Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/20

Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 208-221).
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XX

Quelques remarques sur les ruines d’Ongkor et sur l’ancien peuple du Cambodge.

La connaissance du sanscrit, celle du pali, et de quelques langues modernes de l’Indoustan et de l’Indo-Chine, ainsi qu’une étude des inscriptions et bas-reliefs d’Ongkor, comparés avec un grand nombre d’épisodes des antiques poèmes héroïques de l’Inde, pourraient seules aider à trouver l’origine de l’ancien peuple du Cambodge, qui a laissé, d’une civilisation avancée, les imposants vestiges que nous venons d’admirer et celle du peuple supposé conquérant, qui, en lui succédant, paraît n’avoir su que détruire sans jamais rien édifier.

Jusqu’à ce que de savants archéologues se vouent à cette œuvre, il est probable que l’on n’établira que des systèmes contradictoires, et croulant les uns sous les autres.

Si donc, ne pouvant faire mieux pour le moment que des suppositions, nous nous permettons ici d’émettre notre avis, c’est humblement et avec toute réserve.

Ongkor a été le centre, la capitale d’un État riche, puissant et civilisé, et nous ne craignons pas d’être contredit sur ce point par aucun de ceux qui auront étudié ses grands monuments dans nos imparfaites esquisses.

Or, tout État puissant et riche suppose nécessairement une production relativement grande et un commerce étendu. Tout cela pouvait-il réellement exister autrefois au Cambodge ?

À cette première question, nous pouvons répondre avec assurance : Oui ! et tout cela existerait probablement encore, si le pays était gouverné par des lois sages, si le travail et l’agriculture étaient encouragés, honorés, au lieu d’y être méprisés et le peuple pressuré, si le gouvernement n’y exerçait pas un despotisme aussi absolu ; et surtout si, sur ce sol fécond, ne prévalait pas ce malheureux état d’esclavage qui y arrête tout développement, qui place l’homme au niveau de la brute, et qui l’empêche de produire au-delà de ses besoins, car plus il produit, plus il doit payer d’impôts[1].

La terre, dans la plupart de ses provinces anciennes ou actuelles, y est d’une fertilité surprenante ; le riz de la province de Battambâng est d’une qualité supérieure à celui de la basse Cochinchine ; les forêts recèlent partout des gommes précieuses, telles que la gomme-gutte, la gomme-laque, la cardamome et beaucoup d’autres, ainsi que des résines utiles. Ces mêmes forêts produisent des bois de tabletterie et de construction incomparables. Les fruits et les légumes de toute espèce y abondent, et le gibier y est en profusion. Enfin, le grand lac à lui seul est une source de richesses pour une nation entière ; il est si rempli de poissons, qu’à l’époque des eaux basses on les écrase sous les embarcations ; le jeu des avirons est souvent gêné par leur nombre, et les pêches qu’y viennent faire tous les ans une foule d’entrepreneurs cochinchinois, sont littéralement des pêches miraculeuses.

La rivière de Battambâng ne fourmille pas moins d’êtres animés, et j’y ai vu prendre jusqu’à deux mille poissons, de diverses espèces, d’un coup de filet.

Il ne faut pas omettre non plus les nombreuses cultures qui feraient la richesse d’une nation et qui réussiraient ici au-delà des meilleures espérances. Avant toute autre, et celle qui aurait le plus de chance de succès, sous le double rapport de sa culture et de son placement, ce serait, comme je l’ai dit, celle du coton ; nous rangerons immédiatement après le caféier, le mûrier, le muscadier, le giroflier, l’indigo, le gingembre et le tabac ; toutes ces plantes, sur ce sol négligé, donnent déjà des produits reconnus d’une qualité supérieure. À l’heure qu’il est, on y plante suffisamment de coton pour en fournir toute la basse Cochinchine et en exporter même en Chine. La récolte de la seule petite île de Ko-Sutin, située dans le Mékong, s’élève à la charge de cent navires pour la part fournie par les planteurs fermiers du roi de Cambodge. Que ne ferait-on pas, si ces colonies appartenaient à un pays comme l’Angleterre, par exemple, gouvernées comme le sont les colonies de cette grande nation.

Battambâng et Korat sont renommés pour leurs langoutis de soie au couleurs vives et variées, et dont la teinture est tirée des arbres du pays, comme la matière première est récoltée et tissée sur place.

Un coup d’œil sur la carte du Cambodge suffit pour faire voir qu’il communique — avec la mer par les nombreuses embouchures du Mé-Kong et les innombrables canaux de la basse Cochinchine, qui lui était autrefois soumise — avec le Laos et la Chine par le grand fleuve[2].

