Voyage dans le royaume d’Ava/02
VOYAGE DANS LE ROYAUME D’AVA
Amarapoura est bâtie sur un terrain légèrement élevé au-dessus de la rivière et qui, dans la saison des pluies, forme une longue péninsule rattachée à la terre ferme par le nord. Des chaussées revêtues de briques, ou des ponts de bois d’une longueur énorme, la font communiquer avec les rivages est, sud et sud-ouest. Pendant la saison sèche l’Irawadi ne baigne que le faubourg occidental.
La ville proprement dite, placée au point le plus large de la péninsule, a la forme d’un carré dont chaque côté peut avoir seize cents mètres environ ; un mur de briques de trois mètres cinquante centimètres à quatre mètres, garni de créneaux et appuyé sur des terrassements, l’entoure de toutes parts. Chacun des côtés du carré a trois portes et de treize à quatorze bastions. À environ trente mètres du mur, un fossé de cinq à six mètres de profondeur, avec une escarpe et une contrescarpe en briques, en défend les approches. Toutes ces défenses sont d’ailleurs de peu d’importance : il n’y a de canons nulle part, et, défendues par les Birmans, toutes ces fortifications n’offriraient pas plus de résistance que des chevaux de frise.
Les rues vont d’une porte à l’autre, et, se coupant à angles droits, divisent la cité en îlots rectangulaires.
Suivant le caractère propre à toutes les vieilles cités des Birmans, et qui se retrouve dans Pégu, Sagaïn, 18 Toungoo, Tavoy, etc., le palais occupe le centre de la ville, et ses murs affectent un parallélisme parfait avec les remparts de la cité. Il y a trois enceintes, et de plus une haute palissade en troncs de teck, à laquelle vient s’ajouter un épais mur de briques. Du côté de l’est, où se trouve l’entrée publique, s’étend une esplanade d’environ cent vingt-cinq mètres, qui se termine par un autre mur en briques avec double porte. Chaque face du palais a une grille, confiée à la garde d’un officier qui, chargé de veiller à la sûreté du roi, prend le titre de commandant de la porte du nord, de la porte du sud, et ainsi de suite.
Après avoir franchi le dernier mur, on se trouve devant le Myé-nan (palais de terre), ainsi nommé à cause de son sol en terre battue : c’est la grande salle des audiences. Construite sur une terrasse en briques recouvertes de plâtre, de quatre-vingts mètres de long sur trois mètres de hauteur, sa façade est couronnée d’un triple pignon, et sur les ailes soutenues par des colonnettes s’étage un double toit ; cette construction, tout en bois, est dorée. La salle d’audience a de dix-huit à vingt mètres de profondeur ; à son extrémité se trouve le trône ; au-dessus du trône, au centre du palais et de la ville, autant qu’aient pu y réussir les géomètres birmans, s’élève un élégant phya-sath (clocher de bois) semblable à ceux des monastères, et sur lequel brille un htee doré, privilége que le roi seul partage avec les établissements religieux. Le phya-sath aussi avait été doré, mais, lors de notre visite, il ne conservait plus de trace de son ancien éclat.
Au nord du palais, se trouve le palais du seigneur éléphant blanc, derrière lequel sont les appartements ordinaires de Sa Seigneurie. Près de sa demeure se trouvent les écuries où l’on renferme les éléphants vulgaires.
L’éléphant blanc actuel occupe sa haute position depuis plus de cinquante ans. Je croirais volontiers que c’est celui dont parle le P. Sangermano, et qui fut pris en 1806, à la grande joie du roi, qui venait de perdre celui qu’il possédait.
C’est un éléphant énorme ; il a plus de trois mètres de haut, une tête superbe, des défenses magnifiques. Malheureusement son corps est long, efflanqué, mal fait. Il nous parut dans un mauvais état de santé. Son regard est faux et désagréable, et ses gardiens semblent se métier de son caractère : ils nous ont toujours conseillé de ne pas nous approcher de sa tête ; le petit anneau rougeâtre qui entoure son iris ressemble, dit-on, à un « cercle des neuf pierres précieuses » (talisman). À peu près uniforme, sa couleur rappelle celle des taches que l’on voit sur les oreilles et sur la trompe des éléphants ordinaires ; en somme il mérite bien son nom d’éléphant blanc.
