Voyage de Constantinople à Éphèse, par l’intérieur de l’Asie Mineure, Bithynie, Phrygie, Lydie, Ionie/03

Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 9 (p. 257-272).
Troisième livraison


VOYAGE DE CONSTANTINOPLE À ÉPHÈSE, PAR L’INTÉRIEUR DE L’ASIE MINEURE, BITHYNIE, PHRYGIE, LYDIE, IONIE,


PAR M. LE COMTE A. DE MOUSTIER[1].
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


IX


Les ruines d’Aizani. — Les paysans de l’Anatolie. — Les monts Dindymènes et le Temnus. — Ghédiz. — Ouschak. — L’industrie des tapis. — Takmak. — Koula. — La Phrygie brûlée. — Les Zeibeks. — Le fleuve Hermus. — Salikli.

Bien qu’Aizani soit une ville ancienne, fondée, dit un historien, par Aizen, fils de Tantale, elle ne joue aucun rôle important dans l’histoire, mais l’état de conservation et l’aspect imposant de ses monuments méritent de fixer l’attention des voyageurs. Ces ruines, connues en Europe depuis quarante ans seulement, ont été plusieurs fois décrites ; je n’entrerai, pour ma part, dans aucun détail, le lecteur a sous les yeux une reproduction fidèle des plus intéressants d’entre les édifices qui se voient encore à Aizani : le théâtre, le stade, le pont, les quais du Rhyndacus, et, par-dessus tout, le temple de Jupiter, gracieux spécimen du style ionique, dont l’ordonnance parfaite semble témoigner d’une origine antérieure à la domination romaine.

Aizani : Ruines du théâtre et du stade.

Les inscriptions latines et grecques, contemporaines de l’empereur Adrien, qui sont gravées sur ses murs, y ont pris place bien probablement longtemps après sa construction.

Aizani : Ruines du temple de Jupiter (côté du nord).

Les collines, autour d’Aizani, sont formées de roches calcaires qui ont fourni de beaux matériaux aux monuments de la ville. Le fond de la vallée est un terrain d’alluvion dont les habitants du village paraissent tirer un assez bon parti. Leur physionomie et leur mise donnent en effet lieu de supposer qu’ils jouissent d’un certain bien-être. Il est à remarquer, et c’est un phénomène curieux, que si, dans l’Anatolie, l’aspect général du pays indique un état de décadence et révèle l’absence presque complète des conditions économiques sous l’influence desquelles un peuple peut s’enrichir et prospérer, les particuliers, cependant, et spécialement les habitants de la campagne, ne semblent pas réduits à un état trop misérable. Il nous est rarement arrivé de rencontrer des mendiants.

Dans les villages où nous faisions halte, nous trouvions des vivres de bonne qualité qu’on nous offrait souvent avec un empressement touchant, et, si la plupart des maisons présentent une assez chétive apparence, les paysans sont, en général, bien vêtus. L’ampleur de leurs costumes, la variété des couleurs, la forme imposante des turbans qui couronnent leurs mâles visages, la gravité habituelle de leur maintien, communiquent à toute leur personne un caractère de dignité vraiment remarquable.

Trois causes peuvent expliquer cette aisance relative qu’on observe chez les habitants de l’Anatolie : le pays est vaste et naturellement fertile, la population clairsemée[2], ses besoins et ses exigences très-limités. Ces circonstances, sans favoriser le développement de la fortune publique et les progrès de la civilisation, assurent aux individus des moyens suffisants d’existence.

La plupart des peuples primitifs en sont là, et nos pères, au moyen âge, semblent avoir traversé une phase à peu près semblable.

Aussi, au retour d’un voyage dans l’intérieur de l’Anatolie, on peut se figurer assez clairement l’aspect qu’a dû présenter notre Europe il y a cinq cents ans ; ce qu’y était la culture des campagnes, la police des villes, l’état des voies de communication ; comment on y voyageait, comment s’y faisait le commerce, de quelle sécurité on s’y voyait assuré ; quelle devait y être la nature des relations sociales ; dans quelles limites, en un mot, on y pouvait user de ses facultés.

Quant à la physionomie morale, malgré d’énormes différences dérivant du génie et des institutions si dissemblables de l’Orient et de l’Occident, différences qui sont tout à l’avantage du moyen âge chrétien, il est encore facile de saisir quelques analogies. Les Turcs, pris en masse, possèdent la foi sous ses diverses formes, et cette sérénité d’âme, cette force de résignation, cette quiétude qui en découlent. La disposition religieuse de leur esprit se traduit au dehors, non-seulement par l’exactitude qu’ils apportent aux exercices de la prière, soit dans les mosquées, soit chez eux et jusqu’au milieu des champs où souvent on les trouve prosternés, mais aussi par des sentiments de respect et de confiance envers la divinité, dont leur langage porte la perpétuelle empreinte : Inch Allah (plaise à Dieu), Allah Kerim (Dieu est miséricordieux). Il n’y a pas une de leurs phrases ou ne se rencontrent ces locutions.

Ils vivent de peu et sont facilement heureux : contempler la belle nature, rêver en fumant leur tchibouk, humer quelques gouttes de café, de tous les plaisirs voilà ceux qu’ils apprécient le plus.

Ils ne connaissent guère le luxe ; mais, dans la disposition de leurs maisons, dans la forme du petit nombre d’ustensiles qui chez eux composent un mobilier, dans leur costume surtout, et dans l’ensemble de leurs habitudes, il y a un sentiment de l’art et une poésie naturelle presque inconnus aujourd’hui parmi nous.

Leur charité envers les malheureux, leur hospitalité, leur fidélité à remplir leurs engagements sont proverbiales.

J’en dirai autant de cette dignité, de ce respect de soi-même et des autres qui constituent peut-être le cachet le plus vraiment personnel de la race turque. Même parmi les gens du bas peuple, la colère se traduit rarement en rixes, en disputes, en injures. Kouzoum (mon agneau), djanem (mon âme), telles sont les épithètes dont ils se gratifient entre eux.

