Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 23

Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 186-192).

CHAPITRE XXIII.


Digue de castors. — Traces de buffles et de chevaux. — sentier des Pawnies. — Chevaux sauvages. — L’ours et le jeune chasseur.


À la revue générale, le lendemain matin 25 octobre, le vieux Ryan et ses compagnons manquaient encore ; mais le capitaine avait une si parfaite confiance dans les ressources et l’habileté du vétéran qu’il ne jugea pas nécessaire de prendre aucune mesure par rapport à lui.

Pendant cette journée, nous marchâmes à travers la même sorte de contrée, inégale et rude, parsemée de tristes forêts d’yeuses, et coupée de ravins profonds. Les feux lointains des prairies s’accroissaient évidemment. Depuis plusieurs jours le vent soufflait du nord-ouest, et l’atmosphère était devenue tellement enfumée qu’on avait peine à distinguer les objets à quelque distance.

Dans le courant de la matinée, nous passâmes un ruisseau profond, sur lequel une digue de castors bien complète, de trois pieds de haut, formait un large étang, et contenait sans doute plusieurs familles de cet industrieux animal, bien que pas un ne montrât son nez au-dessus de l’eau. Le capitaine ne voulut pas permettre que l’on troublât le repos de cette république amphibie.

Maintenant, à chaque instant, nous apercevions des traces de buffles et de chevaux sauvages. Les premières se dirigeaient constamment au sud, comme le montrait le sens dans lequel les herbes étaient foulées. Il était évident que nous étions sur le chemin des grands troupeaux émigrans, mais qu’ils avaient pour la plupart tourné vers le sud.

Beatte, qui marchait ordinairement à plusieurs toises de la ligne, afin d’être à portée de voir le gibier, et qui observait chaque trace avec les jeux exercés d’un Indien, rapporta qu’il avait vu des empreintes suspectes. C’étaient des traces d’hommes chaussés de mocassins, tels que les portent les Pawnies. Il avait senti la fumée du tabac mêlé de sumach, en usage parmi les Indiens. Il avait vu des traces de chevaux mêlées à celles d’un chien, et une marque dans la poussière qui devait être celle de la longue bride que les Indiens laissent traîner derrière eux. Il était évident que ces vestiges n’avaient pas été laissés par des chevaux sauvages.

Mon inquiétude sur le sort de notre vétéran se réveilla. J’avais pris en grande amitié ce Bas de Cuir véritable ; mais à l’expression de mes craintes à son égard on répondait toujours en disant que Ryan était en sûreté partout, et savait se tirer d’affaire.

Nous avions accompli la plus grande partie de la marche fatigante du jour, et nous traversions une clairière, quand nous aperçûmes six chevaux sauvages, parmi lesquels j’en distinguai deux superbes, un gris et un roan. Ils marchaient fièrement la tête haute, et leurs longues queues flottantes offraient un contraste parfait avec nos pauvres coursiers harassés. Après nous avoir examinés un moment, ils prirent le galop, passèrent sous un petit bois, et nous les vîmes reparaître ensuite, montant au trot une pente douce à un mille de distance.

La vue de ces chevaux fut encore une rude épreuve pour le glorieux Tony, qui avait déjà la fourche et le lariat en main, et se disposait à s’élancer à leur poursuite quand il reçut l’ordre de retourner a ses bêtes de somme.

Après une journée de quatorze milles dans la direction du sud-ouest, nous campâmes près d’un petit ruisseau limpide, entre les limites nord des bois et les confins des vastes prairies qui s’étendent jusqu’au pied des montagnes de rochers. En laissant les chevaux libres d’aller chercher pâture, on prit soin de remplir de foin leurs sonnettes, pour empêcher que leur tintement ne fût entendu de quelque horde de Pawnies errans.

