Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 1 (p. 353-368).
Deuxième livraison


VOYAGE DE M. MÖLLHAUSEN.


DU MISSISSIPI AUX CÔTES DE L’OCÉAN PACIFIQUE.[1]


1853-1854.


Discours du lieutenant Whipple aux Kioways. — Mœurs des Kioways. — Un camp abandonné. — Les Indiens Pueblos. — La Shady-Creek. — Le Llano-Estacado. — La Rocky-dell-Creek. — Hiéroglyphes. — Frontière occidentale du Texas. — Le Cerro de Tucumcari. — Le Gallinas. — immense troupeau de brebis. — Bal à Anton-Chico.


Les Indiens, voyant qu’il n’y avait pas moyen de piller les voyageurs, espéraient au moins en obtenir quelques présents par leurs flatteries ou leurs importunités.

Ku-tat-su (le Cheval-Rouge) et trois de ses compagnons se présentèrent devant la tente du lieutenant. C’étaient des hommes grands et vigoureux, d’un âge avancé, parés et tatoués. Le chef portait une coiffure de plumes d’aigle ; les autres leur simple chevelure noire, avec la tresse à scalper (skalp-locke), à laquelle pendait un chapelet de disques d’étain. Dans les peintures qui leur couvraient la figure et le haut du corps, la couleur jaune dominait ; leurs bras, leur cou et leurs oreilles étaient ornés d’anneaux en cuivre jaune ; c’est ainsi qu’ils entrèrent dans la tente. On fit circuler la pipe, puis le lieutenant Whipple adressa le discours suivant à ses hôtes par le moyen de son interprète :

« C’est notre Grand-Aïeul (le président des États-Unis) qui nous envoie ; il nous a dit de voyager loin, bien loin vers le couchant, de pousser jusqu’aux Grandes-Eaux et de visiter tous ses enfants rouges ; il nous a dit de traverser le territoire des Kioways, et de fumer avec eux le calumet de l’amitié, afin de nous convaincre si les Kioways sont en effet les amis et les frères des Américains ; s’ils n’égorgent pas les voyageurs, s’ils ne volent pas les chevaux, et, dans ce cas, nous devons leur faire des présents ; mais si la tribu des Kioways agit méchamment et traîtreusement, alors le Grand-Aïeul de Washington enverra autant de soldats que les Kioways ont de chevaux, et, de plus, bon nombre de gros fusils, des canons, et anéantira la nation jusqu’au dernier individu. »

Cette harangue n’était guère cérémonieuse, mais elle était très-appropriée au caractère des Kioways, qui, depuis longues années, étaient connus comme les Indiens les plus perfides de la prairie, ayant maintes fois surpris et pillé des fermes isolées, massacré les hommes de la façon la plus barbare, et entraîné les femmes et les enfants en captivité. En outre, le commandant avait été informé par quatre Mexicains venus là pour faire des échanges, que deux de leurs compatriotes étaient retenus prisonniers par cette poignée d’indiens ; il voulait donc en imposer aux sauvages pour obtenir plus facilement la délivrance des captifs. C’était un jeune homme et une femme qui avaient été enlevés dans leur enfance, et depuis lors avaient constamment vécu au milieu de leurs ravisseurs. Le jeune homme était devenu un véritable Indien ; les boucles de sa chevelure noire pouvaient seules révéler son origine espagnole ; il avait presque oublié sa langue maternelle ; il en savait pourtant encore assez pour dire qu’il n’était nullement disposé à changer de condition. La femme, au contraire, exprima franchement le désir de retourner dans sa patrie. Mais elle était la femme de Ku-tat-su et la mère d’un jeune chef ; dans cet état de choses, il était présumable que toutes les tentatives pour délivrer les deux prisonniers, ou seulement la femme, seraient infructueuses ; néanmoins le lieutenant Whipple aborda ce sujet. Au discours du commandant, le chef répondit de la manière suivante : « Ces paroles sont bonnes et pleines de clarté ; mais le Grand-Aïeul n’aime pas ses enfants rouges, sans quoi il eût dit a ceux qui traversent notre village : « Donnez d’abord des présents aux Kioways ; ensuite vous vous expliquerez avec eux. »

Cette manière de voir n’était pas celle de M. Whipple, qui voulait parlementer d’abord et faire des cadeaux ensuite ; cependant, pour montrer dans quelles dispositions amicales il était venu, sur-le-champ il fit distribuer quelques menus objets, tels que perles de verre, teinture rouge, couvertures, couteaux et tabac, puis on continua l’entretien. Les Kioways se déclarèrent comme toujours les amis et les frères des Américains, mais en eux-mêmes ils regrettaient sans doute que la troupe fût trop forte pour qu’il y eût possibilité de la piller et de la scalper. Quant à l’idée de délivrer les prisonniers, ils la repoussèrent sans hésiter ; le vieux chef, malgré les plus brillantes promesses, ne voulut pas se décider à laisser aller sa femme et son enfant, la mère refusant de partir sans ce dernier. Les pourparlers étaient ainsi terminés. En signe de réjouissance, le commandant, au nom du Grand-Aïeul de Washington, accorda aux habitants du village une vache qui, sur-le-champ, fut tuée, dépecée, coupée en morceaux et dévorée avec gloutonnerie par la horde sauvage. Les Peaux-Rouges et les visages pâles fraternisèrent dans les deux camps et firent des échanges ; des boutons, des boucles, des pièces de monnaie, etc., furent troqués contre des peaux de buffle et des mocassins brodés. Mais au coucher du soleil, les hôtes furent invités à rentrer, pour plus de sûreté, dans leur campement respectif.

Dans leur extérieur, leurs mœurs et leurs usages, les Kioways se distinguent peu des Comanches, qui sont leurs voisins immédiats, et, de plus, exploitent les mêmes territoires de chasse. Et pourtant, on ne remarque aucune analogie dans les langages de ces deux tribus ; il leur faut des interprètes pour s’entendre, quand ils n’ont pas recours à l’idiome des Indiens Kaddos, peuplade qui habite plus au sud, ou bien à la langue commune des prairies. Le dialecte des Kaddos est compris par les Kioways et les Comanches assez pour converser ensemble. Quant au langage des prairies, il est composé de signes qui permettent à tous les Indiens de s’entendre entre eux, et aux blancs de s’entendre avec les Indiens pour les transactions commerciales. Les Kioways, ainsi que les Comanches, ont des lois politiques et sociales semblables à celles de l’ancien monde. Ils sont régis par un chef dont la dignité se transmet héréditairement, tant que son gouvernement plaît à la tribu. Il dirige la guerre et préside les conseils ; mais il est, sans autre forme de procès, dépouillé de son pouvoir, dès qu’il se déshonore par quelque lâcheté ou par sa mauvaise administration ; un guerrier plus capable est alors élu à sa place. Les lois sont conformes à ces usages et dépendent de la majorité ; l’exécution en est confiée à des chefs inférieurs, consciencieux et sévères.

Leurs idées sur la propriété sont particulières ; le vol est regardé chez eux comme un acte honorable et glorieux. On imaginerait difficilement de plus grands pillards que ces sauvages. En vain voudrait-on les punir de leurs brigandages continuels ; habitués dès leur enfance au maniement des armes et à l’exercice du cheval ; n’ayant ni demeures ni villages fixes, il leur coûte peu de décamper subitement avec leurs familles et leurs effets d’un bout de la prairie à l’autre. Le nombre et l’agilité de leurs chevaux leur permettent d’emporter tout au loin avec eux ; la connaissance des localités et des sources leur est d’une grande utilité dans ces migrations, et ils échappent facilement à toutes les poursuites. La guerre pour eux n’aurait pas autant d’inconvénients que pour d’autres tribus qui n’émigrent jamais ; il serait en outre superflu de vouloir leur couper les vivres ; car, avec leurs nombreux troupeaux de chevaux et de mulets, ils auraient de quoi se nourrir pendant longtemps ; ils savent qu’on ne peut les atteindre, et c’est ce qui les rend si hardis et si dangereux.

