Voyage de La Pérouse autour du monde/Tome 1/Discours préliminaire du rédacteur

Texte établi par Louis-Antoine Milet-MureauImprimerie de la République (Tome 1p. xvii-lxxii).

DISCOURS PRÉLIMINAIRE

DU RÉDACTEUR.


LEurope entière, en accueillant les relations des derniers voyages autour du monde, a paru manifester son vœu pour le progrès des sciences physiques et naturelles : mais, il faut l’avouer, parmi les nombreux amateurs des ouvrages de ce genre, les uns n’ont en vue que le simple amusement ; d’autres veulent établir, par une comparaison orgueilleuse entre nos usages, nos mœurs, et ceux des sauvages, la supériorité de l’homme civilisé sur les autres hommes : les savans seuls, et c’est le petit nombre, y cherchent et trouvent presque toujours des matériaux qui doivent servir à accroître leurs connaissances.

Les relations des voyages de découvertes peuvent être comptées parmi les livres les plus intéressans de l’histoire moderne : l’homme, naturellement ami du nouveau et de l’extraordinaire, se transporte par la pensée dans les régions lointaines ; il s’identifie avec le navigateur ; il partage ses dangers, ses peines, ses plaisirs, et il en devient le compagnon inséparable par la diversité des objets qui l’attachent et qui alimentent sa curiosité.

Sous ce dernier point de vue, nul doute que des extraits de voyages, tels que nous en a donnés Prévost, dégagés de tous les détails fatigans et arides qui concernent l’astronomie et la navigation, ne soient plus agréables à lire que les originaux ; mais ces extraits ne sont point la source où les marins et les savans veulent puiser, parce que des matériaux ainsi passés au creuset de l’homme de lettres, d’où ils sortent brillans et légers, n’offrent plus le principe solide qui constitue la science et qu’on détruit en l’altérant.

Les auteurs ou traducteurs d’ouvrages du genre de celui-ci, ont presque tous donné l’indication des voyages qui avaient précédé celui qu’ils publiaient, et des découvertes qui en avaient été le résultat. Ils présentaient ainsi le tableau des acquisitions successives qu’avait faites la géographie, en même temps qu’ils indiquaient les ouvrages qui en rendaient compte. Je ne répéterai point cette énumération détaillée qui se trouve ailleurs ; je me borne à donner une liste chronologique plus complète des principaux voyageurs auxquels nous devons des découvertes dans la mer du Sud :

Années
Magellan, Portugais, au service d’Espagne 1519
Garcia de Loaes ou Loaysa, Portugais, idem 1525
Alphonse de Salazar, Espagnol 1525
Alvar Savaëdra, Espagnol 1526
Ferdinand Grijalva et Alvaredo, Espagnols 1537
Gaëtan, Espagnol 1542
Alvar de Mendaña, Espagnol 1567
Juan Fernandes, Espagnol 1576
Drake, Anglais 1577
Thomas Candish, Anglais 1586
Sir Richard Hawkins, Anglais 1594
Alvar de Mendaña, Espagnol 1595
Olivier de Nort, Hollandais 1598
Pedro Fernandez de Quiros, et Luis Vaes de Torres, Espagnols 1606
George Spilberg, Hollandais 1614
Le Maire et Schouten, Hollandais 1616
L’Hermite, Hollandais 1623
Abel Tasman, Hollandais 1642
Antoine la Roche, Français 1675
Cowley, Anglais 1683
Dampier, Anglais 1687
Davis, Anglais 1687
John Strong, Anglais 1689
Gemelli Carreri, Napolitain 1693
Beauchêne Gouin, Français 1699
William Funnell, Anglais 1703
Wood Roger, Anglais 1708
Louis Feuillée, Français 1708
Frézier, Français 1712
Gentil de la Barbinais, Français 1715
John Cliperton et George Shelvocke, Anglais 1719
Roggewein, Hollandais 1722
Anson, Anglais 1741
Le Hen-Brignon, Français 1747
Byron, Anglais 1764
Wallis, Anglais 1766
Carteret, Anglais 1766
Pagès, Français 1766
Bougainville, Français 1766
Cook, Anglais 1769
Surville, Français 1769
Marion et du Clesmeur, Français 1771
Cook, Anglais 1772
Cook, Clerke et Gore, Anglais 1775.

Le dernier voyage de Cook n’était encore connu que par la fin tragique de l’illustre chef de cette expédition, lorsque la France, profitant des loisirs que lui laissait la paix qu’elle venait de conclure, crut devoir à son rang parmi les premières puissances maritimes, et plus encore à son zèle et à ses moyens pour l’avancement des sciences, d’ordonner un voyage de découvertes pour concourir à l’achèvement de la reconnaissance du globe que nous habitons depuis si long-temps. Si son exploration est aujourd’hui avancée, si la position de chacune de ses parties connues est désormais fixée, enfin si chaque pas nous approche du but, nous le devons aux progrès de l’astronomie ; elle nous donne dans les distances de quelques astres dont le mouvement est rigoureusement calculé, des bases certaines qui permettent de déterminer, avec une précision suffisante pour la sûreté de la navigation, la longitude au milieu d’une mer immense, où jusqu’alors on n’avait pu l’établir que par une approximation à peu près arbitraire, qui exposait aux plus grandes erreurs. Ce bienfait de l’astronomie assure désormais le fruit de nos expéditions et le perfectionnement de la géographie.

Il existe sans doute des moyens de hâter cet heureux résultat ; et c’est ici le lieu d’exposer quelques idées sur un objet aussi important. Ces moyens pourraient être combinés dans une sorte de congrès formé par des agens des principales puissances maritimes qui voudraient participer à la gloire d’une telle entreprise.

Le congrès, composé d’astronomes, d’hydrographes et de marins, s’occuperait du tableau de toutes les aciennes découvertes non retrouvées jusqu’à nos jours ; du tableau de toutes les parties du globe où il reste des découvertes à faire, à terminer, ou des détails à connaître ; du tableau des saisons dans tous les parages des deux hémisphères, des vents régnans, des moussons, des courans, des rafraîchissemens, des secours à espérer, etc.

D’après ces bases serait dressée une instruction générale à donner aux chefs d’une grande expédition ; et pour éviter que plusieurs de leurs projets ne tendissent au même but, on diviserait entre les puissances maritimes d’Europe, la totalité des découvertes à faire, eu égard aux possessions et établissemens qui peuvent leur rendre ces entreprises respectivement plus faciles.

Si l’Angleterre, l’Espagne, la Hollande, le Portugal, la Russie, les États-Unis, et la France, voulaient faire les frais d’une expédition tous les trois ans, on peut assurer qu’avant vingt années la géographie serait à son plus haut période.

La France eût sans doute continué de favoriser les progrès de la géographie, si depuis plusieurs années, des intérêts d’une autre importance, et une guerre dispendieuse essuyée pour les soutenir, ne l’occupaient toute entière et ne concentraient tous ses moyens : mais la paix, rappelant en grande partie l’attention du gouvernement sur les sciences et les arts, nous promet de nouvelles expéditions à leur profit.

