Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine (éd. 1868)/17

Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indo-Chine : relation extraite du journal et de la correspondance de l’auteur
Texte établi par Ferdinand de LanoyeL. Hachette (p. 177-185).
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XVII

Traversée du lac Touli-Sap. — La rivière, la ville et la province de Battambàng. — Population et ruines. — Voyage aux ruines d’Ongkor. — Leur description.

Il me fallut trois grandes journées de navigation pour traverser, dans son grand diamètre, la petite Méditerranée du Cambodge, vaste réservoir d’eau douce, et on pourrait dire de vie animale, tant les poissons abondent en son sein, tant les palmipèdes de toutes couleurs pullulent à sa surface.

À l’extrémité nord du lac, des milliers de pélicans cinglent en troupes serrées dans toutes les directions, tantôt rentrant, tantôt allongeant leur cou pour saisir quelque proie ; des nuées de cormorans fendent l’air à quelques pieds au-dessus de l’eau : la teinte de leur sombre manteau tranche avec la couleur claire des pélicans, parmi lesquels ils se confondent, et surtout avec l’éclatante blancheur des aigrettes qui, groupées sur les branches des arbres de la rive, ressemblent à d’énormes boules de neige.

En entrant dans la rivière de Kun-Borèye, formée de plusieurs cours d’eau, dont l’un porte le nom de Battambâng, le même spectacle se continue sur une scène plus resserrée ; partout c’est une animation extraordinaire de cette gent volatile et pêcheuse.

Et nous, à son exemple, nous cherchons à mettre à profit les heures de notre navigation.

Le soleil est sur son déclin, vite il faut écorcher oiseaux et animaux, que la chaleur peut gâter en très-peu de temps ; nous serrons nos rames ; les domestiques allument le feu pour cuire le riz, et, tout en nous laissant bercer par la vague et fumant quelques bons bouris, nous écoutons mon petit Chinois Phraï nous racontant quelque histoire dans son langage mêlé de français, de siamois et de chinois.

À la pointe du jour, tandis que les premiers rayons de lumière et le léger souffle d’une fraîche brise emportent nos ennemis acharnés les moustiques, de nouveau les avirons se mettent en mouvement. Arrivés à un endroit où la rivière se divise, nous entrons dans un étroit ruisseau qui vient du sud-est et qui, tortueux comme un serpent, coule avec la rapidité d’un torrent. Ce cours d’eau, sur lequel s’élève Battambâng, n’a parfois que douze à quinze mètres de largeur ; les branches des arbres plongent dans notre bateau, et d’énormes singes accrochés aux rameaux discontinuent leurs jeux pour nous regarder passer. De temps à autre, quelque alligator, éveillé en sursaut par le bruit des rames ou les chants de nos rameurs, s’élance de la rive, où il dormait sur le sol humide, et disparait sous l’eau.

Enfin nous apercevons devant nous une bourgade dominée par les murailles en terre de ce qu’on appelle ici pompeusement une citadelle ; nous sommes à Battambâng, et, comme partout, c’est un prêtre français qui vient nous offrir l’hospitalité. Que M. Sylvestre reçoive ici l’expression de ma gratitude pour son bienveillant accueil et pour l’aide qu’il a prêtée à mes recherches de naturaliste et d’archéologue.

Il y a près d’un siècle que la province de Battambâng est soumise au Siam ; depuis ce temps, plusieurs fois elle a cherché à se soulever et même à se donner aux Annamites qui s’étaient emparés, il y a une vingtaine d’années, de tout le Cambodge ; mais ceux-ci furent repoussés par les Siamois jusqu’au-delà de Penôm-Penh. Depuis ce temps, le Cambodge n’a pas éprouvé d’autre attaque des Cochinchinois ; mais il est resté tributaire de Siam.

Sans la guerre que depuis deux ans la France fait à l’empire d’Annam, il est probable qu’aujourd’hui la dernière heure aurait sonné pour le petit royaume de Cambodge, dont la destinée peu douteuse est de s’éteindre et d’être assimilé aux peuples voisins. Toutes les habitations construites sur les bords de cette petite rivière sont entourées de belles plantations de bananiers et perdues au milieu de leur feuillage rubanné et de la verdure intense de superbes manguiers.