Tous les Indiens sont superstitieux ; ainsi des Kioways. Ils croient aux songes, portent des sacs magiques, des amulettes et cherchent à se concilier la faveur des esprits invisibles par des sacrifices, des danses et de la musique. Ils reconnaissent l’existence et le pouvoir d’un être surnaturel qui conduit et dirige tout ; et de même que les Comanches, ils l’adorent dans le soleil. Ils croient aussi à l’immortalité de l’âme mais avec l’idée que la vie future sera l’image fidèle de l’existence terrestre, d’où vient qu’ils enterrent toujours avec le défunt ses armes de chasse et de guerre, afin qu’il paraisse avec honneur dans les champs des bienheureux. Jusqu’à ce jour, aucune tentative n’a été faite pour perfectionner l’éducation morale et intellectuelle de cette tribu, et pour l’initier à la civilisation et au christianisme. Les pieux Américains regardent avec indifférence les païens qui sont à leur porte, et c’est en d’autres pays, sous d’autres cieux, qu’ils envoient leurs missionnaires faire de la propagande. Quand les habitants des prairies auront été corrompus et entièrement détruits par la civilisation que lui apporte une race avide, alors seulement la foi chrétienne trouvera le chemin des wigwams déserts, et bâtira des chapelles et des églises sur les tombeaux des malheureux Indiens.


Ce temps est encore éloigné ; avant que cette prophétie se réalise, les Indiens parcourront bien des fois la prairie, faisant paître leurs troupeaux l’été, et, en automne, poursuivant les buffles qui émigrent vers le nord. C’est ainsi que nos voyageurs trouvèrent sur les bords de la Shady-Creek les restes d’un campement d’été que les Comanches venaient d’abandonner (voy. p. 349). C’était un gracieux tableau champêtre auquel la beauté du paysage prêtait un charme particulier. Figurez-vous une centaine de berceaux composés de branches vertes, qui s’entrelaçaient au sommet, de manière à former une voûte de feuillage, dont les arceaux n’étaient pourtant pas assez larges pour permettre de s’y tenir debout : on n’y pouvait être qu’assis ou couché. Devant chaque berceau, l’amas des cendres indiquait la place où avait été la cuisine. Une cabane plus petite que ces bosquets, avec un foyer à l’entrée, s’élevait sur les bords de la rivière. Quelle pouvait être la destination de cette hutte isolée ? C’était la salle des bains de vapeur. Dans presque toutes leurs maladies, les Indiens emploient ce remède. L’étroit espace est hermétiquement fermé avec des peaux de bêtes ; deux tas de pierres rougies au feu sont dressés dans le milieu, et aspergés d’eau, qui se transforme en une vapeur bouillante ; le patient ne tarde pas à être inondé de sueur ; dans cet état, il sort souvent de sa prison pour se jeter la tête la première, à la mode russe, dans l’eau froide. Ce traitement violent, renouvelé plusieurs fois, selon la constitution du sujet, réussit à ce qu’il paraît. D’ailleurs, il y a là un médecin-sorcier qui fait des conjurations pendant le bain. Des jeunes gens bien portants, avant de se faire recevoir guerriers, et des hommes faits, avant de partir pour une expédition, prennent aussi de ces bains de vapeur.

La nuit était splendide, la lune brillante, l’air tranquille, troublé seulement par le lointain hurlement de quelques loups de prairie. Que firent les voyageurs ? Le croira-t-on ? Ils organisèrent un fandango dans la plaine, prélude de ceux qu’ils devaient exécuter bientôt au Nouveau-Mexique, pays où l’on danse au moins autant qu’au Mexique même. Des Mexicains et des Indiens Pueblos s’étaient joints à la caravane. Les Pueblos (du mot espagnol Pueblo, village, ville), sont les indigènes qui habitent ensemble dans des lieux sédentaires ; les Américains leur ont donné ce nom par opposition aux Indiens nomades des prairies.

Les Pueblos sont une race paisible, affable et hospitalière pour les étrangers. Ils se livrent à l’agriculture, au jardinage, et vont acheter chez les tribus les plus sauvages des pelleteries et des fourrures qu’ils offrent ensuite aux blancs. Aussi rencontre-t-on fréquemment leurs caravanes, avec des mulets et des ânes chargés, quand on approche des frontières du Nouveau-Mexique. Ils savent presque tous la langue espagnole, étant en relations continuelles avec les Mexicains, auxquels ils ont emprunté beaucoup de leurs usages. Leurs villes sont florissantes et peuplées ; mais cette race n’est plus rien auprès de ce qu’elle était autrefois ; on peut suivre ses traces dans les ruines qu’elle a laissées depuis le Rio Grande jusqu’au grand Colorado de l’ouest.

Américains, Pueblos et descendants des Espagnols se mirent donc à danser au son d’un violon qui jouait le Yankee Doodle, Hail Columbia, et les airs des nègres. Singulier spectacle que celui de ces danseurs, armés de pied en cap et vêtus de costumes qui attestaient de nombreuses fatigues ! Ici, deux Américains enlacés tournaient sur eux-mêmes, en bondissant ; là, un Mexicain valsait avec un Pueblo ; plus loin, des fils du Kentucky exécutaient le Yankee Doodle, ou bien un quadrille. Deux Irlandais de l’infanterie américaine sautaient en chantant Our Ireland for ever, tandis que la sentinelle murmurait mélancoliquement : J’aime à revoir ma Normandie.

Les relations des Mexicains et des indigènes ne sont pas toujours aussi amicales ; par suite de luttes continuelles, beaucoup de Mexicains sont tombés au pouvoir des Indiens, et, d’un autre côté, bien des Indiens sont devenus les serfs des Mexicains, avec cette différence que les Indiens se procurent des prisonniers les armes à la main, tandis que les autres acquièrent, par échange, les esclaves faits sur d’autres tribus, afin de les employer aux travaux de la terre ; il est vrai qu’ils les rendent à leur tribu respective, moyennant échange, dès que ceux-ci sont devenus incapables de travailler.

Dans le nombre, les Mexicains achètent parfois leurs propres compatriotes, qui ne s’en trouvent pas mieux pour cela, car ils sont les serfs ou péons de leurs nouveaux maîtres, lesquels s’en défont, à l’occasion, au profit de leurs voisins ou de propriétaires dans les autres provinces. Ce commerce honteux est encore plus condamnable quand il s’exerce sur les femmes. Chemin faisant, le lieutenant Whipple raconta la longue histoire d’une jeune Mexicaine, que l’on peut lire dans le Personal narrative de M. Bartlett. Elle avait été enlevée, à l’âge de quinze ans, par des Indiens Piñol. Les Piñol ou Piñolénos errent sur les territoires qui s’étendent entre la Sierra-Piñol et la Sierra-Blanca, deux chaînes qui avoisinent le cours supérieur du San-Francisco. Ils ne sont plus aujourd’hui qu’au nombre de cinq cents, n’ayant d’autre nourriture que la racine de l’agave mexicaine, dont ils font une espèce de pain, et d’autres ressources que le pillage. Comme les Mexicains leur achètent avantageusement leurs esclaves, ils ne songent qu’à faire des prisonniers.

Dans les environs de la rivière Shady-Creek, la végétation change. Pour la première fois, on aperçoit l’opuntia arborescens (de la famille des cactus) dans tout son éclat. C’est un arbre nain, dont le tronc court se partage en branches qui forment une espèce de couronne et portent, outre de nombreuses épines, des tubercules jaunes. On n’était plus dans la vallée du Canadian et on se rapprochait peu à peu de l’extrémité orientale du Llano-Estacado.

Le 16 septembre, on campa au pied de ce haut plateau, dans le voisinage d’une source et de vignes naturelles chargées de magnifiques grappes de raisin. Depuis son départ du fort Smith, l’expédition avait fait 564 milles, presque en ligne droite, à travers des prairies unies et des prairies onduleuses. Insensiblement, les voyageurs s’étaient élevés à une hauteur considérable. Le fort Smith est à 153m, 32 au-dessus du niveau de la mer ; ensuite vient le deuxième point élevé, les Antelope-Hills, ou collines limitrophes du Texas, qui sont à 700 mètres ; au pied du haut plateau, on est déjà à une hauteur de 1426 mètres. Le Llano-Estacado, qui s’étend sur 4 degrés de longitude et autant de latitude, atteint là son point culminant 1569 mètres.

Le Llano-Estacado est un large et haut plateau, dont le nom vient des nombreux poteaux que les trafiquants mexicains avaient fichés en terre de distance en distance pour indiquer la route aux voyageurs qui, sans cela, n’auraient eu rien pour se guider dans cette vaste solitude. On n’en connaît encore qu’une bien faible portion, car les voyageurs ne s’y hasardent pas volontiers, à cause du manque d’eau et de bois ; d’ailleurs, l’ascension en est pénible, et si on se résout a le couper en diagonale, c’est pour éviter de longs détours. Le sol en est sablonneux, et des couches horizontales de grès ronge et de grès blanc s’y étendent d’une extrémité à l’autre.

