Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 15

Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 115-123).

CHAPITRE XV.


LE CAMP DES ÉLANS.


Recherche de l’élan blessé. — Histoires des Pawnies.


Au point du jour, nos principaux chasseurs étaient debout, et partaient en différentes directions pour battre le pays. Le frère du capitaine, le sergent Beau, était des premiers en campagne, et rentra avant le déjeuner après une chasse heureuse : il avait tué un jeune daim dans les environs du camp.

Après le déjeuner, le capitaine monta à cheval pour aller chercher l’élan qu’il avait blessé le soir précédent, et qui, d’après ses observations sur les traces de sang, devait être mort de sa blessure. Je me décidai à me joindre à sa recherche, et nous sortîmes ensemble, accompagnés de son frère le sergent et d’un lieutenant. Deux hommes suivaient à pied, pour emporter le faon que le sergent avait tué. Nous eûmes peu de chemin à faire avant d’arriver à la place où il gisait, sur le penchant d’une colline au milieu d’un beau site de bois. Les deux hommes se mirent sur-le-champ à l’ouvrage, et, avec la dextérité des chasseurs, ils dépouillèrent et dépecèrent l’animal, tandis que nous poursuivions notre course. Nous longeâmes les flancs de collines d’une pente douce, parmi des lignes de taillis et des arbres de forêts épars, et nous parvînmes à une place où les longues herbes pressées indiquaient les lits de nombreux élans. C’était là que le capitaine avait vu la troupe qu’il avait poursuivie ; et, après avoir examiné le lieu très soigneusement, il nous montra la trace où l’empreinte des pieds était aussi large que celle des bœufs. Il suivit cette voie, et allait en avant d’un pas tranquille, le reste de la compagnie le suivant à la file, à la façon des Indiens. Enfin il fit halte à l’endroit où l’élan avait été tiré : des taches de sang sur les herbes montraient que le coup avait porté. L’animal blessé s’était évidemment traîné à une certaine distance avec le reste du troupeau ; des traces de sang sur les buissons et les plantes qui bordaient la piste le prouvaient ; mais elles disparurent soudain. « Il doit s’être séparé de la troupe non loin d’ici, dit le capitaine ; quand ces animaux se sentent mortellement blessés, ils s’éloignent des autres, et cherchent une place écartée pour y mourir seuls. »

Cette peinture des derniers momens d’un daim toucha mon cœur, non endurci par le noble exercice de la chasse. Cependant ces mouvemens de pitié sont passagers. L’homme est un animal de proie, et quel que soit le changement produit en lui par la civilisation, il est toujours prêt à retomber dans son instinct destructeur. Je sentais mes penchans sanguinaires et rapaces prendre tous les jours plus de force depuis ma résidence sur les prairies.

Après une recherche minutieuse, le capitaine parvint à trouver la trace séparée de l’élan blessé, qui tournait presqu’à angle droit de celle du troupeau, et entrait sous une forêt ouverte. Les traces du sang devenaient de plus en plus faibles et rares, et se montraient à de plus grandes distances ; enfin elles cessèrent tout-à-fait, et le terrain était si dur, les herbes si sèches qu’il n’était plus possible d’apercevoir l’empreinte des pieds de l’animal.

« Il n’est pas loin, dit le capitaine, ces dindons-buses qui volent en cercles nous l’assurent ; ils planent toujours ainsi au-dessus d’une bête morte. Mais comme l’élan mort ne s’en ira point, suivons les traces des vivans ; ils peuvent avoir fait halte à une distance peu considérable, et nous pourrions les surprendre pendant leur repas et leur envoyer quelques balles. »

Nous revînmes donc sur nos pas, et suivîmes de nouveau les traces des élans, qui nous conduisirent à une assez grande distance, on peut dire par monts et par vaux. De loin à loin nous apercevions un daim bondissant sur une clairière ; mais le capitaine n’était pas disposé à se laisser distraire de sa chasse aux élans par un gibier si inférieur. Une bande de dindons fut aussi effarouchée par les pieds de nos chevaux ; quelques uns s’enfuirent aussi vite que leurs longues jambes pouvaient les emporter ; d’autres volèrent sur les arbres, d’où ils nous regardaient fixement le cou tendu. Le capitaine ne voulut pas souffrir qu’un seul fusil fût déchargé sur eux, de peur d’alarmer les élans qu’il espérait trouver dans le voisinage. Enfin nous arrivâmes où la forêt se termine par une côte escarpée, et nous vîmes la Fourche Rouge décrire au-dessous de nous ses profondes sinuosités entre deux larges rives de sable. La trace descendait la côte, et nous pouvions la distinguer sur le sable jusqu’à la rivière que la troupe avait sans doute passée le soir précédent.