Lorsque ces entreprises sont faites dans de grandes vues, toutes les sciences y gagnent. Quoique le philosophe aime peu à se déplacer, le résultat des voyages n’en devient pas moins son domaine : prompt à recueillir les observations du marin, il s’empare de ses idées, les développe, les lie au système général en analysant et classant les sensations qui les ont fait naître, et donne ainsi à toutes les parties de la science une nouvelle vie.

Si la navigation ainsi agrandie doit contribuer puissamment à reculer les limites des connaissances humaines, c’est au gouvernement à provoquer à cet égard les efforts du talent, à récompenser ses succès, à recueillir et publier les découvertes, à recevoir et réfléchir toutes les lumières de la pensée et les vues du génie, et à s’attacher, sur tous les points du globe, les hommes qui par leur mérite et leurs travaux appartiennent à tous les pays comme à tous les siècles, sans égard à leur opinion sur des événemens déjà loin de nous, et dont on ne doit voir que le résultat qui peut devenir favorable lors de la paix générale, à l’exécution du plan proposé.

Ce plan entraînerait l’examen de quelques questions importantes de géographie, et notamment de celle d’un méridien universel ; car il n’est aucun géographe qui n’ait éprouvé les inconvéniens de la différence des méridiens auxquels les cartes ont été soumises. Il faut sans cesse être en garde contre des erreurs ; la moindre comparaison à établir entre les méridiens oblige à des additions ou à des soustractions. Ce vice provient de ce que les navigateurs ont employé respectivement, dans la formation de leurs cartes, le méridien adopté par leur nation, ou souvent même en ont pris de particuliers. D’un autre côté, les uns, pour marquer leurs longitudes, sont partis de l’Occident, d’autres de l’Orient, en comptant jusqu’à 360 degrés. Les autres, et c’est le plus grand nombre parmi les modernes, ont divisé leurs longitudes en orientales et en occidentales : or, la différence entre les méridiens des observatoires d’Europe étant la même pour les méridiens de leurs antipodes, il s’est trouvé par cette division à l’Est et à l’Ouest, qu’une longitude était, comme dans notre hémisphère, occidentale pour l’un, lorsqu’elle était orientale pour l’autre. De là il est résulté des erreurs, qu’on éviterait en comptant uniformément les longitudes jusqu’à 360 degrés, et en convenant de partir par l’Occident. La seule objection contre cette manière de compter, est qu’elle ne donne pas constamment, par la progression des degrés, une idée de la distance ; c’est-à-dire que jusqu’à 180 degrés, méridien des antipodes, on sent bien que les degrés marquent l’éloignement ; mais à partir de ce point, tout le monde n’est pas en état de concevoir qu’à 200 degrés de longitude on soit moins loin du méridien d’où l’on commence à compter, qu’à 180, tandis qu’en disant 160 degrés de longitude orientale au lieu de 200 degrés de longitude, on aperçoit sensiblement où l’on est.

Il faut avouer que l’objection contre la numération jusqu’à 360 degrés, est bien faible eu égard au mérite d’un procédé simple et exempt d’erreur, mérite que ne saurait faire méconnaître le petit nombre d’hommes qui ne veulent pas apprendre à juger de la très-petite distance entre leur méridien et celui qui en est éloigné de 359d 59′.

L’avantage qui résulte de la manière de compter les longitudes jusqu’à 360 degrés, est néanmoins peu de chose comparé à celui de l’adoption d’un méridien commun qui servirait à l’avenir de base à la géographie de toutes les nations. On sent assez que l’amour-propre de chacune d’elles militera sans cesse pour faire valoir et préférer le sien : toute considération mise à part, le méridien qu’il paraîtrait le plus convenable de prendre en ce qu’il coupe très-peu de terres, et qu’il laisse les méridiens des puissances maritimes d’Europe à l’Orient, serait celui du pic remarquable que la nature semble avoir placé au milieu des mers pour servir de phare aux navigateurs ; je parle du pic de Ténériffe. Une pyramide construite aux frais des puissances associées, serait élevée au point par où devrait passer la ligne méridienne ; et une commission d’astronomes, choisis parmi les membres de la réunion proposée, déterminerait par une suite d’opérations les différences exactes de ce méridien commun à celui des grands observatoires des deux mondes.

Ces opérations auxquelles la perfection de nos moyens assurerait la plus grande justesse, leveraient toute incertitude de calcul sur les quantités à ajouter ou à retrancher dans les comparaisons de méridien à méridien ; elles feraient disparaître les différences produites dans les résultats de leur comparaison obtenus à diverses époques, et qui peuvent être prises pour des erreurs, si on perd de vue que les astronomes, d’après de nouvelles observations faites avec plus de soin et de meilleurs instrumens, ont changé les rapports de distance établis entre les méridiens des observatoires de Paris et de Greenwich. Cette différence qui était de 2d 19′, a été reconnue être de 2d 20′ : s’il s’agissait même d’une précision rigoureuse, il faudrait la porter à 2d 19′ 15″, ou 9′ 21″ de temps, à cause de l’aplatissement, en le supposant à suivant les observations de l’astronome Lalande, dont tout le monde connaît le mérite, et dont les calculs réunissent à un très-haut degré la clarté et la précision.

L’idée du méridien commun que je présente à la tête d’un journal de grande navigation, est née des réflexions que m’a suggérées l’examen de cet ouvrage en le rédigeant ; elle m’a souri au milieu de mon travail : elle peut bien n’être pas généralement goûtée ; mais il m’est permis de faire des vœux pour son adoption, jusqu’à ce que les inconvéniens, s’il en est, en soient démontrés.

Ce nouveau méridien laisse du moins nos immenses matériaux en géographie dans toute leur valeur ; sans cela il faudrait en rejeter l’idée, comme je rejette, quant à présent, quoiqu’avec bien du regret, celle de la nouvelle division du cercle, parce qu’elle offre le défaut grave de les presque anéantir : ceci a besoin d’être motivé, et ne s’écarte pas de mon sujet.

Plus que personne partisan du calcul décimal, traité avec tant de justesse dans les écrits de l’ingénieux et savant Borda, ainsi que dans ceux des autres membres de la commission temporaire des poids et mesures, je ne puis dissimuler toutefois les inconvéniens de la division du cercle en 400 degrés. Ils sont tels qu’ils ne pourraient disparaître que par le laps de plusieurs siècles après l’époque où elle aurait été généralement adoptée, pendant lesquels il faudrait conserver les deux divisions, pour faciliter le travail de comparaison de nos nouvelles cartes avec celles des autres puissances, et avec les anciens matériaux en géographie.

Si la partie du temps connue sous le nom de jour, comporte la division décimale, le soleil, dans sa révolution annuelle, n’a pu s’y prêter. Puisqu’il est donc dans la nature une limite où s’arrête le calcul décimal, et qu’il ne peut diviser la période d’une révolution solaire, pourquoi serait-il adapté à la division du cercle ?