Nos chasseurs sortirent en différentes directions sans beaucoup de succès ; car un seul daim fut apporté au camp. Mais un jeune chasseur avait une grande aventure à conter. En longeant le fourré d’un ravin profond, il avait blessé un daim mâle, et l’entendit tomber dans les buissons. Il s’arrêta pour raccommoder quelque chose à son fusil et le recharger ; puis il s’avançait vers le taillis pour y chercher son gibier, lorsqu’il entendit un grognement sourd. Il écarta les branches, et, se glissant tout doucement à travers le fourré, il jeta les yeux au fond du ravin, et vit un ours énorme traînant la carcasse du daim le long du lit d’un ruisseau tari, et grognant contre quatre ou cinq loups officieux qui paraissaient disposés à partager son souper.

Le chasseur tira sur l’ours, et le manqua. L’animal garda son poste et sa proie, et se montrait prêt à livrer bataille. De plus, les loups, fines bêtes à ce qu’il semblait, s’éloignèrent, mais seulement à une petite distance. La nuit approchait, et le jeune homme se sentit un peu effrayé de rester au milieu des ténèbres en ce lieu désert, surtout en si singulière compagnie. Il se retira donc à petit bruit, revint au camp les mains vides, et conta son histoire, qui lui valut maints quolibets de la part de ses camarades plus expérimentés.

Dans le cours de la soirée, le vieux Ryan et son disciple rentrèrent épuisés de fatigue, et furent, comme de coutume, cordialement accueillis au camp. Le vétéran s’était égaré la veille en chassant, et avait campé la nuit en rase campagne ; mais le matin il avait retrouvé nos traces, et les avait suivies. Il avait passé quelque temps près de la digue des castors, admirant l’adresse et l’intelligence déployées dans cette construction, « Ces castors, disait-il, sont de petites créatures bien ingénieuses ; c’est la vermine la plus avisée que je connaisse ; et je garantis qu’il y en avait une foule dans l’étang. — Oui, disait le capitaine, je ne doute pas que la plupart des petites rivières que nous avons passées ne fussent remplies de castor. J’aimerais à venir les trapper dans ces eaux pendant un hiver entier.

— Mais vous risqueriez d’être attaqué par les Indiens, dit quelqu’un de la compagnie.

— Oh, quant à cela, on serait bien tranquille ici pendant l’hiver. Pas un Indien ne s’y montre avant le printemps, et il ne me faudrait que deux compagnons. Trois personnes sont plus en sûreté qu’un plus grand nombre pour trapper les castors. Il faut que les trappeurs fassent le moins de bruit possible ; et comme un ours tué peut nourrir trois hommes pendant deux mois y en prenant soin de mettre à profit toutes ses parties, ils sont rarement obligés de tirer. »

On tint conseil sur notre direction future. Nous avions marché jusqu’alors à l’ouest, et, les forêts transversales étant passées, nous nous trouvions sur les confins de la grande prairie occidentale. Cependant nous étions encore dans une contrée aride, où les pâturages étaient rares. La saison était avancée, les herbes trop sèches pour être broutées ; les pois grimpans des fonds boisés, qui avaient servi de nourriture à nos bêtes pendant une partie du voyage, étaient maintenant fanés, et, depuis plusieurs jours, les pauvres animaux avaient tristement baisse sous le double rapport de l’embonpoint et du courage. Les feux des Indiens dans les prairies se rapprochaient au midi, au nord et à l’ouest ; ils pouvaient aussi se propager à l’est, et laisser entre nous et la frontière un désert brûlé, dans lequel nos chevaux seraient morts de faim.

Il fut donc résolu que l’on n’irait pas plus loin à l’ouest, et que l’on marcherait un peu plus à l’est afin de gagner, aussitôt que possible, la branche nord de la Canadienne, où nous espérions trouver une abondance de cannes qui, dans cette saison, fournissent la meilleure pâture pour les chevaux, et attirent en même temps une immense quantité de gibier. Ici se borna donc notre tournée à l’ouest : nous étions seulement à un ou deux jours de marche de la frontière du Texas.