Ses paraphernalia royaux, qu’on déploie quand il arrive des visiteurs, sont magnifiques : son driving-hook[2], qui avait environ un mètre, était incrusté de perles dans toute sa longueur ; çà et là cerclé de rubis, son manche était de cristal avec des ornements d’or. La tiare, de drap écarlate, ruisselait de gros rubis et de diamants splendides ; son front était orné de « cercles des neuf pierres précieuses » qui détournent les mauvaises influences.
Quand il était en grand costume, comme les grands dignitaires birmans, comme le roi lui-même, il portait sur sa tête une plaque d’or où se lisaient tous ses titres, et entre ses yeux resplendissait un croissant de grosses pierres précieuses. À ses oreilles pendaient d’énormes glands d’argent, et il était harnaché de bandes écarlates tissées d’or et de soie et embossées d’or pur.
Il a un fief qui lui appartient en propre, un woon (ministre), quatre ombrelles d’or, et une maison composée de trente personnes. Avant d’entrer dans son palais, les Birmans ôtent leur chaussure.
On annonce souvent la prise d’éléphants blancs ; il y a alors grand émoi à la cour ; mais la plupart du temps, vérification faite, il se trouve que ce n’est de leur part qu’une prétention à ce titre, au grand regret du roi, qui saluerait la venue d’un véritable éléphant blanc comme la consécration par la nature de ses droits légitimes à la royauté ; car il n’est pas sans quelques remords, paraît-il, au sujet de l’usurpation qui l’a placé sur le trône de son frère. En 1831 on avait pris un de ces éléphants suffisamment blanc pour qu’on lui assignât un apanage. Mais le gouvernement étant alors obligé de payer les dernières indemnités de la paix de Yandabo, on fut obligé d’y appliquer les revenus du nouveau Senmeng (seigneur éléphant). Une députation présenta en grande pompe, au pachyderme, une lettre du roi, écrite sur une longue feuille de palmier. Le roi le priait de ne pas s’offenser si on le privait de son revenu pour payer les kalàs (étrangers), et on lui donnait l’assurance que le tout lui serait remboursé avant deux mois.
Je n’ai pu m’assurer si les Birmans intelligents ont conservé leur antique superstition pour les éléphants blancs, ou s’ils ne voient là qu’une sorte d’attribut traditionnel de la royauté ; quelque chose comme les chevaux café au lait qui conduisent la reine d’Angleterre quand elle ouvre ou proroge le parlement.
Devant le soubassement de la salle d’audience se trouvent une vingtaine de canons remarquables soit par leur grandeur, soit par leur exécution. J’y remarquai entre autres deux pièces de bronze de 24, que certains détails semblent désigner comme d’origine birmane, et qui font grand honneur à l’intelligence de ce peuple. Quelques pièces de petit calibre imitant des dragons hérissés, la gueule ouverte, les ailes éployées, sont d’un fini remarquable ; ces dernières ont, dit-on, été prises aux Siamois.
Un peu plus loin on voit une énorme pièce d’artillerie amenée de l’Aracan, à la fin du dernier siècle, après la conquête de ce pays. Semblable à la Mons-meg d’Édimbourg, elle est formée de barres de fer longitudinales entourées de massifs cercles de fer, très-imparfaitement soudés. Cette pesante machine a environ huit mètres soixante-dix centimètres de long ; son diamètre extérieur à la culasse est de quatre-vingts centimètres, mais son calibre n’est que de trente.
Immédiatement à la sortie du palais, on trouve le yoom-dau (maison de ville), et le tara-yoom, chambres de conseil ou de justice ; à l’ouest du palais est l’anouk-yoom, où un magistrat spécial juge les délits des femmes du palais ; non loin de là aussi est la prison publique : c’est, comme les maisons de la ville, un assemblage de huttes en nattes et de barrières de bambou. Les prisonniers sont obligés de se nourrir, de sorte que ceux qui ne peuvent payer ou attendrir leurs geôliers, meurent de faim. Ils sont très-maltraités. Le roi, il est vrai, a ordonné de nourrir les prisonniers et s’imagine que ses ordres sont exécutés, mais il n’en est rien. Un jour, en sortant de son palais, Sa Majesté avisa un bouffon très-activement occupé à piocher ; à la demande du roi sur ce qu’il faisait : « Je cherche, répondit le bouffon, un de ces nombreux ordres qui émanent journellement du palais et du conseil suprême et dont on n’entend jamais plus parler. »
Les rues sont très-larges et assez propres par un temps sec ; on n’y rencontre pas de ces mauvaises odeurs si insupportables dans les villes indiennes. Il n’y a cependant aucune police attachée au nettoyage des rues ; les chiens sont les seuls êtres qui s’occupent de ce soin. L’écoulement des eaux se fait à la grâce de Dieu ; aussi, quand il pleut, la boue arrive à une profondeur impraticable ; il est même des quartiers de la ville dont elle interdit l’accès.
