Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/21

Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 222-230).
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XXI

Voyage de Battambâng à Bangkok à travers la province de Kao-Samrou ou de Petchabury.

Après avoir séjourné trois semaines dans les murs d’Ongkor-Wat pour dessiner et lever des plans, nous revînmes à Battambâng.

Là, je me mis en quête des moyens de transport nécessaires pour me ramener à Bangkok ; mais, sous différents motifs ou prétextes, malgré l’aide du vice-roi, je fus retenu près de deux mois à Battambâng avant de pouvoir m’éloigner de cette ville. Enfin, le 5 mars, je pus me mettre en route avec deux chariots et deux paires de buffles vigoureux, qui ont été pris sauvages, mais élevés en domesticité, et sont assez robustes pour résister à la fatigue de ce voyage en cette saison.

Cette fois, je ramène une ménagerie complète ; mais, de tous mes prisonniers, un jeune et gentil chimpanzé, que nous avons réussi à attraper vivant après l’avoir légèrement blessé, est le plus amusant.

Tant que je l’avais gardé dans ma chambre et qu’il s’amusait avec la foule d’enfants et de curieux qui venaient le visiter, il avait été d’une grande douceur ; mais pour la route, ayant été placé à l’attache derrière une des voitures, la peur lui rendit sa sauvagerie, et il fit tous ses efforts pour briser sa chaîne, se frappant, cherchant à se cacher, pleurant et jetant des cris perçants. Cependant, peu à peu, il s’habitua à sa chaîne et redevint aussi doux et aussi tranquille qu’auparavant.

Le fusil sur l’épaule, moi et mon jeune Chinois Phraï, nous suivions ou devancions nos équipages, tout en chassant sur la lisière des forêts. Quant à mon autre domestique, saisi du mal du pays en arrivant à Pinhalù, il avait manifesté le désir de retourner à Bangkok par le même chemin que nous avions pris à notre arrivée. Je ne cherchai pas à le retenir malgré lui, et je lui payai son voyage de retour en lui souhaitant bonne chance.

À peine avions-nous parcouru un mille que notre voiturier nous demanda la permission de nous arrêter pour souper, afin que ce repas important nous mit a même de repartir et de voyager une partie de la nuit. J’y consentis pour ne pas heurter l’habitude des Cambodgiens, qui, lorsqu’ils se mettent en route pour un long voyage, font toujours une halte près de leur village afin d’avoir le plaisir de retourner au logis verser une dernière larme et boire une dernière goutte.

Les bœufs n’étaient pas encore dételés que toute la famille de nos voituriers était accourue, chacun parlant à la fois et me priant de bien soigner ses parents, de les protéger contre les voleurs, et de leur donner des remèdes pour prévenir ou guérir le mal de tête. Ils prirent donc leur repas du soir tous ensemble, en l’arrosant de quelques verres d’arack que je leur donnai, puis nous nous remîmes définitivement en route par un magnifique clair de lune, mais en piétinant dans un profond lit de poussière qui s’élevait en épais nuages autour de nos bœufs et de nos chariots.

Nous campâmes une partie de la nuit près d’une mare et d’un poste de douaniers, pauvres malheureux qui ont pour mission, pendant les quatre jours qu’ils sont de garde, d’arrêter les voleurs de buffles et d’éléphants qui viennent continuellement du lac et des provinces voisines exercer leur industrie aux alentours de Battambâng. Je ne sais si les douaniers apportent à réprimer ces bandits l’activité que je leur vis déployer pour attraper des tourterelles au piège.

Ayant cheminé pendant trois jours dans la direction du nord, nous arrivâmes à Ongkor-Borége, chef-lieu d’un district du même nom, et là, surpris par un violent orage et l’obscurité, nous dûmes camper à une petite distance des premières habitations. Ceux d’entre nous qui avaient des nattes les étendirent sur la terre pour y passer la nuit ; ceux qui n’en avaient pas arrachèrent un peu d’herbe et des feuilles aux arbres pour « faire leurs lits ».

Le lendemain, comme nous sortions de ce village, nous rencontrâmes une caravane de ving-trois chariots qui se disposait à conduire du riz à Muang-Kabine, où nous nous rendions nous-mêmes. Aussitôt mes Cambodgiens coururent fraterniser avec leurs compatriotes de la caravane ; ils déjeunèrent ensemble, et deux grandes heures s’écoulèrent avant que, prenant la tête de cette ligne de chariots, nous puissions nous remettre en route.

