Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 22

Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 173-185).

CHAPITRE XXII.


LE CAMP DE L’ALARME.


Feu. — Indiens sauvages.


Nous trouvâmes enfin une halte dont il fallut nous contenter. C’était un bosquet de chênes nains, sur les bords d’un ravin profond, au sein duquel restaient encore quelques petites flaques d’eau. Nous étions au pied d’une colline doucement inclinée, couverte d’herbes à moitié desséchées, qui fournissaient un maigre pâturage. À la place occupée par le camp, l’herbe était longue et flétrie ; la vue était bornée tout autour par de gracieuses ondulations du terrain.

On vaquait à l’établissement du camp, lorsque Tony arriva tout glorieux de sa victoire. Autour de son cheval blanc étaient suspendus des quartiers de chair de buffle. Suivant son rapport, il avait abattu deux puissans taureaux. Nous rabattîmes, comme de coutume, la moitié de ce qu’il déclarait ; mais maintenant qu’il pouvait se vanter de quelque chose de réel, personne ait monde n’aurait pu mettre un frein à sa langue.

Après avoir satisfait en partie à sa vanité, en racontant ses exploits, il nous dit qu’il avait observé de nouvelles traces de chevaux, et que plusieurs circonstances lui faisaient supposer qu’elles venaient d’une bande de Pawnies. Cette nouvelle excita un peu d’inquiétude. Les jeunes gens qui avaient quitté la ligne pour chasser les deux buffles n’étaient point revenus. On exprima la crainte qu’ils n’eussent été attaqués. Notre chasseur vétéran, le vieux Ryan, s’était aussi éloigné du camp, à pied, dès qu’on avait fait halte, avec un jeune disciple. « Ce vieil homme aura sa tête cassée par les Pawnies, disait Beatte ; il pense, lui, connaître toutes choses, mais il ne connaît pas du tout les Pawnies. »

Le capitaine prit son fusil, et alla à pied reconnaître le pays du sommet découvert d’une colline voisine. En même temps on déharnachas les chevaux pour les laisser paître en liberté dans les champs adjacens ; on coupa le bois, on alluma les feux, on prépara le repas du soir. Soudain on entendit crier : Le feu dans le camp ! La flamme de l’un des foyers avait pris aux grandes herbes sèches ; une forte brise soufflait, en peu d’instans le camp risquait d’être embrasé. « Prenez soin des chevaux ! » criait l’un, « Retirez le bagage ! » criait un autre : c’étaient un bruit, une confusion effroyables. Les chevaux fuyaient de tous côtés ; les hommes saisissaient leurs armes, leurs munitions ; d’autres emportaient les selles et les paquets, mais pas un ne pensait à éteindre le feu, et probablement pas un ne savait comment on pouvait l’éteindre. Cependant Beatte et ses compagnons l’attaquèrent à la façon des Indiens « en amortissant les bords de l’incendie avec des couvertures et des housses, et en tâchant d’empêcher la conflagration de s’étendre dans l’herbe. Les cavaliers suivirent leur exemple, et les flammes cessèrent très promptement.

Alors on ralluma les feux sur des places où l’herbe sèche avait été arrachée. Les chevaux, dispersés dans une petite vallée, broutaient l’herbage rare qu’elle conservait. Tony préparait un souper splendide, avec sa viande de buffle, et nous promettait une soupe succulente et un admirable rôti ; mais nous étions condamnés à éprouver une autre alarme bien plus sérieuse.

On entendis les cris éloignés de quelques cavaliers, sur la colline, dans lesquels nous distinguions seulement ces mots : « Les chevaux ! les chevaux ! faites rentrer les chevaux ! »

Soudain une clameur de voix s’élève : les exclamations, les demandes, les répliques, se croisent, se mêlent ; il est impossible de rien comprendre à ce qu’on dit ; chacun expose à la hâte ses propres conjectures.