On dira que cette division du cercle en 400 degrés se lie parfaitement à celle du jour en dix heures, de l’heure en 100 minutes, et de la minute en 100 secondes ; ce qui fait correspondre un degré du cercle à deux minutes et demie de temps. On observera encore, avec raison, que la base de toutes les mesures, appelée mètre, étant prise dans la nature et formée de la dix-millionième partie du quart du méridien, il en résulte une division décimale naturelle, puisque le degré se trouve avoir cent mille mètres, ou vingt lieues de cinq mille mètres chacune : mais ces avantages, et celui d’offrir en général une échelle constante dans le degré et ses subdivisions, ne peuvent détruire les inconvéniens qui résultent des changemens proposés.

La grande idée de rendre les poids et mesures uniformes, a fait naître l’idée sublime d’en chercher l’étalon dans la nature. Cet étalon est précisément tel, en effet, que nous le trouverions chez un peuple instruit et nouveau pour nous, s’il avait fait les mêmes progrès dans les sciences et les arts, et s’il avait comme nous conçu le projet d’établir l’uniformité de poids et de mesures, en prenant sa base dans la nature.

Quelle occasion plus favorable pour discuter les avantages et les inconvéniens de l’adoption de l’uniformité des poids et mesures, et de la division décimale, que celle d’un congrès composé de représentans des plus fameuses sociétés savantes du monde ! Si les divers gouvernemens convenaient d’admettre cette uniformité dans le cas où elle serait jugée utile, son admission simultanée et universelle en doublerait le bienfait ; et c’est alors qu’on pourrait faire les plus grands efforts pour vaincre les difficultés de son application à la division du cercle et du temps.

Qui mieux que la France, peut désormais par son influence aussi étendue que puissante, réaliser le plan de ce congrès ? Aussi grande dans ses entreprises que dans ses conceptions, dans ses opérations que dans ses vues, elle s’était décidée, comme je l’ai dit, à ordonner un voyage de découvertes ; le projet dressé, en fut adopté par le gouvernement : les instructions préliminaires prouveront qu’il était aussi vaste qu’habilement conçu dans son ensemble et ses détails. Il fallait un chef habile pour commander l’expédition : la Pérouse fut choisi. Ses travaux et ses succès constans dans la marine militaire, l’avaient aguerri contre toute espèce de dangers, et le rendaient plus propre que personne à suivre la carrière pénible et périlleuse d’une longue navigation, sur des mers inconnues, et au milieu de contrées habitées par des peuples barbares. Je dois à ce sujet au lecteur quelques détails sur la vie de cet illustre infortuné.

Jean-François Galaup de la Pérouse, chef d’escadre, naquit à Albi en 1741. Entré dès ses jeunes ans dans l’école de la marine, ses premiers regards se tournèrent vers les navigateurs célèbres qui avaient illustré leur patrie, et il prit dès-lors la résolution de marcher sur leurs traces ; mais ne pouvant avancer qu’à pas lents dans cette route difficile, il se prépara, en se nourrissant d’avance de leurs travaux, à les égaler un jour. Il joignit de bonne heure l’expérience à la théorie : il avait déjà fait dix-huit campagnes quand le commandement de la dernière expédition lui fut confié. Garde de la marine le 19 novembre 1756, il fit d’abord, cinq campagnes de guerre : les quatre premières sur le Célèbre, la Pomone, le Zéphyr et le Cerf ; et la cinquième sur le Formidable, commandé par Saint-André du Verger. Ce vaisseau faisait partie de l’escadre aux ordres du maréchal de Conflans, lorsqu’elle fut jointe à la hauteur de Belle-Ile par l’escadre anglaise. Les vaisseaux de l’arrière-garde, le Magnifique, le Héros et le Formidable, furent attaqués et environnés par huit ou dix vaisseaux ennemis. Le combat s’engagea et devint général ; il fut si terrible, que huit vaisseaux anglais ou français coulèrent bas pendant l’action, ou furent se perdre et se brûler sur les côtes de France. Le seul vaisseau le Formidable, plus maltraité que les autres, fut pris après la plus vigoureuse défense. La Pérouse se conduisit avec une grande bravoure dans ce combat, où il fut grièvement blessé.

Rendu à sa patrie, il fit dans le même grade, sur le vaisseau le Robuste, trois nouvelles campagnes : il s’y distingua dans plusieurs circonstances ; et son mérite naissant commença à fixer les regards de ses chefs.

Le 1er octobre 1764, il fut promu au grade d’enseigne de vaisseau. Un homme moins actif eût profité des douceurs de la paix ; mais sa passion pour son état ne lui permettait pas de prendre du repos. Il suffit, pour juger de sa constante activité, de parcourir le simple tableau de son existence militaire depuis cette époque jusqu’en 1777. Il était,

En 1765, sur la flûte l’Adour ;
1766, sur la flûte le Gave ;
1767, commandant la flûte l’Adour ;
En 1768, commandant la Dorothée ;
1769, commandant le Bugalet ;
1771, sur la Belle-Poule ;
1772, ibid.
En 1773, Commandant la flûte la Seine et les Deux-Amis sur la côte de Malabar ; lieutenant, depuis le 4 avril 1777.
1774,
1775,
1776,
1777,

L’année 1778 vit rallumer la guerre entre la France et l’Angleterre ; les hostilités commencèrent le 17 juin, par le combat de la Belle-Poule.

En 1779, La Pérouse commandait l’Amazone, qui faisait partie de l’escadre aux ordres du vice-amiral d’Estaing. Voulant protéger la descente des troupes à la grenade, il y mouilla à portée de pistolet d’une batterie ennemie. Lors du combat de cette escadre contre celle de l’amiral Byron, il fut chargé de porter les ordres du général dans toute la ligne. Enfin, il prit sur la côte de la nouvelle Angleterre, la frégate l’Ariel, et contribua à la prise de l’Experiment.

Nommé capitaine le 4 avril 1780, il commandait la frégate l’Astrée, lorsque se trouvant en croisière avec l’Hermione, commandée par le capitaine La Touche, il livra le 21 juillet un combat très-opiniâtre à six bâtimens de guerre anglais, à six lieues du cap Nord de l’île Royale. Cinq de ces bâtimens, l’Allégeance de vingt-quatre canons, le Vernon de même force, le Charlestown de vingt-huit, le Jack de quatorze, et le Vautour de vingt, formèrent une ligne pour l’attendre ; le sixième, le Thompson de dix-huit, resta hors de la portée du canon. Les deux frégates coururent ensemble sur l’ennemi, toutes voiles dehors. Il était sept heures du soir lorsqu’elles tirèrent le premier coup de canon. Elles prolongèrent la ligne anglaise sous le vent, pour lui ôter tout espoir de fuir. Le Thompson restait constamment au vent. Les deux frégates manœuvrèrent avec tant d’habileté, que le désordre se mit bientôt dans l’escadrille anglaise : au bout d’une demi-heure, le Charlestown, frégate commandante, et le Jack, furent obligés de se rendre ; les trois autres bâtimens auraient éprouvé le même sort, si la nuit ne les eût dérobés à la poursuite des deux frégates.

