Voyage de La Pérouse autour du monde/Tome 1/Préface du rédacteur

Texte établi par Louis-Antoine Milet-MureauImprimerie de la République (Tome 1p. i-xvi).

PRÉFACE

DU RÉDACTEUR.


Le public, accoutumé à l’idée pénible de la perte qu’a dû entraîner celle des deux bâtimens de l’expédition malheureuse commandée par la Pérouse, sera surpris de la publication du journal de son voyage. Le décret de l’Assemblée constituante qui a ordonné l’impression des cartes et mémoires envoyés par ce navigateur, a dû cependant annoncer que nous n’étions pas entièrement privés du fruit de sa campagne. Sa prévoyance lui fit non-seulement saisir, mais chercher les occasions d’envoyer ses journaux en Europe. Il eût été à souhaiter que l’amour-propre des savans embarqués avec lui, leur eût permis de se détacher de même du fruit de leurs travaux ; nous n’aurions pas à en regretter la perte presque totale.

La Pérouse, livré aux détails difficiles et nombreux qu’entraînait le commandement d’une expédition aussi importante que périlleuse, forcé à chaque pas de juger et de prévoir, par conséquent de modifier ses idées suivant les circonstances, ne pouvait recueillir avec ordre ni rédiger avec méthode les matériaux qui devaient lui servir un jour à écrire l’histoire de son voyage. Ces matériaux ont dû paraître encore plus informes aux yeux d’un rédacteur étranger à cette campagne.

Rien de ce qui peut servir à étendre les progrès de l’esprit humain ne devant être négligé dans les voyages de découvertes, des savans et des artistes font essentiellement partie de ces expéditions : à leur retour, chacun met en ordre ses matériaux, et donne à l’objet particulier de son travail le degré de perfection dont il le croit susceptible ; de la réunion bien entendue de ces diverses parties, résulte une relation complète, où tout est lié et où tout est à sa place. Ici, par une fatalité sans exemple, nos nouveaux argonautes ont tous péri ; et seul il m’a fallu suppléer, en rassemblant ce qui a pu échapper au naufrage, la touche vraie et forte des voyageurs, qui n’auraient rien dit qu’ils n’eussent eux-mêmes éprouvé.

En cédant, non sans peine, aux sollicitations qui m’ont fait entreprendre cette tâche pénible quoique honorable, je ne me suis point dissimulé les difficultés que je devais rencontrer dans un travail dont il était difficile d’embrasser également toutes les parties.

Le public regrettera sans doute avec moi, que l’ex-ministre de la marine Fleurieu, aujourd’hui membre de l’institut national et du bureau des longitudes, savant d’un mérite rare et distingué, qui avait bien voulu se charger d’abord de la rédaction de cet ouvrage, ait été forcé par les circonstances de l’abandonner.

Le même intérêt qui m’avait fait manifester, à la tribune de l’Assemblée constituante, le plus grand zèle pour la publication de ce voyage au profit de l’estimable veuve de la Pérouse, me fit chercher à diriger le choix du gouvernement sur un marin capable de remplacer celui qui avait été d’abord nommé pour le rédiger : mais la France avait déjà perdu, en grande partie, les officiers de la marine les plus distingués ; et les autres étaient employés, ou s’étaient éloignés volontairement. Le ministre ne put que jeter les yeux sur quelqu’un qui eût du moins fait une étude des sciences exactes et naturelles, base essentielle d’un tel ouvrage. Le choix d’un homme qui possédât préférablement ces connaissances, était d’ailleurs conforme à l’intention de la Pérouse ; car il écrivait à un de ses amis à peu près en ces termes : « Si l’on imprime mon journal avant mon retour, que l’on se garde bien d’en confier la rédaction à un homme de lettres ; ou il voudra sacrifier à une tournure de phrase agréable, le mot propre qui lui paraîtra dur et barbare, celui que le marin et le savant préféreraient et chercheront en vain ; ou bien, mettant de côté tous les détails nautiques et astronomiques, et cherchant à faire un roman intéressant, il commettra, par le défaut de connaissances que son éducation ne lui aura pas permis d’acquérir, des erreurs qui deviendront funestes à mes successeurs : mais choisissez un rédacteur versé dans les sciences exactes, qui soit capable de calculer, de combiner mes données avec celles des autres navigateurs, de rectifier les erreurs qui ont pu m’échapper, de n’en point commettre d’autres. Ce rédacteur s’attachera au fond ; il ne supprimera rien d’essentiel ; il présentera les détails techniques avec le style âpre et rude, mais concis, d’un marin ; et il aura bien rempli sa tâche en me suppléant, et en publiant l’ouvrage tel que j’aurais voulu le faire moi-même ».