Toutes ces choses établies, de quel côté est venu le peuple primitif de ce pays ?

Est-ce de l’Inde, ce berceau de la civilisation, ou de la Chine ?

La langue du Cambodgien actuel ne diffère pas de celle du Cambodgien d’autrefois ou du Khmerdom, comme on désigne dans le pays le peuple qui vit retiré au pied des montagnes et sur les plateaux ; et cette langue diffère trop de celle du Céleste Empire pour qu’on puisse s’arrêter à la dernière supposition.

On ne peut même pas admettre que le même flot qui porta une population à la Chine se soit étendu jusqu’ici. Mais que ce peuple primitif soit venu du nord ou de l’occident, par mer en suivant les côtes et en remontant les fleuves, ou par terre en descendant ces derniers, il semble qu’il y a dû avoir, bien avant notre ère, d’autres courants successifs, et, entre autres, ceux qui ont introduit dans le grand royaume de Khmer le bouddhisme, et qui y ont continué avec succès la propagande civilisatrice. Il semblerait qu’ensuite un nouveau courant aurait amené un peuple barbare, comme dans ces derniers siècles sont venus les Siamois, lequel aurait refoulé bien avant dans l’intérieur les premiers occupants, et se serait acharné sur la plupart de leurs monuments.

En tous cas, nous croyons que l’on peut sans exagération évaluer à plus de deux mille ans l’âge des plus vieux édifices d’Ongkor la Grande, et à peu près à deux mille celui des plus récents.

L’état de vétusté et de dégradation de plusieurs d’entre eux ferait plutôt supposer plus que moins, si, pour le plus grand nombre, qui paraissent être des temples, mais qui n’en étaient peut-être pas, on était conduit à les supposer un peu postérieurs à l’époque de la séparation qui s’opéra dans les grands cultes de l’Inde, plusieurs siècles avant notre ère, et qui força à l’expatriation des milliers, des millions peut-être d’individus.

Tout ce que l’on peut dire du peuple actuel de la plaine du Cambodge, peuple cultivateur, qui montre encore un certain goût pour les arts dans les ornements de sculpture dont il orne les barques des riches et des puissants, c’est que, tant au physique qu’au moral, il n’a rien de caractéristique qu’un orgueil démesuré.

Il n’en est pas de même des sauvages de l’est que les Cambodgiens appellent encore leurs frères aînés ; nous avons séjourné parmi eux pendant près de quatre mois, et, au sortir du Cambodge, il nous semblait avoir passé dans un pays comparativement civilisé. Une grande douceur, une certaine politesse, des convenances et même un goût de sociabilité, toutes choses qui pourraient bien être les germes perpétués d’une civilisation éteinte, nous ont frappé dans ces pauvres enfants de la nature, perdus depuis des siècles au milieu de leurs profondes forêts qu’ils croient être la plus grande partie du monde, et qu’ils chérissent au point que rien ne peut les en détacher.

En visitant les ruines d’Ongkor, nous avons été singulièrement étonnés de retrouver dans la plupart des bas-reliefs de leurs monuments des traits frappants de ressemblance avec le type du Cambodgien et celui de ces sauvages. Régularité du visage, longue barbe, étroit langouti, et, chose caractéristique, à peu près mêmes armes et mêmes instruments de musique.

Doué d’une oreille excessivement délicate et d’un goût extraordinaire pour la mélodie, ce sont les tribus des montagnes qui confectionnent les tam-tams de forme antique, très-prisés des peuples voisins, et qui ont une grande valeur. Ils marient, en les variant, les sons de plusieurs de ces instruments à celui d’une grosse caisse, et obtiennent une musique assez harmonieuse.

Leur usage est encore d’enterrer et non de brûler les morts, et l’on voit à Ongkor-Thôm des pierres telles que celles dont nous avons parlé, en mentionnant les esplanades qui se trouvent dans l’enceinte de la grande ville et qui ont l’air de mausolées.

L’écriture leur est inconnue ; ils mènent par nécessité une vie un peu nomade, et toute tradition sur leur antiquité s’est éteinte depuis longtemps. Les seuls renseignements que nous ayons pu tirer des plus vieux chefs des Stiêngs, c’est que, bien au-delà de la chaîne de montagnes qui traverse leur pays du nord au sud, se trouvent aussi des gens du haut (tel est le nom qu’ils se donnent, celui de sauvages les blesse fort), parmi lesquels ils ont beaucoup de parents, et ils citent même des noms de villages ou de bourgades situés jusque dans les provinces occupées actuellement par les envahisseurs annamites.

