavalerie dans la garde impériale et, en outre, photographe enthousiaste ; puis avec le baron Finot, notre excellent consul à Tiflis, qui entreprenait une tournée pour visiter en détail le pays qui relève de son consulat. C’était un chagrinant début de voyage et une bonne fortune qu’une aussi aimable compagnie, dont je fus enchanté de profiter jusqu’au moment ou malheureusement nous dûmes nous séparer.


La vallée de Koura. — Mtskheta : son église. — Doucheti. — Hospitalité.

Les environs de Tiflis sont accidentés ; ce n’est pas encore la montagne, mais des collines élevées entourent la vallée où coule le Koura, le Cyrus des anciens. Ce fleuve qui se jette dans la mer Caspienne, au sud de Bakou, n’est navigable qu’à trois cents verstes au-dessous de la capitale de la Géorgie, néanmoins la quantité d’eau qu’il débite au-dessus de la ville est considérable, surtout à l’époque où nous nous trouvions, alors que la fonte des neiges s’établit dans les hauts sommets ; tel qu’il était alors il roulait ses eaux jaunâtres au milieu des rochers qui parsèment son lit, d’une largeur immense d’abord, puis qui plus haut s’encaisse graduellement jusqu’à l’endroit où il reçoit les eaux de l’Aragvi près de la petite ville de Mtskheta, placée au confluent des deux rivières.

Avant d’y arriver, nous avions rencontré sur la route un Polk[18] de Cosaques du Don changeant de cantonnement. L’uniforme, si rigoureusement maintenu dans les garnisons, n’est en voyage que l’exception, et ceci se comprendra si l’on sait que tout, jusqu’au cheval, est la propriété particulière de chaque Cosaque ; aussi, que de touloupes[19], de bourkas, de vieilles capotes ! Ce que ce spectacle perdait en uniformité militaire, il le regagnait en pittoresque. Chevaux de rechange, chargés de paquets de toute sorte, voitures de bagages, télégas, tarantasses, calèches appartenant aux officiers, formaient une longue ligne entourée d’une escorte, que suivait en bon ordre le reste du régiment, la lance au bras. C’était un admirable sujet de tableau, mais d’ailleurs tout ne l’est-il pas dans ce pittoresque pays du Caucase.

Mtskheta, où nous arrivâmes peu après cette rencontre, jadis d’une grande importance en Géorgie, dont elle fut la capitale jusqu’au sixième siècle, n’est plus maintenant qu’une bourgade, dont peut-être on ne se rappellerait plus la splendeur passée sans sa belle église, sépulture des rois de Géorgie, qui reste encore debout au milieu de l’enceinte carrée crénelée au long de laquelle une longue suite de bâtiments, en partie détruits, servaient jadis de demeure aux patriarches ainsi qu’aux moines de ce monastère révéré.

L’église de Mtskheta. — Dessin de Blanchard.

Je ne puis mieux faire que de citer pour la description de cette église ce qu’en dit l’auteur des Lettres sur le Caucase, M. de Gille, à qui l’on doit recourir toutes les fois que l’on voudra avoir une idée exacte de ce pays, qu’il a parcouru en savant et en artiste.

« L’ancienne cathédrale de Sveti-Tzkhoveli, dont les premiers fondements furent jetés par Miriam, roi Sassanide, qui devint chrétien vers l’an 318, à la voix de sainte Nina, fut détruite de fond en comble. Le roi Alexandre, au commencement du quinzième siècle, reconstruisit l’église sur le plan de l’ancienne. C’est un modèle parfait des églises du style géorgien, avec son dôme, surmonté au lieu d’une coupole, d’une toiture ronde terminée en pointe et ses murailles ornées de figures d’ange volant dans une attitude renversée et de détails architectoniques parmi lesquels se distinguent des moulures en encadrement, des figures d’animaux, et des ceps de vigne. La pierre est une espèce de porphyre vert rougeâtre.

« Les rois de Géorgie y étaient couronnés et ensevelis ; c’était leur Saint-Denis ; ils y reposent sous des pierres funéraires qui parsèment le pavé de l’église. On y distingue des inscriptions à demi effacées[20]. Les tombes des deux derniers rois de Géorgie, Héraclius et George, sont des deux côtés de l’iconastase. Elles ont été restaurées sous le règne de l’empereur Alexandre Ier.

« Le vrai souterrain de l’église est dans une chapelle que l’on me montra à droite de la grande entrée sur le lieu de la sépulture de la sœur du centurion Longin[21] qui y fut ensevelie avec le fameux khiton.

