Voyage dans les Mauvaises Terres du Nebraska/02

Supplément au voyage dans les Mauvaises Terres
Traduction par Ferdinand de Lanoye.
Le Tour du mondeVolume 9 (p. 65-68).
Supplément au voyage dans les Mauvaises Terres


SUPPLÉMENT AU VOYAGE DANS LES MAUVAISES-TERRES[1],


EXTRAIT DU
GEOLOGICAL SURVEY OF WISCONSIN, IOWA, MINNESOTA, AND PORTION OF NEBRASKA TERRITORY.
OUVRAGE PUBLIÉ PAR ORDRE DU CONGRÈS EN 1859.




Lorsque après avoir franchi la chaîne crétacée des montagnes du Renard, qui ne semble qu’un immense dépôt d’ammonites de toutes tailles, on parvient sur les bords du Sage-Creek, riches en coquillages fossiles, on ne tarde pas à apercevoir les Mauvaises-Terres, qui déploient aux regards l’un des spectacles les plus pittoresques et les plus extraordinaires de tout le bassin du Missouri. C’est une espèce de monde à part, une large vallée, qui semble avoir été creusée, d’abord par une immense faille verticale, puis modelée par la longue et incessante action d’agents dénudateurs.

Large de 48 kilomètres en moyenne, sur une longueur totale de 145, elle se développe, dans la direction de l’ouest, au pied de la sombre chaîne de montagnes connue sous le nom de Black-Hills. Au sortir de la prairie uniforme, monotone, immense, le voyageur se trouve subitement transporté, après une descente de 100 à 200 pieds, dans une dépression du sol ou se dressent des milliers de rocs abrupts, irréguliers ou prismatiques, ou semblables à des colonnes coiffées de pyramides informes et hautes de 100 à 200 pieds, quelquefois plus.

Ces tours naturelles sont tellement multipliées sur la surface de cette région extraordinaire, que la route du voyageur serpente dans des passages étroits, comme dans un labyrinthe assez semblable à celui qu’offrent les rues irrégulières et les ruelles de quelques bizarres cités du moyen âge européen. Vues de loin, dans leur succession indéfinie, ces colonnes rocheuses ressemblent à de massifs monuments auxquels ne manquent ni arcs-boutants, ni tourelles, ni portails voûtés, ni groupes de colonnes, ni frontons, ni flèches effilées. On dirait presque de loin qu’on s’approche de quelque prodigieuse ville déserte, où le travail et le génie de peuples disparus ont légué à l’avenir une multitude de chefs-d’œuvre d’architecture. Mais, dès qu’on descend des hauteurs et que, pénétrant dans ce vaste dédale, on vient à s’engager dans ses replis les plus profonds et les plus inextricables, l’illusion fait place à la réalité ; les châteaux bâtis par l’imagination s’écroulent, et, de tous côtés, se dressent des rocs sombres, nus et désolés, et si l’on voyage au milieu de l’été, les rayons brûlants du soleil, réfléchis par les parois blanches ou grisâtres qui hérissent ce désert, créent une fournaise que ne tempèrent ni le plus léger souffle d’air, ni le plus frêle rameau d’un arbrisseau solitaire.

Mais il n’est pas permis au géologue de se laisser abattre par la fatigue et l’épuisement en face des trésors fossiles étalés sous ce soleil de feu : il ne saurait faire un pas sans se heurter contre quelque objet du plus haut intérêt, et, surtout, contre des débris semés à profusion d’animaux disparus ; tout témoigne ici de l’antique présence d’un vaste dépôt d’eau douce de la première période tertiaire et lui révèle l’existence des races, remarquables qui erraient jadis dans la haute vallée du Missouri et vers les sources des affluents occidentaux de la grande rivière, là où paissent aujourd’hui l’ovis montanea à grandes cornes, le buffle à poils longs ou bison américain et l’élégant et svelte antilope.

Les spécimens fournis par les Mauvaises-Terres appartiennent à des espèces qui ont été anéanties avant l’apparition du mammouth et du mastodonte, et diffèrent non-seulement de toute espèce vivante, mais encore de tout fossile découvert, n’importe où, et jusqu’à ce jour, même dans les formations géologiques contemporaines. À côté d’un seul genre encore existant, le rhinocéros, les Mauvaises-Terres ont mis au jour des genres que la science ne connaissait pas encore et des familles anomales, réunissant dans leur structure l’anatomie de différents ordres et servant de liaison entre les pachydermes, les plantigrades et les digitigrades. Par exemple, l’un des spécimens de cette étrange région, décrit par le docteur Leidy sous le nom d’archiothérium, unit en lui les caractères des trois ordres ci-dessus dénommés ; ses molaires ressemblent à celles du cochon, du peccari et du babiroussa ; ses canines sont analogues à celles de l’ours ; le haut du crâne, les os des joues, la fosse temporale rentrent dans le type du genre felis. Un autre animal, l’oréodon du docteur Leidy, a les molaires de l’élan et du cerf, et les canines analogues à celles des pachydermes omnivores ; il appartenait, en effet, à une race vivant à la fois de chair et de végétaux et il ruminait pourtant comme nos herbivores aux pieds fendus.

