Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 16

Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 124-132).

CHAPITRE XVI.


Maladie au camp. — Marche. — Le cheval hors de service. — le vieux Ryan et les traîneurs, — Symptômes de changement de temps, et changement d’humeur.


Le 15 octobre, nous nous préparions à marcher à l’heure accoutumée, quand le capitaine fut informé que trois de ses hommes étaient attaqués de la rougeole, et ne pouvaient se mettre en route, et qu’un autre manquait. Le dernier était un vieil habitant des frontières, nommé Sawyen, que les années n’avaient pas rendu plus sage, et probablement il s’était égaré la veille en chassant sur les prairies. On laissa une garde de dix hommes pour soigner les blessés et attendre le chasseur égaré. Si les premiers se trouvaient suffisamment rétablis au bout de deux ou trois jours, ils devaient nous rejoindre, sinon être reconduits à la garnison. Prenant congé du camp malade, nous nous dirigeâmes à l’ouest, le long des sources de petits ruisseaux qui coulaient tous vers la Fourche Rouge après avoir serpenté dans de profonds ravins. Le terrain élevé, onduleux ou roulant, en termes de l’Ouest, était pauvre et sec, mêlé d’un sable-cailloux, universel dans cette partie du pays, et couvert de forêts de chênes. Pendant la matinée je reçus une bonne leçon sur l’importance de conserver son cheval sain et frais sur les prairies. J’avais la faiblesse d’être fier de celui que je montais : il surpassait en vigueur, en activité, tous les chevaux de la troupe, et il était en même temps docile et courageux. En traversant les profonds ravins il gravissait les côtes escarpées comme un chat, et franchissait les petits ruisseaux. J’appris bientôt à mes dépens combien il était imprudent de le laisser se livrer à de tels exercices. En sautant par-dessus un ruisseau, je le sentis fléchir sous moi ; il se soutint encore quelque temps ; mais enfin il tomba, et je vis qu’il avait une épaule démise. Que faire ? il ne pouvait suivre la troupe, et il était trop précieux pour être abandonné sur la place ; la seule alternative était de le renvoyer au camp des malades partager leurs fortunes. Mais une nouvelle difficulté se présenta. Personne ne parut disposé à reconduire le cheval, malgré les récompenses libérales que j’offrais. Soit frayeur inspirée par les histoires de Tony sur les Pawnies, soit crainte de manquer la trace et de s’égarer en revenant, chacun refusait la mission proposée. À la fin, deux jeunes gens s’avancèrent, et consentirent à partir ensemble, afin de pouvoir, s’ils se trouvaient obligés de passer la nuit dans les prairies, veiller et dormir tour à tour.

Le cheval fut confié à leurs soins, et je le regardais d’un œil triste s’éloigner en boitant ; il semblait que toute ma force, toute mon ardeur m’abandonnait avec lui.

Je songeai à le remplacer le mieux possible, et je fixai mon choix sur le beau gris d’argent que j’avais passé à Tony. Mais je n’eus pas plus tôt marqué mon intention de reprendre ce cheval et de donner au créole le poulain surnuméraire, que le petit varlet éclata en remontrances et en lamentations étourdissantes, la respiration lui manquant à tout moment dans son impatience de les émettre. Je vis qu’en le démontant je lui ferais perdre tout son courage et blesserais au vif sa vanité. Je n’eus pas le cœur d’affliger à ce point ce pauvre diable en le dépossédant de ses gloires passagères ; je le laissai donc en possession du noble gris d’argent, et je consentis à faire mettre une selle sur le cheval usé.

Maintenant je comprenais les revers de fortune auxquels un cavalier est exposé sur les prairies ; je sentais à quel point le courage, la confiance de l’homme dépendent de son cheval. Jusqu’alors j’avais pu faire des excursions à volonté en dehors de la ligne, pour aller voir des objets intéressans ou curieux. Maintenant j’étais réduit à prendre l’allure de la rosse que je montais, et condamné à suivre patiemment et lentement celui qui me précédait ; surtout je compris combien il est peu sage, dans des expéditions semblables, où la vie d’un homme dépend si souvent de la force, de la vitesse, de la fraîcheur de sa monture, d’imposer à ce généreux animal des exercices inutiles et capables de l’épuiser.

J’ai remarqué que les chasseurs et les voyageurs des prairies les plus expérimentés épargnent toujours leurs chevaux pendant les routes, et ne les mettent jamais au galop, sauf les cas d’urgence. Rarement les hommes des frontières ou les Indiens font plus de quinze milles par jour, et souvent ils se bornent à dix ou douze ; de plus ils ne s’amusent point à courir ou à caracoler. Parmi nous, cependant, il se trouvait bon nombre de jeunes gens sans expérience, et qui ne pouvaient modérer leur ardeur en se voyant au milieu d’une contrée si abondante en gibier. Il était impossible de les empêcher de quitter leur rang ; et lorsque, dans les ravins et les clairières, les daims partaient à droite et à gauche, les balles sifflaient après eux, et ces jeunes Nembrod s’élançaient à leur poursuite. Une fois ils firent un grand mouvement à l’occasion de ce qu’ils prenaient pour une bande d’ours ; mais ils revinrent bien vite, ayant reconnu que c’étaient des loups noirs qui chassaient de compagnie.