L’espace que l’expédition avait à parcourir sur le Llano était de 27 milles, c’est-à-dire me forte journée de marche. Le lever du soleil sur ce haut plateau ressemble au lever du soleil sur l’Océan. En effet, le Llano rappelle la mer, mais c’est la mer Morte. Après une courte halte à la rivière Encampment-Creek, qui était à sec, on se dirigea vers la Rocky-dell-Creek, à l’extrémité du plateau. « Si, pendant le jour, la prairie immense et unie rappelle l’Océan, il faut peu d’imagination, quand la nuit vient, pour se croire sur le bord de la mer ou sur l’une de ces petites îles dont est parsemée la vaste surface de l’Océan. » Le Llano est complétement aride ; la Rocky-dell-Creek avait aussi peu d’eau que l’Encampment-Creek ; mais de profonds bassins, creusés dans le rocher, étaient remplis d’un liquide abondant et de poissons de toute espèce.

« D’énormes quartiers de roches, suspendus les uns au-dessus des autres d’une façon pittoresque, formaient des cavernes et des grottes assez grandes pour abriter une vingtaine de personnes. Les fentes de ces grottes paraissaient être le repaire de serpents ; nos gens en prirent quelques-uns d’une grandeur extraordinaire. Les roches surplombantes étaient tapissées de petits nids d’hirondelles ; on essaya d’en détacher plusieurs pour les ajouter à la collection d’histoire naturelle ; mais malgré toutes les précautions, on ne put en avoir un seul intact ; ils adhéraient trop fortement aux parois. Une des plus grandes cavernes attira l’attention, à cause des figures taillées dans la pierre à l’aide d’instruments en fer et avec des pointes de flèches. Des Indiens et des Mexicains pouvaient bien en avoir sculpté quelques-unes pour plaisanter ; mais la plupart provenaient du caractère superstitieux des Indiens Pueblos.

Hiéroglyphes indiens dans une caverne près de la Rocky-dell-Creek. — D’après les Reports of explorations.

« Ce qui frappait d’abord les yeux, c’était l’image fantastique d’un grand animal, mi-parti dragon, mi-parti serpent à sonnettes, avec des pieds d’homme. Il occupait la moitié de la longueur de la caverne ; ce devait être une divinité des descendants des Aztèques ; et, en effet, deux Indiens nous l’expliquèrent de la manière suivante : Le pouvoir sur les mers, les lacs et les fleuves, et même sur la pluie, est confié à un grand serpent à sonnettes, aussi gros que plusieurs hommes réunis, et plus grand que tous les serpents du monde ; il se meut en demi cercle et est terrible pour les méchants ; c’est à lui que les Indiens s’adressent pour obtenir de la pluie. Deux figures d’hommes informes, à cheveux rouges, nous furent expliquées comme les portraits de Montézuma, dont les Indiens Pueblos, bien qu’ils se disent chrétiens, attendent toujours patiemment la résurrection. Parmi les peintures, on voyait aussi l’image du soleil, symbole de la plus haute puissance. Il y avait encore des représentations de divers animaux du pays, des Indiens et de leurs cabanes. »

En traversant la Rocky-del-Creek, les voyageurs franchissaient la frontière occidentale du Texas, dont ils avaient parcouru toute la largeur, depuis les Antelope-Hills, c’est-à-dire une étendue de 185 milles.

Tant que le Llano-Estacado indiqua la route, ou depuis la Rocky-dell-Creek jusqu’à la Fossil-Creek (étendue de 45 milles), le paysage fut le même ; seulement le chemin portait les traces du commerce important qui a lieu, par cette voie, en certaines saisons, entre les habitants du Nouveau-Mexique et les Indiens, et qui existe peut-être depuis des siècles. Le Cerro de Tucumcari vint faire diversion au tableau. « Cette montagne présente un aspect imposant. Elle s’élève comme une forteresse redoutable à 200 mètres au-dessus de la plaine. Sa circonférence, à sa base, peut être de 4 milles ; et comme les flancs en sont escarpés et presque perpendiculaires, sa circonférence, au sommet, n’est pas moindre. L’épaisse couche de grès blanc, dont la surface de la montagne est revêtue et qui apparait çà et là, est, en grande partie, percée d’entailles régulières, disposées perpendiculairement (c’est l’eau qui, en filtrant, les a creusées par la suite des temps), en sorte que la montagne ressemble à une forteresse imprenable, avec des murs et des remparts munis de longues rangées de meurtrières. Partout où il y a un peu de terre pour nourrir des racines, des cèdres sortent du sol infertile, mais rabougris et peu élevés. Tel est le Tucumcari. Certes, il ne soutiendrait pas la comparaison avec les rives pittoresques de l’Hudson ou les hauts sommets des monts Alleghany ; mais ici, dans la plaine nue, sa vue réjouit l’œil… »

Quand on passe le Tucumcari vers midi, on atteint le soir la rivière du même nom, Tucumcari-Creek, qui ne sort pas, ainsi qu’on le croirait, de cette montagne, mais de hauteurs situées plus à l’ouest. Il y avait alors (23 septembre) 650 milles parcourus depuis le fort Smith. On aperçoit encore le Tucumcari du haut du Pyramid-Rock, que les voyageurs gravirent. Cette montagne attire l’attention à cause des nuances diverses de son terrain et de ses roches, dont les teintes rouges, jaunes, bleues et blanches contrastent avec le vert sombre des cèdres, qui sont disséminés jusqu’au sommet, et là, dépassés par de grands blocs calcaires, siliceux, très-solides et de couleur blanche ; le banc sur lequel ils reposent est formé d’écailles d’huîtres fossiles appartenant à la formation jurassique.

On se trouva bientôt sur la ligne de partage (dividing-ridge), entre les eaux du Pecos et celles du Canadian, à 1850 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le Canadian avait jusqu’ici servi de fil conducteur aux ingénieurs de la troupe ; ceux-ci avaient maintenant à étudier, à mesurer, à lever topographiquement un terrain plus difficile. La différence de hauteur entre le fort Smith et le point que nous venons d’indiquer était de 1666m,66 ; mais l’élévation du terrain était répartie sur une étendue de 700 milles, et, de plus, si peu sensible (à part le Llano), qu’on n’y voyait aucune difficulté pour l’établissement d’un chemin de fer. Mais on n’était pas encore parvenu au lieu de destination, Albuquerque, sur le Rio-Grande ; et dans ce court espace (150 milles), il fallait monter jusqu’à la ligne de partage, entre le Pecos et le Rio-Grande (hauteur 2333m,34) ; c’est l’altitude moyenne, au-dessus du niveau de la mer, du haut plateau ou bassin, à l’est des montagnes Rocheuses ; puis on avait à redescendre jusqu’au Rio-Grande dont le niveau, à Isleta, ou bien à Albuquerque (points de transition), est de 666m,67 plus bas que la ligne de partage dont nous venons de parler, et par conséquent élevé de 1538 mètres au-dessus du niveau de la mer.

L’inégalité de terrain est surtout frappante dans la vallée de la rivière de Gallinas, qu’on atteignit le 25 septembre. La Gallinas prend sa source non loin de celle du Pecos, un peu à l’E. de la montagne de Santa-Fé. De loin, elle ne produit aucun effet, à cause de ses rives basses et nues, mais, en s’approchant, on voit que sa largeur est de 6m,67 a 16m,67 et que ses ondes sont très-rapides, mais on y regrette l’absence de végétation.

Tout à coup le son des clochettes se fit entendre, et des milliers de bêlements emplirent l’air. C’était un immense troupeau de 5000 à 6000 brebis ou moutons qui paissaient dans un bas-fond, conduits par un jeune Mexicain dont les cheveux noirs pendaient en désordre sur un visage bruni et dont les membres nus étaient couverts de callosités. Son vêtement de couleur sombre, déchiré, annonçait la plus grande misère. Ces bergers abandonnent leur triste demeure (souvent même cette demeure n’est que la véranda de la première maison venue), munis seulement d’un petit sac de farine de maïs moulu ; et ils suivent ainsi, pendant des semaines et des mois, leur nombreux troupeau sans autre compagnie qu’un chien ou quelque bête favorite, qui leur est parfois ravie par les Indiens ; car ils ne doivent pas compter sur la société de leurs camarades ; il leur est interdit de s’approcher des autres bergers, dans la crainte de mêler les animaux.