La majorité de la population de Battambâng est cambodgienne ; les cultivateurs ont leurs rizières derrière leurs demeures ; et, quoique soumis à l’étranger depuis près d’un siècle, ils ont conservé les mœurs et les usages de leur pays, et le gouvernement actuel, par une politique habile, leur laisse toute la liberté qui règne au Cambodge et les exempte des impôts et des taxes qui ruinent les autres provinces. Cette faveur crée une prospérité relative à Battambâng, dont les habitants jouissent d’un certain bien-être qui apparaît au premier abord. La vie y est d’un bon marché extraordinaire. La ville actuelle ne date que de l’époque de la prise de la province par les Siamois ; l’ancienne ville était située à trois lieues plus à l’est, sur le bord de la rivière que l’on a barrée et détournée de son cours.

Tous les anciens habitants ont été alors conduits au Siam et au Laos, de sorte que la nouvelle population s’est formée de gens venus de Penom-Penh, d’Udong et d’autres points du Cambodge.

Hutte cambodgienne.
Hutte cambodgienne.
Hutte cambodgienne.

Quelle que soit leur origine, les Battambanais sont de vrais Siamois par leur amour pour le jeu et les amusements les plus puérils. Ils sont passionnés surtout pour les courses de chevaux qui ont lieu chaque année, et dans lesquelles on engage des paris qui montent parfois jusqu’à onze naines (près de 1,100 fr.), somme assez considérable pour ce pays. On trouve ici des poneys d’une vélocité extraordinaire et que l’on recherche pour la chasse aux daims et aux buffles. Lancés dans la plaine, ils devancent les animaux sauvages les plus rapides à la course, ce qui permet aux chasseurs de les tuer à coups de pique. Pour les combats de coqs et de tortues, il se fait aussi des paris considérables. Ces derniers sont très-curieux : deux tortues sont placées entre deux planches resserrées dans un étroit espace ; une autre planche, percée d’une ouverture, les sépare, de manière à ce qu’en s’avançant en même temps vers la seule sortie qu’on leur ménage, ce ne soit que par le recul de l’une d’elles que l’autre puisse sortir de la cage. On fait alors sur leur carapace un petit foyer d’argile, on prend du charbon que l’on divise en deux parties très-égales, on le place allumé sur le dos des animaux en l’attisant avec un éventail. Dès que la chaleur commence à gagner les chairs, les pauvres hôtes font tous leurs efforts pour s’évader et se pressent vers l’ouverture jusqu’à ce que la plus faible, épuisée par ses efforts, finisse par céder.

La province de Battambâng est semée de ruines d’une époque inconnue. Elles forment tout autour de l’extrémité septentrionale du grand lac un demi-cercle immense. Commençant aux sources de la petite rivière de Battambâng, il se prolonge et se perd dans les forêts désertes qui se déroulent à l’est, entre le Touli-Sap et le Mékong. Sur tout ce parcours, le voyageur rencontre à chaque pas les vestiges irrécusables d’un empire écroulé et d’une civilisation disparue.

Dans le voisinage même de Battambàng se trouvent les monuments de Bassette, de Banone et de Wat-Êk.

Nous avons visité Bassette à deux reprises, avant d’aller à Ongkor et à notre retour ; mais tout ce que nous avons pu on rapporter est le dessin d’un bas-relief parfaitement conservé et sculpté sur un bloc de grès de un mètre cinquante centimètres de long, qui forme le dessus de la porte d’une tour en briques.

Tout le monument a tellement été maltraité par le temps, que sa vue fait naître la pensée d’un ennemi jaloux qui se serait acharné à le dégrader et à le démolir. Une végétation excessivement touffue, repaire d’animaux redoutables, a tout envahi, et l’on peut à peine se figurer que la main de l’homme seule ait pu causer un bouleversement pareil à celui que l’on y remarque, et qu’un tremblement de terre n’y ait pas aussi contribué.

Des galeries ont disparu sous le sol ; on en voit des soubassements fragmentés et des dessus de portes à plus de deux mètres au-dessus du niveau du terrain actuel et de celui des parties du monument qui sont restées debout.

Le seul édifice dont la base soit encore plus ou moins intacte est un bâtiment de vingt-cinq mètres de long sur six de large, séparé en deux par un mur intérieur et dont les extrémités sont en forme de tour.

Il est tout en grès taillé ; l’extérieur offre des traces de belles sculptures sur des frontons de portes et des corniches d’un travail qui devait égaler ceux des plus antiques monuments d’Ongkor ; à l’intérieur, les murs sont nus ; mais il n’est guère de pierre qui ne porte la marque des coups d’un pic ou d’un marteau.