Au retour de mon excursion chez les sauvages Stiêngs, je rencontrai, à Pinhalù, M. C. Fontaine, ancien missionnaire en Cochinchine, et qui a visité un grand nombre de tribus sauvages, durant vingt années de mission. Je lui dois les remarques suivantes sur les dialectes d’un grand nombre de peuplades échelonnées dans le bassin du Mékong, entre la Cochinchine et le Cambodge au sud, le Tonquin et le Laos au nord ; je rapporte textuellement ses paroles :

« La plupart de ces dialectes, surtout ceux des Giraïes, des Redais, des Candiaux et des Penongs, ont entre eux des rapports si frappants, qu’on ne peut les considérer que comme des rameaux d’une même souche.

« Après un séjour de plusieurs années dans ces tribus, ayant été obligé, pour cause de santé, de faire un voyage à Singapour, je fus étonné, après quelque peu d’étude du malais, d’y trouver un grand nombre de mots giraïes, et un plus grand nombre encore, comme les noms de nombre, par exemple, qui ont dans les deux langues la plus frappante analogie.

« Je ne doute pas que ces rapports ne soient trouvés plus frappants encore par quiconque ferait une étude approfondie de ces langues, dont le génie grammatical est identiquement le même.

« Enfin, une dernière observation sur la ressemblance de la langue des Chans ou Thiâmes, anciens habitants de Tsiampa, aujourd’hui province d’Annam, avec celle des tribus du nord, me porte fortement à croire que ces diverses tribus sont sorties d’une même souche. »

Les renseignements que m’ont fournis les Stiêngs s’accordent parfaitement avec les remarques de M. Fontaine. — « Les Thiâmes ; nous ont-ils dit, comprennent-très bien le giraïe ; notre langue, à nous, a moins de ressemblance avec celle-là ; mais les Kouis, qui se trouvent en amont du grand fleuve, parlent absolument la même langue que nous. » — Cette opinion est aussi celle de M. Arnoux, autre missionnaire en Cochinchine, qui a résidé longtemps au milieu des tribus sauvages du nord et qui se trouve actuellement chez les Stiêngs.

Suivant ce prêtre érudit, auquel nous devons la latitude exacte de plusieurs points qui ont servi à établir notre carte, aussi bien qu’un grand nombre de renseignements topographiques sur le royaume de Cochinchine et les pays des sauvages, le siamois, le laotien et le cambodgien semblent être des langues sœurs ; plus du quart des mots, surtout ceux qui expriment des choses intellectuelles, sont les mêmes pour chacune d’elles. Ajoutons, et ceci est caractéristique, que le mot lao signifie ancien et ancêtre.

En 1670, le Cambodge s’étendait encore jusqu’au Tsiampa, mais toutes les provinces de la basse Cochinchine qui lui appartenaient, et qui forment aujourd’hui la Cochinchine française, envahies et soumises successivement par les Annamites, sont depuis plus d’un siècle tout à fait perdues pour le Cambodge ; la langue et l’ancien peuple cambodgien y ont même totalement disparu. Les deux États actuels ont leurs limites et leurs rois entièrement indépendants l’un de l’autre. Le Cambodge est bien jusqu’à un certain point tributaire de Siam, mais nullement de l’Annam ; aussi, nous ne pouvons comprendre qu’à notre époque, et dans les circonstances actuelles (1860), quelques journaux de France, et même des officiers de l’expédition, aient confondu ces deux pays ; nous ne saurions trop relever cette erreur.

Les montagnes de Domrêe, qui s’élèvent à une assez petite distance au nord de Ongkor, sont habitées par des Khmer-Dôm, gens très-doux et inoffensifs, quoique considérés un peu comme des sauvages par leurs frères de la plaine.

Leur nom de tribu est Somrais ; leur langue est celle des Cambodgiens de la plaine, mais prononcé un peu différemment. Tout autour d’eux s’étendent les provinces ci-devant cambodgiennes, aujourd’hui siamoises, de Sourène, de Samrou-Kao, de Cou-Khan, d’Ongkor-Eith ou de Korat, dans lesquelles s’est maintenue jusqu’à ce jour cette croyance que le roi ne pourrait traverser le grand lac sans être sûr de mourir dans l’année.

Le souverain actuel s’étant rendu à Ongkor, lorsqu’il n’était encore que prince héréditaire, voulut voir les Somrais et les fit venir de la montagne : « Voilà mes vrais sujets et les gens d’où ma famille est sortie, » dit-il en les voyant. Il parait qu’effectivement la dynastie actuelle du Cambodge viendrait de là, mais qu’elle n’est plus celle des anciens rois.