C’est presque un désert que l’immense plaine qui se déroule de ce point vers l’est et le nord. On ne peut la traverser en moins de six jours avec des éléphants, et en moins de douze dans la meilleure, saison, avec des chariots.

Enfin, le 28 mars nous arrivâmes près de Muang-Kabine ; mais, hélas ! que de souffrances et d’ennuis ! que de chaleur, de moustiques ! et, en revanche, combien peu d’eau potable, dans ce trajet ; sans compter les bris de roues, d’essieux, et autres accidents quotidiens arrivés à nos chariots ! les pieds en marmelade, à la fin du voyage, je pouvais à peine me traîner et suivre le pas lent, mais régulier des buffles.

Quelques jours avant d’arriver à notre destination nous traversâmes un petit fleuve à gué, le Bang-Chang, large comme un ruisseau, mais roulant un peu d’eau potable ; jusque-là, nous n’avions eu à boire que de l’eau des mares vaseuses, infectes, servant de baignoires et d’abreuvoirs aux buffles des caravanes. Pour la boire ou la faire servir aux besoins de notre cuisine et de notre thé, je la purifiais avec un peu d’alun, dont je recommande l’usage préférablement au filtre, qui retient les corps étrangers, mais qui ne purifie rien.

À notre arrivée à Muang-Kabine, il régnait une grande excitation dans cette ville à cause des riches mines d’or qui ont été découvertes depuis peu dans son voisinage, et qui ont attiré une foule de Laotiens, de Chinois et de Siamois. Les mines de Battambâng, moins riches, sont aussi moins fréquentées que celles-ci. Après une étude rapide de leur gisement, je me dirigeai sur Paknam, où je louai un bateau qui pût me conduire à Bangkok.

Le premier jour de notre navigation fut pénible ; les eaux du fleuve s’étaient retirées et avaient laissé des bancs de sable à découvert. Le deuxième jour, nous pûmes laisser les gaffes pour prendre les avirons, et tout alla bien jusqu’au moment où nous arrivâmes à un coude, qui, subitement, prend sa direction vers le sud pour aller se jeter dans le golfe, un peu au-dessus de Pétrin, district qui produit à peu près tout le sucre de Siam qui est vendu à Bangkok. À ce coude débouche un canal reliant le Ménam et le Bang-Chang, qui alors prend le nom de Bang-Pakong ; il a été creusé, et fort habilement, sur un parcours de près de soixante milles, par un général siamois, le même qui reprit, il y a une vingtaine d’années, Battambâng aux Cochinchinois, et qui fit aussi construire une très-belle chaussée de terre depuis Paknam jusqu’à Ongkor-Borége, à l’endroit où cessent les grandes inondations ; je regrette de n’avoir pu profiter de cette belle voie pour mon voyage de retour ; mais, dans cette saison, je n’y aurais trouvé ni eau ni herbe pour nos attelages.

Sur les bords du Bang-Pakong, on rencontre plusieurs villages cambodgiens peuplés d’anciens captifs révoltés de Battambâng, puis le long du canal, sur les deux rives, une population, nombreuse pour ce pays, de Malais de la péninsule et de Laotiens transportés de Vien-Chan, ancienne ville située, au nord-est de Kôrat, sur les bords du Mékong, et que les révoltes et les guerres ont entièrement dépeuplée.

À en juger par leurs demeures, propres et confortables, par un certain air d’aisance qui règne dans les villages, par leur industrie et le voisinage de Bangkok, ils doivent, quoique grevés d’impôts, jouir d’un certain bien-être, surtout depuis l’impulsion que les blancs établis dans la capitale ont donnée au commerce.

Les herbes qui recouvrent la surface de l’eau dans ce canal entravèrent notre marche au point de la rendre pénible. Nous mîmes trois jours à le franchir, tandis que, du mois de mai à celui de février, il ne faut que ce même temps pour remonter de Paknam à Bangkok.