Les fenêtres étaient ornées de barreaux tournés dont il ne reste plus qu’un tronçon ou deux.

Les sujets représentés sur le dessus des portes des autres tours et des bâtiments écroulés sont d’abord un personnage à longue barbe, assis, portant une haute coiffure conique et les mains reposant sur la poignée d’un poignard et placées l’une sur l’autre, un éléphant à quatre têtes et quelques autres figures de fantaisie.

Un peu au-delà, on remarque de magnifiques colonnes, les unes encore debout, les autres penchées ou renversées, des portes dont le sommet seul dépasse le sol, çà et là des monceaux de pierres taillées, des tours presque entièrement éboulées, des pans de murs de galeries, enfin un beau bassin à sec, de dix-huit mètres carrés, profond encore de deux mètres, et dont chaque côté forme un escalier en concrétions ferrugineuses, qui occupe toute la largeur du réservoir.

La tradition fait de Bassette un palais de plaisance où les souverains du pays séjournaient de temps en temps.

Battambâng est d’origine assez récente ; il n’y a guère qu’un siècle qu’autour des ruines de Bassette se groupait encore une nombreuse population cambodgienne qui a disparu en entier à la suite des guerres réitérées que ce pays a eu à soutenir contre les Siamois.

Les habitants de cette province furent emmenés captifs par les vainqueurs, qui peuplèrent de la sorte plusieurs parties désertes de leur pays.

C’est ainsi que l’on voit à Siam et au Laos des provinces entières dont la plupart des habitants sont d’origine cambodgienne.

Dépeupler une province pour en peupler une autre est, à peu près, toute l’économie politique de l’Orient moderne. Engourdi par la mollesse et la servitude, il dort insoucieux sur les ruines de l’Orient antique, ruines qui n’ont désormais d’éloquence et de leçons que pour les fils de l’Occident.

En remontant la rivière de Battambâng l’espace de douze à treize lieues, dans la direction du sud, on arrive à un des premiers monts détachés d’une des ramifications de la grande chaîne de Poursat. À ses pieds est une misérable pagode d’origine récente ; dans les environs sont dispersés quelques hameaux, tandis que sur le sommet aplani du mont même se trouve le monument en ruines dé Banone. Huit tours sont reliées par des galeries et communiquent de deux côtés, par un mur de terrassement, à une tour centrale qui a plus de huit mètres de diamètre et vingt d’élévation.

L’édifice est de plain-pied, bâti en pierre de grès, et doit remonter à la même époque que Bassette. Quoiqu’il n’y ait rien de particulièrement remarquable, ce qui est resté debout des tours et des galeries n’en indique pas moins un travail imposant, beaucoup de goût dans l’ensemble, d’habileté dans la construction et d’art dans les détails. Ce monument, de même que tous ceux de la province d’Ongkor, contraste autant, par la nature de ses matériaux, avec les constructions de briques et de faïence de l’architecture siamoise, qu’avec les fragiles et puérils monuments de l’art chinois.

Banone devait être un temple ; on voit encore dans la cour centrale, et aux deux petites tours opposées qui sont reliées par une galerie, un grand nombre d’énormes idoles bouddhiques, probablement aussi anciennes que l’édifice lui-même, et entourées d’une infinité d’autres petites divinités qui paraissent dater de toutes les époques.

Au pied du mont voisin se trouve une profonde caverne aux voûtes élevées, sombres, et aux blocs calcaires desquelles pendent de belles stalactites. On n’y pénètre qu’en rampant l’espace de plusieurs mètres. Comme l’eau qui découle de ces stalactites est regardée comme sainte par les Cambodgiens, qui lui attribuent, entre autres vertus et propriétés, celle de posséder la connaissance du passé, du présent et de l’avenir, et d’en réfléchir les images comme une glace, les dévots s’y rendent encore de temps en temps en pèlerinage pour demander à ces eaux de leur rendre la santé ou de jeter des lumières sur leur sort ou celui du pays, et pour adresser quelques prières aux nombreuses idoles que l’on trouve partout éparses dans les anfractuosités des rochers ou entassées sur le sol.

Le temple de Wat-Êk se trouve dans la direction opposée à celle de Banone, et à deux lieues de Battambâng. C’est un édifice assez bien conservé, probablement de l’âge du précédent.