Toute règle, cependant, comporte des exceptions : à côté de ces expressions amicales, quelques locutions grossières prennent place dans leur vocabulaire ; ils les échangent parfois sans paraître se départir de leur immuable gravité ; et, sous prétexte que l’anathème prononcé par le prophète contre le vin ne saurait atteindre le raki[3], ils laissent chaque jour davantage la triste habitude de l’ivrognerie pénétrer chez eux.

Ajoutons que ces populations, fort étrangères encore à l’esprit révolutionnaire qui travaille l’Europe, sont en général douces et faciles à gouverner ; bien administré, le pays subirait assez promptement une heureuse transformation.

Mais il est temps de revenir aux habitants d’Aizani.

Ils pétrissent leur farine en lames minces, qu’ils font cuire sur des plaques de tôle rougie ; ils obtiennent ainsi des pains semblables en apparence à nos crêpes, mais d’une dimension de près d’un mètre carré ; dans un pays où les assiettes ne sont pas connues, où le linge de table est rare, ces pains-serviettes sont d’un usage fort commode. On a aussi, dans cette partie de l’ancienne Phrygie, l’habitude de manger le blé en grain, comme le riz. Devant chaque maison est un mortier de pierre grossièrement taillée, où on l’écrase à demi avant de le faire cuire.

Le 12, à deux heures, nous reprenons notre chemin.

Après une série de collines de formation calcaire, vient un plateau sillonné de profonds ravins dont les déchirures laissent voir des terrains où dominent l’argile, le grès marneux, le tuf volcanique. Ce plateau sert de trait d’union entre les grandes chaînes des monts Dindymènes[4] et du Temnus. Elles partent toutes deux de ce point pour se prolonger sur un même plan, l’une dans la direction de la Cappadoce, l’autre dans la direction de la mer Égée, divisant l’Asie Mineure en deux versants inclinés, au nord vers le Pont-Euxin et la Propontide, au midi et à l’ouest vers la Méditerranée. Nous pouvons apercevoir en ce moment les sources du Rhyndacus et de l’Hermus, dont les eaux, sorties de la même montagne, prennent leur cours vers des mers différentes.

Le soleil se couche derrière l’Ak-Dagh : vue magnifique.

À nos pieds, vers le sud, s’ouvre une étroite vallée entre des masses volcaniques ; là coule l’Hermus (Ghediz-Tchaï), là est assise la ville de Ghédiz (l’ancienne Cadi), dont les quinze cents maisons s’étagent sur les anfractuosités du rocher calciné.

Nous y pénétrons à la nuit, et la peinture que j’ai faite plus haut des périls d’une entrée nocturne dans les villes turques, donnera une faible idée des difficultés qu’il nous fallut braver pour descendre et remonter les deux pentes opposées de cette gorge, avec des chevaux épuisés, et par des ruelles dont aucun réaliste ne saurait faire une trop horrible peinture.

Du reste, beau konak, éminemment pittoresque ; medjlis nombreux, composés d’hommes superbes par l’ampleur de leurs costumes et la dignité de leur maintien, excellent accueil.

Le 13 au matin, je prends à la hâte une vue de Ghédiz, et nous partons un peu avant neuf heures avec des chevaux de poste. La vallée de l’Hermus est bien cultivée, mais nous la traversons seulement, et nous nous engageons aussitôt dans une région montueuse et boisée ; son aspect nous rappelle celui des versants de l’Olympe. Parfois, entre les arbres et les rochers, s’ouvrent des perspectives d’une grande beauté. Nous passons au bord d’un précipice d’où s’élèvent des tourbillons de flammes et de fumée : « Ce n’est rien, nous disent nos guides, c’est une forêt qui brûle. »

Kediz (ancienne Cadi) et le fleuve Hermus près de sa source.

Le mudir d’Ouschak, prévenu de notre arrivée par un zaptié, vient au-devant de nous avec ses serviteurs, à une demi-heure de la ville, et se montre plein de courtoisie. Il nous conduit chez le Tchorbadgi grec, négociant très-intelligent, qui nous traite de la façon la plus hospitalière.

Ouschak a une véritable importance commerciale ; c’est un point intermédiaire entre la mer et les cantons agricoles de la Phrygie, et le territoire fertile qui entoure la ville fournit lui-même des produits variés ; aussi de nombreux convois de chameaux partent chaque semaine pour porter à Smyrne des grains, du tabac, de l’opium de la valonnée.

Ouschak : Entrée de la ville du côté des cimetières.

Ouschak possède en outre une industrie intéressante ; on y fabrique ces beaux tapis de moquette connus sous le nom de tapis de Smyrne. Huit cents métiers occupent chacun trois ouvrières qui travaillent à la main dans leurs maisons. La population s’élève à quinze mille âmes au moins, dont les chrétiens forment le tiers ; l’industrie et le commerce sont pour ainsi dire exclusivement dans leurs mains ; je fus frappé des bons rapports et de la familiarité qui semblaient régner entre le mudir et les principaux d’entre eux.

La poste ne fait le transport des lettres entre Ouschak et Smyrne qu’une fois la semaine, le trajet est de plusieurs journées, et l’on sait qu’en Turquie les lettres ne sont jamais distribuées à domicile ; on doit se rendre au bureau pour y réclamer soi-même les dépêches que l’on attend ; celles qui ont été expédiées à l’insu des destinataires courent grand risque de ne leur parvenir jamais.

Ouschak semble occuper l’emplacement de l’ancienne Acmonia, mais cela n’est pas bien prouvé ; quoi qu’il en soit, on y rencontre beaucoup de marbres sculptés, paraissant provenir de tombeaux, et qui maintenant ornent les fontaines. On en trouvera ici un spécimen. J’eus grand-peine à prendre cette photographie au milieu d’une population curieuse, mais docile heureusement, et que les zaptiés purent contenir un instant.

Ouschak (ancienne Eucarpia) : Maison construite avec des débris de monuments funéraires antiques.

Le 14, après être restés à Ouschak une partie du jour, nous partons vers midi accompagnés de deux négociants grecs qui ont demandé à voyager de concert avec nous jusqu’à Smyrne. Nous allons coucher à Takmak, pauvre village de trente maisons, situé à l’extrémité d’un très-haut plateau dont la surface ondulée est couverte de sable, de galets, de blocs trachytiques. On dirait le fond d’une ancienne mer. Les seuls habitants de ces solitudes sont quelques yourouks campés au milieu de leurs troupeaux. Belle vue au soleil couchant, sur toute la partie occidentale de l’Asie Mineure, jusqu’à l’Ida.