Amarapoura ne s’est jamais relevée de l’incendie qui, pendant les guerres civiles de 1831, la consuma complétement, à l’exception toutefois du palais du roi. Aussi la population y est-elle clair-semée ; les habitations sont rares ; on rencontre souvent de grands espaces déserts.
La plupart des maisons, construites en bambou, sont exhaussées sur des pieux. Le long des rues principales, à quelques pieds des maisons, court un rang de palissades bien faites et blanchies à la chaux ; les pieux qui les soutiennent sont couronnés de pots de fleurs, et souvent entre la palissade et la maison fleurissent des arbustes.
Le yaja-mat (palissade du roi) a pour but d’empêcher la foule d’encombrer irrespectueusement le passage du monarque, et même de le voir ; car il faut dire qu’en Birmanie « le droit qu’a un chien de regarder un roi » ne semble pas encore bien établi. Ce système de palissades donne une apparence de propreté à la ville ; mais comme elles cachent les boutiques et les habitants, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus intéressant pour un étranger, elles jettent par cela même un grand caractère de monotonie sur tout l’ensemble. De fait, quand nous nous rendions au palais en grand apparat, n’eût-ce été de nos éléphants qui nous servaient de monture et nous permettaient de voir derrière les barrières, nous ne nous serions jamais doutés du nombre de personnes, hommes, femmes, enfants, occupés à nous épier.
Aux portes de la ville s’élèvent des corps de garde construits en bois et ouverts de toutes parts. Les portes semblent avoir été taillées au travers des bastions, et n’ont d’autres ornements que de grossières moulures en plâtre ; ces bastions, blanchis à la chaux, rompent toutefois la monotonie que la couleur de la brique imprime au reste de la muraille. Au-dessus des portes s’élèvent des pavillons à triples toits pour les entrées principales et à doubles toits pour les autres ; de moindres pavillons couvrent les bastions. Dans le passage des portes les plus fréquentées stationne une foule de petits détaillants dont le commerce consiste en sandales, peignes de bois, cuillers, ciseaux, crayons de stéatite, etc. Des échoppes de pareils articles se groupent aux angles des palissades du palais, et à sa principale porte on trouve la plupart des marchands de para-beiks (tablettes noires) et de crayons de stéatite, qui constituent tout le matériel à écrire des Birmans dans leurs transactions ordinaires.
Les demeures des princes, des ministres d’État et autres dignitaires occupent généralement les emplacements tracés par les rues rectangulaires qui divisent la ville. Ces palais, entre autres celui du prince héréditaire, sont vastes, construits en bois et semblables aux monastères, mais d’un style moins orné ; leurs doubles et triples toitures (permises seulement à la famille royale) sont recouvertes de tuiles petites et minces. Les autres habitations sont faites de nattes de bambou encadrées de bois de teck, avec des pignons et des larmiers en teck et des toits de chaume. Çà et là, dans de larges espaces sous les remparts, on rencontre les greniers royaux.
On compte, suivant le major Allan, dans l’enceinte des murs, cinq mille trois cent trente-quatre maisons, ce qui donne un chiffre de vingt-six mille six cent soixante dix âmes ; toute la capitale, y compris les faubourgs, contiendrait dix-sept mille six cent cinquante-neuf maisons, qui pourraient fournir une population de quatre vingt-dix mille âmes. Le woondouk nous apprit un jour que le nombre des habitants s’élevait à dix millions ! nombre, suivant lui, fort exact, car il correspondait à celui des pièces d’étoffes distribuées lors de l’avénement du roi à chaque homme, femme et enfant d’Amarapoura ; mais, pour nous, ce nombre fabuleux ne pouvait, hélas ! que nous donner une idée approximative du chiffre effrayant des pots-de-vin prélevés par les fonctionnaires chargés de la fourniture des étoffes.