« Sur la rive gauche de l’Aragvi, au sommet d’une montagne, s’élève l’ancienne église de Djouari-Patiosani (de la croix vénérable)[22], dominant toute la contrée et d’où l’on doit jouir d’une superbe vue ; j’eus le regret de ne pouvoir y arriver faute de temps. Il y a une légende sur ces deux églises. La première aurait été l’œuvre d’un architecte qui serait mort de désespoir en voyant que son élève l’avait surpassé en construisant la seconde. »

Le chemin jusqu’à la petite ville de Doucheti, où nous devions passer la nuit, n’offre rien de remarquable ; la campagne y est seulement plus cultivée que ce que j’avais vu jusqu’alors au Caucase. Sur la gauche à quelque distance de la route, on aperçoit un petit lac de deux verstes environ de circonférence, auquel je n’ai pu apercevoir aucun affluent.

Doucheti est une petite ville avec une place immense et des rues principales d’une largeur considérable, bâtie comme les villes de Géorgie que j’avais vues jusque-là, en briques et en cailloux roulés, par assises alternatives. Là comme à Tiflis on retrouve le toit en terrasse faisant saillie sur la rue et où se passe une partie de la vie domestique des Géorgiens.

Ce n’était pas tout que d’être arrivés, il fallait se loger et souper. L’auberge près de laquelle s’arrêtèrent nos équipages me parut ressembler beaucoup aux doukhans (cabarets, en géorgien) que nous avions rencontrés sur la route, et je fis une assez triste mine, persuadé que nous ne trouverions là qu’un fort mauvais repas et une nuit sans sommeil. Mon compagnon de voyage en jugea ainsi que moi, mais connaissant beaucoup mieux le pays, il se dirigea vers une des rues qui s’ouvraient sur la place, en nous assurant qu’il trouverait moyen de nous loger plus agréablement. Nous le suivîmes et nous entrâmes après lui dans une maison de bonne apparence à laquelle attenait un frais jardin.

Le maître de la maison apparut aussitôt. C’était un homme jeune encore, à la physionomie ouverte, et revêtu de l’uniforme à passepoil vert qui distingue les officiers du corps des voies de communication (ponts et chaussées). Avant qu’aucune demande ne lui fût adressée, il nous déclara avec le sourire le plus aimable que nous étions les bienvenus, que nous serions ses hôtes aussi longtemps que nous voudrions lui faire l’honneur de demeurer chez lui. Je fus charmé de toutes ses paroles aussi bien que de ses attentions, et je regrette sincèrement de ne pas avoir écrit son nom : j’aurais été heureux de pouvoir lui donner ici un témoignage public de ma reconnaissance. Quelques minutes après, le somovar (bouilloire) était apporté, et en attendant le souper, assis au frais sous une vaste tonnelle, nous savourions le délicieux karavanskii-tchaï (thé de caravane), accompagné d’une collection de petits fours à faire pâlir la boulangerie viennoise.

Le souper fut très-confortable, et le reste de l’hospitalité était si bien à l’avenant que le lendemain matin ce fut à onze heures seulement que nous pûmes nous remettre en route.


L’Aragvi. — Une famille géorgienne. — Une légende. — Ananour. — Passanaour.

Le pays devenait de moment en moment plus accidenté. La route suivait presque toujours les bords de l’Aragvi qui bouillonnait à notre droite dans son lit de cailloux. Au bas d’une descente nous rencontrâmes une famille géorgienne en voyage, arrêtée auprès d’une fontaine de l’effet le plus pittoresque. Cette halte formait un charmant sujet de tableau que je me promis bien de ne pas oublier.

Halte d’une famille géorgienne près d’une fontaine. — Dessin de Blanchard.

Sur notre gauche se dressaient de hauts rochers couronnés de distance en distance de tours de garde circulaires, plus étroites en haut qu’en bas. Plus loin je découvris les restes informes d’un château perché ainsi qu’un nid de vautour au sommet d’un pic élevé, et dont l’accès me sembla presque impossible. Il fut témoin vers la fin du siècle passé d’une de ces scènes dont le moyen âge semble avoir eu particulièrement le privilége. Le prince de ***, possesseur de ce château, aperçut sur la route qui passe au pied du rocher, une jeune femme de haute famille voyageant avec son chapelain et quelques serviteurs. Descendant de son repaire et accompagné de nombreux satellites, il enleva la noble voyageuse, et envoya, comme par défi, les vêtements de sa victime aux membres de sa famille. Une vengeance terrible devait être le prix de cette action infâme. Les parents de la jeune princesse réunirent leurs vassaux et vinrent mettre le siége devant le château qui, malgré sa situation presque inaccessible, fut pris. Ses défenseurs furent massacrés, la famille entière du ravisseur fut exterminée, et les murailles témoins du forfait furent démantelées comme pour en noter d’infamie à jamais le souvenir.

Nous allions entrer dans les gorges de l’Aragvi là où les montagnes se resserrant davantage ne laissent qu’un étroit passage entre la rivière et le rocher. Leur entrée est défendue par la forteresse d’Ananour, reste du quinzième siècle, qui domine un village de peu d’importance.