Nos chevaux ont marché bon train, mais la distance d’Ouschak à Takmak est de douze heures, d’après le tarif de la poste ; il fait nuit depuis longtemps quand nous arrivons au konak, chez un mudir hypocondre qui parle peu et seulement pour se plaindre. Sa fille, gentille enfant de onze ans, vient familièrement s’asseoir près de nous et nous questionner ; dans quelques mois sans doute sa mère, un beau matin, dira qu’il est temps de la voiler ; elle devra échanger alors et pour toujours sa liberté d’aujourd’hui contre la vie claustrale du harem.

Le 15 nous partons à huit heures du matin. Nous descendons à travers un labyrinthe de rochers formés de gneiss, auquel succèdent, en approchant de Koula, tous les éléments qui constituent les terrains volcaniques.

Koula est en effet le centre de cette partie de la Phrygie que les anciens appelaient Phrygie brûlée (Katakékauménè) ; elle est bâtie au pied même du Kara-Dévelit (l’encrier noir), grand volcan éteint aujourd’hui, mais dont le cratère a dû, vers l’origine des temps historiques, donner passage aux longues traînées de laves et de scories qui sillonnent le territoire de Koula. Elles serrent de près la ville elle-même, comme une mer agitée dont les vagues se seraient durcies subitement.

Koula, un peu moins peuplée qu’Ouschak, est néanmoins une ville industrieuse et commerçante, où le mudir se montre fort hospitalier envers nous.

16 octobre. Départ à sept heures et demie. Nous traversons la chaîne de montagnes, en forme de promontoire, qui sépare la vallée de l’Hermus de celle du Kousou-Tchaï. Dans celle-ci est située Alachehr (l’ancienne Philadelphia), plus remarquable par ses souvenirs religieux que par ses monuments.

L’aspect de ces montagnes est des plus sévères ; il nous rappelle du reste ce que nous avons vu la veille entre Takmak et Koula ; peu de végétation, des rochers entassés au hasard. Le versant, du côté de Koula, se compose de matières volcaniques ; le plateau supérieur et le versant méridional sont de formation primitive ; le gneiss y domine, avec des veines de quartz çà et là.

Aucun lieu ne semblerait mieux choisi pour servir de théâtre a quelque sinistre aventure ; aussi nos compagnons retrouvent les souvenirs de leurs plus mauvais jours et nous racontent les inquiétudes continuelles auxquelles ils sont exposés dans un pays où la moindre opération commerciale exige un transport de numéraire. Mille embûches les entourent, ils doivent toujours être préparés à se défendre eux-mêmes, s’associer, pour voyager en nombre respectable, ou recourir à la ruse : prendre ostensiblement une direction puis en changer rapidement, se mettre en route le dimanche après avoir annoncé qu’ils partiraient le mardi. Mais le meilleur moyen de pourvoir à leur sécurité est d’entretenir des intelligences avec l’ennemi, et de capituler au besoin. Les Turcs, même les brigands, se piquent d’être fidèles à la parole donnée ; il s’agit donc seulement de s’entendre ; quand on est tombé d’accord et qu’une espèce de contrat d’assurance a été conclu, le négociant peut marcher sur la foi des traités ; ceux qui s’engagent à le respecter deviendraient même au besoin ses alliés si quelques intrus tentaient de l’inquiéter.

Le plus habile entremetteur dans ces sortes d’arrangements n’est pas loin de nous. En effet, vers onze heures, nous arrivons à une baraque perdue au milieu de cette solitude et décorée du nom de café. Nos compagnons sautent de cheval et les téménas les plus cordiaux sont échangés entre eux et un grand gaillard membré solidement, au regard patelin, bien vêtu, bien armé ! Ils nous présentent leur ami et nous disent à l’oreille qu’il faut lui payer largement la tasse de café qu’il va nous offrir : « Ç’a été, ajoutent-ils, un fier brigand, mais maintenant il est devenu honnête homme et nous rend de grands services. » Nous tâchons de nous conformer à leurs bons avis. L’amphitryon prend notre argent sans le regarder, comme par distraction et tout en continuant à causer avec ses amis ; on voit que c’est un personnage.

Mais un peu plus loin, dans les montagnes du Tmolus au pied desquelles nous allons être ce soir, habitent des hommes dont on ne prononce le nom, d’Aïdin à Koula, et jusqu’à Smyrne, qu’avec un sentiment de crainte, les Zeibeks[5].

Ils se rattachaient sans doute originairement à quelque tribu qui aura longtemps conservé son indépendance ; aujourd’hui on voit parmi eux des individus de races diverses, même des nègres ; ils forment une espèce de confrérie à laquelle sont affiliés les réfractaires et, en général, toutes les mauvaises têtes du pays. Ils s’arrogent des priviléges, entre autres celui de vivre aux dépens du public et de rançonner qui bon leur semble, quand ils ne trouvent pas à s’employer d’une manière conforme à leurs goûts.

Du reste ils font preuve d’une certaine modération, et ne volent pas pour s’enrichir ; le pain du jour leur suffit. Ils vous entourent, ils vous arrêtent ; donnez-leur une pièce d’or, des vivres, du tabac, et le plus souvent ils seront contents ; parfois cependant leur mauvaise humeur est redoutable. Ils croient si bien avoir le droit de mener un pareil genre de vie, que, loin de se cacher, ils tiennent à être reconnus, et veulent, grâce à leur costume, être assurés des égards qui leur sont dus. Ce costume, le plus excentrique de tous ceux qu’on rencontre en Orient, je ne le décrirai pas ; une des planches de ce recueil le reproduit fidèlement[6].

Il y a trente ans environ, un pacha voulant en finir avec les Zeibeks, proscrivit leur costume et interdit de le porter sous des peines sévères. Il mit des troupes régulières en campagne, des collisions eurent lieu, le sang coula, mais l’obstination des Zeibeks ne put être vaincue.