Le faubourg de l’ouest, qui couvre la péninsule au delà des murs d’Amarapoura, est de beaucoup le plus peuplé. Les rues y sont percées avec la même régularité que dans la ville, quoique moins larges, et sont animées d’une activité qui augmente à mesure qu’on s’éloigne du foyer royal ; les principales sont garnies des mêmes palissades que dans la cité et près du fort ; elles constituent le quartier qu’habitent les étrangers. On dit que les natifs ne peuvent, sans l’autorisation du roi, élever des demeures en briques ou pierres ; du reste leurs habitudes et leurs préjugés les en éloignent, et comme cette prohibition ne s’étend pas aux étrangers, les quartiers qu’habitent ceux-ci, à l’exception des Chinois, sont en partie construits en briques. Ce sont des maisons à deux étages, assez basses et de médiocre apparence, percées d’étroites fenêtres et sans verandahs. Il n’y a qu’un marchand anglais, demeurant actuellement à Amarapoura, M. Thomas Spears, qui ait toujours su maintenir son crédit auprès des rois qu’il a vus se succéder, en se tenant à l’écart des intrigues locales. Quelques agents des maisons de Rangoun viennent habiter temporairement le quartier des étrangers. Nous vîmes plusieurs aventuriers français pendant notre séjour, mais on ne peut pas les considérer comme établis dans le pays. Nous devons citer particulièrement M. Camaretta, Portugais de Goa, qui demeure dans le pays depuis une trentaine d’années et a été employé par le gouvernement birman sous Tharawadi, père du roi actuel ; il fut même nommé en 1839 shabunder (surintendant) du port de Rangoun. Il jouit d’une haute faveur auprès de Mendoon-Men, qu’il a connu enfant, et le poste de confiance qu’il occupe auprès de lui le rend l’objet de l’envie des employés birmans. Il paraît dévoué au roi, et s’il lui cache de désagréables vérités, au moins ne l’abuse-t-il point par de basses flatteries. Il est à cette heure akouk-woon ou receveur des douanes de la capitale, et jouit de l’estime des étrangers. Les Arméniens fréquentaient autrefois en grand nombre la cour birmane ; on en compte actuellement une douzaine de familles qui s’occupent de commerce. Ils sont généralement ennemis de l’Angleterre et grands partisans de la Russie ; mais on ne saurait dire s’ils sont les émissaires du tzar dans ces régions lointaines. Makertich, l’un d’eux, nous escorta de Maloon à la capitale. Gouverneur du district de Maloon, il remplit aussi le poste de kalâ-woon ou surintendant des étrangers de l’ouest.
À quelques exceptions près, les maisons d’Amarapoura ne sont que des huttes. Près de la rivière et là où le terrain est sujet aux inondations, elles sont bâties sur pilotis et s’élèvent au-dessus de l’eau comme les habitations des insulaires malais.
Le bambou est la seule matière employée dans ces constructions. Pilotis, murs, revêtement et poutres, planchers et toitures, chevilles et liens, ustensiles et mobilier, tout est bambou. L’emploi de cette canne défraye toute la fabrication, on pourrait dire toute l’industrie du pays : échafaudages, échelles, jetées et ponts, appareils de pêche, roues d’irrigation et écopes, rames, mâts et vergues, flèches et lances, chapeaux et casques, arcs, cordes et carquois, jarres à huile, jarres à eau, marmites, tuyaux de pipes, tuyaux à eau, boîtes à vêtements, boîtes de luxe, plateaux, instruments de musique, torches, balles, cordages, soufflets, nattes, papier, etc., tout cela n’est de même que bambou.
Le tissage des soies que la Chine importe à l’état grége occupe les bras d’une population nombreuse dans les faubourgs et dans la banlieue de la capitale, particulièrement des Munnipoorians ou Kathé, comme les appellent les Birmans. Cette race descend des infortunés qui furent enlevés de leur pays natal par les Birmans, au temps du roi Mentaragyri et de ses prédécesseurs ; elle constitue la majeure partie de la population de la capitale, et se trouve répandue dans presque tous les districts de la Birmanie centrale. C’est une race opprimée ; on en peut juger par ce mot que je recueillis de l’un d’eux : « Si un Birman a cinq enfants, on en prend un pour le service du roi ; à un Kathé, on les prend tous les cinq ! »
À part le bazar des soieries et celui où l’on vend les objets en laque, qui proviennent généralement de Pagán et de Nyoungoo, les magasins de cette capitale offrent peu d’intérêt pour l’étranger.