Ainsi que Mtskheta, Ananour se présente sous la forme d’une enceinte quadrangulaire crénelée, flanquée de tours circulaires. Au centre s’élève une église de belles dimensions, et dans un angle on en voit une seconde ; toutes deux sont sous l’invocation de sainte Khitobel. Le village possède également une paroisse. Cette forteresse a d’ailleurs perdu toute son utilité, la route étant maintenant sûre.

La forteresse d’Ananour. — Dessin de Blanchard.

Ananour fut jadis la résidence des Eristaff[23] de l’Aragvi qui étaient au nombre des grands feudataires des rois de Géorgie.

C’est à travers une gorge formée par des montagnes en pente adoucie, couvertes de bois et de taillis, que nous continuâmes notre voyage ; de temps en temps nous rencontrions de petites caravanes de mulets d’une stature peu élevée conduits par des Ossettes. En voyant ces animaux marchant librement en troupeau sur la route, la charge soigneusement équilibrée sur le dos, leurs conducteurs le fusil sur l’épaule, le kindjall au côté, il me semblait parcourir encore les montagnes de la Serrania de Ronda, où la rencontre d’élégants contrebandiers andalous est si fréquente.

Une hospitalité splendide nous attendait à Passanaour où nous arrivâmes à l’heure du dîner. C’était encore chez un officier des voies de communication que nous fûmes reçus ; mais cette fois notre hôte était le colonel chargé en chef de toute cette partie de la route du Caucase. Il me paraissait singulier, au milieu de cette nature sauvage, de retrouver un salon digne de Paris, de prendre mon repas sur une table recouverte de mets délicats et d’un élégant surtout, puis après le dîner d’entendre de la musique qu’on aurait applaudie avec transport à Saint-Pétersbourg ou à Paris ; mais le Caucase est le pays des contrastes.

Je devais m’en apercevoir le soir même.

La vallée étroite où est situé Passanaour est délicieuse ; quant au bourg lui-même, il est de peu d’importance. Ici prenaient fin les pays aimables à voir que nous avions parcourus depuis notre départ de Tiflis. Après deux heures de marche, de course effrénée voulais-je dire, nous traversâmes l’Aragvi et en arrivant à une bourgade nommés Kvicheti nous étions arrivés au pied de la haute montagne que nous devions traverser pour rentrer en Europe.


La montagne. — Station de Kaïchaour. — Le sommet. — La rivière Noire. — La Krestovaïa-Gora. — Caravane d’Ossettes.

Il n’était plus question de courir : un renfort de bœufs fut attelé aux tarantasses qui partirent de ce train dont jadis on promenait les monarques indolents dans Paris. Je pris les devants, monté sur un cheval que m’offrit gracieusement un officier des voies de communication que le prince Bariatinsky avait désigné pour veiller à notre sûreté pendant le trajet dangereux du jour suivant. La nuit était venue ; nuit claire, transparente, fraîche cependant ; le voisinage des pics chargés de glace faisait sentir son influence. Dans chaque mare, les grenouilles en joie faisaient entendre des cris assourdissants ; quelques plaques blanches me révélaient dans l’obscurité la présence des premières neiges ; enfin au bout de deux heures d’une rude montée, des aboiements réitérés m’annoncèrent que je touchais au terme de mon voyage pour cette soirée et que j’étais arrivé à la poste de Kaïchaour, là où commencent véritablement les dangers de la montagne.

Cette station, qui consiste en un bâtiment principal entouré de quelques cabanes, était pauvrement approvisionnée ; mais il y avait peu de temps que nous avions quitté Passanaour, et le sommeil était le seul rafraîchissement que nous eussions à demander pendant cette halte ; des divans entouraient la salle principale, et, au moyen du padouchka (oreiller), dont il est sage de se munir pour voyager en Russie, nous eûmes bien vite improvisé des lits sur lesquels nous nous jetâmes tout habillés pour être plus vite prêts à partir le lendemain avant l’aube du jour.

Car c’est avant le lever du soleil que l’on doit s’engager dans le redoutable passage que nous avions à franchir. Il ne faut pas attendre que la neige gelée par le frais de la nuit ait encore subi l’influence de la chaleur des rayons du soleil ; autrement ou est grandement exposé aux avalanches. Du reste, des deux tarantasses, celui du comte Nostitz devait seul nous accompagner, un autre devant nous attendre au revers de la montagne. Nos effets furent attachés sur un téléga, des chevaux de Cosaques du Don de la station de Kaïchaour furent mis à notre disposition, et la petite caravane partit résolument par une nuit froide, les étoiles étincelant au ciel. Devant nous se dressait la route abrupte, et sur notre gauche, malgré l’obscurité de la nuit, une sorte de brouillard blanc se dessinant sur le ciel en formes indécises trahissait le voisinage d’une haute chaîne de montagnes.

À trois verstes environ de la station nous rencontrâmes les premiers champs de neige, neige gelée sur laquelle nos chevaux cosaques, bien ferrés à glace, marchaient résolument, en animaux habitués à de semblables exploits. Peu à peu nous vîmes le jour poindre, le ciel se colora d’une légère teinte lilas qui communiqua cette nuance aux objets qui le reflétaient ; les montagnes devinrent plus distinctes, et je pus enfin contempler le chemin parcouru et une partie de celui qui nous restait à faire.