Après une marche de douze milles, nous campâmes, un peu après midi, au bord d’une petite rivière qui coulait lentement à travers un profond ravin. Dans le cours de l’après-midi, le vieux Ryan, le Nestor du camp, reparut avec sa bande. On l’accueillit par de joyeuses acclamations qui prouvaient l’estime que ses confrères les hommes des prairies avaient pour lui. Cette petite troupe revenait chargée de venaison, et le vétéran fit hommage au capitaine d’un beau quartier de la meilleure bête.

Nos hommes, Beatte et Tony, sortirent de bonne heure pour aller chasser ; et, vers le soir, le premier rapporta un daim mâle superbe. Il le jeta à terre en silence, suivant sa coutume, et s’occupa de mettre son cheval en liberté. Tony rentra sans butin, mais tout glorieux des coups extraordinaires qu’il avait faits, bien que les daims blessés lui eussent malheureusement échappé.

L’abondance régnait au camp. Outre le gibier de moindre importance, on avait tué trois élans. Les vétérans prévoyans arrangeaient les viandes superflues de manière à les conserver pour les cas de disette ; les jeunes gens, moins expérimentés, jouissaient du présent et laissaient à l’avenir le soin de se pourvoir lui-même.

Le lendemain matin (19 octobre) je réussis à échanger mon poulain et une somme d’argent raisonnable, contre un cheval vigoureux et agile. Ce fut pour moi une grande satisfaction de me retrouver passablement monté. Cependant je m’aperçus qu’il n’était pas difficile de faire un choix parmi les coursiers de la troupe, car nos cavaliers avaient tous le penchant au trafic par échange, ou, comme ils l’appellent, au commerce, si général dans l’Ouest. Pendant l’expédition, il n’y eut peut-être pas un cheval, un fusil, une poire à poudre, une selle ou une couverture, qui n’eût changé de maître plusieurs fois ; et un fin trafiquant se vantait d’avoir, au moyen de marchés réitérés, changé un mauvais cheval contre un bon, et mis cent dollars dans sa poche.

Le temps était couvert et étouffant ; un bruit de tonnerre éloigné se faisait entendre. Ce changement de l’atmosphère eut son effet sur l’esprit de la troupe. Le camp était d’un calme, d’un silence extraordinaires. Point de ces mélodies de basses-cours, de ces chants de coq, de ces caquets de poule ; point de ces farces bruyantes qui se mêlaient communément aux mouvemens de départ. De temps en temps, un court fragment de chanson, un rire bas, un sifflet solitaire, étaient entendus ; mais en général, chacun vaquait à ses devoirs silencieusement et tristement.

Au moment de monter, on vint dire au capitaine qu’il manquait cinq chevaux, que l’on avait en vain cherchés à une assez grande distance dans les environs du camp. Plusieurs hommes furent dépêchés à leur recherche, et cependant le tonnerre continuait de gronder, et nous eûmes une petite averse. Les chevaux, de même que leurs cavaliers, étaient affectés par le changement de temps. Ils se tenaient çà et là, les uns sellés et bridés, les autres libres, mais tous découragés, abattus, la tête basse, une des jambes de derrière en partie repliée, afin de se reposer sur l’extrémité de la corne, et leur peau se ridant à tous momens sous les gouttes de pluie, et renvoyant des nuages de vapeur. Les hommes attendaient aussi en groupes, insoucians et mornes, le retour de leurs camarades, tournant fréquemment un œil inquiet sur les nuages qui s’avançaient avec rapidité. Un temps sombre éveille de sombres pensées. Ils exprimaient la crainte que nous ne fussions épiés par quelque parti indien, qui avait peut-être volé les chevaux pendant la nuit. Toutefois les conjectures les plus générales étaient qu’ils étaient retournés sur leurs pas à notre dernier campement, ou bien qu’ils s’étaient dirigés en droite ligne sur le fort Gibson. À cet égard, l’instinct des chevaux est, dit-on, semblable à celui des pigeons. Ils retrouvent leur logis en prenant la route la plus directe, et en passant par des solitudes qu’ils n’ont jamais traversées.

Après avoir attendu jusqu’à une heure assez avancée de la matinée, on laissa une garde pour attendre les cavaliers traîneurs, et nous nous mîmes en marche, considérablement diminués en nombre. Cela paraissait déplaire fortement à Tony, dont la prudence égalait la valeur, et il donnait à entendre que nous serions beaucoup trop faibles en cas de rencontre avec les Pawnies.