L’objet le plus remarquable du faubourg du nord est le Ye-nan-dau ou palais d’eau du roi. C’est un monument dans le style monacal, construit en bois, avec une pyasath ou flèche en bois ; il s’élève sur pilotis du sein des eaux du lac intérieur. À l’époque de l’inondation il doit être d’un aspect très-pittoresque. C’est là que le roi siégeait jadis pour assister aux courses des bateaux de guerre, mais depuis la perte des provinces du bas Irawady, d’où provenaient les meilleurs rameurs, ces jeux sont tombés en désuétude.
Deux routes conduisent au Maha-myat-muni, le temple de la célèbre idole de bronze qui, en 1784, fut apportée de l’Aracan. Il est à environ trois kilomètres de la ville. Sur les routes qui y conduisent se presse la foule des adorateurs journaliers du dieu ; le chemin est bordé sur toute sa longueur de boutiques de vêtements à bon marché, et surtout de marbriers et de fondeurs de cloches à qui les dévots assurent un débit considérable de leurs marchandises.
Une de ces routes est une chaussée remblayée, soigneusement entretenue et garnie de parapets en briques sur toute son étendue. C’est le long de cette chaussée qu’on rencontre les plus splendides modèles de l’architecture birmane et que les artistes de l’Indo-Chine ont déployé toutes les ressources du goût le plus luxueux.
Grâce aux photographies du capitaine Tripe, je puis donner au lecteur une idée assez exacte des plus remarquables d’entre ces constructions, le Maha-Toolut-boungyo et le Maha-comiye-peima.
Ces deux monuments ont été construits, l’un par la reine douairière actuelle, l’autre par sa fille, la femme du roi régnant : ils sont modernes, ce qui explique leur parfait état de conservation, malgré la détérioration rapide de ces constructions tout en bois.
Dans leur enceinte sont de nombreux monastères et des chapelles ; au centre se trouve un kyoung ou sanctuaire immense d’environ cent mètres de long ; le premier et unique étage s’étale en forme de large terrasse sur laquelle les constructions dressent leurs quadruples toits. À partir du balcon, tout est doré ; larmiers, balustres et toits sont couverts de sculptures. Mais c’est surtout dans deux petits bâtiments situés près du kyoung central que les artistes birmans ont déployé tout le luxe que pouvait suggérer leur imagination.
Dans le Maha-Toolut-boungyo, le sanctuaire conserve la forme affectée aux monastères, mais il est sculpté comme le serait une châsse d’ivoire, et il ruisselle d’or et de lumière. Les traverses du soubassement sont dorées, aussi bien que les escaliers et les parapets de briques qui conduisent à la terrasse, ce que je n’avais jamais vu.
Les larmiers, découpés en gigantesques couronnes impériales, sont supportés par des dragons fantastiques qui, la tête penchée, semblent ronger les pieux qu’ils enserrent de leurs griffes puissantes, tandis que leur queue se déroule flamboyante : il nous semblait les voir s’agiter.
Les quadruples toits, couverts de zinc, rayonnaient comme s’ils eussent été d’argent, et les murs incrustés de mosaïques, de verre et de dorure, étincelaient comme une mer de lumière couverte d’un filet d’or.
Les échelles même qui servent à monter d’un toit à l’autre pour les réparations quotidiennes étaient couvertes d’or et de verreries.
Le long du soubassement régnaient des sculptures assez originales, offrant les types de différentes races : des Birmans, des Chinois, un Anglais. Ce dernier, avec son chien et son fusil, formait une caricature qui ne manquait pas de vérité. À l’intérieur, on voyait aussi des scènes fort curieuses d’animaux conversant entre eux et nous rappelant les illustrations de La Fontaine par Grandville.
Le Maha-comiye-peima, dont le plan général ressemble à la construction dont nous venons de parler, nous fut annoncé comme plus fastueux encore par les Birmans ; nous ne voulûmes pas les croire d’abord, mais il fallut nous rendre à l’évidence.
Dans ce monument, les trois clochers ne sont pas dorés, sans doute par suite des guerres civiles de 1852. Le contraste de l’harmonie éteinte du bois de teck avec les masses d’or produit un effet charmant. Les soubassements, au lieu d’être complétement dorés, sont incrustés de panneaux de laque écarlate, avec des bordures sculptées et dorées. Les piliers se rattachent les uns aux autres par des filigranes d’or en forme de croissant, d’un travail et d’un goût exquis. Les encorbellements qui soutiennent les larmiers des terrasses n’ont pas le style de ceux du Toolut-boungyo ; ce sont des hommes à têtes d’animaux : éléphants, taureaux, etc. Ces statues, toutes dans différentes attitudes de danse, sont couvertes de dorures et de mosaïques en glaces et en cristaux.