Nous étions parvenus au point le plus élevé que nous devions atteindre. La route encore large, serpentait à travers d’énormes blocs de rochers, débris du sommet qui se dressait sur notre droite ; à notre gauche, la montagne, que je n’avais fait qu’entrevoir dans l’obscurité, dentelait sur le ciel ses pics aigus ; du même côté, à mille mètres environ au-dessous de nous, l’Aragvi serpentait dans une vallée sauvage ; cette belle rivière que nous suivions depuis Mtskheta porte ici le nom de Tchernaïa-Retchka (rivière Noire). Devant nous se dressait la Gouda Gora qui a changé son nom géorgien en celui de Krestovaïa-Gora (montagne de la Croix, en russe), depuis 1824, année où le gouverneur général du Caucase, le prince Yermoloff, y a fait établir le signe de la rédemption en témoignage de la domination de la sainte Russie[24].

Mais insensiblement la route se rétrécissait ; elle arriva enfin à n’avoir qu’un peu plus de la largeur de la voie ordinaire d’une voiture, et cela à l’endroit où elle est resserrée entre le précipice béant au fond duquel coule l’Aragvi et la pente escarpée de la Krestovaïa-Gora. Sur les pentes abruptes de cette dernière, la neige accumulée, se boursouflant en certains endroits, se crevassait ; deux ou trois avalanches étaient imminentes ; la chaleur du soleil levant devait en déterminer la chute. À la recommandation de nos guides, nous pressions nos montures en observant le plus grand silence ; mais à un des endroits les plus étroits nous rencontrâmes une caravane d’Ossettes, conduisant une troupe nombreuse de mulets chargés ; qu’eût-ce été si nous avions rencontré une voiture ? Arrêter le troupeau, se ranger du côté du gouffre et nous laisser le passage libre, fut l’affaire d’un moment pour ces montagnards intelligents ; mais j’ignore comment ils se seront arrangés avec les voitures qui nous suivaient.

Après avoir parcouru quatre verstes environ sur cette dangereuse corniche, nous arrivâmes au pied du mamelon que domine la croix qui a donné son nom à ce passage. Ici la route s’élargissait ; devant nous s’ouvrait une vallée dans laquelle on pouvait contempler les traces encore fraîches de plus de quarante avalanches ; deux étaient tombées la veille, et une pierre énorme, entraînée par leur chute, obstruait le passage que nous devions suivre. Le tarantasse et le téléga, que nous apercevions au fond de la vallée, semblaient des points noirs ; je pus cependant distinguer la singularité de leur attelage. Une paire de bœufs guidait le timon, et quatre paires des mêmes animaux, attachés par derrière avec de longues cordes, servaient comme d’ancres de retenue ; la charrue était attelée devant les bœufs. En cet endroit, nous troublâmes le repas de quelques loups qui se régalaient de la chair toute fraîche d’un mulet que les Ossettes, qui nous avaient croisés sur la corniche, avaient été forcés d’abandonner une demi-heure auparavant. À l’exception des os, il ne restait déjà presque plus rien.


La Tchortovaïa-Dolina. — Une avalanche. — Kobi. — Sion et Orsete. Le défilé du Darial. — Lars. — Vladi-Kavkas.

La vallée neigeuse dans laquelle nous allions nous engager porte le nom essentiellement romantique de Tchortovaïa-Dolina (vallée du diable). Lermontoff, cependant, assure que ce nom ne vient pas de tchort, diable, mais bien de tcherta, ligne ; car là était jadis la ligne de démarcation de la Géorgie. Tout en m’inclinant devant la raison, je regrette la première version que je trouve en rapport avec la férocité sauvage du lieu.

La Tchortovaïa-Dolina. — Dessin de Blanchard.

C’est à cet endroit qu’au printemps de 1855, le général Bartolomaei, conduisant un convoi de prisonniers turcs, faillit perdre la vie. La nombreuse troupe qu’il conduisait s’était engagée sur un champ de neige lorsque retentit le cri : Une avalanche ! Elle arrivait lentement mais irrésistible, menaçant de tout engloutir ; ceux qui n’étaient pas bien avancés, rétrogradant en toute hâte, se mirent facilement à l’abri ; l’avant-garde était hors de danger ; le général, enveloppé de fourrures, assis dans un traîneau, vit d’un coup d’œil qu’il n’y avait aucune chance de salut pour lui. « Je recommandai mon âme à Dieu, m’a-t-il dit en me racontant cet événement, et j’attendis mon sort. » Englouti par la masse de neige, le traîneau fut précipité jusqu’au fond de la vallée, en décrivant plusieurs tours sur lui-même, et le général fut enseveli sous une épaisseur de deux ou trois sagènes (quatre ou six mètres). Son domestique, échappé au danger, suivait d’un œil éperdu, mais cependant attentif, cette scène de désolation. Sur les indications qu’il donna, les Cosaques de l’escorte survivants au désastre, quelques Ossettes qui se trouvaient par hasard sur les lieux, se mirent en hâte à déblayer le terrain, et au bout de près d’une heure de travail, parvinrent à dégager le patient qui, fort heureusement, n’avait pas été blessé par le traîneau, lequel étant plus lourd, avait été entraîné avec plus de rapidité. La seule chose, m’a dit le général, qui l’ait incommodé dans cet ensevelissement prématuré, c’était la posture gênante dans laquelle il se trouvait, un de ses bras et une de ses jambes étant repliés d’une manière incommode. Quant à la respiration, elle fut à peine gênée vers la fin, et il éprouva plutôt un sentiment de douce chaleur que de froid.

