Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 09

Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 59-65).

CHAPITRE IX.


Chasse aux abeilles.


La belle forêt dans laquelle nous étions campés abondait en arbres d’abeilles, c’est-à-dire en arbres dont le tronc, creusé par le temps, servait de ruche à ces insectes. Il est surprenant de voir quelle prodigieuse quantité d’essaims de ces mouches se sont répandus parmi les régions avancées de l’Ouest, dans un petit nombre d’années. Les Indiens les regardent comme annonçant la présence des blancs, de même que les buffles annoncent la présence des hommes rouges ; et ils disent qu’à mesure que les abeilles avancent, le buffle et l’Indien se retirent. En effet, nous associons toujours avec le bourdonnement des abeilles des idées de fermes ou de parterres, et ces petits animaux industrieux sont en effet liés aux habitations des hommes qui cultivent la terre. On m’a dit qu’il était rare de trouver l’abeille sauvage à une grande distance de la frontière : elles ont été les hérauts de la civilisation, en la précédant constamment dans sa marche depuis les bords de l’Atlantique. Quelques anciens planteurs de l’Ouest prétendent avoir noté l’année où les mouches à miel traversèrent pour la première fois le Mississipi. Les Indiens virent alors avec surprise les arbres creux de leurs forêts, subitement remplis d’une substance parfumée, et rien n’égale, à ce que j’ai ouï dire, le délice avec lequel ils goûtèrent cette friandise gratuite, ce luxe des déserts.

Maintenant les mouches à miel essaiment par myriades innombrables dans les nobles forêts et dans les bois qui bornent et coupent les prairies, et s’étendent le long des terrains d’alluvion des rivières de l’Ouest. Il me semble que ces belles régions répondent exactement à la description de la terre promise, sur laquelle coulent des ruisseaux de lait et de miel ; car les riches pâturages des prairies peuvent nourrir des troupeaux aussi nombreux que les sables de la mer, et les fleurs dont elles sont émaillées en font un vrai paradis où l’abeille recueille sans peine son nectar précieux.

Bientôt après notre arrivée au camp, un parti se détacha pour aller à la recherche d’un arbre d’abeilles, et comme j’étais fort curieux de cette chasse, j’acceptai avec joie l’invitation de m’y joindre. La troupe était commandée par un vieux chasseur d’abeilles, grand homme maigre, en habits de fabrique domestique, trop larges pour ses membres desséchés, avec un chapeau de paille qui ne ressemblait pas mal à une ruche ; un camarade chargé d’un long fusil et à peu près aussi négligé dans sa toilette, marchait sur les pas du premier ; et une douzaine d’autres les suivaient, portant des haches ou des fusils ; car personne ne s’éloigne d’un camp sans armes à feu, afin d’être prêt en cas de rencontre, soit de gibier, soit d’ennemis.

Après avoir marché quelque temps, nous arrivâmes à une clairière sur la lisière de la forêt. Là notre chef nous fit faire halte, et s’avança doucement vers un buisson peu élevé, sur la cime duquel j’aperçus un fragment de rayon. C’était un appât pour les abeilles : et déjà un certain nombre de ces insectes l’explorait et pénétrait dans ses cellules. Quand elles se furent suffisamment chargées de miel, elles s’élevèrent très haut, et prirent leur vol en droite ligne avec une vélocité presque égale à celle d’une balle. Les chasseurs examinèrent attentivement la direction qu’elles prenaient, et la suivirent en se frayant le chemin à travers des racines entrelacées et des arbres tombés, les yeux toujours tournés vers le ciel. De cette manière ils ne perdirent point la trace des abeilles chargées, et les virent arriver à leur ruche, pratiquée dans le creux d’un chêne mort ; elles entrèrent après avoir bourdonné autour, un moment, dans un trou situé à plus de soixante pieds au-dessus du sol.