Le balcon de la balustrade est merveilleux. Ce ne sont pas, comme d’ordinaire, des pilastres en bois tourné ou des panneaux sculptés, mais de larges bandes sculptées, s’enlaçant très-artistement les unes dans les autres ; à leurs points de rencontre saillissent des sculptures représentant des êtres appartenant au monde des rêves, qui, si elles laissent à désirer au point de vue de l’exécution, n’en sont pas moins très-mouvementées ; le long et au bas de ce balcon règne un larmier d’un goût exquis : il consiste en bandes sculptées qui, rappelant le travail du balcon, s’enroulent autour d’écussons.
Des serpents enlacés, écaillés de verres de couleur, avec des bouquets de fleurs en mosaïques de verre de glace, sortant de leur gueule, forment les rampes des escaliers, qui sont dorés. Les piliers sont couronnés de htees qui sont loin de produire l’effet des couronnes impériales du Toolut-boungyo. Les murs des étages supérieurs sont diaprés et fleuris de mosaïques en cristallerie ; les larmiers et le faîte des toits sont en bois sculpté d’une main-d’œuvre exquise.
On ne peut regarder ces kyoungs sans un profond sentiment d’étonnement. On se demande comment un peuple qui, au point de vue des instruments de travail, a si peu de ressources, en est arrivé à produire des monuments d’un goût et d’un travail aussi précieux.
L’idole colossale apportée du temple d’Aracan est un Grautama dans sa posture habituelle, c’est-à-dire accroupi sur un raja Palén. Cette statue a environ trois mètres cinquante centimètres. Sa face est brillante et polie, mais le reste du corps n’a plus forme humaine, recouvert qu’il est d’une épaisse couche d’or en feuilles, don des fidèles.
Cependant les jours s’écoulaient, et nous étions entrés dans la mauvaise saison. Il pleuvait à torrents ; la pluie pénétrait à flots dans notre résidence. Le tsare-dau-gyi (scribe royal), chargé de la surveillance, se contentait de sourire à nos observations et se remettait à fumer gravement son cigare. On l’avait sans doute choisi à cause de son impassibilité devant toute réclamation. Ce devait être un des membres de cet universel ministère des fins de non-recevoir qu’on retrouve dans tous les pays. Quand M. Edwards s’adressa au woondouk à ce sujet, celui-ci lui répondit en riant, qu’à Rangoun, les Anglais avaient logé l’ambassade birmane dans une résidence jouissant des mêmes avantages. Il ne faisait donc que s’en tenir strictement au précédent que nous avions établi.
Enfin, après d’ennuyeuses discussions d’étiquettes, notre entrevue avec le roi ayant été fixée au 13 septembre, ce jour-là, de grand matin, le Nam-ma-dau-Phra-Woon, le woondouk Moung-Mhon et le tara-thoongyi, grand juge et, de plus, joyeux compagnon, accompagné d’une suite d’officiers, vinrent nous prendre pour nous conduire au palais.
Ils étaient dans leurs robes d’apparat, et si singulièrement travestis que nous eûmes quelque peine à les reconnaître tout d’abord. Leur coiffure, grande mitre de velours écarlate, encerclée à sa base d’une couronne de clinquant, se repliait en arrière sous la forme d’une volute bizarre. Leur robe de même étoffe, à larges manches et brodée de brocart, ressemblait à une lourde chape de prêtre romain. Il est de bon ton, paraît-il, d’avoir la mitre très-serrée sur la tête, à peu près comme les coiffes des bonnets des paysannes normandes ; chaque dignitaire avait à la main un instrument en ivoire ressemblant à un couteau à papier, et à l’aide duquel il ramenait son bonnet sur le front tout en repoussant les quelques cheveux qui s’échappaient de dessous sa coiffure. Le tsal-wé, avec le nombre de rangs que comporte le grade de chacun, et une trompe acoustique complétaient ce costume officiel.