Le 4 avril, j’étais de retour dans cette capitale après quinze mois d’excursions. Pendant la plus grande partie de ce temps, je n’ai pas connu la jouissance de coucher dans un lit, et n’ai eu en voyage que de mauvaise eau à boire et une nourriture composée de riz et de poisson sec, ou, pour varier, de poisson sec et de riz. Je suis étonné moi-même d’avoir pu conserver ma santé aussi bonne, surtout dans l’intérieur des forêts, où souvent, trempé jusqu’aux os, sans pouvoir changer de linge, bivaquant les nuits devant un feu au pied des arbres, je n’ai pas essuyé une seule atteinte de fièvre, et j’ai toujours conservé mon sang-froid et ma gaieté, surtout quand j’avais le bonheur de faire quelque découverte. Une coquille inédite, un insecte nouveau me transportaient de joie, et jamais je n’éprouvai autant de jouissances que dans ces profondes solitudes, loin du bruit des villes et des intrigues, vivant libre au milieu de cette puissante, grandiose et imposante nature. C’est là, je le répète, que j’ai connu les plus pures et les plus douces jouissances de la vie ; les naturalistes ardents et passionnés seuls peut-être le comprendront ; comme moi, ils comptent pour peu les fatigues, les nuits de bivac dans les bois, les privations de toute espèce supportées en vue des progrès de leur science favorite. Et puis, n’ai-je pas contemplé des ruines gigantesques, peut-être uniques dans le monde ; n’ai-je pas été favorisé de petites découvertes en archéologie, entomologie et conchyliologie qui pourront sans doute être utiles à la science et aux arts, justifier l’appui et les encouragements des sociétés savantes de l’Angleterre qui m’ont patronné, et me faire connaître de ma terre natale qui a dédaigné mes services ?

Une autre grande joie, après ces quinze mois de voyage et de privation absolue de nouvelles d’Europe, fut, en arrivant à Bangkok, de trouver un énorme paquet de lettres m’apprenant une infinité de choses intéressantes de la famille et de la patrie éloignées. Qu’il est doux, après tant de mois de solitude et d’absence de nouvelles, de relire les lignes tracées par les mains bien-aimées d’un vieux père, d’une femme, d’un frère ! Ces jouissances, je les compte aussi parmi les plus douces et les plus pures de la vie.

Nous nous arrêtâmes au centre de la ville, à l’entrée d’un canal d’où la vue s’étend sur la partie la plus commerçante du Mênam ; il était à peu près nuit, et le silence ne tarda pas à régner autour de nous ; mais, levé avec le jour, dès que j’aperçus ces beaux navires dormant sur leurs ancres au milieu du fleuve, les toits des palais et des pagodes réfléchissant les premiers rayons du soleil qui réveillaient la vie et le mouvement sur le fleuve, il me sembla que jamais Bangkok ne m’avait paru aussi beau.

Ce fleuve est sillonné presque constamment par des milliers de bateaux de différentes grandeurs et de différentes formes. Le port de Bangkok est certainement un des plus beaux et des plus grands du monde, sans en excepter celui de New-York si justement renommé : il peut contenir des milliers de navires en toute sûreté.

La ville de Bangkok s’accroît en population et en étendue chaque jour, et il n’est pas douteux qu’elle deviendra une capitale très-importante, si la France réussit à s’emparer de l’Annam, car alors le commerce deviendra plus considérable entre ces deux pays. Cette ville, qui compte à peine un siècle d’existence, contient à peu près un demi-million d’habitants, et parmi eux beaucoup de chrétiens : le drapeau de la France, flottant dans la basse Cochinchine, favorisera encore les établissements religieux de tous les pays environnants, et nous avons lieu d’espérer que le nombre de chrétiens s’augmentera dans une proportion plus forte que par le passé.

Cependant la vie ici ne pourrait jamais me plaire ; je ne puis rester condamné à un mode de locomotion pénible pour moi. La vie active, les chasses, les bois, voilà mes éléments.

J’avais formé le projet de visiter la partie nord-est du pays, le Laos, en traversant Dong-Phya-Phaïe (la forêt du Roi-du-Feu), et, remontant jusqu’à Hieng-Naie, sur les frontières de la Cochinchine, arriver aux confins du Tonquin, et redescendre le Mé-Kong jusqu’au Cambodge, puis revenir par la Cochinchine si la France y domine.

Cependant les pluies ayant commencé, tout le pays est inondé et les forêts sont impraticables. J’avais donc quatre mois à attendre avant de mettre ce plan à exécution. Je m’empressai de mettre en ordre ma correspondance, d’emballer et d’expédier toutes mes collections, et, après un séjour de quelques semaines à Bangkok, je me remis en route pour la province de Petchabury, située vers le 13° de latitude, au nord de la péninsule malaise.