À côté de ces races éteintes dorment par myriades, dans les Mauvaises-Terres, des pachydermes fossiles, de dimensions gigantesques, dont l’anatomie a des rapports avec celle de la singulière famille des proboscides dont le tapir est le type vivant ; ces fossiles forment ainsi la transition entre le tapir et le rhinocéros : par la structure de leurs molaires, ils sont intermédiaires entre le daman et le rhinocéros, par leurs canines et leurs incisives, ils relient le tapir, d’une part, au cheval, et d’autre part, au peccari et au cochon. Ils appartiennent à ce genre dont les travaux du grand Cuvier ont révélé le passage sur la terre et qu’il a décrit sous le nom de palœotherium ; mais ils forment une espèce distincte et l’un d’eux, au moins, le palœotherium Proutii, devait être d’une taille plus gigantesque que le palœotherium du bassin de Paris. Une mâchoire, trouvée dans une assise verte argilo-calcaire, mesurait, dans sa gangue, cinq pieds de long, des premières aux dernières dents, mais elle était si friable qu’on n’en put déloger qu’une portion qui même s’est brisée avant d’arriver à Indiana, malgré toutes les précautions prises pour l’empaquetage et pendant le transport.

Un squelette presque entier du même animal, découvert dans une assise analogue, présentait, mesuré dans sa gangue, dix-huit pieds de long et neuf pieds de haut ; mais l’état de désagrégation des os en rendit aussi l’extraction impossible, et d’ailleurs on n’avait pas de moyens de transport suffisants pour les faire parvenir jusqu’au Missouri.

Un des crânes les mieux conservés de la collection et le premier en grandeur après celui du Palœotherium Proutii, appartient à une nouvelle espèce de rhinocéros du sous-genre connu sous la dénomination de rhinocéros sans corne, acérothéerium. Ce crâne mesurait seize pouces de long, malgré le manque de la portion terminale de l’ossature nasale ; deux autres crânes se rangent dans un nouveau genre partageant les caractères de l’hyracotherium et du cheropothamus, animaux qui, sous une taille beaucoup plus considérable, reproduisaient les traits du babiroussa et du peccari de nos jours. Dans cette série vraiment unique de pachydermes disparus, on n’a trouvé qu’un exemplaire du type carnivore à griffes rétractiles, et c’est malheureusement l’un des plus mal conservés de la série. On a encore découvert dans les Mauvaises-Terres diverses espèces de tortues, dont quelques-unes de dimensions formidables. La plus grande que nous pûmes transporter mesurait seize pouces sur dix-huit et quart, et pesait plus de cinquante-huit livres ; d’autres, impossibles à dégager, ne devaient pas peser moins d’un millier de kilogrammes.

Vue générale des Mauvaises-Terres. — Dessin de Lancelot d’après M. de Girardin.

La géologie de cette curieuse contrée et l’histoire de son ancienne faune offrent encore plus d’intérêt quand on considère qu’à l’époque où ces animaux singuliers parcouraient les Mauvaises-Terres et le haut Missouri, la configuration du continent américain était toute différente de celle qu’il a aujourd’hui. L’Europe et l’Asie n’étaient pas alors des continents, mais des groupes espacés d’îles dispersés sur un immense océan. Le rivage américain de l’Atlantique jusqu’à la chaîne alleghanienne et la vallée du Mississipi jusqu’à Wicksburg étaient couverts par les flots. Le mont Etna, ce remarquable cône volcanique de la Sicile, haut de onze mille pieds, n’existait pas encore et le fertile plateau, de cent soixante kilomètres de circonférence qui le supporte, était encore caché sous les vagues de la Méditerranée. Pendant la période qui suivit l’extermination de la faune éocène du Nébraska, l’Europe vit les Alpes s’élever presque à leur hauteur actuelle, et, dans l’Inde, se dresser toute la haute chaîne de l’Himalaya ; dans l’Amérique du Sud, les Cordillères gagnèrent trois mille mètres de plus en altitude, et l’Océan atlantique du sud recula de plus de onze cents kilomètres, pendant qu’une contrée longue de quatre mille kilomètres, de la grande plaine des Amazones au détroit de Magellan, émergeait du sein de ses eaux.

Quand, arrêtant les regards sur les restes fossiles des espèces éteintes qui habitaient les Mauvaises-Terres, au commencement de la période tertiaire, on vient à se rappeler que ces étranges animaux florissaient dans le Nébraska lorsque les Alpes élevaient à peine leurs têtes au-dessus des vagues de l’océan, comment ne pas s’émerveiller que l’anatomie comparée puisse aujourd’hui nous raconter l’histoire de ces animaux disparus, nous en donner d’exactes descriptions et les remettre sur pied devant nous tels qu’ils vécurent autrefois. Bien plus grand encore est l’étonnement quand on voit et touche les spécimens fossiles eux-mêmes ; il y en a qui, une fois dégagés de leur gangue, se montrent dans un état de conservation et de fraîcheur tel que les rayons de lumière se reflètent sur leur surface émaillée et brillante comme sur de l’acier poli. Sans leur poids, sans leur étrange physionomie, on les prendrait pour des ossements blanchis par une seule saison.

Traduit de l’anglais de David Dale Owen,
Géologue des États-Unis.



  1. L’auteur du Voyage aux Mauvaises-Terres nous ayant manifesté le désir de voir compléter son récit au point de vue géologique, nous ne pouvons mieux concilier ce vœu bien légitime avec l’intérêt bien compris du public, qu’en offrant à nos lecteurs un fragment sur le même sujet, emprunté à l’une de ces magnifiques publications dont le cabinet de Washington a fait suivre, dans ces dernières années, l’exploration scientifique de ses vastes territoires du Far-West.
    F. de L.