Quatorze hommes perdirent la vie dans cette convulsion de la nature.

Lorsque les Ossettes sont surpris par l’avalanche, ils la précèdent, franchissant à chaque bond un espace énorme, puis lorsqu’elle les atteint, ils courent avec elle, et, grâce à leur agilité et à leur expérience, presque toujours ils échappent au danger.

Après avoir traversé un village ossette, misérable amas de chaumières, tout danger avait cessé ; c’est sur une bonne route que nous mîmes nos montures au galop, et peu après nous arrivions à Kobi, gros bourg situé dans une vallée où je remarquai quelques traces de culture.

Ici, nous éprouvâmes un petit désappointement : par suite d’un malentendu, le tarantasse, qui devait venir nous chercher de Vladi-Kavkas, n’était pas arrivé ; le comte Nostitz, pressé d’arriver, avait pris les devants, et nous dûmes nous contenter de deux télégas pour transporter une assez grande quantité de bagages, trois maîtres et trois domestiques, pendant les quatre-vingts verstes que nous avions à parcourir dans la journée.

Le téléga, voiture russe par excellence, se retrouve dans toutes les parties de l’empire. La base en est la même que celle du tarantasse, quatre ou cinq perches sur deux trains ; mais celles-ci sont plus courtes et, par conséquent, manquent totalement d’élasticité ; puis au lieu d’une caisse de calèche, c’est une simple caisse de charrette, étroite d’en bas, évasée par le haut et maintenue à grand renfort de cordes. C’est dans une voiture de cette espèce, qui se trouve en grand nombre dans toutes les postes, que les feld-jäger (courriers du gouvernement) franchissent d’une traite des distances énormes (dix à douze mille verstes quelquefois), assis sur un siége composé de cordes entrelacées, recouvert d’un dur coussin de cuir rembourré de crin, dans l’impossibilité de s’appuyer sur quelque chose, luttant contre le sommeil pendant tout le voyage, et ne s’arrêtant jamais à aucune station que le temps rigoureusement employé à changer les chevaux.

Les télégas sont chargés, et quant à nous, grimpés sur le bagage, nous nous mettons en route. Devant nous s’ouvrait la vallée du Terek, sur la gauche celle de Baïdar, où coule la rivière du même nom, un des affluents du Terek, spectacle grandiose qui nous préparait à ceux qui, pendant cette journée, allaient se dérouler devant nos yeux.

C’est, comme toujours, à fond de train, que les troïkas nous entraînaient ; descentes, montées abruptes, rien n’arrêtait les nobles animaux ; les yemtchiks ossettes qui nous conduisaient, émules de l’habileté de leurs confrères de Russie, les guidaient avec une adresse merveilleuse. Dans les endroits les plus dangereux, dans les descentes les plus escarpées, au bord des précipices, ils ne ralentissaient pas leur train qui était toujours le galop.

À quelques verstes de la station, la vallée s’élargit, le Terek bouillonne dans un vaste lit parsemé de roches entraînées par ses eaux, mais bientôt il est resserré par deux rochers ; au sommet de chacun d’eux s’élève un ancien fort géorgien ; celui de la rive gauche, presque entièrement détruit, se nomme Orsete ; à ses pieds se trouve un petit village. Le fort de la rive droite, appelé Sion, est en meilleur état et entouré d’une assez grosse bourgade ; à peu de distance s’élève l’église de Tsminda-Giorgi (Saint-Georges), vénérée dans le pays.

Sion et Orsete. — Dessin de Blanchard.

Plus nous avançons, plus le paysage est imposant. Sur notre droite, les montagnes s’escarpent davantage ; à notre gauche, dominant les rochers que baigne le Terek, apparaît le sommet neigeux du géant de cette partie du Caucase, le Kasbek, que nous découvrons enfin en entier, avant d’arriver au village du même nom où se trouve le relais de la poste.