Ce troupeau annonçait le voisinage d’un établissement. La caravane ne tarda pas à atteindre Anton-Chico, colonie déjà ancienne, qui n’a pas plus de 300 habitants, en grande partie éleveurs de bétail ou bergers. Sa position d’ailleurs n’est pas avantageuse, et ne lui permet pas d’avoir part au commerce qui se dirige sur Santa-Fé, la ville marchande de l’ouest ; en outre la nature ne l’a pas favorisée. Les maisons, bâties de pierres non passées au feu (adobes), en forme de grands carrés, n’ont ni grâce à l’extérieur ni comfort à l’intérieur ; les murailles au dehors sont tapissées de poivre rouge, dont les Mexicains sont très-friands. L’église est construite dans le même style que les habitations particulières, et avoisine la salle de bal ou de fandango. Nous ne savons si les voyageurs visitèrent le premier de ces monuments ; mais ils assistèrent, dans le second, à un bal donné en leur honneur. Fête curieuse en vérité, à cause du costume et de la tournure des danseurs. « Il avait été défendu d’apporter des armes ; mais les plis des vêtements recélaient par-ci par-là le manche brun d’un revolver ou la pointe acérée d’un couteau. » Les señoritas roulaient dans leurs doigts des cigarettes qu’elles présentaient aux Américains ou qu’elles fumaient elles-mêmes.


Les voyageurs se séparent en deux troupes. — Santo-Domingo. — Costumes. — Habitations. — L’église. — Bande de pillards blancs. — Un procès sommaire.

Ici la troupe se sépara (29 septembre) en deux corps d’expédition, qui devaient se rejoindre à Albuquerque ; celui du lieutenant Whipple (dont faisait partie M. Möllhausen) traversa la vallée pittoresque de Cuesta, à une hauteur de 166m,67 au-dessus du niveau du Pecos ; le défilé de Cañon-Blanco (2233m,34 au-dessus du niveau de la mer) ; le village de Galisteo, dans le voisinage duquel sont quelques volcans éteints ; et, enfin, l’établissement plus important de Santo-Domingo.

Rochers sur la route de Santo-Domingo (Nouveau-Mexique). — Dessin de Lancelot d’après M. Möllhausen.

Santo-Domingo est une ancienne colonie des Indiens Pueblos. Par la forme et la nature de leur construction, les maisons y ont l’air de ruines. On se croirait aux Gasas-Grandes, sur le Gila, ou au milieu des ruines situées plus loin au sud à Mexico.

Les différents étages s’élèvent en terrasse les uns sur les autres. Sur le toit du premier étage s’élève le second, beaucoup plus petit, et disposé de telle sorte que devant il y a de l’espace pour une petite cour. Et, comme les maisons de la ville sont serrées les unes contre les autres, on a des rues suspendues qui conduisent de portes en portes aux deuxième et troisième étages, et établissent ainsi entre les habitants une communication nécessaire.

« Il n’y a d’ouvertures que dans les étages supérieurs ; pour y parvenir de la rue, on se sert d’échelles qui sont retirées dès que la sécurité l’exige. Dans le plafond du premier étage est pratiqué un orifice pour descendre au rez-de-chaussée ; d’autres échelles mènent de la plate forme du premier sur le toit du second et dans les chambres du troisième.

« Le rez-de-chaussée paraît être exclusivement réservé à garder des provisions ; mais les étages supérieurs sont habités par les propriétaires, qui s’y arrangent de leur mieux. Ils reçoivent le jour par des ouvertures carrées qui, pour éloigner les orages et le froid, sont fermées de carreaux transparents de gypse cristallisé.

« Quand nous arrivâmes, on remarquait peu d’animation dans les rues ; mais presque toute la population s’était rassemblée devant les portes. Elle est la Santo-Domingo de 800 âmes ; et, comme la population mâle sait la langue espagnole, il ne fut pas difficile de s’entretenir avec ceux qui entraient dans notre campement.

« C’étaient des hommes bien bâtis, dont les traits, malgré leur type indien, avait quelque chose d’agréable. Les deux sexes portaient les cheveux longs, ouverts brusquement sur le front, au-dessus des sourcils ; les hommes avaient en outre une queue courte et épaisse, nouée par un ruban rouge. Les costumes étaient variés ; les uns avaient des jaquettes de chasse en cuir d’une teinte brun clair, ornées de franges et de broderies, qui allaient à merveille avec leur habit de dessous, également teint et bordé, à la mode mexicaine, de boutons jaunes et blancs. Les autres n’avaient qu’une couverture à raies jetée autour des épaules ; d’autres étaient simplement vêtus d’une chemise de coton. Les femmes portaient autour des reins un jupon de couleur sombre, qui descendait jusqu’aux pieds ; le haut du corps était enveloppé d’une couverture légère, qu’elles ramenaient par-dessus la tête ou qu’elles attachaient d’une façon pittoresque autour des reins et des épaules. Hommes et femmes avaient aux pieds des mocassins, parfois richement brodés. »

Types d’habitants de Santo-Domingo : l’alcade, Indien et Indienne Pueblos. — Dessin de Duveau d’après les Reports of explorations.

Après avoir bien examiné les Indiens, nos voyageurs se répandirent dans la ville :

« Nous montâmes aux premières échelles que nous rencontrâmes, et nous nous trouvâmes sur une petite cour proprette, entourée d’un parapet ; nous entrâmes sans façon par une porte ouverte qui laissait voir la lueur d’un foyer. Quand les habitants, un jeune homme et deux jeunes filles, nous aperçurent, le premier s’empressa de prendre une couverture ramassée dans un coin et de l’étendre devant le feu, en nous invitant à nous y asseoir. Les jeunes filles, en train de préparer le repas, présentèrent à chacun de nous un gâteau de farine tout chaud (tortillas), et placèrent devant nous un plat avec d’autres pâtisseries, semblables à des guêpiers, qu’elles nous firent signe de manger. La pièce où nous nous trouvions était petite, mais propre ; les peaux et les couvertures entassées dans les coins donnaient l’idée du bien-être ; les murailles nues étaient couvertes de vêtements, d’ustensiles et d’armes, rangés avec une certaine symétrie. Après avoir goûté aux mets et mis le restant dans nos poches, nous souhaitâmes le bonsoir aux Indiens et continuâmes notre voyage de découvertes sur le toit des maisons ; nous trouvâmes partout le même arrangement, la même hospitalité, les mêmes prévenances. »

Le lendemain, visite à l’église :

« Elle ne diffère pas de celles des petites villes du Mexique ; des murailles brutes forment le bâtiment dont le portail en terre glaise est soutenu par deux piliers carrés de même matière qui surmontent un peu l’édifice ; entre ces deux piliers est située l’entrée ; au-dessus, une galerie communique avec le chœur au moyen d’une porte. Sur le toit s’élève un échafaudage en maçonnerie qui soutient une petite cloche et que la croix couronne au sommet. Des bâtiments accessoires construits dans le même style, complètent l’ensemble de l’église, qui doit son origine à des missionnaires catholiques.


« L’intérieur répond à l’extérieur ; une espèce d’autel, des murs de terre lisse auxquels sont suspendus quelques vieux tableaux espagnols, composent toute la décoration du lieu ; on y voit pourtant aussi de grossières peintures indiennes parmi lesquelles se fait surtout remarquer un homme à cheval, un conquistador, poursuivant un groupe d’Indiens (allusion à la première conquête espagnole). Il règne ici un mélange de catholicisme et de religion aztèque ; vous trouvez plusieurs fois la Sainte Vierge en compagnie d’une figure indienne que le peuple, dans son ignorance, nomme Montézuma, bien que la puissance mexicaine n’ait jamais pénétré du lac de Tezcuco jusqu’à cet endroit reculé du nord ; de même sous l’image de la croix, vous voyez les cavités ou le feu sacré brûlait autrefois. Dans les villes indiennes du Rio-Grande et à l’ouest des montagnes Rocheuses, le feu sacré est depuis longtemps éteint ; mais il résulte de traditions, dont on ne peut naturellement garantir l’authenticité, que c’est aux sources du Pecos, là où des ruines attirent l’attention du voyageur, que les flammes saintes ont brûlé pour la dernière fois. D’après les mêmes traditions, Montézuma aurait planté en ce lieu un jeune arbre, en disant que tant qu’il serait debout, les descendants des Aztèques, c’est-à-dire les Indiens Pueblos d’aujourd’hui, formeraient une grande nation indépendante ; mais que, s’il périssait, des hommes blancs viendraient du couchant et se répandraient dans le pays. Les habitants des Pueblos devaient vivre en paix avec ces étrangers et attendre tranquillement le temps où Montézuma reviendrait pour les réunir de nouveau en une vaste et puissante nation.

« Telles étaient les légendes un peu confuses que les Indiens nous contèrent pendant que nous visitions la ville… »

Depuis que les États-Unis sont maîtres du Nouveau-Mexique, l’ordre s’est un peu rétabli dans ce pays ; cependant, les villes sont encore le théâtre de scènes violentes qui ne sont pas toutes occasionnées par les Indiens ; car la plaie des villes du Nouveau-Mexique, c’est ce ramas d’individus venus de tous les points, qui s’engagent dans les caravanes en qualité de guides ou de muletiers, et qui, chassés à cause de leur conduite, errent d’une ville à l’autre en vivant de brigandage. Nous n’en citerons qu’un exemple.’