Selon les Cambodgiens modernes, voilà de quelle manière le bouddhisme leur serait venu :

Samonakodom, sorti de Ceylan, alla au Thibet, où on l’accueillit fort bien ; de là il se rendit chez les sauvages ; mais ceux-ci ne voulant pas le recevoir, il passa au Cambodge, où on lui fit un très-bon accueil.

Une chose digne de remarque, c’est que le nom de Rome est connu de presque tous les Cambodgiens; ils le prononcent Rouma et le placent à l’extrémité occidentale de la terre.

Il existe au sein de la tribu des Giraïes deux grands chefs nominaux ou titulaires, appelés par les Annamites Hoa-Sa et Thouï-Sa, le roi du feu et le roi de l’eau.

Les souverains du Cambodge, comme ceux de Cochinchine, envoient tous les quatre ou cinq ans au premier un léger tribut, hommage de respect sans doute plutôt que dédommagement pour l’ancienne puissance dont leurs ancêtres l’auraient dépouillé. Le roi du feu, qui paraît être le plus important de ces deux chefs, est appelé Eni ou grand-père par les sauvages ; le village qu’il habite porte le même nom.

Quand ce grand-père meurt, on en nomme un autre, soit un de ses enfants, soit même quelque autre personnage étranger à la famille, car la dignité n’est pas nécessairement héréditaire ; l’élu ne s’appelle plus que Eni, et tout le monde le révère.

Ce personnage doit sa puissance extraordinaire, dit M. Fontaine, à une relique nommée Beurdao, vieux sabre rouillé qui est enveloppé d’un rouleau de chiffons ; il n’a pas d’autre fourreau. Ce sabre, au dire des sauvages, provient de siècles fort éloignés et renferme un Giang (esprit, génie) puissant et renommé, qui du reste doit avoir de très-bonnes facultés digestives pour consommer tous les porcs, toutes les poules et autres offrandes qu’on lui apporte de fort loin.

Ce sabre est gardé dans une maison particulière, où personne ne peut aller le voir sans mourir subitement, à l’exception d’Eni, qui seul a le privilège de le regarder et de le loucher sans qu’aucun mal lui arrive. Chaque habitant du village, à tour de rôle, est tenu de faire sentinelle près de cette maison.

Eni ne fait la guerre à personne, et personne ne la lui fait, car toutes les tribus du bassin du grand fleuve, depuis les forêts des Stiêngs jusqu’aux frontières de la Chine, le respectent et le vénèrent ; aussi ses gens ne portent aucune arme quand ils vont en tournée pour recueillir les offrandes dans tous les villages à la ronde. Donne qui veut : piochette, cire, serpe, langouti ; les quêteurs acceptent tout.

C’est à cette ombre de souverain, spirituel plus que temporel, qu’aurait échu la succession des anciens rois de Kmer, des fondateurs d’Ongkor !!!…

En traçant à la hâte ces quelques lignes sur le Cambodge au retour d’une longue chasse, à la lueur blafarde d’une torche, entre la peau d’un singe fraîchement écorché et une boîte d’insectes à classer et à emballer, assis sur ma natte ou ma peau de tigre, dévoré des moustiques et souvent des sangsues, mon seul but, bien loin de vouloir imposer telle ou telle opinion, a été simplement de dévoiler l’existence des monuments les plus imposants, les plus grandioses et du goût le plus irréprochable que nous offre peut-être le monde ancien, d’en déblayer un peu les décombres, afin de montrer en bloc ce qu’ils sont, et de réunir tous les lambeaux de traditions que nous avons pu rassembler sur cette contrée et les petits pays voisins, dans l’espoir que ces données serviront de jalons à de nouveaux explorateurs, qui, doués de plus de talent et mieux secondés de leur gouvernement et des autorités siamoises, récolteront abondamment là où il ne nous a été donné que de défricher.

D’ailleurs et avant tout, notre principal objet, c’est l’histoire naturelle ; c’est de son étude que nous nous occupons spécialement. Ces essais archéologiques, ébauchés devant la flamme du bivac, sont ce que nous appellerions volontiers nos délassements, le repos du corps après les fatigues de l’esprit ; tout au plus avons-nous l’ambition de trouver grâce pour eux, si toutefois ces lignes sont appelées à voir le jour, auprès de ceux qui aiment à suivre du fond de leur cabinet, ou dans les veillées de famille, le pauvre voyageur qui, souvent dans l’unique but d’être utile à ses semblables, de découvrir un insecte, une plante, un animal inconnu, ou de vérifier un point de latitude d’une contrée éloignée, traverse les mers, sacrifie sa famille, son confort, sa santé et trop souvent sa vie.