L’année suivante, le gouvernement français forma le projet de prendre et de détruire les établissemens des anglais dans la baie d’Hudson. La Pérouse parut propre à remplir cette mission pénible dans des mers difficiles ; il reçut ordre de partir du cap Français, le 31 mai 1782. Il commandait le Sceptre de soixante-quatorze canons, et il était suivi des frégates l’Astrée et l’Engageante, de trente-six canons chacune, commandées par les capitaines de Langle et la Jaille ; il avait à bord de ces bâtimens, deux cent cinquante hommes d’infanterie, quarante hommes d’artillerie, quatre canons de campagne, deux mortiers et trois cents bombes.

Le 17 juillet, il eut connaissance de l’île de la Résolution ; mais à peine eut-il fait vingt-cinq lieues dans le détroit d’Hudson, que ses vaisseaux se trouvèrent engagés dans les glaces, où ils furent considérablement endommagés.

Le 30, après avoir constamment lutté contre des obstacles de toute espèce, il vit le cap Walsingam, situé à la partie la plus occidentale du détroit. Pour arriver promptement au fort du Prince-de-Wales, qu’il se proposait d’attaquer d’abord, il n’avait pas un instant à perdre, la rigueur de la saison obligeant tous les vaisseaux d’abandonner cette mer dans les premiers jours de septembre : mais dès qu’il fut entré dans la baie d’Hudson, les brumes l’enveloppèrent ; et le 3 août, à la première éclaircie, il se vit environné de glaces à perte de vue, ce qui le força de mettre à la cape. Cependant il triompha de ces obstacles ; et le 8 au soir, ayant découvert le pavillon du fort du Prince-de-Wales, les bâtimens français s’en approchèrent en sondant jusqu’à une lieue et demie, et mouillèrent par dix-huit brasses, fond de vase. Un officier envoyé pour reconnaître les approches du fort, rapporta que les bâtimens pouvaient s’embosser à très-peu de distance. La Pérouse, ne doutant pas que le Sceptre seul ne pût facilement réduire les ennemis s’ils résistaient, fit ses préparatifs pour effectuer une descente pendant la nuit. Quoique contrariées par la marée et l’obscurité, les chaloupes abordèrent sans obstacle à trois quarts de lieue du fort. La Pérouse, ne voyant aucune disposition défensive quoique le fort parût en état de faire une vigoureuse résistance, fit sommer l’ennemi ; les portes furent ouvertes : le gouverneur et la garnison se rendirent à discrétion.

Cette partie de ses ordres exécutée, il mit, le 11 août, à la voile, pour se rendre au fort d’Yorck : il éprouva, pour y parvenir, des difficultés plus grandes encore que celles qu’il avait rencontrées précédemment ; il naviguait par six ou sept brasses, sur une côte parsemée d’écueils. Après avoir couru les plus grands risques, le Sceptre et les deux frégates découvrirent l’entrée de la rivière de Nelson, et mouillèrent, le 20 août, à environ cinq lieues de terre.

La Pérouse avait pris trois bateaux pontés au fort du Prince-de-Wales ; il les envoya, avec le canot du Sceptre, prendre connaissance de la rivière des Hayes, près de laquelle est le fort d’Yorck.

Le 21 août, les troupes s’embarquèrent dans les chaloupes ; et la Pérouse, n’ayant rien à craindre par mer des ennemis, crut devoir présider au débarquement.

L’île des Hayes, où est le fort d’Yorck, est située à l’embouchure d’une grande rivière qu’elle divise en deux branches ; celle qui passe devant le fort s’appelle la rivière des Hayes, et l’autre la rivière Nelson. Le commandant français savait que tous les moyens de défense étaient établis sur la première ; il y avait, de plus, un vaisseau de la compagnie d’Hudson, portant vingt-cinq canons de neuf, mouillé à son embouchure. Il se décida à pénétrer par la rivière Nelson, quoique ses troupes eussent à faire de ce côté une marche d’environ quatre lieues ; mais il y gagnait l’avantage de rendre inutiles les batteries placées sur la rivière des Hayes.

On arriva, le 21 au soir, à l’embouchure de la rivière Nelson, avec deux cent cinquante hommes de troupes, les mortiers, les canons, et des vivres pour huit jours, afin de ne pas avoir besoin de recourir aux vaisseaux, avec lesquels il était très-difficile de communiquer. La Pérouse donna ordre aux chaloupes de mouiller par trois brasses à l’entrée de la rivière, et il s’avança dans son canot avec son second de Langle, le commandant des troupes de débarquement Rostaing, et le capitaine du génie Monneron, pour sonder la rivière et en visiter les bords, où il craignait que les ennemis n’eussent préparé quelques moyens de défense.

Cette opération prouva que la rive était inabordable ; les plus petits canots ne pouvaient approcher qu’à environ cent toises, et le fond qui restait à parcourir était de vase molle. Il jugea donc à propos d’attendre le jour et de rester à l’ancre : mais la marée perdant beaucoup plus qu’on ne l’avait présumé, les chaloupes restèrent à sec à trois heures du matin.

Irritées par cet obstacle, bien loin d’en être découragées, toutes les troupes débarquèrent ; et après avoir fait un quart de lieue dans la boue jusqu’à mi-jambe, elles arrivèrent enfin sur un pré, où elles se rangèrent en bataille : de là elles marchèrent vers un bois, où l’on comptait trouver un sentier sec qui conduirait au fort. On n’en découvrit aucun, et toute la journée fut employée à la recherche de chemins qui n’existaient point.

La Pérouse ordonna au capitaine du génie Monneron, d’en tracer un à la boussole au milieu du bois. Ce travail extrêmement pénible exécuté, servit à faire connaître qu’il y avait deux lieues de marais à traverser, pendant lesquelles on enfoncerait souvent dans la vase jusqu’aux genoux. Un coup de vent qui survint dans la nuit, força la Pérouse inquiet à rejoindre ses bâtimens. Il se rendit sur le rivage ; mais la tempête continuant, il ne put s’embarquer. Il profita d’un intervalle, et parvint le lendemain à son bord, une heure avant un second coup de vent. Un officier parti en même temps que lui, fit naufrage ; il eut, ainsi que les gens de son équipage, le bonheur de gagner la terre ; mais ils ne purent revenir à bord qu’au bout de trois jours, nus et mourant de faim. L’Engageante et l’Astrée perdirent deux ancres chacune, dans ce second coup de vent.

Cependant les troupes arrivèrent devant le fort le 24 au matin, après une marche des plus pénibles, et il fut rendu à la première sommation. La Pérouse fit détruire le fort, et donna l’ordre aux troupes de se rembarquer sur-le-champ.

Cet ordre fut contrarié par un nouveau coup de vent, qui fit courir les plus grands dangers à l’Engageante ; sa troisième ancre cassa, ainsi que la barre du gouvernail, et sa chaloupe fut emportée. Le Sceptre perdit aussi la sienne, son canot et une ancre.

Enfin, le beau temps revint, et les troupes se rembarquèrent. La Pérouse ayant à bord les gouverneurs des forts du Prince-de-Wales et d’Yorck, mit à la voile pour s’éloigner de ces parages, livrés aux glaces et aux tempêtes, où des succès militaires obtenus sans éprouver la moindre résistance, avaient été précédés de tant de peines, de périls et de fatigues.