Ici l’on aperçoit dans toute son étendue cette belle montagne, aux contours fortement accusés. En cet endroit le Terek, étroitement escarpé, coule avec rapidité entre deux balmes de rochers ; sa hauteur, au-dessus du niveau de la mer Noire, est de dix-sept cent cinquante mètres environ[25]. Le village, situé sur la rive droite du fleuve, possède une église de construction récente, charmant spécimen du style géorgien combiné avec le bysantin, et de l’effet le plus heureux. En face, sur la rive gauche, le Kasbek opposait la blancheur immaculée de son manteau de neige et de glace sur le bleu intense du ciel. Sa hauteur est de seize mille cinq cent trente-trois pieds anglais (cinq mille cinquante mètres), hauteur un peu plus considérable que celle du Mont-Blanc, qui a quatorze mille sept cents pieds de roi (quatre mille neuf cents mètres)[26]. « Le nom de Kasbek (titre de dignité, Kasibek), a été donné par les Russes à cette montagne qui, après l’Elbrouz, est le pic le plus élevé du Caucase. Son vrai nom, en géorgien, est Mkinvari, signifiant montagne de glace, de kinouli, glace. Les Ossettes le nomment Ourz Khoh (mont Blanc), mot équivalent de Mkinvari, et aussi Tseritsitsoub (pic du Christ)[27]. »

Le titulaire de la dignité de kasibek est un vieillard vert et vigoureux, et dont, suivant l’usage, le nom originaire de famille a disparu et s’est changé en celui de la dignité. Lors du voyage que l’empereur Nicolas fit au Caucase en 1837, interrogé par le souverain pour savoir si son nom venait de la montagne, ou si ses ancêtres le lui avaient donné à elle-même : « Je ne sais pas, répondit le bon vieillard, mais je crois la montagne plus ancienne que ma famille. »

C’est à peu de distance que commence le fameux défilé du Darial (les portes du Caucase, Caucavi Pilae)[28]. De tous les passages de montagne que j’ai traversés jusqu’à présent, celui-ci est de beaucoup le plus imposant ; qu’on se figure deux immenses parois de rochers s’élevant perpendiculairement presque à la limite des neiges éternelles ; au pied, un torrent écumant, furieux, contrarié dans sa course par d’énormes blocs détachés de la montagne voisine ; une route parfois large de dix pieds à peine, largeur que souvent l’on n’a pu obtenir qu’en faisant sauter, en forme de demi-voûte, le rocher de la paroi à pic ; tel est ce tableau. La plume ne peut donner une idée de la sauvage grandeur que présente ce passage, Thermopyles infranchissables et avec lesquelles on est maître de la route militaire qui, de l’Europe, pénètre dans l’Asie.

Le défilé du Darial. — Dessin de Blanchard.

À un détour de la route, avant de nous engager dans l’endroit le plus étroit, nous vîmes accourir un soldat des troupes du génie qui nous faisait signe de nous arrêter. Au même instant, du flanc de la montagne, sur notre droite, retentit une formidable détonation suivie d’un nuage de poussière et de fumée, au milieu duquel apparaissaient d’énormes blocs de pierre, et comme si elles eussent obéi à un signal, une centaine d’autres explosions semblables se firent entendre, répétées mille fois par les échos des rochers. Il me semblait assister à une de ces effrayantes convulsions de la nature, qui, parfois, changent la forme des continents. Nous eûmes bientôt l’explication de ce vacarme causé par les travaux d’une route destinée à remplacer celle où nous nous trouvions en ce moment, qui, parfois, à la suite d’inondations extraordinaires, est entièrement interceptée par les eaux.

À l’extrémité du passage, sur la rive gauche, on peut encore remarquer les restes d’un antique château fort géorgien, et sur la rive droite, la nouvelle forteresse élevée par la Russie pour garder le défilé. Celle-ci se compose d’une enceinte quadrangulaire percée de meurtrières et flanquée de deux tours à grands créneaux. Avec les moyens dont dispose actuellement l’art de la guerre, on peut affirmer qu’il est impossible de forcer ce passage.

Jusqu’à la station de Lars, qui précède de peu celle de Balta, le pays est plus ouvert, quoique dominé des deux côtés de la route, mais les montagnes sont moins élevées et d’une pente plus adoucie. Avant d’arriver à Lars, on traverse le fleuve sur un pont de bois d’une construction hardie et élégante, destiné provisoirement à remplacer un beau pont de porphyre détruit par une formidable inondation, il y a peu d’années. Ces inondations se reproduisent avec une périodicité observée depuis des temps assez reculés, et c’est à peu près tous les sept ans que le fléau afflige le pays.

Lars est la station qui précède Vladi-Kavkas, et où l’on voit encore les restes informes d’un ancien château. À partir de cet endroit, on aperçoit sur la gauche à perte de vue la steppe, verdoyante lors de notre passage ; puis sur la droite, de l’autre côté du fleuve, un paysage charmant que je comparerais au plus délicieux jardin anglais, des groupes de beaux arbres s’élevant sur de vertes pelouses, et des mamelons boisés découpant sur l’horizon leur dôme de feuillage. La route est parfaitement plate, et bientôt, à son extrémité, nous aperçûmes les coupoles vertes des églises de Vladi-Kavkas, dépassant les bouquets de verdure qui entourent la ville.