Ce vœu m’ayant servi constamment de règle, je déclare à ceux qui, dans leurs lectures, n’ont d’autre objet que leur amusement, qu’ils ne doivent pas aller plus loin ; je n’ai point travaillé pour eux, mais seulement pour les marins et les savans. J’ai cherché dans un ouvrage où le fond doit l’emporter sur la forme, et où la fidélité dans les faits et l’exactitude dans l’expression sont les qualités les plus importantes, à être clair et précis ; je n’ai rien sacrifié à la grâce aux dépens de la justesse : cet aveu est mon excuse, en même temps qu’il sollicite l’indulgence des lecteurs.

C’est dans cette vue, que j’ai respecté religieusement le caractère du style de chaque auteur, en soumettant simplement ses formes aux règles reçues du langage : mais quand il m’est venu quelque idée qui pouvait servir de liaison aux autres, une expression qui pouvait compléter une image, la rendre plus saillante, ou donner à la phrase plus d’harmonie sans altérer le fond, j’ai cru pouvoir l’employer.

L’ouvrage qu’on va lire eût sans doute été plus précieux, s’il fût sorti de la plume de l’ex-ministre Fleurieu, qui l’eût enrichi de ses profondes connaissances : je dois cependant annoncer que je l’ai consulté toutes les fois que j’ai eu quelques doutes ; et j’ai toujours trouvé en lui cette complaisance et cette modestie, compagnes inséparables du vrai talent et de la science.

Si recueillir, disposer, rédiger convenablement toutes les parties d’un tel ouvrage, était une entreprise difficile, les détails relatifs à sa publication, les peines, les recherches, les démarches que le zèle seul le plus actif pouvait soutenir, et les retards nécessités par les circonstances, semblaient la rendre impraticable.

L’impression avait été décrétée en 1791, et rien n’était commencé en 1793, époque à laquelle j’en ai été chargé. Un papier-monnaie dont la valeur décroissante faisait rompre les marchés des artistes et fournisseurs presque aussitôt qu’ils étaient formés, ou qui leur faisait opposer à mes efforts une inertie désespérante, calculée sur l’espoir d’un avenir plus heureux ; l’opinion voisine du délire qui forçait alors d’accommoder au temps, contre la vérité de l’histoire, les dénominations, les usages d’un autre temps, ce qui m’a forcé, à cet égard, de rester passif pendant plus d’une année ; enfin, un nouveau papier-monnaie, et l’embarras dans les finances du gouvernement, quand le numéraire a reparu : telles ont été les causes physiques et morales du retard que j’ai éprouvé.

Pour me mettre à portée de concilier les difficultés de rédaction nées des circonstances du moment, on m’avait fortement engagé à écrire ce voyage à la troisième personne. Devenu historien par ce mode, et m’appropriant les matériaux de cet ouvrage, j’éloignais le navigateur pour me placer entre le lecteur et lui : cette proposition n’a point séduit mon amour-propre ; je l’ai sacrifié à l’intérêt qu’inspire toujours l’homme qui raconte ce qu’il a senti, qui décrit les situations pénibles où il s’est trouvé, et vous associe à ses plaisirs ainsi qu’à ses peines.

Si les circonstances m’ont environné d’entraves et d’obstacles pendant mon travail, son résultat prouvera du moins que le gouvernement n’a pas cessé de protéger les sciences et les arts pendant le cours de la plus étonnante des révolutions, qui lui a suscité une guerre aussi générale qu’onéreuse.