L’un dit : « Le capitaine a fait lever des buffles et a besoin de chevaux pour les chasser. » Aussitôt un grand nombre de cavaliers s’élancent vers le sommet de la colline, « La prairie est en feu au-delà de la colline ! criait un autre, je vois la fumée. Le capitaine pense qu’il faut chasser les chevaux de l’autre côté du ruisseau. »

Cependant un cavalier descendait du sommet de l’éminence, et atteignit bientôt les limites du camp. Il était hors d’haleine, et put seulement articuler avec difficulté que le capitaine avait vu des Indiens à quelque distance.

Pawnies ! Pawnies ! fut le cri en un moment répété par tous nos jeunes étourdis.

« Faites rentrer les chevaux ! » disait l’un ; « Sellez les chevaux ! » s’écriait un autre ; « En ligne ! » criait un troisième. Le bruit, la confusion, étaient au-delà de toute description. Les cavalier, couraient, à travers les champs voisins, à la poursuite e leurs chevaux. Celui-ci traînait le sien par un licou ; celui-là, tête nue, montait le sien à poil ; un autre poussait devant lui un cheval attaché, qui allait en faisant des sauts maladroits, comme un kangurou.

L’alarme croissait. On vint dire qu’on avait vu, de l’extrémité inférieure du camp, une bande de Pawnies dans une vallée voisine. « Ils avaient atteint le vieux Ryan à la tête, et poursuivaient ses compagnons. — Non, ce n’était pas le vieux Ryan qu’ils avaient tué, c’était un des chasseurs qui avaient poursuivi les deux buffles. — Il y a trois cents Pawnies derrière la colline ! cria une voix. — Beaucoup plus, beaucoup plus, s’écriait une autre. »

Notre position entre ces collines nous empêchait de voir à une certaine distance, et nous laissait en proie à toutes ces rumeurs. On se croyait sur le point d’être attaqué par des ennemis nombreux et redoutables. En ce moment les chevaux, rassemblés dans l’intérieur du camp, erraient parmi les feux, et marchaient sur le bagage. Chacun se préparait à l’action ; mais on se trouvait dans un grand embarras. Pendant la dernière alarme de feu, les harnais, les armes et autres objets d’équipement avaient été déplacés et jetés pêle-mêle sous les arbres.

« Où est ma selle ? disait l’un. — Quelqu’un n’a-t-il vu mon fusil ? criait l’autre. — Qui veut me prêter une balle ? j’ai perdu mon sac, disait un troisième. — Pour l’amour du ciel, aidez-moi à sangler ce cheval, il est si rétif que je ne puis en venir à bout. » Dans son trouble, celui-ci avait posé la selle le devant derrière.

Quelques uns affectaient de plaisanter et de parler hardiment ; d’autres ne disaient rien, mais se hâtaient de préparer leurs chevaux et leurs armes ; et je comptais beaucoup plus sur le courage de ceux-ci. Plusieurs semblaient réellement exaltés à l’idée d’une rencontre avec les Indiens ; mais pas un ne l’était au degré de mon compagnon de voyage, Suisse qui avait une passion décidée pour les aventures sauvages. Notre métis Beatte conduisit ses chevaux sur les derrières du camp, posa son fusil contre un arbre, puis s’assit près du feu, dans un silence complet. D’autre part, le petit Tony, qui s’occupait du souper avec une grande activité, suspendait à chaque instant ses travaux pour fanfaronner, chanter, jurer, déployer une gaité extraordinaire, qui me fit soupçonner qu’un peu de frayeur s’était glissée au fond de son cœur, et causait toute cette effervescence.