Vladi-Kavkas (mot à mot, qui commande le Caucase), est une ville toute militaire, mais à laquelle la pacification récente de ce pays va ouvrir une destinée nouvelle. Les Tcherkesses la nomment Terek-Kala[29]. Fondée par Potemkin, elle était destinée à être le quartier général et le centre d’une armée dont le flanc gauche devait s’étendre jusqu’à la mer Caspienne et le flanc droit jusqu’à la mer Noire. Ces deux dernières dénominations ont prévalu, mais depuis que le siége de la puissance russe au Caucase a été transporté à Tiflis, Vladi-Kavkas a perdu une grande partie de son importance. Si l’on considère l’espace qu’elle occupe sur la droite du Terek, elle passerait chez nous pour une grande cité, mais il y a de si vastes promenades, des rues tellement larges, des places si grandes, des maisons si basses, qu’on ne peut la ranger qu’au nombre des villes de quatrième ou cinquième ordre.

À Vladi-Kavkas, je me séparai de notre excellent compagnon de voyage, le baron Finot. C’est à travers la steppe que nous poursuivîmes notre voyage ; verdoyante, couverte de fleurs, elle me rappelait cette belle savane de Tépéyagualco que j’avais parcourue au Mexique, et où nos chevaux enfonçaient dans l’herbe jusqu’au poitrail. Ici, la route, plus fréquentée, était bien tracée. Notre première halte eut lieu dans une stanitza, grand village retranché comme je devais en rencontrer bien d’autres jusqu’à Stavropol, première étape de mon long voyage.

De la mer Noire à la mer Caspienne, une ligne non interrompue de colonies militaires, placées de distance en distance, oppose une digue infranchissable aux populations, alors non soumises, qui habitent le centre de la chaîne caucasienne. Là, tous les hommes sont soldats. C’est une savante organisation que celle de ces Cosaques de la ligne, cavaliers consommés, soldats intrépides, toujours prêts pour l’action. Ce sont eux également qui cultivent les champs qui les nourrissent. Magnifiquement vêtus, splendidement armés, montés sur des chevaux d’une rare beauté, ils excellent dans tous les exercices propres à cette guerre de surprises qui caractérise leur institution. Le colonel commandant la stanitza où nous changions de chevaux voulut avec une rare bienveillance me donner le spectacle d’un de leurs divertissements guerriers, la djiguitovka. Une quarantaine d’hommes montèrent à cheval quelques minutes après l’ordre subit qui fut donné, et tout ce que j’avais admiré dans nos cirques, sur des chevaux dressés ad hoc, dans un manége parfaitement uni, fut exécuté par ces modernes centaures sur une route raboteuse et avec des chevaux parfaitement en liberté ; debout sur leurs montures, ils chargeaient et déchargeaient leurs armes, manœuvraient leur chachka, puis, s’accrochant par le jarret, ramassaient à terre leur papakha ou leur pistolet, et se remettant en selle avec rapidité, ils fournissaient le reste de la course dans un tourbillon de poussière.

La djiguitovka. — Dessin de Blanchard.

Pendant près d’une heure, je pus jouir de ce spectacle émouvant ; mais de nouveaux chevaux étaient mis à notre tarantasse, le moment de continuer notre route était venu. Après avoir serré la main de l’aimable chef de cette stanitza, qui m’avait procuré une si aimable surprise, nous fûmes entraînés de nouveau dans la steppe verdoyante ; la djiguitovka nous accompagnait encore : montés debout sur leurs chevaux sellés, une dizaine de Cosaques, qui devaient nous servir d’escorte, nous accompagnèrent pendant plus de douze verstes en exécutant les tours de voltige les plus hardis, et ce ne fut que sur nos instances réitérées qu’ils consentirent à se mettre en selle.

Le lendemain soir, j’arrivai à Stavropol, en passant par Ekaterinograd et Georgiewsk, et là, je disais un dernier adieu à cette terre du Caucase, où j’avais été accueilli par l’hospitalité la plus bienveillante.

Blanchard.