En 1861, on s’y est pris autrement. Le sultan faisait la guerre aux Monténégrins ; le pacha de Smyrne envoya dans le Tmolus des recruteurs chargés de payer une forte prime d’engagement à ceux des Zeibeks qui voudraient partir pour le Monténégro ; on leur faisait valoir les chances de butin qu’offrait une expédition contre d’aussi faibles ennemis. Trois mille d’entre eux vinrent à Smyrne. Les bateaux à vapeur qui devaient les transporter manquaient de charbon. Pendant trois jours que les Zeibeks restèrent dans la ville, elle ressembla à une place prise d’assaut. Mais l’un d’eux ayant eu la simplicité de s’attaquer à un Anglais, peut-être même à une Anglaise, les consuls intervinrent, et le soir même les Zeibeks furent embarqués. Au Monténégro, on leur a confié les postes d’honneur ; peu d’entre ces braves ont revu le Tmolus ; mais ils y avaient laissé des compagnons en nombre suffisant, et la race n’en est point perdue.

Dans la plupart des contrées de l’Anatolie, on rencontre à chaque pas des fontaines construites par de pieux musulmans, pour le soulagement des voyageurs. Sur le plateau où nous marchons aujourd’hui les sources font défaut, et nous trouvons, pour y suppléer, de grosses jarres pleines d’eau fraîche déposées sous des abris de feuillage ; de bonnes âmes, gratuitement, et poussées seulement par un zèle charitable, les ont placées là et se chargent de les alimenter.

Vers trois heures, la chaîne imposante du Tmolus apparaît en face de nous ; nous descendons dans une large vallée que nous suivons pendant quatre heures ; nous passons à gué le Kousou-tchaï, au bord duquel affluent les troupeaux des Yourouks viennent s’y désaltérer.

À la nuit close, enfin, nous prenons gîte dans le konak du petit village de Salikli, dont un mudir pauvre et valétudinaire nous fait de son mieux les honneurs.


X

La Lydie. — Ruines de Sardes. — Crésus et Solon. — Cyrus. — Autres souvenirs historiques. — Le Pactole. — Tombeaux des rois de Lydie. — Cassaba. — Bas-reliefs de Sésostris. — Les Zeibeks maraudeurs. — Nymphi. — Voyage nocturne. — Arrivée à Smyrne.

Le 17, à sept heures du matin, nous nous dirigeons vers les ruines de Sardes, situées à une heure et demie de Salikli. Depuis hier, nous foulons aux pieds cette Lydie qui, personnifiée dans Crésus son plus grand roi, est restée comme un symbole de la richesse. Malgré l’or du Pactole, malgré la fertilité des vallées qu’arrosent le Méandre et l’Hermus, elle connut peu de jours heureux, et fut jadis ce que les plaines non moins fortunées de la Lombardie ont été dans les temps modernes, le champ de bataille des nations.

Sardes : Vue des ruines du théâtre et du rocher qui portait l’Acropole.

Les ruines de Sardes sont presque effacées : prise de vive force, incendiée, pillée sept fois au moins par les Scythes, les Perses, les Grecs, les Goths, les Sarrasins ; ébranlée jusque dans ses fondements lors du grand tremblement de terre qui, sous le règne de Tibère, désola toute l’Asie Mineure ; elle a été enfin, en 1402, l’objet d’une dévastation si complète de la part des soldats de Tamerlan, qu’elle n’a jamais connu depuis lors d’autres habitants que les Yourouks, installés sous leurs tentes au milieu de ces ruines[7].

Sardes : Débris d’une église byzantine construite avec des fragments de temples grecs.

À l’exception des deux magnifiques colonnes[8], reste d’un temple de Cybèle construit sous le règne d’Alexandre le Grand, tous les édifices dont on retrouve les débris (théâtre, stade, gymnase, églises), datent seulement des premiers siècles de notre ère. La plupart de ces monuments sont reproduits ici et je ne m’arrêterai point à les décrire. Il ne semble pas d’ailleurs que le luxe des constructions ait été celui que les Lydiens estimaient le plus[9].

Ruines de Sarde : Débris de murailles au bord du Pactole.

Si les ruines de Sardes offrent encore aujourd’hui un aspect imposant, c’est grâce à la manière dont elles sont encadrées. Elles s’étagent au bord d’une large vallée, sur les premières pentes du Tmolus. Les cimes granitiques qui les dominent s’élancent du sein de sables accumulés, dont la masse, par suite d’éboulements successifs, est sillonnée de profondes déchirures ; auprès des ruines d’une ville on dirait les ruines d’une montagne.

Sardes Ruines du temple de Cybèle.

Le mamelon qui portait l’acropole fournit un exemple frappant de cette disposition du terrain. Toute sa paroi septentrionale a glissé jus qu’auprès du théâtre, emportant dans sa chute une partie de la plate-forme supérieure où l’on ne trouve plus que des pans de murs peu anciens. Ces dégradations doivent être attribuées à l’action des eaux, mais surtout aux commotions souterraines.

En face de cette décadence générale, comment ne pas évoquer l’ombre de Solon ?

Un jour, il y a plus de deux mille ans, dans le cours de ses voyages, il avait reçu l’hospitalité sous les lambris du palais de Crésus : « Ô mon hôte athénien ! lui dit le roi, le désir m’est venu de te demander quel est, de tous les hommes que tu as vus, le plus heureux ? » Solon parla longtemps de la fragilité du bonheur, et il ajouta : « Ô Crésus ! tu questionnes sur les affaires humaines un homme qui n’ignore pas combien la divinité est jalouse et se plaît à tout bouleverser… Tant qu’il n’est pas mort, on ne peut dire qu’un homme a été heureux… En toute chose il faut considérer la fin[10]. » La fin de Crésus et celle de Sardes ont, en effet, cruellement démenti les espérances dorées dont on eût cru pouvoir les bercer au moment où parlait Solon.

Crésus monte sur le trône lorsqu’a déjà pris fin la longue période de migrations, de luttes héroïques, de premières aspirations vers la civilisation et les arts qui constitue l’enfance de tous les peuples, et que marquèrent en Lydie ces épisodes à demi fabuleux où la poésie et la peinture ont puisé tant d’inspirations : Midas changeant en or l’eau du Pactole, mais impuissant à cacher ses oreilles d’âne ; Hercule filant aux pieds de la reine Omphale ; l’invisible Gygès ; le vaniteux Candaule.