« Il est inutile d’aller plus loin, dit le capitaine. Les élans étaient effrayés, et ils ont peut-être fait vingt milles sans s’arrêter après avoir passé la rivière. »

Alors notre petite compagnie se divisa ; le lieutenant et le sergent firent un circuit à la quête du gibier, et le capitaine reprit avec moi le chemin du camp. Sur notre route nous vîmes des traces de buffles (empreintes depuis un an au moins), de la largeur d’un sentier frayé par des hommes, et profondément enfoncées dans le sol, car ces animaux se suivent ordinairement à la file. Bientôt après nous rencontrâmes deux de nos cavaliers qui chassaient à pied ; ils avaient blessé un élan : en le poursuivant ils avaient trouvé celui que le capitaine avait touché la veille, et ils nous conduisirent à la place où il gisait. C’était un noble animal, de la grandeur d’une génisse d’un an, et il s’était couché dans une partie découverte de la forêt, à un mille et demi de l’endroit où il avait reçu la balle. Les dindons-buses que nous avions vus volaient en cercles au-dessus de lui, et la vérité de la remarque du capitaine fut ainsi prouvée. Il paraît que le pauvre animal, sentant la vie l’abandonner, s’était détourné pour aller mourir seul loin de ses compagnons.

Le capitaine et les deux cavaliers se mirent à l’œuvre avec leurs couteaux de chasse ; la bête était déjà teintée dans l’intérieur, mais on tira des côtes et des cuisses de grands morceaux de chair qui furent mis en tas sur la peau étendue. On fit des trous le long des bords de cette peau, on y passa de grossières cordes, et l’on forma ainsi un sac que l’on attacha derrière la selle du capitaine. Pendant tout le temps de l’opération les dindons-buses planaient sur nos têtes, attendant notre départ pour fondre sur la carcasse, et la dévorer.

Les restes du pauvre élan étant ainsi dépecés, le capitaine et moi nous remontâmes à cheval et retournâmes du côté du camp, et les deux chasseurs continuèrent à battre la campagne. En arrivant au camp, j’y trouvai notre métis Antoine ; après qu’il se fut séparé de Beatte pendant leur recherche des chevaux égarés, il était tombé sur une fausse voie, l’avait suivie plusieurs milles, et avait enfin rencontré le vieux Ryan et ses compagnons, sur les traces desquels il avait marché. Tous ensemble repassèrent l’Arkansas à sept ou huit milles de la place où nous l’avions passée, et retrouvèrent notre camp du vallon, où l’arrière-garde les attendait. Mais Antoine, impatient de nous rejoindre et bien monté, avait suivi nos traces jusqu’à notre camp actuel, portant avec lui un jeune ours qu’il avait tué.

Pendant le reste de la journée, le camp présenta un tableau mêlé de repos et d’activité. Quelques hommes s’occupaient à préparer et à faire rôtir la venaison et la chair de l’ours, afin de l’emballer comme provisions ; d’autres étendaient et apprêtaient les peaux des bêtes qu’ils avaient tuées ; d’autres encore lavaient leur linge dans le ruisseau, et l’étalaient sur les buissons pour le faire sécher ; et un grand nombre étaient couchés dans l’herbe, s’amusant à babiller à l’ombre. De temps en temps un chasseur arrivait à cheval ou à pied, chargé ou les mains vides. Ceux qui rapportaient quelque butin le déposaient devant le feu du capitaine, et filaient ensuite à leurs feux respectifs, pour conter leurs exploits à leurs camarades. Le gibier apporté au camp consistait en six daims ou élans, deux ours et sept ou huit dindons.

Depuis leurs prouesses indiennes au passage de la rivière, nos suivans avaient joui d’un accroissement de considération parmi les cavaliers, et Tony était venu à bout de se faire regarder presque comme un oracle par les plus jeunes recrues qui n’avaient pas encore vu les déserts. Il avait continuellement un cercle autour de lui, écoutant ses contes extravagans sur les Pawnies, avec lesquels il prétendait avoir eu de furieuses rencontres. Dans le fait ces récits étaient de nature à donner les idées les plus terribles de l’ennemi sur les terres duquel nous nous étions introduits. À l’entendre, le fusil du blanc ne pouvait lutter avec l’arc et les flèches du Pawnie. Quand le premier était déchargé, il fallait du temps, de l’adresse pour le recharger, tandis que l’ennemi pouvait lancer ses flèches aussi vite qu’il les tirait de son carquois. De plus, les Pawnies, au dire de Tony, visaient à coup sûr à trois cents toises, et à cette distance leurs flèches perçaient quelquefois un buffle de part en part et en blessaient un autre ; et puis ils savaient si bien se garantir des coups, ils se suspendaient par une jambe sur leur cheval, collaient leur corps le long de ses flancs, et tiraient par dessous le col de l’animal tout en galopant. Si l’on devait en croire Tony, chaque pas offrait un danger sur ces territoires contestés des tribus indiennes. Les Pawnies se tenaient en embuscade parmi les taillis et les ravins ; ils avaient sur les éminences qui dominent les prairies des sentinelles cachées dans les herbes et relevant la tête par momens, afin de surveiller les mouvemens des partis de guerriers ou de chasseurs passant au-dessous d’eux en longues files.

Dans la nuit, disait-il encore, ils rôdent autour des camps en se traînant parmi les herbes et en imitant les mouvemens des loups, afin de tromper les sentinelles avancées, et lorsqu’ils sont à portée, ils leur décochent une flèche dans le cœur, puis se retirent inaperçus. En contant ces histoires, Tony recourait au témoignage de Beatte pour confirmer ce qu’il disait, et la seule réplique de ce dernier était un balancement de tête ou bien un haussement d’épaules ; car son esprit était partagé entre le dégoût pour les gasconnades de son camarade et un souverain mépris pour l’inexpérience des jeunes auditeurs, à l’égard de choses qu’il considérait comme les plus essentielles du monde.