Le temps s’était heureusement remis au beau. Les embarcations des navires de guerre, les vêtements rouges de nos soldats, les pavillons et les flammes qui flottaient au vent, les dignitaires birmans dans un canot de guerre tout doré avec leurs cinquante matelots qui ramaient en cadence ; le blanc clocher d’Ananda se détachant du milieu de la verdure de magnifiques cotonniers et de palmiers élancés ; au loin les montagnes du pays des Shans, étageant les unes sur les autres leurs rampes azurées : tout cet ensemble formait, pendant notre passage du lac, une scène très-belle et très-pittoresque.
En débarquant nous passâmes au milieu de soldats ayant l’air plus ou moins belliqueux ; ce qui nous amusa beaucoup fut de voir ces guerriers juchés sur de petits tabourets (il avait beaucoup plu la veille et les rues étaient remplies de boue) et les officiers eux-mêmes accroupis sur des siéges, naturellement plus élevés, et ayant près d’eux leur boîte de bétel, leur crachoir, etc. Je ne remarquai pas un seul bel homme parmi tous ces disciples de Mars. Les femmes regardaient curieusement à travers les interstices des palissades qui garnissent toutes les rues ; d’autres membres du beau sexe dominaient dans la foule, d’ailleurs silencieuse ; il y en avait beaucoup d’agréables et qui étaient mises avec goût ; mais elles ont en général l’aspect très-fatigué et de vilaines bouches. Enfin notre escorte, arrivée à l’entrée du palais, la baïonnette au bout du fusil, s’arrêta et se mit en rang pour nous laisser passer.
Au même instant arriva le cortége de l’héritier présomptif : incident, sans aucun doute, préparé de longue main pour déployer, par occasion, aux yeux des sujets birmans la majesté de leurs souverains. Le prince trônait sur une massive litière dorée, entouré de huit immenses parapluies d’or déployés au-dessus de lui. Aussitôt qu’il fut entré on ferma les portes sur lui ; il nous fallut attendre.
Au bout de quelque temps, le woondouk ayant envoyé annoncer notre arrivée, nous entrâmes après nous être débarrassés de nos épées ; nous étions obligés d’en passer par là ; c’est la stricte étiquette du palais ; les gardes du roi peuvent seuls entrer avec des armes, privilége interdit à l’héritier présomptif lui-même.
Les dignitaires, en passant par la porte d’entrée, Ywéaau-yoo-Taga (la porte royale des élus), ôtèrent leurs chaussures et nous demandèrent inutilement d’en faire autant ; puis, à mesure que nous approchâmes de la grille intérieure, ils firent quatre fois le shikho (acte de soumission qui s’exécute en mettant les mains sur le front et en inclinant la tête jusqu’à terre), nous engageant encore à les imiter : second refus de notre part.
Arrivés enfin à la salle d’audience, nous dûmes laisser nos souliers à la porte.
Les longues ailes de cette salle ressemblaient aux transepts d’une cathédrale. Devant nous s’étendait ce que nous pouvions considérer comme le chœur, où, au lieu d’un autel, se trouvait le trône, placé sous la grande flèche aux étages sans nombre qu’on aperçoit de tous les côtés de la ville. Cette espèce de chœur est entouré d’immenses colonnes, dont la base est recouverte de laque et d’ornements rouges. Il y a aussi des rangs de colonnes le long des transepts ; à part la base des colonnes, fûts, chapiteaux, panneaux, tout ruisselle de dorures.
Le trône ressemble exactement à ceux qui, dans les temples, supportent les idoles de Gautama. Sa forme singulière rappelle assez deux triangles réunis par leur sommet : ces deux triangles représentent le feu et l’eau qui, dans la cosmogonie bouddhiste, sont les symboles de la destruction et de la régénération. Le mortel privilégié qui siége sur un trône de ce genre représente donc le maître de l’univers : telle est la modeste prétention du souverain d’Ava.
Ce trône, auquel le roi arrive par une porte de treillis doré, est garni de coussins et de carreaux de velours écarlate : c’est une espèce de mosaïque d’or, d’argent et de fragments de glaces. Tout autour se trouvent quelques niches, où l’on voit des statues représentant, dit-on, les progéniteurs de la race humaine, puis cinq bâtons dorés avec des pennons, autres emblèmes royaux.
Nous étions accroupis sur des tapis anglais d’Axminster ; le reste de la salle était simplement recouvert de nattes ; seulement, plusieurs hauts dignitaires avaient leurs tapis particuliers. Il n’y avait personne devant nous, excepté une double rangée de jeunes princes vêtus de brocart d’or et d’argent et de putso (jupons) éclatants. Il y en avait quatre d’un côté, les fils du roi, cinq de l’autre, les fils de l’héritier de la couronne.