Alyatte, père de Crésus, dans le cours d’un règne de cinquante-sept ans, avait assuré définitivement la suprématie de la Lydie sur les autres contrées de la Péninsule ; cependant les colonies grecques résistaient encore ; Crésus rendit Éphèse tributaire, Milet seule conserva son indépendance, et l’on peut dire, sans trop d’exagération, que la Lydie comprit alors tous les pays qui s’étendent entre le fleuve Halys et les trois mers.

Ce n’était pas assez ; redoutant l’ambition de Cyrus, Crésus voulut le prévenir et franchit l’Halys avec une nombreuse armée. Alors commença cette série de revers aussi éclatants que rapides, dont il faut lire dans Hérodote le dramatique récit[11] : la bataille de Thymbrée (548), la prise de Sardes, la scène si émouvante du bûcher[12] d’où Crésus descendit pour demeurer le prisonnier et l’ami de son vainqueur.

Sardes devint le chef-lieu de la grande satrapie d’Asie Mineure ; mais elle fut encore témoin d’événements importants. Xerxès y rassembla son armée avant d’envahir la Grèce (480) ; Cyrus le Jeune organisa dans ses murs cette expédition qu’a immortalisée Xénophon, le général et l’historien des Dix mille (401) ; Alexandre y entra après la bataille du Granique (334) ; Scipion, peut-être, après celle de Magnésie (190) ; Frédéric Barberousse, enfin, vit Sardes déjà déchue, avant d’aller, moins heureux qu’AleXandre, périr dans les eaux du Cydnus (1190).

Nous avons peine à nous éloigner de ces lieux ou revivent tant de magnifiques souvenirs ; nous nous asseyons quelque temps en face des ruines, devant un café qu’ombragent de beaux platanes, et dont le péristyle est porté sur des colonnes antiques. Un ruisseau coule devant nous sur un lit de sable ; est-ce le Pactole ? Deux petits cours d’eau traversent l’emplacement de Sardes ; divers passages des historiens anciens semblent désigner comme ayant porté ce nom célèbre, le torrent, desséché pendant l’été, qui passe à l’ouest du temple de Cybèle ; mais le ruisseau près duquel nous nous reposons peut aussi faire valoir ses droits : adhuc sub judice lis est. Tous deux sans doute ont charrié ces paillettes d’or arrachées aux filons que leur eau lavait en se frayant un passage à travers les masses granitiques du Tmolus ; ces filons sont depuis longtemps épuisés.

Nos domestiques, avec les bagages, ont pris les devants sous la conduite de l’un des zaptiés ; guidés par l’autre, nous marchons rapidement dans la direction de Cassaba, où nous arrivons à six heures et demie, après avoir traversé un pays riant, entre les montagnes et l’Hermus. Au delà du fleuve nous voyons se dresser les tumulus gazonnés qui servent de tombeaux aux rois de Lydie. Construits au bord du lac Gygès, à l’exemple des nécropoles égyptiennes voisines du lac Mœris, ils sont si nombreux que les Turcs appellent ce lieu Ben-Tépé (les mille collines). La plus élevée de ces éminences a été décrite par Hérodote comme étant le tombeau d’Alyatte, père de Crésus ; sa circonférence est de près de mille mètres. On y a tenté, dernièrement, des fouilles qui n’ont pas amené de découvertes importantes.

Cassaba est une petite ville commerçante ; on dit que ses habitants cultivent bien leur territoire ; ils envoient à Smyrne des melons et des pastèques renommés à juste titre. Nous y recevons la plus cordiale hospitalité chez un négociant catholique élevé à Smyrne et parlant assez bien le français. Un enfant lui est né dans la nuit qui a précédé notre arrivée. Il doit aller à Smyrne chercher un prêtre pour le baptiser, et se décide à faire route avec nous.

Le 18, nous partons à huit heures du matin. Nous sommes dans la vallée qui sépare le Tmolus du Sypile ; au delà de cette montagne est Magnésie, où Scipion l’Asiatique battit Antiochus le Grand.

La campagne est en partie cultivée, couverte en partie de lauriers-roses. Nous rencontrons à chaque instant de longues files de chameaux ; on sent le voisinage de la ville la plus commerçante de l’Anatolie.

Pont entre Cassaba et Nymphè, au pied du mont Sypyle.

Après avoir traversé à gué une rivière, près des ruines d’un ancien pont, nous nous arrêtons à un café, et, laissant nos domestiques et les surudjis gagner Smyrne directement, nous prenons un guide et nous nous dirigeons avec notre compagnon de voyage et les zaptiés vers les montagnes situées à l’est de Nymphi ; nous voulons y visiter le bas-relief sculpté sur le flanc de l’un des rochers de la vallée de Kara-Bell, et qui, au dire d’Hérodote, représenterait Sésostris le Conquérant[13].

Bas-relief dit de Sésostris, chaîne du Tmolus, près Nymphi.

Malgré la vitesse de nos chevaux, nous arrivons au but de notre excursion peu de temps seulement avant le coucher du soleil ; notre guide a peine à trouver la gorge étroite où est situé le bas-relief ; nous rencontrons un zeibek qui nous y conduit. Un rayon de lumière éclaire encore le rocher, et je puis, à travers des pierres et des broussailles, hisser et installer ma chambre obscure à peu près en face du bas-relief, pour le reproduire par la photographie. Le dessin que l’on voit page 266 me dispense d’une description. Le lecteur remarquera que la roche calcaire a subi l’action du temps ; la poitrine du guerrier ne porte plus cette inscription dont Hérodote signalait l’existence ; les caractères hiéroglyphiques sculptés entre la tête du personnage et le fer de sa lance sont à peine perceptibles aujourd’hui.

L’ensemble et les détails de ce bas-relief répondent exactement à la description d’Hérodote, si ce n’est que la lance est dans la main gauche et l’arc dans la main droite, à l’inverse des indications fournies par le grand historien. Nul doute, cependant, qu’il n’ait entendu désigner le bas-relief de Kara-Bell ; mais ne s’est-il pas trompé en l’attribuant à Sésostris, n’est-ce pas plutôt un monument assyrien ? Quelques voyageurs penchent pour la seconde hypothèse ; je n’entreprendrai point de trancher cette question, mais elle est digne de toute l’attention des savants.