En 1850, le gouvernement américain avait envoyé une commission chargée d’arpenter le terrain ; le docteur Bigelow, un des membres de l’expédition de M. Whipple, et qui raconta le fait à M. Möllhausen, accompagnait la commission. Quand on parvint à Socorro, la ville était dans un certain émoi. Des bandes de pillards (anciens muletiers ou manœuvres rejetés par les caravanes qui se dirigeaient sur la Californie) infestaient les environs, enlevaient les troupeaux et massacraient les fermiers. On n’était plus même en sûreté dans la ville ; les habitants fuyaient avec leurs effets. L’arrivée de la commission avait effrayé un peu les malfaiteurs ; mais bientôt ils recommencèrent leurs brigandages. Les bourgeois voulurent se réunir pour faire face a l’ennemi, et demandèrent main-forte à la station voisine de San Eleazario, mais en vain ; ce que voyant, les autres prirent l’offensive. Un soir un bal avait lieu, plaisir commun dans les villes mexicaines. Dans ces réunions, tout le monde peut entrer, et le premier venu prendre part au fandango. On ne tarda pas à voir apparaître les perturbateurs ordinaires du repos public ; on les reconnut d’ailleurs à leur manière d’agir. Des coups de pistolet éclatèrent au-dessus de la tête des femmes, qui se précipitèrent effrayées vers les issues que les gens de la bande occupaient. Le tumulte augmenta ; on tira les couteaux et l’un des membres de la commission tomba mortellement frappé de huit à dix coups. Ce meurtre criait vengeance. San Eleazario envoya enfin du secours ; une troupe d’Américains et de Mexicains s’organisa ; on visita les maisons et plusieurs bandits furent saisis. Même dans les circonstances les plus graves, les Américains aiment à observer les formes de la justice. Les prisonniers furent conduits dès le matin à la demeure du juge ; on forma un jury, composé de six Mexicains et de six des membres de la commission. Le défenseur des accusés fut nommé d’office ; mais ses clients le repoussèrent, comptant bien être délivrés par leurs amis. Cette circonstance fit accélérer le jugement.

Rien de plus curieux que ce tribunal. On se serait cru au moyen âge. Tout le monde dans la salle était armé, depuis les juges jusqu’aux spectateurs qui remplissaient en même temps l’office de gendarmes. Les jurés américains contrastaient par leur costume et leur figure avec les Mexicains ; les premiers fumaient la pipe ; les seconds la cigarette. Les juges siégeaient devant une table de bois brut, où s’étalaient des revolvers, en guise d’acte d’accusation. Les prisonniers étaient sur un banc, au milieu de l’assistance. Trois furent condamnés à mort, et pendus peu d’heures après. Le chef, pris quelques jours plus tard, eut un sort pareil ; dès lors la ville de Socorro fut tranquille, et les habitants au lieu de s’enfermer et de se barricader dans l’intérieur de leurs habitations, purent se mettre le soir sur le seuil de leur porte pour respirer le frais.


Albuquerque. — Le père Fitzwater. — Les Apaches. — Les Navahoes. — Vallée du Rio-Grande del Norte. — Débordements du Rio-Grande. — Agriculture.

Or, ce qui se passait à Socorro, avait aussi lieu sur bien d’autres points. Heureusement on n’avait à craindre rien de semblable à Santo-Domingo ni à Albuquerque, où l’expédition arriva bientôt, annoncée par le journal hebdomadaire de la localité, Amigo del Païs. D’ailleurs, la station militaire d’Albuquerque était alors commandée par un vieux soldat, le père Fitzwater. Un des officiers de la troupe de M. Whipple en raconta ainsi l’histoire :

« Ce vieux compère est une des curiosités de la ville ; il n’a pas dans tout son corps un membre qui n’ait été cassé, déchiré, recousu ; sa jambe gauche tient au moyen d’une barre de fer, aussi ne peut-il monter à cheval que du côté droit ; il a gagné la plupart de ses cicatrices dans les escarmouches avec les Indiens, et ses blessures les plus dangereuses dans notre guerre contre le Mexique. C’était déjà un vieux sergent, mais aussi dur à la fatigue que le plus jeune soldat ; dans je ne sais plus quelle bataille, il se battait adossé à une muraille de granit quand une balle, après avoir percé le cou de son voisin, rebondit contre le mur avec une telle force que des éclats du granit sautèrent de tous côtés et que l’un d’eux creva un œil du pauvre Fitzwater ; il se tourna la face ensanglantée vers un de ses camarades, et lui dit : « Rien de pareil ne m’est encore arrivé ; jusqu’à ce jour, je croyais qu’une balle qui avait déjà fait son effet ne pouvait revenir sur ses pas ; il est bon seulement qu’elle ne m’ait pas attrapé l’œil droit. » Et, ce disant, il déchargea tranquillement son fusil contre un Mexicain. Après la guerre, il se chargea du transport de la poste du Texas à Santa-Fé et vice versâ, et ce fut là surtout qu’il eut affaire aux Indiens et fit preuve de sang-froid autant que de courage. Ses ennemis les plus acharnés étaient les Apaches, qui le suivaient partout et tâchaient de s’emparer de lui. Un matin, c’était non loin d’El-Paso, le vieux était en train de préparer un rôti et du café pour son déjeuner, quand tout à coup il se vit entouré par un groupe d’Apaches dont la physionomie n’annonçait rien de bon ; la résistance était inutile, car au même moment où il aurait saisi ses armes, un tomahawk lui eût brisé le crane : donc, sans se déconcerter, il invita, dans le plus grand calme, les sauvages à s’asseoir et à se servir du rôti, tandis qu’il leur verserait du café. Ce sang-froid du soldat, joint à la gracieuseté de son invitation, surprit tellement les Apaches, produisit sur eux une si vive impression qu’ils obéirent involontairement, profitèrent du repas et après avoir satisfait leur appétit, se retirèrent sans l’inquiéter, sans le dépouiller ; « mais, disait-il, je leur aurais plus volontiers donné à goûter mon long couteau que du café avec du sucre. »

On devait passer quelque temps à Albuquerque ; car on attendait des renforts pour continuer le voyage jusqu’à l’océan Pacifique. Le camp avait été dressé à quelques centaines de pas de la ville ; le jour, chacun restait dans sa tente et se livrait à ses travaux particuliers ; mais le soir, dès que la cloche de l’église sonnait pour annoncer la danse (il n’y a pas d’autre signal), les travailleurs allaient en ville prendre part aux fandangos ; le vieux Fitzwater était là, non pas en qualité d’acteur, mais excitant les autres à la danse et contant ses aventures.

« Les villes du Nouveau-Mexique, dit M. Möllhausen à propos d’Albuquerque, sont en général mal situées. Au fond de vallées profondes, bornées par des rochers nus, s’élèvent des maisons à un étage, en partie cachées par des arbres fruitiers, qui, à part quelques alamos, sont les seuls arbres du pays.

« Il en est de même d’Albuquerque, située à cinq cents pas du Rio-Grande ; son aspect est laid, on dirait une ville en ruines. L’église seule, avec ses deux tours, s’élève au-dessus des autres bâtiments, et fait croire d’abord que la ville est plus considérable qu’elle n’est en réalité. Les maisons, l’église, les baraques et les écuries de la garnison sont construites à la manière mexicaine, avec des pierres séchées a l’air (adobes) ; la matière employée est tout simplement la terre de la vallée, mêlée pour plus de solidité, avec de la paille et de petites pierres. Les murailles ont de 0m,33 cent. à 1 mètre d’épaisseur ; outre les portes, elles ont peu d’ouvertures pour le jour ; les maisons n’ont qu’un rez-de-chaussée, quelquefois exhaussé par une marche en terre ; l’intérieur est simple, pourtant il ne manque pas d’un certain comfort, et chez les habitants aisés on trouve des appartements très-propres blanchis à la chaux ; le parquet à la vérité y est inconnu ; le plancher n’est que la terre battue qui, en certaines demeures, est couverte de nattes et de tapis.

« Dans ces derniers temps, Albuquerque a pris quelque importance à cause de la garnison américaine, et depuis lors elle a gagné en extension ; mais elle est bien au-dessous de Santa-Fé et d’El-Paso, qui sont depuis longues années les principales villes de commerce des régions de l’ouest.

