Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/16

Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 167-176).
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XVI

Retour à Pinhalù. — Rencontre de neuf éléphants. — Oppression du peuple. — Sur la régénération éventuelle du Cambodge. — Le grand lac Touli-Sap.

Le 29, je quittai mon aimable compatriote et ami M. Arnoux à notre commun regret, j’ose le dire, et me mis en route accompagné du P. Guilloux, qui avait quelques affaires à terminer à Pinhalù. Tous deux auraient bien voulu que je restasse en leur compagnie jusqu’à ce que la Cochinchine fût ouverte et que je pusse la traverser. Je l’aurais désiré si j’avais prévu une fin prochaine à la guerre ; mais dans l’état où étaient les choses, c’était de toute impossibilité.

Jusqu’à Pump-ka-Daye, qui est, ainsi que je l’ai déjà dit, le premier village que l’on rencontre en venant de Brelum, j’eus la société et l’aide des missionnaires et du vieux chef des Stiêngs, qui me fournirent trois chariots pour mon bagage, tandis que Phraï et les Annamites de la suite du P. Guilloux se chargèrent de mes boites d’insectes qui n’auraient pu supporter, sans se briser, les cahots de la route.

Les pluies avaient cessé depuis trois semaines, et je fus agréablement surpris en retrouvant la nature, dans les endroits que nous traversions, plus riante qu’au mois d’août ; les sentiers étaient secs, et je n’avais plus à redouter les mares fangeuses et les nuits de pluie.

Arrivés à une des stations où nous devions passer la nuit, nos domestiques allumaient du feu pour cuire le riz et éloigner les animaux sauvages, quand nous vîmes nos bœufs, notre chien et notre singe témoigner également une sorte d’anxiété et donner les signes du plus grand effroi ; presque aussitôt nos oreilles furent frappées d’un rugissement semblable à celui du lion. Notre premier mouvement fut de sauter sur nos armes, toujours chargées et d’attendre. Plusieurs rugissements semblables se faisant entendre à une distance très-rapprochée augmentèrent l’effroi de nos animaux, et ne laissèrent pas que de nous faire éprouver à nous-mêmes une certaine émotion. Je propose d’aller au-devant de l’ennemi, proposition aussitôt acceptée, et nous nous engageons dans l’intérieur de la forêt du côté d’où nous venait le bruit, tous armés de fusils et de piques. Nous tombons sur les traces que les animaux perturbateurs de notre repos venaient de laisser sur leur passage, et, dans une petite éclaircie de la forêt, au bord d’un marécage, reste des pluies, neuf éléphants, conduits par un vieux mâle d’une taille monstrueuse, s’offrent à nos regards, la tête tournée de notre côté.

À notre vue, le chef de la troupe poussa un rugissement plus formidable encore que les autres, et tous s’avancèrent gravement au-devant de nous. Nous nous tenions baissés et en partie cachés par des troncs d’arbres et des herbes, mais ces arbres à huile étaient tous trop gros pour qu’il fût possible d’y grimper. J’armai mon fusil et me préparai à viser la tempe du mâle conducteur de la bande, seul endroit vulnérable, quand l’Annamite qui était à côté de moi, et qui est un ancien chasseur, releva mon arme, me suppliant de ne point tirer, « car, dit-il, si vous blessez ou tuez un de ces animaux, nous sommes perdus ; et si même nous réussissons personnellement à nous échapper, nos bœufs, nos voitures et leur contenu, tout sera réduit en pièces par les autres éléphants devenus furieux. S’ils n’étaient que deux ou trois, ajouta-t-il, j’aurais déjà moi-même descendu le premier, et peut-être parviendrions-nous à tuer les autres, mais en présence de neuf, dont cinq de la plus grande espèce, il est plus prudent de les éloigner. » Au même moment, le P. Guilloux, qui ne se fiait pas à la vitesse de ses jambes, déchargeait son arme en l’air pour effrayer l’ennemi. Le moyen réussit parfaitement ; les neuf colosses s’arrêtèrent étonnés sur la même ligne, firent brusquement demi-tour à droite et s’enfoncèrent dans la forêt.

Arrivés à Pemptiélan, nous descendîmes chez le mandarin dont l’autorité s’étend sur tout cette partie du Cambodge, et contre l’usage du pays il nous offrit l’hospitalité sous son propre toit. À peine installés, il vint nous visiter et me demanda le meilleur de mes fusils. Voyant que je ne pouvais m’en séparer, il me demanda quelque autre chose, nous donnant à comprendre que nous aurions dû débuter par des cadeaux. Je lui fis présent d’un habillement européen complet, d’une poudrière, d’un couteau de chasse, de poudre et de quelques autres petits objets ; alors, pour se montrer reconnaissant, il me donna une trompe de cornac en ivoire, nous offrit deux éléphants pour continuer notre route et expédia nos gens avec une excellente lettre pour les chefs de son district.