Une douzaine de cavaliers, aussitôt qu’ils eurent sellé leurs chevaux, partirent dans la direction où l’on avait dit que les Pawnies avaient attaqué nos chasseurs. Il fut décidé que, dans le cas où le camp serait assailli, les chevaux seraient mis dans le ravin derrière le campement, à l’abri des balles et des flèches, tandis que nous prendrions position le long des bords de ce même ravin, les arbres et les buissons qui l’entouraient étant propres à détourner les flèches de l’ennemi et à nous servir de retranchements. On savait d’ailleurs que les Pawnies évitent en général d’attaquer en des lieux couverts, leur manière de combattre étant avantageuse seulement sur les plaines découvertes, où la vitesse de leurs chevaux leur permet de fondre comme des vautours sur leur ennemi, de tourner autour de lui et de décocher leurs flèches avec certitude. Toutefois je ne pouvais me dissimuler que si nous étions attaqués par ces sauvages belliqueux et bien montés, en nombre aussi considérable qu’on nous l’avait fait craindre, nous serions exposés à de grands dangers par l’inexpérience, le défaut de discipline des nouvelles recrues, et même par le courage de la plupart de ces jeunes soldats qui brûlaient de se signaler.

En ce moment le capitaine rentra, et chacun l’entoura pour apprendre des nouvelles. Il nous dit qu’après avoir poussé à quelque distance sa reconnaissance, il revenait lentement au camp, le long de la crête d’une colline découverte, lorsqu’il avait vu, sur le bord d’une colline parallèle, un objet qui ressemblait à un homme. Il s’arrêta et observa cet objet, mais il resta parfaitement immobile, et il supposa que c’était un buisson ou la cime d’un arbre au-delà du coteau. Il se remit en marche, et l’objet commença à se mouvoir dans la même direction. Une autre forme se leva près de la première, comme quelqu’un qui aurait été précédemment couché à terre, ou qui arriverait de l’autre côté de la colline. Le capitaine s’arrêta, et les regarda ; ils s’arrêtèrent aussi. Alors il s’assit à terre, et ils recommencèrent à marcher. Il se releva, et ils s’arrêtèrent comme pour observer ses mouvemens. Il savait que les Indiens étaient dans l’usage de placer des sentinelles ou espions sur les hauteurs, et la conduite de ces deux hommes accroissait ses soupçons à leur égard. Il mit son bonnet au bout de son fusil, et l’agita en l’air ; lis lie répondirent point à ce signal. Alors il continua de marcher vers la lisière d’un bois, sous lequel il se mit hors de leur vue pendant quelques momens. Il en sortit ensuite, et regarda ce qu’ils devenaient ; ils couraient très vite en avant, et la colline sur laquelle ils étaient décrivant une courbe vers celle qu’il descendait lui-même, ils avaient sans doute l’intention de lui couper le chemin du camp. Il pensa que ces gens pouvaient appartenir à un parti nombreux d’Indiens se tenant en embuscade ou marchant daiis la vallée au-delà de la colline ; il se hâta donc de gagner le campement, et, découvrant sur une éminence, intermédiaire quelques uns de ses hommes, il leur cria de passer l’ordre de mettre les chevaux en sûreté, parce qu’ils sont en général le premier objet des déprédations indiennes.

Telle fut l’origine de l’alarme qui avait ému tout le camp. Plusieurs de ceux qui entendirent la narration du capitaine ne doutèrent point que les hommes de la colline ne fussent des espions des Pawnies, appartenant à un parti dans les mains duquel nos chasseurs étaient probablement Lombes. Des coups de feu éloignés, se faisaient entendre par intervalles, et l’on supposait qu’ils étaient tirés par ceux qui avaient été au secours de leurs camarades. Quelques cavaliers, ayant complété leur équipement, galopèrent dans la direction du feu ; d’autres restaient, visiblement agités et inquiets.

« S’ils sont aussi nombreux qu’on le dit, et aussi bien montés qu’ils ont coutume de l’être, nous sommes mal en point pour les recevoir, avec nos chevaux épuisés, dit un de nos hommes.

— Eh bien, répondit le capitaine, nous avons un fort campement ; nous pouvons soutenir un siège.

— Oui ; mais s’ils mettent le feu à la prairie, la nuit, nous serons grillés dans nos retranchemens.