  1. Voy. sur Tiflis, t. I, p. 321. Ce voyage de M. Blanchard peut être considéré comme faisant suite à celui d’Astrakhan à Tiflis par M. Moynet.
  2. Voy. t. I, p. 309.
  3. Voy. t. I, p. 317.
  4. Saltanat, pompe en turc. — Il y a un proverbe oriental qui dit : « La richesse aux Indes, l’esprit en Europe, la pompe (saltanat) chez les Ottomans. »
  5. Papakha, bonnet de fourrure en forme de turban.
  6. Bechmet, redingote serrée à la taille et portant sur la poitrine une cartouchière de chaque côté ; on la nomme aussi tcherkeska.
  7. Bourka, sorte de manteau velu en tissu très-fort et imperméable.
  8. Pendant la guerre passée, lors de la campagne en Asie de l’armée russe, la princesse Dadiane, veuve du souverain de la Mingrélie et régente, pour son fils, le prince Alexandre Dadiane, a fait lever en masse ses sujets pour les opposer à l’armée turque, et a toujours marché à leur tête pendant toute la campagne. Elle porte le grand cordon de Sainte-Anne de Russie et la médaille militaire de saint-Georges qui ne se donne que pour actions d’éclat à la guerre.
  9. À Tiflis, chaque métier, ou chaque commerce, forme une corporation régie par des syndics. On peut mettre en doute l’utilité de cette organisation en considérant les abus du monopole qu’elle exerce.
  10. L’ordre militaire de Saint-Georges ne se donne que pour faits de guerre bien et dûment prouvés ; les soldats désignent entre eux, après un combat, ceux qui sont les plus méritants. Cette croix, portée au cou, est une grande distinction. Il y a un an, il n’y avait pas de grand cordon de cet ordre ; Radetzky était le dernier qui l’eût obtenu. Jadis on était élevé de droit au rang de chevalier après vingt-cinq ans de service ; mais l’empereur Alexandre II a aboli cet usage.
  11. La ville, ou mieux l’hôtel de ville. Par douma, on entend le bâtiment, et en même temps le golova, maire, et le conseil de ville.
  12. Lycée.
  13. Pipes persanes, espèces de narghilés.
  14. Le carême russe est plus généralement observé que dans l’Église romaine, le maigre est plus austère, l’Église d’Orient ne permettant sous aucun prétexte l’usage des œufs, du beurre, du laitage, ni du poisson. Tout se prépare à l’huile des plantes oléagineuses que produit la Russie, et l’alimentation se compose exclusivement de légumes et surtout de champignons. Pour le thé, on se sert de lait d’amandes.
  15. Quelquefois, à cause du mauvais état de la route, on augmente forcément le nombre des chevaux : mais les trois chevaux de limon restent attelés de la même manière ; habitués qu’ils sont à aller ensemble, peut-être n’en souffriraient-ils pas d’autres à leur côté. Les chevaux en surplus sont attelés deux à deux, et ceux de devant, s’il y en quatre en surplus, sont conduits par un postillon nommé falêtre, qui, à l’envers des nôtres, est monté sur ce qu’ici on nomme le mallier, le cheval de droite.
  16. La verste équivaut à un kilomètre soixante-six mètres.
  17. Espèce de Longchamp qui se tient au sommet d’une haute colline sur la rive gauche du Koura, en face de Tiflis. On y trouve tous les jeux forains et surtout toutes les combinaisons de balançoires, katcheli, divertissement populaire en Russie. Le nom Krasnaïa-Gora (montagne rouge) ne signifie pas que la montagne soit de cette couleur qui implique en russe une idée de beauté ; la traduction serait plutôt belle montagne.
  18. Régiment ; de là Polkovnik, colonel. Il se divise en un certain nombre de sotnias, centaines, de sto, cent.
  19. Touloupe, pelisse de peau de mouton.
  20. Dans son Voyage archéologique en Transcaucasie, M. Brosset a réuni et traduit ce qui reste encore lisible des inscriptions de Mtskheta.
  21. Suivant la légende géorgienne, le centurion Longin reçut dans le partage des vêtements du Sauveur le khiton, la robe sans coutures. Il l’apporta en Géorgie et la donna à sa sœur qui lui reprocha d’avoir assisté à la mort du Christ. Elle mourut de saisissement après s’être enveloppée du khiton. On ne parvint jamais à le lui enlever et elle fut ensevelie avec le saint vêtement.
  22. Le général Bartholomaei a donné les dessins et les inscriptions de la croix vénérable dans ses Lettres numismatiques et archéologiques relatives à la Transcaucasie.
  23. Eristaff veut dire en géorgien tête de peuple. Il y a encore en Géorgie une famille princière du nom d’Eristaff ; le titre est devenu le nom.
  24. En parlant de leur pays, les Russes disent souvent la sainte Russie, comme ils disent également Moskva Matouchka, Maman ou la mère Moscou.
  25. Nous empruntons ces chiffres au consciencieux ouvrage : Lettres sur le Caucase.
  26. Lettres sur le Caucase.
  27. Lettres sur le Caucase.
  28. Dariol, suivant Klaproth, qui donne l’étymologie du nom en tatare : Dar, étroit, resserré ; iol, route. Cette forteresse aurait été élevée par Mirvan ou Mirman, troisième roi de Géorgie, 167-312 ans avant J.-C., pour opposer une barrière aux incursions des Khazares, maîtres du nord du Caucase.

    L’étymologie est plus probable si on la cherche dans Dar-i-alan, en arabe Bab-al-san, que les Géorgiens ont rendu par Darialan, qui n’a pas de signification dans leur langue et n’est que la transcription des mots persans. (Lettres sur le Caucase).

  29. Lettres sur le Caucasse.