Mais il est bien doux pour le zélateur fidèle de la bonne mère des êtres et des choses de penser qu’il n’a pas passé en vain ici-bas, que ses travaux, ses fatigues, ses dangers porteront leur fruit et serviront à d’autres, sinon à lui-même. L’étude de la terre a ses jouissances que peuvent seuls apprécier ceux qui les ont savourées, et nous avouons sincèrement que nous n’avons jamais été plus heureux qu’au sein de cette belle et grandiose nature tropicale, au milieu de ces forêts, dont la voix des animaux sauvages et le chant des oiseaux troublent seuls le solennel silence. Ah ! dussé-je laisser ma vie dans ces solitudes, je les préfère à toutes les joies, à tous les plaisirs bruyants de ces salons du monde civilisé, où l’homme qui pense et qui sent se trouve si souvent seul.

  1. Ceci soit dit pour le Cambodge comme pour le Siam, car le premier est tributaire du second.
  2. L’article suivant du courrier de Saïgon, daté de septembre 1803, confirme tout à la fois la justesse de vue de feu Henri Mouhot, ainsi qu’une partie de ses prévisions et de ses espérances :

    « … L’amiral La Grandière, qui n’a cessé de montrer, depuis sa prise de possession du gouvernement de la Cochinchine, une activité qui s’étend sur tous les intérêts, vient de se rendre auprès du roi de Cambodge. Nous avions déjà quelques rapports avec ce souverain, ennemi déclaré de Tu-Duc, mais qui, tout en applaudissant aux échecs que nous infligions à celui-ci, paraissait éprouver pour nous plus d’effroi que de sympathie. Il s’agissait de dissiper cette méfiance et de lui prouver que nous sommes venus en Asie, non pour nous imposer par la violence, mais pour établir entre ces contrées lointaines et l’Occident des relations avantageuses aux uns et aux autres.

    « La voyage de l’amiral a amené le plus beau résultat que nous puissions souhaiter : un traité qui nous donne le protectorat du royaume de Cambodge. En vertu de ce traité, nous sommes dès maintenant on possession du droit de commercer dans cette vaste et riche contrée. Nous sommes autorisés à y exploiter ses immenses forêts gratuitement, si c’est pour le gouvernement français, et, moyennant une redevance insignifiante, si c’est pour le commerce privé. Nous instituons à Oudong un résident français. Ses fonctions sont confiées à un de nos compatriotes les plus au courant des mœurs de ces pays, un chirurgien de marine, qui exercera une double influence et par l’application de sa science chirurgicale et par ses relations diplomatiques. Une circonstance qu’il est bon de rappeler, c’est que le Cambodge est la seule contrée de l’extrême Occident où le christianisme ait toujours été toléré. L’évêque de ce vaste diocèse, Mgr  Miche, assure qu’il n’a jamais eu à se plaindre de la conduite des mandarins, chefs de cantons.

    « Le roi, moins réservé pour le représentant de la France que S. M. Tu-Duc, a reçu plusieurs fois l’amiral et s’est entretenu à diverses reprises avec lui en termes qui témoigneraient de plus de sincérité que nous n’en rencontrons chez son voisin.

    « Ce souverain est installé et logé d’une manière qui rappelle assez exactement celle des grands rois nègres. Il n’a pas plus de vingt-cinq à vingt-six ans, offre le type de la race jaune, avec une expression de vive intelligence.

    « Le groupe de maisons qui composent sa résidence, je n’ose dire son palais, est bâti sur pilotis, usage général dans le Cambodge. Le toit est couvert en paille, sauf quelques annexes couvertes d’ardoises, par un luxe royal ici. Ce monarque a plus de femmes que d’années ; il n’en a pas moins de quarante, mais il n’a qu’un petit nombre d’enfants.

    « La polygamie, dont le prince n’est pas le seul à user, est une des causes principales et fatales du chiffre restreint de la population sur un territoire aussi étendu et aussi favorisé par la nature.

    « Un navire de guerre français surveille la capitale et les États du Cambodge.

    « L’amiral La Grandière a visité avec un extrême intérêt et aussi en détail que possible les mines de la province d’Ongkor. Elles sont au-dessus de l’idée que l’on avait pu s’en faire, et de beaucoup supérieures à tout ce qu’on peut voir en Europe. Elles se trouvent à quinze milles du grand lac Touli, au milieu d’une forêt dont les arbres se font remarquer par leur élévation et par la régularité merveilleuse de leurs tiges. Le gisement en exploitation, irrégulier d’ailleurs, a neuf lieues de tour. Ces mines appartiennent au royaume de Siam, dont nous sommes devenus les voisins depuis notre installation dans la basse Cochinchine. »