— Nous ferons un contre-feu. »

On vint annoncer alors qu’un homme à cheval s’approchait du camp. « C’est un de nos chasseurs ! — C’est Cléments ! — Il porte de la chair de buffle ! » s’écrièrent plusieurs voix à mesure que le cavalier avançait.

C’était en effet un des cavaliers qui, avaient été le matin à la poursuite des deux buffles. Il entra au camp, chargé des dépouilles de sa chasse, et suivi de ses compagnons, tous également sains, et leurs montures également entourées de sanglans trophées. Ils racontèrent quelle course furieuse ils avaient faite en suivant les buffles, et combien de coups ils avaient tirés avant d’abattre un de ces animaux.

« Bon, bon ; mais les Pawnies !.... les Pawnies ! Où sont les Pawnies ?

— Quels Pawnies ?

— Les Pawnies qui vous ont attaqués !

— Personne ne nous a attaqués.

Mais n’avez-vous pas vu des Indiens sur votre chemin ?

— Ah, oui ! Deux de nous étant montés sur le sommet d’une colline pour reconnaitre le chemin du camp, ils virent sur une éminence opposée une singulière figure d’homme qui à ses gestes bizarres leur sembla un Indien.

— Bah ! c’était moi », s’écria le capitaine. Ici toutes les langues s’exercèrent à la fois. L’alarme était venue de la méprise mutuelle du capitaine et des deux chasseurs. À l’égard de l’histoire des trois cents Pawnies et de leur attaque, il se trouva que c’était une mauvaise plaisanterie, de laquelle on cessa de s’occuper, bien qu’à mon avis son auteur eût mérité d’être cherché et sévèrement puni.

Les probabilités de combat étant, éloignées, chacun songeait maintenant à manger, et sur ce point tous les estomacs étaient à l’unisson dans le camp. Tony nous servit le régal promis, de soupe et de rôti de buffle. La soupe était horriblement poivrée, et le rôti avait sans doute fait partie d’un taureau patriarche des prairies. Jamais je ne broyai sous mes dénis une viande plus coriace ; mais c’était la première fois que nous tâtions de cette chair renommée ; la foi suppléait au goût, et notre petit cuisinier ne nous laissa point de repos qu’il ne nous eut fait avouer l’excellence de son apprêt, en dépit du démenti que le poivre donnait dans notre gorge à cet aveu complaisant.

La nuit était close, et le vieux Ryan et ses compagnons n’étaient pas encore revenus ; mais on était accoutumé aux aberrations de ce coq des bois, et l’on ne montra aucune inquiétude sur son compte. Après les fatigues et les agitations de la journée, le camp fut bientôt plongé dans un profond sommeil, excepté les sentinelles, qui se tinrent sur leurs gardes avec plus de vigilance que de coutume, en raison des traces de Pawnies récemment vues, et de la certitude que nous étions au milieu de leur territoire de chasse. Vers dix heures et demie, une nouvelle alarme nous réveilla tous. Une sentinelle fit feu, et accourut dans le camp en criant que les Indiens étaient proches.

Chacun fut sur pied en un moment. L’un prenait son fusil, l’autre sellait son cheval ; plusieurs coururent à la loge du capitaine ; mais il leur commanda de retourner à leurs feux respectifs. La sentinelle fut interrogée, et déclara qu’elle avait vu approcher un Indien qui rampait contre terre ; qu’elle avait tiré sur lui, puis était rentrée au camp. Le capitaine fut d’avis que l’Indien prétendu était un loup ; il réprimanda la sentinelle pour avoir quitté son poste, et l’obligea d’y retourner. Plusieurs inclinaient à croire le rapport de la sentinelle ; car les événements du jour avaient disposé les esprits à craindre des embûches, des surprises, pendant l’obscurité de la nuit. Long-temps on se tint éveillé autour des foyers, le fusil sur l’épaule, causant à voix basse, et prêtant l’oreille au moindre bruit. Cependant il n’arriva aucun autre événement ; les jaseurs s’assoupirent l’un après l’autre, et le silence régna encore dans le camp.