J’ai exposé la nature et les difficultés du travail ; je dois parler maintenant de la forme de l’ouvrage, de sa distribution, et des soins pris pour son exécution matérielle.

Le titre de Voyage autour du monde que je lui ai donné, quoiqu’il ne lui eût été rigoureusement acquis que par le retour de la Pérouse dans un de nos ports de France, ne lui sera sans doute point contesté, parce qu’on peut regarder un voyage autour du monde comme terminé, lorsque, partant d’Europe, on est arrivé en Chine après avoir doublé le cap Horn et traversé la mer du Sud : d’ailleurs nos voyageurs, pendant l’année de navigation qui a suivi leur arrivée en Chine, n’ont-ils pas fourni une carrière plus longue, plus brillante et plus périlleuse que ne l’eût été celle de leur simple retour en Europe ?

L’ouvrage, composé de quatre volumes in-4° et d’un atlas in-folio, est divisé de la manière suivante :

Le premier volume contient toutes les pièces préliminaires relatives à l’expédition ; j’y ai seulement ajouté la traduction d’un voyage espagnol dont le manuscrit a été envoyé par la Pérouse, et que je n’aurais pu placer ailleurs sans rendre les volumes trop inégaux.

Un auteur célèbre tira de l’oubli le magnanime dévouement de Dassas, qui sacrifia sa vie pour sauver l’armée française, en criant, à moi Auvergne, ce sont les ennemis. La société d’histoire naturelle de Paris eut le mérite de fixer les regards des représentans de la nation sur l’expédition de la Pérouse, par la pétition qu’elle présenta le 22 janvier 1791. L’assemblée nationale ne tarda pas à la prendre en considération, quelque importans que fussent les travaux dont elle s’occupait.

Les deux décrets qui en furent les résultats, aussi honorables pour elle que pour ceux qui en ont été l’objet, sont placés en tête de l’ouvrage ; ils respirent l’humanité et la sensibilité, et diront à jamais à quiconque voudra marcher sur les traces de la Pérouse : « Quand tu auras parcouru ta carrière à travers les écueils et les dangers de toute espèce qui l’environnent, tu dois compter, si tu succombes, que la patrie reconnaissante consacrera honorablement ton nom au temple de mémoire ».

Je ne me suis point astreint à l’usage de ne faire connaître que le nom des officiers et savans qui font partie de semblables expéditions. La publication d’une liste exacte des équipages m’a paru être un acte plus conforme à la justice et aux principes du gouvernement français ; et j’ai pensé aussi que cet état serait désormais le seul extrait mortuaire que pourraient produire les familles de nos infortunés navigateurs.

Les instructions et les notes géographiques qui suivent, dues à l’ex-ministre de la marine Fleurieu, sont un modèle trop précieux pour n’être pas rendues publiques : c’est d’ailleurs la seule réponse que je veuille faire à une note de George Forster, qui tendrait à dénaturer les motifs purement relatifs à l’avancement des sciences, qui déterminèrent cette expédition. Je regrette qu’un homme que j’estime se soit exprimé ainsi dans son Voyage historique et pittoresque sur les rives du Rhin (tome Ier, page 311 de la traduction française) :

« À l’époque où l’intéressant et malheureux la Pérouse partit pour faire de nouvelles conquêtes au commerce et à la philosophie, un ministre présenta au conseil un mémoire sur les avantages incalculables de cette entreprise. Ce mémoire, quoique long, fut lu avec avidité ; cependant il ne refermait qu’une idée, et la voici : Voulez-vous, sire, disait le ministre, détourner vos sujets de cette dangereuse anglomanie, de cette passion de liberté destructrice du bon ordre et de la paix ; amusez-les par des idées nouvelles, trompez leurs loisirs par des images dont la variété piquante puisse alimenter leur frivolité. Il vaut mieux qu’ils s’occupent à contempler la tournure bouffonne de quelques magots de la Chine, que d’obéir à la mode qui leur fait aimer aujourd’hui les chevaux et les philosophes d’Angleterre ».