Si la Pérouse, comme militaire, fut obligé, pour se conformer à des ordres rigoureux, de détruire les possessions de nos ennemis, il n’oublia pas en même temps les égards qu’on doit au malheur. Ayant su qu’à son approche, des anglais avaient fui dans les bois, et que son départ, vu la destruction des établissemens, les exposait à mourir de faim, et à tomber sans défense entre les mains des sauvages, il eut l’humanité de leur laisser des vivres et des armes.

Est-il à ce sujet un éloge plus flatteur que cet aveu sincère d’un marin anglais, dans sa relation d’un voyage à Botany-Bay ? « On doit se rappeler avec reconnaissance, en Angleterre sur-tout, cet homme humain et généreux, pour la conduite qu’il a tenue lorsque l’ordre fut donné de détruire notre établissement de la baie d’Hudson, dans le cours de la dernière guerre ».

Après un témoignage aussi juste et aussi vrai, et lorsque l’Angleterre a si bien mérité des amis des sciences et des arts par son empressement à publier les résultats des voyages de découvertes qu’elle a ordonnés, aurons-nous à reprocher à un autre militaire anglais d’avoir manqué à ses engagemens envers la Pérouse ?

Le gouverneur Hearn avait fait, en 1772, un voyage par terre, vers le Nord, en partant du fort Churchill dans la baie d’Hudson, voyage dont on attend les détails avec impatience ; le journal manuscrit en fut trouvé par la Pérouse dans les papiers de ce gouverneur, qui insista pour qu’il lui fût laissé comme sa propriété particulière. Ce voyage ayant été fait néanmoins par ordre de la compagnie d’Hudson dans la vue d’acquérir des connaissances sur la partie du Nord de l’Amérique, le journal pouvait bien être censé appartenir à cette compagnie, et par conséquent être dévolu au vainqueur : cependant la Pérouse céda par bonté aux instances du gouverneur Hearn ; il lui rendit le manuscrit, mais à la condition expresse de le faire imprimer et publier dès qu’il serait de retour en Angleterre. Cette condition ne paraît point avoir été remplie jusqu’à présent : espérons que la remarque qui en est faite, rendue publique, produira l’effet attendu, ou qu’elle engagera ce gouverneur à faire connaître si la compagnie d’Hudson, qui redoute qu’on ne s’immisce dans ses affaires et son commerce, s’est opposée à sa publication[1].

L’époque du rétablissement de la paix avec l’Angleterre en 1783, termina cette campagne. L’infatigable la Pérouse ne jouit pas d’un long repos ; une plus importante campagne l’attendait : hélas ! ce devait être la dernière. Il était destiné à commander l’expédition projetée autour du monde en 1785, dont les préparatifs se faisaient à Brest.

Je ne me conformerai point à l’usage, en indiquant d’avance la route que notre navigateur a parcourue dans les deux hémisphères, les côtes et les îles qu’il a explorées ou reconnues dans le grand océan, les découvertes qu’il a faites dans les mers d’Asie, et les services importans qu’il a rendus à la géographie : je fais ce sacrifice au lecteur, dont la curiosité veut être plutôt excitée que prévenue, et qui aimera mieux sans doute suivre dans sa course le voyageur lui-même.

Jusqu’ici je n’ai considéré dans la Pérouse que le militaire et le navigateur : mais il mérite également d’être connu par ses qualités personnelles ; car il n’était pas moins propre à se concilier les hommes de tous les pays, ou à s’en faire respecter, qu’à prévoir et à vaincre les obstacles qu’il est donné à la sagesse humaine de surmonter.

Réunissant à la vivacité des habitans des pays méridionaux un esprit agréable et un caractère égal, sa douceur et son aimable gaîté le firent toujours rechercher avec empressement : d’un autre côté, mûri par une longue expérience, il joignait à une prudence rare, cette fermeté de caractère qui est le partage d’une ame forte, et qui, augmentée par le genre de vie pénible des marins, le rendait capable de tenter et de conduire avec succès les plus grandes entreprises.

D’après la réunion de ces diverses qualités, le lecteur, témoin de sa patience rigoureuse dans les travaux commandés par les circonstances, des conseils sévères que sa prévoyance lui dictait, des mesures de précaution qu’il prenait avec les peuples, sera peu étonné de la conduite bien-faisante et modérée autant que circonspecte de la Pérouse à leur égard, de la confiance, quelquefois même de la déférence, qu’il témoignait à ses officiers, et de ses soins paternels envers ses équipages : rien de ce qui pouvait les intéresser, soit en prévenant leurs peines, soit en procurant leur bien-être, n’échappait à sa surveillance, à ses sollicitudes. Ne voulant pas faire d’une entreprise scientifique une spéculation mercantile, et laissant tout entier le bénéfice des objets de traite au profit des seuls matelots de l’équipage, il se réservait pour lui la satisfaction d’avoir été utile à sa patrie et aux sciences. Secondé parfaitement dans ses soins pour le maintien de leur santé, aucun navigateur n’a fait une campagne aussi longue, n’a parcouru un développement de route si étendu, en changeant sans cesse de climat, avec des équipages aussi sains, puisqu’à leur arrivée à la nouvelle Hollande, après trente mois de campagne et plus de seize mille lieues de route, ils étaient aussi bien portans qu’à leur départ de Brest.

Maître de lui-même, ne se laissant jamais aller aux premières impressions, il fut à portée de pratiquer, sur-tout dans cette campagne, les préceptes d’une saine philosophie, amie de l’humanité. Si j’étais plus jaloux de faire son éloge, nécessairement isolé et incomplet, que de laisser au lecteur le plaisir de l’apprécier par les faits entourés de toutes leurs circonstances, et de le juger par l’ensemble de ses écrits, je citerais une foule de passages de son journal, dont le caractère et le tour que j’ai précieusement conservés, peignent fidèlement l’homme : je le montrerais sur-tout s’attachant à suivre cet article de ses instructions, gravé dans son cœur, qui lui ordonnait d’éviter de répandre une seule goutte de sang ; l’ayant suivi constamment dans un aussi long voyage, avec un succès dû à ses principes ; et, lorsqu’attaqué par une horde barbare de sauvages, il eut perdu son second, un naturaliste et dix hommes des deux équipages, malgré les moyens puissans de vengeance qu’il avait entre les mains, et tant de motifs excusables pour en user, contenant la fureur des équipages, et craignant de frapper une seule victime innocente parmi des milliers de coupables.

Équitable et modeste autant qu’éclairé, on verra avec quel respect il parlait de l’immortel Cook, et comme il cherchait à rendre justice aux grands hommes qui avaient parcouru la même carrière.

Également juste envers tous, la Pérouse, dans son journal et sa correspondance, dispense avec équité les éloges auxquels ont droit ses coopérateurs. Il cite aussi les étrangers qui, dans les différentes parties du monde, l’ont bien accueilli et lui ont procuré des secours. Si le gouvernement, comme il n’est pas permis d’en douter, veut remplir les intentions de la Pérouse, il doit à ces derniers une marque de la reconnaissance publique.

Justement apprécié par les marins anglais qui avaient eu occasion de le connaître, ils lui ont donné un témoignage d’estime non équivoque dans leurs écrits.