Nous repartons sans tarder, chevauchant au crépuscule à travers des ravins tapissés de touffes de myrte. Tout à coup, au-dessus des buissons, nous voyons briller les canons de quatre fusils, et ceux qui en sont armés, des zeibeks costumés à ravir, se présentent en travers de notre passage. Nous sommes cinq, nous avons déjà la main sur nos armes ; les zeibeks sont gens à juger rapidement une situation ; ils se rangent et nous font un salut que les zaptiés leur rendent avec courtoisie.

Mais nous n’avons pas fait une demi-lieue qu’une bande plus nombreuse vient à nous. Dix hommes armés nous environnent, parlant tous ensemble avec volubilité ; nous pourrions croire à une rencontre plus fâcheuse que la première, si la tenue des assaillants, différente de celle des zeibeks, et les éclaircissements que notre compagnon de voyage nous fournit, ne venaient aussitôt nous rassurer. Nous avons affaire cette fois au mudir de Nymphi ; à la tête de ses zaptiés, il poursuit les zeibeks que nous avons rencontrés ; il les accuse d’avoir, le matin, fait un mauvais coup dans le voisinage. Après nous avoir demandé des renseignements, cette troupe repart trop bruyamment pour avoir chance d’atteindre sa proie.

Il est presque nuit quand nous traversons Nymphi (Nif), village pittoresque serré de près par de grands rochers. À quelque cent mètres en dehors, sont les ruines d’un vaste bâtiment carré, palais construit par l’empereur Andronic le Jeune.

À partir de ce point nous cheminons à tâtons par des sentiers pierreux et accidentés ; il nous faut, de temps à autre, mettre pied à terre pour reconnaître notre route. Parfois nous passons près d’un campement de yourouks dont les gros chiens, éveillés en sursaut, accourent vers nous et nous poursuivent de leurs aboiements. Mais les bivacs les plus nombreux sont établis sur le penchant des montagnes qui relient le Tmolus à la mer, et dont nous longeons la base. On y voit briller une ligne de feux non interrompue, sur une longueur de plusieurs lieues ; c’est une illumination d’un effet grandiose, dont les reflets lointains ne peuvent toutefois éclairer notre marche.

À onze heures seulement, nous entrons dans Smyrne après avoir franchi, sur le pont des caravanes, ce poétique Mélès aux bords duquel naquit Homère[14]. Vers minuit, nous dînons à l’hôtel des deux Auguste où nous savourons bientôt, comme à Brousse quinze jours auparavant, le bien-être d’une installation confortable.

Smyrne : Aqueducs sur le Mélès.

Du reste, il est prudent, en général, de ne point entreprendre d’excursions nocturnes aux environs de Smyrne ; on y est moins en sûreté qu’au cœur même de l’Anatolie ; des aventuriers, et souvent des bandes organisées, s’y tiennent presque toujours aux aguets ; il y a peu d’années, deux chefs de brigands fameux, Yani-Caterdgi et Simos, Grecs tous deux, y répandirent longtemps la terreur[15].


XI


Smyrne. — Aspect. — La ville ancienne. — Tombeau de Tantale. — Ruines du mont Pagus. — Les chemins de fer de la Turquie. — Aya-Slouk. — Ruines d’Éphèse.

Je ne m’arrêterai pas à donner la description de Smyrne ; cette ville est connue de tous ceux qui ont navigué dans le Levant. En arrivant d’Europe, on y trouve un spécimen intéressant des mœurs orientales ; quand on vient, au contraire, de l’intérieur du pays, on peut déjà se croire à Marseille. Si, en effet, sur les 115 000 habitants qui peuplent Smyrne, les Turcs comptent presque pour moitié, les Grecs, les Arméniens, les Juifs et les Européens prennent seuls part au mouvement extérieur ; eux seuls y sont en scène, pour ainsi dire ; leurs quartiers bordent le port ; quelques-unes de leurs rues sont bien pavées et garnies de jolies maisons devant lesquelles les femmes aiment à se reposer. Le soir, les tavernes demeurent ouvertes ; des matelots de toutes les nations s’y donnent rendez-vous, et l’on entend des chants joyeux jusque bien avant dans la nuit. Aussi les Turcs, saisis d’horreur, l’appellent-ils Smyrne l’infidèle (Giaour-Izmir) ; les Grecs et les Francs la nomment le Paris de l’Orient.

Ses mosquées n’ont rien de particulièrement remarquable, son bazar n’est pas aussi bien fourni que celui de Constantinople, et, sous le rapport commercial, elle a beaucoup perdu depuis qu’un service de bateaux à vapeur relie directement avec la capitale les ports de la Syrie et ceux de la mer Noire.

Mais ce qu’on ne peut lui enlever, c’est la beauté de son climat et le charme de sa situation au fond d’un golfe admirable, au pied des montagnes, dans un pays couvert d’une riche végétation. Aussi méritera-t-elle toujours les épithètes dont les poëtes se sont plu à la gratifier : la couronne de l’Ionie, Smyrne l’aimable, l’œil de l’Anatolie, la perle de l’Orient.

Le mont Pagus seul offre des vestiges d’antiquités : quelques débris des murs de l’Acropole et d’un théâtre, et les ruines du château construit, au moyen âge, par les empereurs de Byzance et occupé, dit-on, quelque temps, par les Génois[16].

Du reste, la Smyrne du mont Pagus ne date que des princes successeurs d’Alexandre ; la ville primitive était située, à une lieue au nord de la ville actuelle, sur l’emplacement de l’antique Sypile, là où se voient encore plusieurs tumulus. Le plus élevé de ces tertres est considéré généralement comme étant le tombeau du roi Tantale dont la Fable s’est plus occupé que l’histoire.

Des hauteurs du Pagus, on jouit d’une vue magnifique sur la ville et sur le golfe. Parmi les autres ruines, on y remarque une construction voûtée ; elle passe pour un débris de l’église dédiée à saint Polycarpe, disciple de saint Jean et premier évêque de Smyrne, martyrisé près de là, dans l’amphithéâtre, à l’âge de quatre-vingt-six ans. Que de changements, que de révolutions depuis lors ! Cependant, la religion prêchée par saint Polycarpe, n’est point entièrement bannie de Smyrne ; on y compte douze mille catholiques, plusieurs églises, des colléges et des écoles tenus par les Lazaristes, les frères de la doctrine chrétienne, les sœurs de Saint-Vincent de Paul, et un hôpital français qui contient soixante lits.