« Le nombre des habitants est de six à huit cents ; la plupart se livrent au commerce et à l’élève du bétail ; mais la plus grande partie de la population se compose d’individus mal famés, de joueurs toujours prêts à reprendre au soldat sa paye, de voleurs qui n’attendent que l’occasion de s’enfuir avec les chevaux et les mulets des habitants, et ne reculent pas devant le meurtre pour assurer leur larcin. La ville n’est plus exposée comme autrefois aux attaques des Indiens Apaches et Navahoes, depuis qu’elle est protégée par une garnison ; mais ces hordes sauvages rôdent dans le voisinage, guettant les troupeaux et les voyageurs. Il arrive souvent qu’une de ces bandes est conduite par un Mexicain qui à sa part dans le pillage. »

Et, ici, quelques détails sur ces indigènes.

« La nation des Apaches est une des plus nombreuses du Nouveau-Mexique ; elle renferme beaucoup de tribus dont plusieurs ne sont pas même connues de nom. Au dire des colons et d’après les renseignements des voyageurs, le territoire de ces Indiens s’étend du 103° au 114° de longitude ouest de Greenwich et du 38° (frontières de l’Uttah) au 30° de latitude nord, mais ils ne se renferment pas dans ces limites ; ils errent bien au delà ; cependant ils n’ont pas de demeures fixes en dehors de ce territoire et c’est seulement l’amour du pillage qui les entraîne dans les États de Sonora et de Chihuahua. Sans doute dans le nombre, il y a des tribus qui ne sont pas de la famille des Apaches ; mais, pour décider ce point, il faudrait une étude comparée de leurs langues. »

La tribu des Navajoes ou Navahoes, la plus forte à l’ouest des montagnes Rocheuses, sur le territoire dont nous venons d’indiquer les limites, appartient aussi à la famille des Apaches, et il est probable que des recherches ultérieures nous apprendront que des tribus vivant beaucoup plus au nord font également partie de la même famille[2].

Les Indiens, à l’est des montagnes Rocheuses, montrent des sentiments chevaleresques qu’on ne retrouve pas chez les tribus de l’ouest, dont l’extérieur même est différent et parmi lesquelles on rencontre rarement un beau type ; la nourriture de ces Indiens de l’ouest consiste presque exclusivement en chair de cheval et de mulet, qu’ils enlèvent dans les fermes mexicaines.

Les Navahoes sont à peu près les seuls Indiens du Nouveau-Mexique qui entretiennent de grands troupeaux de brebis et mènent une vie nomade ; ils savent en tisser la laine dont ils confectionnent d’épaisses couvertures de couleur, capables de rivaliser avec les produits de l’occident. Ils s’entortillent dans ces couvertures aux couleurs voyantes, ce qui leur donne un air original et même assez agréable. Au reste, dans leur costume, ils se distinguent peu de leurs frères des autres tribus, qui sont plus mal vêtus ou quelquefois même ne sont pas vêtus du tout. Ils apportent un grand soin dans la confection de leurs chaussures en cuir de cerf, munies de fortes semelles et d’un bout pointu en forme de bec, précaution nécessaire contre les cactus épineux et autres plantes de ce genre dont le terrain est couvert. Leur coiffure est un bonnet de cuir en forme de casque, habituellement orné d’un bouquet de plumes de coq, d’aigle et de vautour. Outre l’arc et les flèches, ils portent de longues lances qu’ils manient avec beaucoup d’adresse sur leurs chevaux agiles.

Mais les Indiens Pueblos, dont nous avons eu déjà plusieurs fois occasion de parler, et dont les villes sont disséminées sur le Rio-Grande et ses affluents, sont bien différents de ces tribus pillardes.

« Liés d’amitié avec tous leurs voisins, cultivant en paix l’agriculture et l’élève du bétail, ils sont la partie la plus saine de la population du Nouveau-Mexique. Quand on observe les habitudes et les mœurs patriarcales de ces Indiens, quand on compare leurs villes bâties en terrasse avec les ruines des Casas-Grandes sur le Gila et à Chihuahua, on est porté la croire que ces Indiens Pueblos descendent des anciens Aztèques. Mais on ne pourra résoudre cette question ethnologique qu’après de longues recherches et en suivant du nord au sud les traces que les anciens Aztèques ont laissées dans leurs migrations.

« Ces diverses tribus d’Indiens nommés à tort cuivrés, car ils ont plutôt une peau brune tirant sur le jaune, forment avec les descendants des Espagnols ou Mexicaine actuels, les véritables habitants du Nouveau-Mexique. »

C’est dans la vallée du Rio-Grande-del-Norte, avons-nous dit, que sont répandus leurs principaux établissements :

« Cette vallée, depuis son embouchure jusqu’à Taos, est cultivée par zones ; chez la plupart des habitants, on trouve le type espagnol tellement absorbé par le type indien qu’il est difficile de reconnaître encore le pur sang andalous. On dirait qu’à chaque génération la paresse indienne obtient une nouvelle victoire sur l’ancienne énergie espagnole.

« La nature, qui a favorisé si heureusement la colonisation dans la partie orientale des États-Unis, n’est pas à beaucoup près aussi riche au Nouveau-Mexique ; cependant, les fertiles vallées du Rio-Grande et de ses affluents, et les chaînes de montagnes renfermant de l’or, du fer et du charbon, présentent encore beaucoup d’avantages. Malheureusement le Rio-Grande n’a pas une profondeur en rapport avec sa largeur ; aussi la navigation y est impossible. Sa largeur, dans le voisinage de Santo-Domingo jusqu’à Santa-Fé, c’est-à-dire dans son cours supérieur, est de 134 mètres à 200 mètres, tandis que sa profondeur atteint à peine en moyenne 65 centimètres à 1 mètre, bien qu’il y ait çà et là des endroits plus profonds. Dans tout son parcours, nul pont ne s’élève au-dessus de ses eaux ; les voitures traversent le lit à sec, mais il faut choisir les endroits, de peur que les roues ne s’enfoncent dans la vase ; les tirer de là est une opération très-difficile, et même on ne les retire qu’en morceaux. L’eau du fleuve est trouble et sablonneuse, excepté pendant les inondations occasionnées par la fonte des neiges dans les montagnes Rocheuses.

« Ces inondations ont lieu habituellement en été, mais non tous les ans. Quand elles manquent, le lit du Rio-Grande est presque à sec, attendu que l’eau fournie au fleuve par les sources a été détournée au moyen de fossés et de canaux par les colons et les Indiens Pueblos. Les avantages de cet arrosage artificiel sont perdus quand la crue se fait attendre en été. En février et en mars, il y a, il est vrai, assez d’eau pour donner à la terre toute l’humidité désirable pour une bonne récolte ; mais cette provision est vite épuisée quand les sources ne sont pas alimentées par la neige des montagnes, et les plantes se dessèchent avant même de produire des grains ; heureusement ces cas sont rares, et dans les années favorables, le produit des moissons est considérable. On dit que dans toute la vallée de Rio-Grande, dont la largeur est d’un quart de mille à quatre milles, il n’y a qu’un huitième du terrain qui ne peut être cultivé faute d’eau ; quant aux autres sept huitièmes, des milliers de colons et même des centaines de mille ne suffiraient pas pour les cultiver. Les principales productions sont le maïs, le blé, et, depuis quelques années, l’orge. Chose singulière ! les efforts pour y introduire la pomme de terre ont été infructueux ; aussi ne voit-on que de petits champs plantés de ce légume, né pourtant sur le continent américain. Les oignons, les courges et les melons viennent à merveille au Nouveau-Mexique, et y atteignent une grosseur prodigieuse ; les fruits y sont excellents, et on y cultive la vigne avec un grand succès. Déjà, près El-Paso, on aperçoit de vastes vignobles avec des grappes magnifiques, qui donnent le vin bien connu d’El-Paso. Les Espagnols ont, dit-on, introduit cette espèce qui a beaucoup prospéré ; mais l’expérience des dernières années a prouvé que la vigne importée d’Europe ne vaut pas celle d’Amérique quand elle a été améliorée. Le procédé employé par les habitants du Nouveau-Mexique est très-simple : ils ne font pas grimper la vigne à des pieux et à des échalas ; ils la coupent, en automne, rez terre, pour qu’au printemps elle pousse toujours de nouveaux rejetons. Les prudents vignerons couvrent leurs vignes avec de la paille pendant l’hiver, pour les garantir de la gelée. Au printemps, les vignobles sont mis sous l’eau et conservés dans cet état jusqu’à ce que le sol soit détrempé, ce qui, ordinairement suffit pour le reste de l’été. Les premières grappes commencent à mûrir en juillet ; les dernières se coupent à la fin d’octobre. Des hommes, pieds nus, foulent des grains dans de larges cuves, puis les pressent dans des sacs grossiers en peau de bœuf, et ce procédé si simple donne naissance au vin d’El-Paso, qui ressemble au Madère… »


Choix d’un guide. — Rive occidentale du Rio-Grande. — Femmes fardées. — Isleta. — Le Rio-San-José. — Le Pueblo-Laguna. — La Sierra-Madre. — Le Moro ou Inscription Rock.