Tous ceux qui l’ont fréquenté, en ont fait de justes éloges, qu’il serait trop long de rapporter.

Mais, parler de ses vertus, de ses talens, c’est rappeler ses malheurs, c’est réveiller nos regrets : l’idée des uns est désormais liée inséparablement au souvenir des autres ; et ils fondent à jamais un monument de douleur et de reconnaissance dans le cœur de tous les amis des sciences et de l’humanité. Si j’éprouve quelque douceur à la suite du travail pénible qu’a exigé cet ouvrage, et après les soins et les peines qu’il m’a coûté jusqu’à sa publication, c’est sans doute dans cet instant où il m’est permis d’être l’organe de la République française, en payant à sa mémoire un tribut de la reconnaissance nationale.

La Pérouse, d’après ses dernières lettres de Botany-Bay, devait être rendu à l’île de France en 1788[2]. Les deux années suivantes s’étant écoulées, les événemens importans qui occupaient et fixaient l’attention de la France entière, ne purent la détourner du sort qui semblait menacer nos navigateurs. Les premières réclamations à cet égard, les premiers accens de la crainte et de la douleur, se firent entendre à la barre de l’Assemblée nationale, par l’organe des membres de la société d’histoire naturelle.

« Depuis deux ans, disaient-ils, la France attend inutilement le retour de M. de la Pérouse ; et ceux qui s’intéressent à sa personne et à ses découvertes, n’ont aucune connaissance de son sort. Hélas ! celui qu’ils soupçonnent est peut-être encore plus affreux que celui qu’il éprouve ; et peut-être n’a-t-il échappé à la mort que pour être livré aux tourmens continuels d’un espoir toujours renaissant et toujours trompé ; peut-être a-t-il échoué sur quelqu’une des îles de la mer du Sud, d’où il tend les bras vers sa patrie, et attend vainement un libérateur……

» Ce n’est pas pour des objets frivoles, pour son avantage particulier, que M. de la Pérouse a bravé des périls de tous les genres ; la nation généreuse qui devait recueillir le fruit de ses travaux, lui doit aussi son intérêt et ses secours.

» Déjà nous avons appris la perte de plusieurs de ses compagnons, engloutis dans les ondes ou massacrés par les sauvages : soutenez l’espérance qui nous reste de recueillir ceux de nos frères qui ont échappé à la fureur des flots ou à la rage des cannibales ; qu’ils reviennent sur nos bords, dussent-ils mourir de joie en embrassant cette terre libre…… »

La demande de la société d’histoire naturelle, accueillie avec le plus vif intérêt, fut suivie de près par la loi qui ordonna l’armement de deux frégates pour aller à la recherche de la Pérouse.

Les motifs d’après lesquels le décret fut rendu, les termes mêmes du rapport, font connaître l’intérêt tendre et touchant qu’inspiraient nos navigateurs, et l’empressement avec lequel, désirant les retrouver, on saisissait une simple lueur d’espérance, sans songer aux grands sacrifices que leur recherche exigeait :

« Depuis long-temps nos vœux appellent M. de la Pérouse, et les compagnons de son glorieux, trop vraisemblablement aussi de son infortuné voyage.

» La société des naturalistes de cette capitale est venue déchirer le voile que vous n’osiez soulever ; le deuil qu’elle a annoncé est devenu universel ; et vous avez paru accueillir avec transport l’idée qu’elle est venue vous offrir d’envoyer des bâtimens à la recherche de M. de la Pérouse. Vous avez ordonné à vos comités de marine, d’agriculture et de commerce, de vous présenter leurs vues sur un objet si intéressant : le sentiment qui a semblé vous déterminer, a aussi dicté leur avis.

» Il nous reste à peine la consolation d’en douter ; M. de la Pérouse a essuyé un grand malheur.

» Nous ne pouvons raisonnablement espérer que ses vaisseaux sillonnent en ce moment la surface des mers ; ou ce navigateur et ses compagnons ne sont plus, ou bien, jetés sur quelque plage affreuse, perdus dans l’immensité des mers innaviguées, et confinés aux extrémités du monde, ils luttent peut-être contre le climat, contre les animaux, les hommes, la nature, et appellent à leur secours la patrie, qui ne peut que deviner leur malheur. Peut-être ont-il échoué sur quelque côte inconnue, sur quelque rocher aride : là, s’ils ont pu trouver un peuple hospitalier, ils respirent, et vous implorent cependant ; ou s’ils n’ont rencontré qu’une solitude, peut-être des fruits sauvages, des coquillages entretiennent leur existence : fixés sur le rivage, leur vue s’égare au loin sur les mers, pour y découvrir la voile heureuse qui pourrait les rendre à la France, à leurs parens, à leurs amis.

» Réduits à embrasser une idée qui n’est peut-être qu’une consolante erreur, vous êtes portés sans doute comme nous à préférer cette conjecture à l’idée désespérante de leur perte : c’est celle qu’est venue vous présenter la société des naturalistes de Paris ; c’est celle que déjà M. de la Borde avait offerte à tous les cœurs sensibles, dans un mémoire lu à l’académie des sciences.

» Mais si cette idée vous touche, si elle vous frappe, vous ne pouvez plus dès-lors vous livrer à d’impuissants regrets : l’humanité le veut ; il faut voler au secours de nos frères. Hélas ! où les chercher ? qui interroger sur leur sort ? Peut-on explorer toutes les côtes sur une mer en quelque sorte inconnue ? peut-on toucher à toutes les îles de ces archipels immenses qui offrent tant de dangers aux navigateurs ? peut-on visiter tous les golfes, pénétrer dans toutes les baies ? ne peut-on pas même, en attérissant à l’île qui les recélerait, aborder dans un point, et les laisser dans un autre ?

» Sans doute les difficultés sont grandes, le succès est plus qu’inespéré ; mais le motif de l’entreprise est puissant. Il est possible que nos frères malheureux nous tendent les bras, il n’est pas impossible que nous les rendions à leur patrie ; et dès-lors il ne nous est plus permis de nous refuser à la tentative d’une recherche qui ne peut que nous honorer. Nous devons cet intérêt à des hommes qui se sont dévoués ; nous le devons aux sciences, qui attendent le fruit de leurs recherches : et ce qui doit augmenter cet intérêt, c’est que M. de la Pérouse n’était pas de ces aventuriers qui provoquent de grandes entreprises, soit pour se faire par elles un nom fameux, soit pour les faire servir à leur fortune ; il n’avait pas même ambitionné de commander l’expédition qui lui fut confiée ; il eût voulu pouvoir s’y refuser, et lorsqu’il en accepta le commandement, ses amis savent qu’il ne fit que s’y résigner.

» Heureusement nous savons la route qu’il faut suivre dans une aussi douloureuse recherche ; heureusement nous pouvons remettre à ceux qui seront chargés de cette touchante mission, le fil conducteur du périlleux labyrinthe qu’ils auront à parcourir.

» La proposition d’une recherche que l’humanité commande, ne peut être portée à cette tribune pour y être combattue par la parcimonie, ou discutée par la froide raison, quand elle doit être jugée par le sentiment.