Smyrne : Le golfe vu des ruines du château byzantin, sur le mont Pagus. — Dessin de Guiaud d’après un dessin de Mme la marquise de L.

Il fallait autrefois deux jours pour se rendre à cheval de Smyrne à Éphèse ; c’était un voyage périlleux ; mais, très-peu de temps avant notre arrivée, avait eu lieu l’ouverture de la première section du chemin de fer de Smyrne à Aïdin.

Il existe aujourd’hui deux chemins de fer dans l’empire ottoman : celui dont il est ici question, et un autre en Europe, aux bouches du Danube, entre Tchernavoda et Kustendjé. Tous deux appartiennent à des compagnies anglaises. La ligne de Smyrne à Aïdin doit avoir un développement de cent dix kilomètres ; elle vient d’être livrée à la circulation sur une longueur de soixante, environ.

La province d’Aïdin, comprend tout le bassin du Méandre ; elle est fertile en produits agricoles, raisins, figues, tabacs. Le transport de ces denrées, effectué jusqu’ici à dos de chameau, coûtera dix fois moins cher quand le chemin de fer pourra s’en charger.

Rien n’est curieux comme le bariolage que présente le personnel des voyageurs et des employés. Ceux-ci, pour la plupart, arrivent d’Angleterre ; mais, parmi les agents inférieurs, se trouvent des indigènes ; c’est une vraie tour de Babel ; un zeibek, encore hérissé de poignards, ouvre une portière, porte un paquet, transmet en langue turque quelque recommandation, tandis que le chef du train s’adresse en anglais à ses subordonnés pour les encourager ou les gourmander. On ferme les voitures à clef, car les gens du pays ne sont point façonnés aux précautions qu’exige l’emploi de la vapeur.

Nous marchons avec une lenteur extrême et mettons quatre heures à franchir un espace de quinze lieues. La vallée que l’on suit, d’abord couverte de figuiers, devient bientôt sauvage ; elle est bordée de rochers nus. Au sommet du plus abrupt d’entre eux, se dressent les ruines d’une ancienne forteresse qui servait naguère de retraite au brigand Yani-Katerdji.

La voie ferrée passe au-dessus du Caistre, un peu avant la station d’Aya-Slouk. Les atterrissements qui ont obstrué le cours de la rivière et comblé l’ancien port d’Éphèse, ont transformé la plage en un marais d’où s’exhalent des émanations pernicieuses. La malaria règne sur cette contrée ; l’étranger fera bien de ne point y passer la nuit.

Aussi la ville musulmane d’Aya-Slouk, qui avait pris la place d’Éphèse, a-t-elle été abandonnée à son tour. On en voit les débris en face de la station : un grand aqueduc, un château du moyen âge au sommet du mont Yalessus ; à mi-côte, une mosquée construite à la fin du seizième siècle, et qui fut un magnifique édifice ; on admire à l’intérieur quatre colonnes de granit provenant sans doute du temple de Diane ; enfin d’autres mosquées, des bains, des imarets, dont les coupoles se montrent çà et là au milieu des arbres et des champs, mêlées à quelques cabanes ; tel est Aya-Slouk aujourd’hui.

À un kilomètre de là, un mamelon isolé se dresse au milieu de la vallée. C’est le mont Prion, qu’il faut gravir pour dominer les ruines de la vieille Éphèse.

Ayaslouk : Ruines du château et des aqueducs.

Que de souvenirs nous pouvions évoquer quand nous promenions nos regards des montagnes à la mer, sur cette vaste étendue couverte des débris de l’une des cités les plus célèbres, les plus florissantes, les plus populeuses de l’antiquité !

En traversant l’Anatolie, j’ai trouvé à chaque pas l’occasion d’envisager quelque grande époque de l’histoire. Ici, dans la métropole et la plus ancienne des villes de l’Ionie, je pourrais rendre la vie à ces enfants de l’Attique transplantés sur la côte d’Asie, guerriers, philosophes, poëtes, artistes, commerçants habiles, dont les brillantes qualités sont encore l’objet de notre admiration.

Mais les fatigues du voyage ont sans doute gagné le lecteur ; qu’il me suffise de faire appel à des souvenirs qui n’ont pu sortir d’aucune mémoire. Quant aux traces qu’Éphèse a laissées sur le sol, elles sont, grâce aux révolutions et aux tremblements de terre, bien effacées et bien confuses aujourd’hui.

Depuis le jour où les Amazones, ces fabuleuses héroïnes, en jetèrent les premiers fondements, la ville a été sept fois détruite, reconstruite sept fois ; son emplacement a varié sans cesse.

Éphèse : Vue d’ensemble des ruines prise du mont Prion.

Sur la crête du mont Corissus, qui borde la plaine au midi, on voit encore une portion importante des murailles construites par Lysimaque à la fin du troisième siècle avant notre ère. Une tour, qui faisait sans doute partie de cette enceinte, est connue depuis longtemps sous le nom de prison de saint Paul ; cette désignation provient de quelque tradition pieuse, mais aucun document historique ne la justifie. Voilà, avec les jetées du port, aujourd’hui perdues dans les marais, tout ce qui reste à Éphèse de l’époque grecque.

Le temple de Diane, cette merveille que l’antiquité admirait, a été détruit deux fois. Le premier temple, dû aux libéralités du roi Crésus, fut brûlé l’année de la naissance d’Alexandre (356). L’incendiaire Érostrate subit lui-même le supplice du feu ; mais, à ce prix, il put acquérir la célébrité à laquelle il aspirait.

Édifié de nouveau à frais communs par toutes les villes de l’Asie avec un surcroît de magnificence[17], le temple de Diane fut renversé, pense-t-on, sous le règne de Constantin, et ses matériaux employés par Justinien à la construction de Sainte-Sophie. Aucun vestige ne permet de déterminer son emplacement.