Il s’agissait maintenant de chercher un guide qui pût diriger l’expédition dans la seconde partie du voyage et la plus difficile. On devait passer à travers des régions qui ne sont foulées d’ordinaire que par les légers mocassins des indigènes ou les fortes sandales des trappeurs ; le choix d’un guide était donc chose importante, car le succès de l’expédition et même la vie de chacun de ses membres pouvait en dépendre. Les blancs ne connaissent pas assez le pays pour accepter la responsabilité d’une telle tâche, et quant aux indigènes, ils ne sont pas assez familiers avec la langue et les usages des blancs pour entreprendre ce métier. Les trois guides les plus recherchés à cette époque étaient, par rang d’âge, Fitzpatrick, Kit-Carson et Leroux. Bien des fois ils avaient eu des démêlés avec les Indiens ; bien des fois ils avaient vu la mort de près. On racontait d’eux mille anecdotes saisissantes. Dans le temps où les Indiens ne connaissaient pas encore beaucoup l’usage des armes à feu, Fitzpatrick s’étant égaré dans les montagnes Rocheuses, se vit pourchassé par un parti d’Indiens. Leur échapper était impossible ; il ne tenta la fuite que pour se procurer le moyen d’ôter, sans être vu, la balle de sa carabine. Bientôt il fut rejoint par la bande, désarmé et attaché à un arbre. Un guerrier recula de quelques pas et fit feu sur le prisonnier ; mais en le voyant sain et sauf, lui et ses camarades en éprouvèrent une si vive émotion, qu’ils se hâtèrent de le détacher et de lui donner sa liberté, croyant avoir affaire à un être surnaturel. C’est ainsi qu’il dut la vie à sa présence d’esprit.

Kit-Carson a été le compagnon fidèle et l’ami du célèbre colonel Frémont. En 1847, il fut présenté au président des États-Unis, qui le nomma lieutenant dans un régiment de chasseurs. Ayant entendu un jour un étranger mal parler des Américains, il prit le parti de ses compatriotes et monta à cheval pour vider la querelle. L’étranger avait un fusil, Carson n’avait qu’un pistolet ; mais, avant que son adversaire eût pris seulement le temps de viser, Carson lui avait déjà brisé le crâne. Dans ses nombreuses luttes avec les Indiens, il n’a eu qu’une seule fois l’épaule fracassée par une balle.

Leroux, vieux Canadien blanchi dans les prairies, n’avait pas des états de service moins brillants. Il avait dû souvent défendre sa vie contre les Indiens des San-Francisco Mountains, et il racontait à qui voulait l’entendre, comment il avait été sur le haut d’une colline le point de mire d’un groupe d’Indiens qui l’avaient lardé de leurs flèches à pointe en pierre. Il était excellent pour retrouver la trace des bêtes de somme volées par les Indiens ; il partait de ce principe, qu’il faut laisser un jour d’intervalle entre le vol et la poursuite ; et, avec cette idée, il surprenait presque toujours les Indiens, qui, ne se voyant pas suivis le premier jour, n’étaient déjà plus le lendemain sur leurs gardes. Ce fut ce nommé Leroux que M. Whipple engagea comme guide moyennant deux mille quatre cents dollars.

Le 8 novembre 1853, un premier corps, dont faisait partie M. Möllhausen, quittait Albuquerque pour descendre le Rio-Grande (rive occidentale), à une distance de vingt milles, jusqu’à Isleta ; là, on devait faire des observations astronomiques et déterminer s’il y avait possibilité d’établir un pont sur le fleuve ; puis, se diriger en droite ligne à l’ouest, prendre, à quelques milles de Laguna, la route de terre qui d’Albuquerque va directement à cet endroit, et enfin y attendre le reste de l’expédition, qui formerait alors un total de cent quatorze individus.

La vallée du Rio-Grande est entrecoupée de fossés et de canaux ; les voyageurs y rencontrèrent des échantillons de toutes les races du pays ; ici, un fier Mexicain monté sur un noble coursier, avec une jaquette brodée, littéralement couverte de boutons, et de larges pantalons ornés de tresses ; là, le modeste Indien Pueblo, trottant sur un âne.

« Dans les jardins des fermes, se montraient des figures de femmes ; on ne pouvait distinguer ni leur âge, ni leur physionomie, tant leur visage était fardé de chaux ou de sang d’animal. Les habitantes du Nouveau-Mexique ont-elles emprunté cet usage des Indiens, ou bien est-ce un préservatif contre les rayons du soleil, ou encore un procédé pour blanchir la teinte brunâtre de la peau ? c’est ce que nous ne pûmes savoir ; toujours est-il que les plus gracieux visages étaient complétement défigurés par cette singulière mode. Certaines beautés, sentant tout le ridicule de ce procédé, cachaient, à mesure que nous approchions, leurs traits sous une couverture en guise de voile (rebosos) qui ne laissait percer que leurs yeux noirs et brillants. »

Dans l’après midi, on atteignit Isleta, village qui a beaucoup de ressemblance avec Santo-Domingo ; la seule différence, c’est qu’il s’y trouve des maisons à un étage appartenant à des colons mexicains, à côté des habitations à deux et trois étages des Indiens. Le soir, le son du tambour et des chants sauvages attirèrent les voyageurs hors du village ; la maison d’où partait le bruit était fermée ; mais, par une ouverture, ils virent, auprès d’un immense foyer, un groupe d’hommes, frappant vigoureusement le tambour des Indiens et entonnant des chants sauvages, tandis que les femmes et les jeunes filles, agenouillées autour du brasier, écrasaient le maïs, ou broyaient le blé entre des pierres.

La rivière de Rio-Puerco, était à sec ; mais non le Rio-San-José, près duquel se trouvent les ruines d’une ville, qu’on aperçoit de fort loin.

Le 13, on était au pueblo Laguna, dont l’aspect est assez pittoresque, avec ses maisons grises, et ses échelles, conduisant d’un étage à un autre. Des Américains et des Mexicains y ont établi des magasins. À 6 milles au nord, dans un défilé étroit, est l’établissement mexicain de Covero, endroit misérable, dont le sol ingrat ne fournit même pas une nourriture suffisante pour le bétail. Les maisons pauvres et malpropres sont attachées aux flancs des rochers, comme des nids d’hirondelles. Sur la place, se trouve une source qui a donné naissance à la ville : « On y remarque une pierre, semblable à une urne gigantesque, s’élevant à 1m,34 de hauteur. Ce n’est pas un bloc de pierre qui aurait été entraîné jusque-là du sommet des rochers voisins et aurait pris cette forme sous l’influence de l’atmosphère ou de la pluie ; cette urne fait partie de la même couche de grès sur laquelle repose son pied, qui surprend à cause de sa ténuité ; et l’on ne comprend pas qu’il puisse soutenir la masse entière, d’autant plus qu’il est creux dans toute son étendue, et assez profond pour qu’un homme puisse y entrer. »

On passa la dernière chaîne des montagnes Rocheuses à Camino-del-Obispo, près de la route de Zuñi ; et le 17 novembre, on gravissait la Sierra-Madre, limite des eaux entre l’océan Atlantique et la mer Pacifique, qui en cet endroit a une hauteur de 2750 mètres. L’inscription-Rock ou le Moro (ainsi que l’appellent les Mexicains), s’élève près de là ; c’est un rocher de grès gris qui a 66m, 67 de hauteur. Il est couvert d’inscriptions en langue espagnole provenant du temps de la conquête et se rapportant à des faits on a des personnages historiques, ainsi que d’hiéroglyphes et de signes tracés par les Indiens. La plus ancienne est du 16 avril 1606 ; mais elle n’a pu être déchiffrée en entier ; une autre, du 29 juillet 1620, apprend que le gouverneur et capitaine général du Nouveau-Mexique pour S. M. le roi d’Espagne, avait à cette date, passé en cet endroit, revenant du Pueblo-de-Zuñi, et déclaré les habitants, sur leur demande formelle, sujets de la couronne espagnole. Il est assez difficile de vérifier les faits relatés dans ces inscriptions, quand ils sont antérieurs à 1689, les archives ayant été brûlées à cette époque, lors d’une insurrection des Indiens. Quant aux caractères tracés par ces derniers sur le rocher, ce ne sont que des signes ou des figures qui doivent avoir, il est vrai, une signification historique, car c’était leur habitude de consigner ainsi les faits ; mais, pour les expliquer, il faudrait être très-familier avec leurs idées ; c’est ce que démontre le secrétaire de la province dans une lettre (datée de 1850) au lieutenant Simpson, qui le premier a déchiffré, avec beaucoup de peine, ces inscriptions, lettre que reproduit M. Möllhausen.