Le deuxième et le troisième volume comprennent le journal de la totalité du voyage, et les tables de la route des deux frégates, où l’on trouve le résultat des observations astronomiques et météorologiques.

Nous devons aux progrès de l’astronomie les moyens de déterminer aujourd’hui les longitudes en mer, avec beaucoup de précision : annoncer que l’astronome Dagelet, membre de l’académie des sciences, a été chargé de diriger ce travail, c’est inspirer la plus grande confiance pour son exactitude, et pour celle des tables et cartes qui en résultent.

Si le journal n’est pas toujours d’accord avec les tables de route et les cartes, c’est parce qu’il n’a pas été possible de retarder l’impression du journal, jusqu’à leur entière vérification. Au reste, ces différences ne sont ni fréquentes, ni considérables ; lorsqu’il s’en rencontre, on doit donner la préférence aux tables, et sur-tout aux cartes, qui ont été dirigées par le premier hydrographe de la marine, Buache, membre de l’institut national et du bureau des longitudes. Je dois ici un hommage particulier aux soins qu’il a bien voulu se donner pour me seconder dans cette partie importante.

Dans tout le cours de l’ouvrage, les longitudes qui n’ont aucune indication de méridien, sont comptées de celui de Paris.

J’ai tâché d’être exact dans la manière d’écrire les noms propres et les noms de lieux ; mais ces derniers étant aussi divers dans les relations que les langues de leurs auteurs sont différentes, il a fallu adopter, en écrivant ces mots indicatifs et de pure convention, l’orthographe la plus généralement reçue, en la combinant avec l’idiome du pays.

Le quatrième volume est composé de mémoires ou pièces détachées envoyées au gouvernement par les savans employés dans l’expédition, et de celles que j’ai pu rassembler. J’avais fait à cet égard, auprès de la ci-devant académie des sciences, et des individus que je soupçonnais être en correspondance avec les coopérateurs de la Pérouse, les démarches nécessaires pour recueillir les mémoires qu’ils avaient pu envoyer : elles furent infructueuses ; je ne me suis procuré que ceux dont j’ai trouvé des fragmens épars dans les journaux de physique, et je me suis empressé de les réunir dans ce volume.

J’ai ajouté dans le cours de l’ouvrage, des notes, par-tout où j’ai cru qu’elles pouvaient être utiles ; et je les ai distinguées par les lettres initiales des mots, note du rédacteur.

Pour la facilité des recherches, j’ai terminé l’ouvrage par une table générale des matières.

La partie typographique fait honneur aux artistes de l’imprimerie de la République ; elle répond et au progrès de l’art, et à la réputation méritée et soutenue de cet établissement, connu jadis sous le nom d’imprimerie du Louvre. Je dois à cet égard de justes éloges aux soins zélés et contans du directeur de cette imprimerie, Duboy-Laverne, et du littérateur Gence, chargé en chef de la révision des épreuves.

Le nombre, la grandeur et la beauté des gravures et des cartes, m’ont déterminé à les réunir dans un atlas séparé, et d’un plus grand format. J’ai cru qu’un ouvrage national exécuté avec autant de soins, méritait cette précaution conservatrice. Si elle n’est pas généralement goûtée, je répondrai que telle est la forme de la belle édition du troisième Voyage de Cook, publiée par ordre du gouvernement anglais, et à ses frais.

Le portrait de l’infortuné la Pérouse, qui est en tête du premier volume, m’a paru devoir être la seule gravure à insérer dans le texte.

J’ai été obligé, pour achever enfin cet ouvrage, de distribuer à un plus grand nombre de graveurs les dessins confiés d’abord à cinq artistes connus par leurs talens : il en a résulté un défaut inévitable d’uniformité et de perfection ; je n’ai rien négligé pour le rendre moins sensible.

Si cet ouvrage est tel qu’on pouvait l’espérer des matériaux qui m’ont été remis, et après la perte inattendue de nos navigateurs, ma plus douce récompense sera d’avoir rempli les vues du gouvernement, et d’avoir coopéré au monument de reconnaissance qu’il a voulu élever à leur mémoire.