Les autres ruines sont d’origine romaine. On voit encore les restes de l’Agora, un gymnase dont les massives arcades présentent un aspect imposant, le stade, et tout auprès le théâtre creusé dans les flancs du mont Prion.

Éphèse : Ruines du Gymnase.

Un grand intérêt s’attache à ce monument ; il date incontestablement du temps où saint Paul vint à Éphèse, et c’est là sans doute que l’apôtre prit le plus souvent la parole, puisqu’on voit le peuple, ameuté par l’orfèvre Démétrius, y accourir comme en un lieu où il devait le rencontrer[18].

Cette ville, le centre religieux le plus important de l’Asie païenne, grâce au culte de Diane la grande déesse, devint le principal foyer d’où le christianisme rayonna dans l’Asie Mineure. Saint Jean, sauf le temps de son exil à Pathmos, y passa la plus grande partie de sa vie, et la sainte Vierge demeura quelques années près de lui.

Ayaslouk : Ruines de la grande mosquée (intérieur). — Dessin de Guiaud d’après une photographie de M. Svoboda.

Je pourrais parler encore du concile d’Éphèse (Nestorius y fut condamné), des luttes du moyen âge, du passage du roi Louis VII. Mais, je l’ai déjà dit, le cadre restreint où je dois me renfermer, ne se prête point à de pareils développements ; en visitant les ruines de l’Asie Mineure, j’ai cité quelques-uns des faits principaux dont elles furent le théâtre, j’en passe un plus grand nombre sous silence ; le lecteur pourra puiser dans ses propres souvenirs et travailler lui-même sur le canevas dont j’ai essayé de réunir les fils ; il pourra méditer longtemps en face de ces dessins qui reproduisent l’aspect d’une terre classique ; mieux que mon récit, ils auront fixé son attention sur des contrées où tant de grandes choses se sont accomplies, et auxquelles la Providence réserve peut-être encore de hautes destinées.

A. de Moustier.



  1. Suite et fin. — Voy. pages 225 et la note, et 241.
  2. Parmi les causes qui contribuent à entraver l’accroissement de la population, il faut placer les charges du service militaire.

    La conscription existe en Turquie. À défaut de registres de l’État civil (que du reste on paraît songer à établir en ce moment), le mudir de la casa, assisté de son medjlis, désigne les jeunes gens qui semblent arrivés à l’âge où on peut porter les armes. On les fait tirer au sort ; mais ceux pour qui la fortune se montre propice ne sont point affranchis à tout jamais du service ; cinq ans de suite ils doivent se présenter et courir les chances d’un nouveau tirage. À vingt-cinq ans seulement, si le sort les a favorisés cinq fois, ils peuvent enfin jouir de quelque sécurité.

    La durée de la présence sous les drapeaux a été fixée à cinq ans ; il n’est pas rare cependant qu’une décision de l’autorité la prolonge arbitrairement ; le soldat reçoit enfin son congé ; mais il est inscrit sur les contrôles d’un bataillon de rédifs (réserve), où il demeure à la disposition de l’État jusque vers l’âge de cinquante-cinq ans. Ces bataillons sont composés des hommes du même district, qui restent ainsi habituellement dans leurs foyers ; toutefois ils sont essentiellement mobiles et peuvent, si les circonstances l’exigent, être envoyés aux extrémités de l’empire.

    Une pareille organisation est évidemment la cause principale de la décadence de l’agriculture en Turquie et du dépérissement de la race dominante. Tant qu’elle n’aura pas été modifiée, il ne faudra pas regretter pour les rayas que la méfiance des Osmanlis continue à les écarter de l’armée en leur imposant un rachat forcé, et du reste peu onéreux.

    On vient d’admettre un certain nombre de jeunes chrétiens dans l’école militaire ouverte depuis quelques années à Constantinople. Il y a là, sans doute, le symptôme d’une transformation prochaine.

  3. Eau-de-vie de grains.
  4. Ces montagnes étaient célèbres dans l’antiquité à cause du culte qu’y recevait Cybèle ; celle-ci est appelée souvent par les poëtes la déesse Dindymène.
  5. Ce mot veut dire indépendants.
  6. Voir la première des trois livraisons consacrées à ce voyage.
  7. On voit aussi dans le voisinage un moulin au bord de l’un des deux ruisseaux qui passent à Sardes ; un peu plus loin un café et quelques maisons éparses dans la plaine.
  8. On en voyait encore six au siècle dernier. Celles qui restent sont enterrées du tiers au moins de leur hauteur.
  9. « La Lydie n’a point, comme d’autres contrées, d’objets merveilleux que l’on doive décrire. » (Hérodote, liv. I, 93.)

    « Il y avait à Sardes un grand nombre de maisons construites en roseaux ; celles de briques étaient aussi couvertes en roseaux. » (Hérodote, liv. V, 101.)

  10. Hérodote, liv. I, 31 et 32.
  11. Hérodote, liv. I, 79 à 100.
  12. Cette partie du récit d’Hérodote est toutefois contestable, Xénophon l’a rectifiée au commencement de la Cyropédie.
  13. Hérodote, liv. II, 106.
  14. Les poëtes de l’antiquité ont souvent attribué à Homère le surnom de Mélèsigène ; on n’ignore pas toutefois que sept villes se disputaient l’honneur de lui avoir donné le jour :

    «Smyrna, Chios, Colophon, Salamis, Rhodos, Argos, Athenæ,
    Orbis de patriâ certat Homere, tuâ.
    »

  15. On peut lire le récit dramatique de l’une des expéditions de Simos dans l’ouvrage intitulé : La Turquie contemporaine, par William Senior.
  16. Les Génois, au moyen âge, parvinrent, le plus souvent à prix d’argent, à établir beaucoup de comptoirs fortifiés sur les côtes de l’Asie Mineure ; leur souvenir y est demeuré présent ; aussi toute ruine située dans le voisinage de la mer est, pour les habitants du pays, un château génois ; il ne faut pas se laisser prendre à ces indications.
  17. Alexandre le Grand voulait se charger de cette construction à la condition d’être déclaré fondateur du temple ; les Ephésiens refusèrent et lui répondirent : « Il ne convient pas à un dieu de faire construire des temples pour les dieux. »
  18. Actes des Apôtres, XIX.