» Cette expédition sera pour M. de la Pérouse, ou pour sa mémoire, la plus glorieuse récompense dont vous puissiez honorer ses travaux, son dévouement ou ses malheurs. C’est ainsi qu’il convient de récompenser.

» De pareils actes illustrent aussi la nation qui sait s’y livrer ; et le sentiment d’humanité qui les détermine, caractérisera notre siècle. Ce n’est plus pour envahir et ravager que l’Européen pénètre sous les latitudes les plus reculées, mais pour y porter des jouissances et des bienfaits ; ce n’est plus pour y ravir des métaux corrupteurs, mais pour conquérir ces végétaux utiles qui peuvent rendre la vie de l’homme plus douce et plus facile. Enfin, l’on verra, et les nations sauvages ne le considéreront pas sans attendrissement, l’on verra, aux bornes du monde, de pieux navigateurs interrogeant avec intérêt, sur le sort de leurs frères, les hommes et les déserts, les antres, les rochers, et même jusqu’aux écueils ; on verra sur les mers les plus perfides, dans les sinuosités des archipels les plus dangereux, autour de toutes ces îles peuplées d’anthropophages, errer des hommes recherchant d’autres hommes pour se précipiter dans leurs bras, les secourir et les sauver ».

À peine les navires envoyés à la recherche de la Pérouse furent-ils partis, que le bruit se répandit qu’un capitaine hollandais passant devant les îles de l’Amirauté, à l’Ouest de la nouvelle Irlande, avait aperçu une pirogue montée par des naturels qui lui avaient paru revêtus d’uniformes de la marine française.

Le général d’Entrecasteaux, qui commandait la nouvelle expédition, ayant relâché au cap de Bonne-Espérance, eut connaissance de ce rapport : malgré son peu d’authenticité et de vraisemblance, il n’hésita pas un seul instant ; il changea son projet de route pour voler au lieu indiqué. Son empressement n’ayant eu aucun succès, il recommença sa recherche dans l’ordre prescrit par ses instructions, et il l’acheva sans pouvoir obtenir le moindre renseignement ni acquérir la moindre probabilité sur le sort de notre infortuné navigateur.

On a diversement raisonné en France sur la cause de sa perte : les uns, ignorant la route qui lui restait à parcourir depuis Botany-Bay, et qui est tracée dans sa dernière lettre, ont avancé que ses vaisseaux avaient été pris dans les glaces, et que la Pérouse, et tous ses compagnons, avaient péri de la mort la plus horrible ; d’autres ont assuré que devant arriver à l’île de France vers la fin de 1788, il avait été victime du violent ouragan qui devint si funeste à la frégate la Vénus dont on n’a plus entendu parler, et qui avait démâté de tous ses mâts la frégate la Résolution.

Quoiqu’on ne puisse combattre l’assertion de ces derniers, on ne doit pas non plus l’admettre sans preuve. Si elle n’est point la vraie, la Pérouse a dû probablement périr, par un mauvais temps, sur les nombreux ressifs dont les archipels qu’il avait encore à explorer, doivent être et ont en effet été reconnus parsemés, par le général d’Entrecasteaux. La manière dont les deux frégates ont toujours navigué à la portée de la voix, aura rendu commun à toutes deux le même écueil ; elles auront éprouvé le malheur dont elles avaient été si près le 6 novembre 1786, et auront été englouties sans pouvoir aborder à aucune terre.

Le seul espoir qui pût rester, serait qu’elles eussent fait naufrage sur les côtes de quelque île inhabitée ; dans ce cas peut-être existe-t-il encore quelques individus des deux équipages sur une des innombrables îles de ces archipels. Éloignés de la route parcourue, ils auraient échappé aux recherches, et ne pourraient revoir leur patrie que par l’effet du hasard qui y conduirait un bâtiment, toute ressource leur étant probablement enlevée pour en construire un.

On ne peut néanmoins se refuser d’observer que les sauvages font les trajets les plus longs dans de simples pirogues ; et on peut juger, à l’inspection de la carte, que si les naufragés avaient abordé soit dans une île déserte, soit parmi des sauvages qui les eussent épargnés, ils auraient pu, depuis neuf ans, parvenir de proche en proche dans un lieu d’où ils auraient donné de leurs nouvelles ; car il est probable qu’ils auraient tout tenté pour sortir de cet état d’anxiété et d’isolement pire que la mort. Si l’espérance qui nous reste n’est donc pas nulle, elle est du moins bien faible.

Un navigateur a déclaré avoir des indices du naufrage de la Pérouse : on va juger de la confiance qu’ils méritent, par sa déposition, que je citerai littéralement sans me permettre d’autre observation que de comparer l’auteur avec lui-même, et de rapprocher son dire de la relation de Bougainville.


Extrait des minutes de la justice de paix de la ville et commune de Morlaix.


« George Bowen, capitaine du vaisseau l’Albermale, venant de Bombay à Londres, et conduit à Morlaix, interrogé s’il avait eu connaissance de la Pérouse, parti de France pour le tour du monde, a répondu qu’en décembre 1791, il a lui-même aperçu, dans son retour du port de Jakson à Bombay, sur la côte de la nouvelle Géorgie[3], dans la mer orientale, les débris du vaisseau de M. de la Pérouse, flottant sur l’eau[4], et qu’il estime être provenus de bâtiment de construction française ; qu’il n’a pas été à terre, mais que les naturels du pays sont venus à son bord ; qu’il n’a pu comprendre leur langage, mais que par leurs signes il avait compris qu’un bâtiment avait abordé sur ces parages ; que ces naturels connaissaient l’usage de plusieurs ouvrages en fer, dont ils étaient curieux ; et que lui interrogé avait échangé plusieurs ferrailleries avec ces Indiens, contre des verroteries et des arcs : quant au caractère de ces Indiens, qu’ils lui avaient paru pacifiques[5], et plus instruits que les habitants de Taïti, puisqu’ils avaient une connaissance parfaite des ouvrages en fer ; que leurs pirogues étaient supérieurement travaillées : que lorsque les naturels du pays étaient à son bord, il n’avait encore eu aucune connaissance de ces débris, et qu’en longeant la côte il les aperçut, à l’aide d’un grand feu allumé à terre, vers minuit[6] du 30 décembre 1791 ; que sans ce feu, il eût vraisemblablement fait côte sur les roches du cap Déception. Déclare l’interrogé, que dans toute cette partie de la côte de la nouvelle Géorgie, il a reconnu un grand nombre de cabanes ou cases ; que ces Indiens étaient d’une stature robuste et d’un caractère doux, d’où il présume que si M. de la Pérouse ou quelques uns de son équipage sont à terre, ils existent encore[7] ; et qu’il sait que de tous les bâtimens qui ont navigué dans ces parages, il n’y a eu que M. de Bougainville, l’Alexandre, Frendship de Londres, M. de la Pérouse et l’interrogé qui y ayent été ; qu’en conséquence il présume que ce sont les débris du bâtiment de M. de la Pérouse[8], puisque l’Alexandre a été coulé dans le détroit de Macassa, et que Frendship est arrivé à port en Angleterre. Interrogé s’il avait vu sur les naturels du pays quelques hardes qui dénotassent qu’ils eussent communiqué avec des Européens, a répondu que ces Indiens étaient nus ; que le climat est très-chaud, et que, par leurs signes, il avait reconnu qu’ils avaient antérieurement vu des vaisseaux ; qu’il a aperçu en la possession de ces Indiens, des filets de pêche dont les fils étaient de lin, et dont la maille était de main-d’œuvre européenne[9] ; qu’il en a, par curiosité, pris un morceau, d’après lequel il serait facile de juger que la matière et la main d’œuvre proviennent d’Europe. »

Tels sont, jusqu’à ce jour, les seuls indices obtenus sur le sort de notre navigateur.