Nous reprîmes notre route le lendemain, l’abbé sur un éléphant, lisant tranquillement son bréviaire, et moi sur un autre, jouissant de la beauté des paysages parcourus. C’est ainsi que nous traversâmes les belles plaines occupées par les pauvres Thiâmes lors de mon premier passage ; mais, au lieu de riches moissons, je fus étonné de n’y plus trouver que de grandes herbes : leurs villages étaient abandonnés, les maisons et les clôtures tombaient en ruine. Voici ce qui était arrivé : le mandarin de Pemptiélan, exécutant ou dépassant les ordres de son maître le roi du Cambodge, tenait ces malheureux dans un esclavage et sous une oppression tels qu’ils tentèrent de soulever leur joug. Privés de leurs instruments de pêche et de culture, sans argent, sans vivres, ils étaient abandonnés à une misère si affreuse que beaucoup d’entre eux moururent de faim.

Ces malheureux, au nombre de plusieurs milliers et sous la conduite d’un de leurs chefs dont la tête était mise à prix, et qui était revenu secrètement de l’Annam, se levèrent en masse. Ceux des environs de Penom-Penh remontèrent jusqu’à Udong pour protéger la fuite de leurs compatriotes établis sur ce point, puis une fois réunis, il descendirent le fleuve et passèrent en Cochinchine. Le roi donna des ordres pour arrêter la marche des Thiâmes, mais toute la population cambodgienne, mandarins en tête, s’était enfuie dans les bois à la seule nouvelle du soulèvement.

Outre l’intérêt que les malheurs de ce pauvre peuple inspirent, leur conduite, quand tout fuyait devant eux, et que Udong, Pinhalù et Penom-Penh étaient sans un seul défenseur, fut des plus nobles.

« Nous n’en voulons pas au peuple, disaient-ils sur leur passage ; qu’on nous laisse partir et nous respecterons les propriétés ; mais nous massacrerons quiconque cherchera à s’opposer à notre fuite. » Et, de fait, ils ne touchèrent pas même à une seule des larges embarcations qui étaient amarrées sans gardiens près des marchés, et ils s’abandonnèrent au fleuve dans leurs étroites et misérables pirogues.

En passant devant l’Île de Ko-Sutin, nous nous y arrêtâmes pour voir le P. Cordier. Ce pauvre missionnaire était dans le plus triste état ; sa maladie s’était aggravée, et ce n’était qu’avec peine qu’il pouvait se traîner de son lit à sa chaise. Cependant il était là, sans secours, n’ayant que du riz et du poisson sec pour toute nourriture. Deux enfants d’une dizaine d’années étaient seuls pour le soigner et le servir. Nous le priâmes de venir à Pinhalù avec nous, mais il refusa à cause de son état de faiblesse. « Tout ce que je regrette, disait-il, ce sont mes pauvres parents que je ne reverrai plus ; je vois venir la mort avec calme, presque avec joie. » Toutes nos instances pour l’emmener furent inutiles, et il nous fallut poursuivre notre route, profondément attristés de le laisser dans cette pénible position sans pouvoir rien faire pour le soulager.

Le 21 décembre, nous étions enfin rendus à Pinhalù.

C’est parle 103° 03’ 50" de longitude du méridien de Paris, vers le 11° 37’ 30" de latitude nord et à deux ou trois lieues seulement de la frontière de la Cochinchine, que se trouve Penom-Penh, ce grand marché du Cambodge. C’est le point où le Mékong se divise ; le grand fleuve remonte au nord-est d’abord, puis au nord-ouest jusqu’en Chine et aux montagnes du Thibet où il prend sa source. L’autre bras, qui ne porte aucun nom et qu’il serait bon, pour le distinguer, d’appeler Mé-Sap, du nom du lac Touli-Sap, remonte au nord-ouest. Vers le 12° 25’ de latitude, commence le grand lac, qui s’étend jusqu’au 13° 53’ ; sa forme est celle d’un violon. Tout l’espace compris entre ce dernier et le Mékong est une plaine peu accidentée, tandis que le côté opposé est traversé par les hautes chaînes de Poursat et leurs ramifications.

Confluent du fleuve Mékong et du chenal du lac Touli-Sap.
Confluent du fleuve Mékong et du chenal du lac Touli-Sap.
Confluent du fleuve Mékong et du chenal du lac Touli-Sap.

L’entrée du grand lac du Cambodge est belle et grandiose. Elle ressemble à un vaste détroit ; la rive en est basse, couverte d’une épaisse forêt à demi submergée, mais couronnée par une vaste chaîne de montagnes dont les dernières cimes bleuâtres se confondent avec l’azur du ciel ou se perdent dans les nuages ; puis, quand peu à peu l’on se trouve entouré, de même qu’en pleine mer, d’un vaste cercle liquide dont la surface, au milieu du jour, brille d’un éclat que l’œil peut à peine supporter, on reste frappé d’étonnement et d’admiration comme en présence de tous les grands spectacles de la nature.