Deux chasseurs d’abeilles usèrent alors vigoureusement de leur hache au pied de l’arbre ; les simples spectateurs et amateurs se tenaient cependant à une distance respectueuse pour être à l’abri de la chute de l’arbre et de la vengeance de ses habitans. Cependant les coups de hache ne paraissaient nullement effrayer ni inquiéter l’industrieuse communauté. Elles continuaient de vaquer à leurs travaux accoutumés, les unes arrivant au port avec leurs cargaisons, les autres sortant pour de nouvelles expéditions, à peu près comme les navires marchands, dans le port d’une grande ville de commerce, entrent et sortent sans se douter des banqueroutes et des déconfitures qui les attendent ; même un violent craquement qui annonçait la rupture du tronc ne les détourna point de leur intense poursuite du gain. Enfin l’arbre tomba avec un horrible fracas et s’ouvrit du haut en bas, laissant à découvert les trésors accumulés de la république.

Un des chasseurs accourut à l’instant avec un paquet de foin allumé pour se défendre des mouches. Cependant elles n’attaquèrent point, ne cherchèrent point à se venger : elles semblaient stupéfaites, et voletaient, couraient autour des ruines de leur empire en bourdonnant, sans songer à nous faire le moindre mal. Chacun se mit à l’œuvre, pour retirer du tronc, avec des cuillers et des couteaux de chasse, les rayons de miel qu’il contenait. Plusieurs étaient d’un brun foncé et d’ancienne date ; d’autres étaient d’un beau blanc, et le miel de leurs cellules était presque limpide. Les rayons entiers furent mis dans des bidons pour être transportés au camp ; et ceux qui avaient été brisés dans la chute furent dévorés sur la place. On voyait tous ces rustiques chasseurs d’abeilles, tenant chacun un riche fragment qui dégouttait entre leurs doigts, et disparaissait aussi vite qu’une tarte à la crème disparaît devant l’appétit du dimanche d’un écolier.

Et le chasseur d’abeilles ne profitait pas seul de la ruine de cette industrieuse communauté. Pour compléter l’analogie de leurs habitudes à celles des hommes laborieux et avides de gain, ces mouches ne négligent point de s’enrichir par le malheur de leurs semblables : je vis arriver à tire d’ailes un grand nombre d’essaims des ruches voisines qui se plongèrent dans les cellules des rayons brisées avec la joyeuse avidité de riverains se jetant sur un bâtiment naufragé, puis s’envolèrent chargées de butin. À l’égard des propriétaires de la ruine, elles ne paraissaient avoir cœur à rien, pas même à goûter au nectar qui coulait autour d’elles ; mais on les voyait se traîner tristement et nonchalamment, comme j’ai vu parfois un pauvre malheureux regarder, les mains dans ses poches, en sifflant, d’un air distrait et découragé, les décombres de sa maison incendiée.

Il est difficile de décrire l’ébahissement, la confusion des abeilles de la ruche en banqueroute, qui se trouvaient absentes lors de la catastrophe, et arrivaient de temps en temps avec leur cargaison. D’abord, elles décrivaient des cercles en l’air autour de l’ancienne place de l’arbre, étonnées de la trouver vide. Enfin, comme si elles comprenaient leur désastre, elles se rassemblaient en groupes sur une branche desséchée d’un arbre voisin, et semblaient de là contempler la ruine gisante et se lamenter sur la destruction de leur empire. C’était une scène sur laquelle le mélancolique Jacques aurait pu moraliser pendant des heures entières.

Alors nous quittâmes la place, laissant encore beaucoup de miel dans le creux de l’arbre. « Il sera tout emporté par la vermine, dit l’un des chasseurs.

— Quelle vermine ? dis-je.

— Oh, les ours, les racoons, les opossums ! Les ours sont les vermines les plus habiles du monde pour découvrir un arbre d’abeilles et en tirer parti ; ils vous le rongent pendant plusieurs jours, et finissent par y faire un trou assez large pour y passer leurs pattes ; et alors ils emportent le miel, les mouches, et tout ! »