Des indices publics, toujours subsistans, de la route qu’il a parcourue et des lieux qu’il a visités, sont les médailles frappées à l’occasion de son voyage, et laissées ou distribuées par la Pérouse pendant le cours de cette campagne. Il lui en avait été remis environ cent tant en argent qu’en bronze, et six cents autres de différentes espèces. Connaissant la route qui lui restait à parcourir, ces médailles pourront un jour nous indiquer à peu près en quel lieu son malheur l’a interrompue.

La médaille relative au voyage, devenue monument historique, et étant susceptible d’être retrouvée un jour par d’autres navigateurs, je ne puis m’empêcher de la faire connaître, quoique je n’aye pas cru devoir la faire graver : elle est, d’un côté, à l’effigie du roi, avec la légende ordinaire ; le revers porte cette inscription, entourée de deux branches d’olivier nouées par un ruban :

Les frégates du roi de France, la Boussole et l’Astrolabe, commandées par MM. de la Pérouse et de Langle, parties du port de Brest en juin 1785.

Tant de précautions prises pour le succès et l’authenticité d’une grande expédition, les dépenses qu’elle occasionne, les peines et les malheurs qu’elle entraîne, feront mettre en doute par quelques hommes à prévention et à système, si ces soins et ces peines sont compensés par l’utilité réciproque que trouvent les peuples dans les voyages de découvertes. Quoique j’aye refusé moi-même de reconnaître comme un bienfait l’introduction des animaux domestiques ou de quelques plantes farineuses chez les sauvages, comparée aux maux qui résultent pour eux des notions fausses ou superficielles que nos principes leur suggèrent, et de la communication soudaine de nos mœurs et de nos usages ; je dis qu’après leur avoir donné des connaissances isolées qu’ils ne savent étendre ni appliquer, des végétaux et des animaux qu’ils ne conservent ni ne perpétuent, les abandonner à eux-mêmes, c’est rendre vain le désir de connaître et de jouir qu’on a excité en eux, c’est faire leur malheur ; mais que les élever par degrés pour les civiliser, en faire des peuplades policées avant d’en faire des peuples polis, et ne leur donner de nouveaux besoins et de nouveaux procédés qu’avec le moyen de pourvoir aux uns et de se servir utilement des autres, c’est préparer et assurer à leur génération les heureux résultats du développement des facultés humaines.

S’il peut résulter pour nous comme pour eux des inconvéniens de ces communications lorsque les rapports sont si différens, les grands avantages que les sciences et les arts retirent des voyages de découvertes ne peuvent être raisonnablement contestés. C’est un besoin pour l’homme civilisé de proportionner ses connaissances et ses jouissances à la capacité de son entendement et à l’étendue de ses désirs. Le navigateur, en avançant, découvre de nouvelles productions utiles à l’humanité ; il détermine les divers points du globe, et assure sa route et celle des autres ; il apprend à juger ses semblables par un plus grand nombre de rapports, et chacun de ses progrès est un nouveau pas vers la connaissance de l’homme et de la nature. Il est grand, il est beau de faire ainsi des dépenses et de courir des risques pour les besoins de la société entière et l’accroissement des vraies richesses.

Si quelques philosophes ont improuvé les voyages en général, parce que des expéditions entreprises dans des vues ambitieuses et intéressées, avaient entraîné à leur suite des actes de barbarie, c’est qu’ils les ont sans doute confondues avec les voyages de découvertes, qui ont eu pour objet de porter des bienfaits aux peuples, et d’agrandir le champ de la science.

Ces bienfaits, dira-t-on peut-être, sont le prix de leur sang, parce qu’on ne les contient qu’en déployant une force qui devenant funeste aux navigateurs eux-mêmes, occasionne un double crime aux yeux de la philosophie et de la nature.

Que l’on consulte les navigateurs connus par leur modération ; leurs relations nous prouvent qu’en employant les moyens que la prudence commande, il est aisé de contenir les sauvages par le simple appareil de la force : bientôt attachés par les bienfaits aux voyageurs qu’ils respectent, ils sont susceptibles de reconnaissance, et par conséquent de tout autre sentiment.

Il faut rendre justice au motif qui a égaré ces philosophes ; ce motif respectable, c’est l’humanité. Nous devons donc être d’accord désormais, d’après la conduite de nos navigateurs, en voyant leur ménagement extrême pour la vie des sauvages, qui se détruisent entre eux sous le plus léger prétexte ; la férocité de ces derniers adoucie par la civilisation, et l’immense quantité de sang épargnée par l’abolition des sacrifices humains, si révoltans, et si généralement répandus chez les peuples sauvages.


  1. L’anecdote qu’on vient de lire m’était inconnue, lorsque j’ai écrit la note qu’on verra, tome II. page 218.
  2. Voyez tome IV, pages 202 et 240.
  3. Reconnue par Schortland, lieutenant de la marine anglaise, en 1788 ; mais découverte en partie par Bougainville, capitaine de vaisseau, en 1768, et plus encore par Surville, capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes, qui la nomma terre des Arsacides. (Note du Rédacteur.)
  4. La Pérouse n’a pu périr qu’en 1788. Je laisse à ceux qui connaissent les effets des vagues de la mer sur un bâtiment naufragé, à juger si ces débris pouvaient encore exister flottant sur l’eau à la fin de décembre 1791. (N. D. R.)
  5. Ces Indiens caractérisés comme pacifiques, attaquèrent les chaloupes que Bougainville avait envoyées à terre pour faire de l’eau, dès qu’elles furent entrées dans la baie de Choiseul. (N. D. R.)
  6. Il est sans doute surprenant que les débris vus par George Bowen, et assurés être ceux du vaisseau de la Pérouse, et de construction française, ce qui les suppose considérables et examinés de près et avec attention, ne se trouvent ici qu’aperçus, à minuit, à la clarté d’un feu allumé à terre. (N. D. R.)
  7. Bougainville, obligé de repousser par la force l’attaque de ces Indiens, s’empara de deux de leurs pirogues, dans lesquelles il trouva, entre autres choses, une mâchoire d’homme à demi grillée, preuve évidente d’anthropophagie. (N. D. R.)
  8. Le capitaine anglais ne donne plus comme une certitude que les débris aperçus soient ceux du vaisseau de la Pérouse ; ce n’est plus qu’une simple présomption. (N. D. R.)
  9. Bougainville trouva dans les pirogues qui tombèrent en son pouvoir, des filets à maille très-fines, artistement tissus. Il est probable que leur perfection a induit George Bowen en erreur. (N. D. R.)