Les rochers du Moro. — Dessin de Lancelot d’après les Reports of explorations.

Mais là n’est pas la seule curiosité de l’Inscription-Rock. Le plateau supporte des ruines importantes moins par leur nature que par les questions qu’elles soulèvent. Le plateau est divisé par un ravin, au fond duquel poussent de hauts sapins. Les ruines se trouvent des deux côtés, formant des angles droits de 102m,33 de longueur et de 68m,66 de largeur. À en juger par les débris, les murs principaux devaient être bâtis de petits grès concassés, cimentés avec de l’argile.

« De même que dans toutes les ruines du Nouveau-Mexique, dit le voyageur, le sol est ici jonché de débris de vases et de tessons dont la quantité surprend au premier abord, et qui font présumer que dans ces villes anciennes, on brisait, lors des fêtes, pour les usages et les sacrifices religieux, beaucoup plus de poteries que ne le comportent les accidents de la vie ordinaire. Les Indiens Pueblos emploient aussi des vases en terre de même forme ; mais on ne remarque pas autour de leurs villes de tels amas de débris.

« Mais pourquoi les habitants de ces villes, aujourd’hui détruites, avaient-ils choisi les hauteurs ? On ne peut, sur ce point, former que des conjectures. C’était peut-être pour se garantir d’attaques ennemies, peut-être aussi pour recueillir et garder l’eau de pluie dans les excavations du rocher, l’eau manquant presque complétement dans les terrains bas. Plus tard, les habitants descendirent des hauteurs dans la vallée, et établirent leurs demeures sur le bord des rivières, afin de s’y livrer plus commodément à l’agriculture et à l’élève du bétail, dont les Espagnols leur avaient enseigné l’utilité.

« C’est en vain que dans le voisinage des ruines de l’Inscription-Rock, on cherche un pueblo encore habité ; les descendants de ceux qui ont bâti ces murs sont morts ou ont émigré ; et leurs traces doivent être depuis longtemps effacées dans le sud du Mexique. »

La ville de Zuni. — Dessin de Lancelot d’après les Reports of explorations.


Zuni. — Une source piége. — La ville de Zuni. — Autel ou lieu de sacrifices. — Grenats dans les fourmilières.

Après une marche de 20 milles, on atteignit les sources de la rivière de Zuñi ou Rio-del-Pescado ; sur la rive nord se trouvent les ruines d’une ville ou plutôt d’un établissement indien, mesurant 200 pas de longueur sur 150 de largeur. « Ce pueblo ne paraît pas fort ancien ; car les toits et les murs étaient encore en assez bon état ; on reconnaissait même les cheminées et les foyers… Une pensée triste me vint, c’est que peut-être ce lieu avait été dépeuplé par des maladies contagieuses ; car si le manque d’eau a contraint quelquefois les Mexicains à quitter leurs établissements, ce n’était pas ici le cas, le Rio-del-Pescado arrosant une campagne fertile… Tous les ans, les Indiens de Zuñi se rendent plusieurs fois à la ville abandonnée pour y cultiver les champs et faire les récoltes. Il est probable que les derniers habitants de cette cité se sont joints aux Zuñis et que les pèlerinages annuels qu’ils accomplissaient aux tombeaux de leurs ancêtres sont devenus pour les Indiens actuels une habitude, et même une habitude avantageuse, puisque les terres cultivées en cet endroit sont plus fertiles que celles qui avoisinent Zuñi. »

Source sacrée près de Zuni. — Dessin de Lancelot d’après les Reports of explorations, etc.

Le camp fut établi à 3 milles de Zuñi, près d’un lac sacré de 4 mètres de profondeur et dont le diamètre a 8m,34. Les Indiens y accoururent : leur extérieur ressemble beaucoup à celui des Pueblos. Malheureusement, la petite vérole faisait de grands ravages dans la ville, ce qui ne permit pas d’y pénétrer ; mais les voyageurs firent des excursions dans les montagnes voisines, à la fontaine de l’Ours, par exemple. C’est une source entourée de rochers avec une seule ouverture assez grande pour que l’ours y passe la tête et boive. À quelques pas de là, s’élève une cabane où le chasseur se met en embuscade : il ferme avec une pierre l’ouverture de la source où conduit un sentier ; l’animal s’aperçoit-il de l’obstacle, il essaye de l’écarter avec ses pattes de devant et laisse au chasseur le temps de l’ajuster à son aise.

Autel et ruines près de Zuni. — Dessin de Lancelot d’après les Reports of explorations.

Le 25 novembre, l’expédition abandonnait le camp devant Zuñi, qui de loin, avec ses maisons en terrasse, ses rues élevées, ses échelles, présente un coup d’œil assez pittoresque. Zuñi ressemble à Santo-Domingo, et possède une église catholique. Le nombre des habitants y est de 1800 a 2000 ; mais en ce temps-là, la population était bien réduite par les ravages du fléau. Les Indiens Zuñis cultivent le blé, le maïs, les courges, les oignons, les fèves, le poivre espagnol ; ils ont des troupeaux de moutons. Les femmes, comme chez les Navahoes, confectionnent des couvertures solides ; ce sont elles aussi qui broient le grain entre deux pierres pour le convertir en farine.

Non loin de Zuñi, « nous aperçûmes quelques autels ou lieux de sacrifice, encore en usage. Autour étaient plantés, dans un certain ordre, de petits bâtons ornés de plumes, des planches travaillées et décorées de figures, des jouets en osier tressé, etc. ; d’autres jonchaient le sol ; ce qui annonçait que les visiteurs indiens renouvelaient de temps en temps ces ornements. Nous ne pûmes en apprendre davantage ; mais notre guide s’étant opposé à ce qu’on enlevât certains objets, nous vîmes par là l’importance qu’il attachait à ce sanctuaire. Quand nous partîmes, il tira d’un sachet un peu de farine, la mit dans le creux de sa main, et la souffla vers l’endroit que nous venions de quitter, comme pour purifier l’air souillé par notre présence. »

Le 28, on découvrit, à l’extrémité de la plaine de Zuñi, un lac salé au fond des rochers ; il à la forme d’un entonnoir : son ouverture supérieure a une largeur de 66 mètres ; et à l’endroit où l’eau commence, à 66m,67 plus bas, la largeur n’est plus que de 20 mètres. Quand l’expédition eut passé la Source-de-Navahoe (30 novembre), elle aperçut dans le lointain les montagnes de San-Francisco, volcans éteints dont l’aspect était déjà imposant ; mais il lui fallait encore plus d’une journée de marche pour y parvenir. En route, on fit une découverte assez curieuse.

Les monts San-Francisco. — Dessin de Lancelot d’après les Reports of explorations.

« Chez les Indiens Zuñis, dit M. Möllhausen, nous avions remarqué que plusieurs d’entre eux portaient aux oreilles des pierres précieuses, et surtout de gros et magnifiques grenats ; nous ne pûmes tirer d’eux d’autre éclaircissement, sinon que ces pierres se rencontraient dans la direction du couchant, et nous étions très-désireux de voir l’endroit qui les produit. Aujourd’hui, notre désir a été satisfait. Une quantité de petites fourmilières couvraient les bas-fonds ; ces éminences n’étaient formées que de petites pierres ; et comme les grosses fourmis s’étaient retirées en terre à cause du froid, il était facile d’enlever des grenats, des rubis ou des émeraudes, sans être inquiété par les insectes. Le soleil d’ailleurs nous favorisait dans cette opération. Les fourmis n’avaient sans doute pas eu la force de soulever de plus grosses pierres, car nous en trouvâmes fort peu excédant la grosseur d’un pois. Nous en recueillîmes une assez grande quantité de petites ; ce qui fait penser que le sol en recèle d’autres de même espèce plus grosses et plus précieuses. Mais la nécessité où nous étions de hâter le pas pour atteindre une source vers le soir, ne nous laissa pas le temps de chercher des trésors ; et il n’était pas prudent de rester en arrière, à cause des Navahoes. »

Guill. Depping.

(La fin à la prochaine livraison.)

  1. Suite. — Voy. page 337.
  2. Le professeur William Turner a montré, dans un essai lu devant la société Ethnologique, l’analogie qui existe entre l’idiome des Apaches et celui des Athapascans, tribu sur les confins de la mer Polaire.