Au centre de cette mer intérieure est planté un grand mât qui indique les limites communes des royaumes de Siam et de Cambodge ; mais avant de quitter ce dernier pays, disons tout ce qui nous reste à en dire.

L’état présent du Cambodge est déplorable et son avenir chargé d’orages.

Jadis cependant c’était un royaume puissant et très-peuplé, comme l’attestent les ruines splendides qui se trouvent dans les provinces de Battambâug et d’Ongkor, et que nous nous proposons de visiter ; mais aujourd’hui cette population est excessivement réduite par les guerres incessantes que le pays a dû soutenir contre ses voisins, et je ne pense pas qu’elle dépasse un million d’âmes, d’après mon appréciation personnelle comme aussi d’après les recensements de la population. On y compte trente mille hommes corvéables, libres et en état de porter les armes, car l’esclave, au Cambodge comme à Siam, n’est sujet ni à l’impôt ni à la corvée.

Outre un nombre de Chinois, relativement considérable, il s’y trouve plusieurs Malais établis depuis des siècles dans le pays comme l’étaient les Thiàmes, et une population flottante d’Annamites que l’on peut estimer à deux ou trois mille. Comme les dénombrements de la population ne se rapportent qu’aux hommes corvéables, ni le roi ni les mandarins ne peuvent donner de chiffres plus exacts.

La domination européenne, l’abolition de l’esclavage, des lois protectrices et sages, et des administrateurs fidèles, expérimentés et d’une honnêteté scrupuleuse, seraient seuls capables de régénérer cet État, si voisin de la Cochinchine, où la France cherche à s’établir et où elle s’établira sans aucun doute ; alors il deviendrait certainement un grenier d’abondance, aussi fertile que la basse Cochinchine.

Le tabac, le poivre, le gingembre, la canne à sucre, le café, le coton et la soie y réussissent admirablement ; je note particulièrement le coton, cette matière première qui constitue les trois quarts de celle employée dans la confection des étoffes, non-seulement en France, ou même en Europe, mais je pourrais dire sur toute la surface du globe ! Aujourd’hui que, par suite d’un jugement de Dieu, l’Amérique se trouve plongée dans une guerre civile dont nul ne saurait prévoir les conséquences et le terme, il est évident que de longtemps on ne pourra compter sur ce pays pour la production de cette matière première ? Donc le coton peut nous faire défaut, sinon entièrement, du moins en partie, et le pain manquer à des millions d’ouvriers qui ne vivent que de cette industrie. Quel beau et vaste champ s’ouvrirait ici à l’activité, au travail, au capital !

L’Angleterre, cette nation colonisatrice par excellence, aurait bien vite fait de la basse Cochinchine et de ce pays une vaste plantation de coton ; il n’est pas douteux, si elle s’en occupe, qu’avant peu d’années elle aura le monopole de cette précieuse substance, comme l’Amérique l’a maintenant, avec ses colonies d’Australie, des Indes, de la Jamaïque, de la Nouvelle-Zélande, etc. ; et nous serons peut-être obligés d’acheter d’elle, de même qu’elle et nous aujourd’hui achetons à l’étranger. Pourquoi ne deviendrions-nous pas nous-mêmes nos propres fournisseurs ? Les terres de la seule île de Ko-Sutin, comme toutes celles des rives du Mékong, sont, à titre de propriétés royales, louées aux planteurs de coton à raison d’une livre d’argent en poids et par lot d’un hectare à peu près, donnant un revenu de plus de douze cents francs. Les forêts situées sur les terrains élevés donnent de beaux bois de constructions célèbres à juste titre ; on y trouve également des arbres à gomme et à résine très-recherchés dans le commerce, tels que le bois d’aigle et plusieurs espèces de bois de teinture.

Les montagnes renferment des mines d’or, de plomb argentifère, de zinc, de cuivre et de fer ; ces dernières surtout sont très-communes.

On s’étonne de voir une production insignifiante, une industrie nulle dans ces contrées si fertiles et si riches, mais on ignore généralement que les rois et les mandarins s’enrichissent par la spoliation et la concussion, par tous les abus qui ruinent le travail et arrêtent le progrès. Que ce pays soit administré avec sagesse et prudence, avec loyauté et protection pour le peuple, et tout y changera d’aspect avec une merveilleuse rapidité.

Toutes les taxes pèsent sur le producteur, le cultivateur ; plus il produit, plus il paye ; donc, porté à la paresse par l’influence du climat, il a une autre raison pour caresser ce vice ; moins il produira, moins il payera, et par conséquent moins il aura à travailler. Non-seulement on retient la plus grande et la meilleure partie de la population en esclavage, mais toute espèce d’extorsions, de concussions sont employées par les hauts mandarins, les gouverneurs et les ministres ; les princes et les rois eux-mêmes donnent l’exemple.