Celui-ci, l’Ein-she-men lui-même, assis devant eux sur une espèce de litière sculptée, était vêtu de brocart d’or ; sa mitre ressemblait à celle des autres officiers, elle était seulement beaucoup plus riche et couverte de pierreries. Il ne se tourna jamais vers nous, mais l’usage fréquent qu’il faisait d’un miroir témoignait assez de sa curiosité. Devant et autour de nous se trouvaient les ministres et quelques vieux princes du sang, à l’aspect sensuel et aux mâchoires saillantes. Leurs tiares constellées de joyaux et leurs vêtements de pourpre les faisaient ressembler à des abbés mitrés du moyen âge.
Dans les transepts, se tenaient une foule d’officiers inférieurs et plusieurs tsaubwas, princes Shans tributaires ; nous fûmes frappés de l’aspect de ces derniers et de leurs manières beaucoup plus distinguées que celles des Birmans.
En s’accroupissant, l’ambassadeur posa la lettre du gouverneur général sur un tabouret doré, recouvert de mousseline. Chacun des officiers avait près de lui une espèce de petite étagère dorée avec des plateaux où se trouvaient du tabac, du bétel, du thé conservé et autres curieux condiments, le tout fort proprement arrangé dans des soucoupes d’or et accompagné de tasses en or et de bouteilles contenant de l’eau musquée.
Nous attendîmes pendant environ vingt minutes l’arrivée du roi ; tout ce que nous apercevions nous intéressait au point de nous faire oublier la position incommode où nous nous trouvions faute de siéges.
Enfin un bruit de musique qui semblait venir des cours intérieures annonça l’arrivée de Sa Majesté : un détachement de soldats entra dans la salle d’audience, se plaça dans les entre-colonnements et s’agenouilla, chaque homme tenant son fusil entre les genoux, et ses mains croisées dans l’attitude de la prière.
Nous vîmes, à travers la grille dorée, le roi montant à son trône ; il en gravissait lentement les degrés, se servant de son sabre à fourreau d’or comme d’une canne. Nous crûmes d’abord que c’était affaire d’étiquette, mais M. Camaretta nous assura que le vêtement du roi, couvert de pierreries, pesait plus de cinquante kilogrammes La reine venait immédiatement derrière son époux.
Le roi resta un moment debout ; puis, après avoir épousseté les coussins avec son éventail, s’assit à la gauche du trône. La reine se plaça à la droite du roi, un peu en arrière, lui présentant de temps à autre quelques-uns de ces menus objets, de ces articles indispensables à une personne de haut rang : la boite à bétel, le crachoir d’or, etc. Entre Leurs Majestés s’élevait l’image sacrée d’une oie ou d’un cygne sur un piédestal d’or.
Après s’être servie de son éventail, et avoir éventé son mari, la reine se fit apporter par une de ses suivantes un cigare allumé qu’elle mit aussitôt dans sa royale bouche. Ce n’est pas manquer à l’étiquette, pour un étranger comme pour un sujet, que de fumer devant le souverain.
De la distance à laquelle nous étions du roi, il nous parut d’une taille assez forte. Ses traits, où se reflétait la physionomie nationale, quoique adoucie, indiquaient plus de distinction qu’on n’en trouve d’ordinaire chez ses sujets, et semblaient empreints de bonté et d’intelligence ; ses mains étaient remarquables de finesse et de délicatesse. Sa longue tunique de soie claire disparaissait, à la lettre, sous la profusion de joyaux qui la décoraient. Sa coiffure ou couronne avait la forme d’une tiare, semblable à un morion hindou, s’élevant en pointe, terminée par un ornement haut de plusieurs pouces et relevé en forme d’ailes au-dessus de chaque oreille. Le front était orné d’une plaque d’or. Cette couronne s’appelle tharapeo.
Le costume de la reine était beaucoup moins majestueux, ce qui tenait sans doute au caractère de sa coiffure que peu de femmes auraient portée à leur avantage. Imaginez-vous un bonnet ajusté étroitement à la forme de la tête, cachant les cheveux et les oreilles, et se dressant en spirale recourbée en avant, comme la corne du rhinocéros, ou comme certaines volutes pétrifiées des collections minéralogiques, le tout accompagné de deux longues barbes tombant le long des joues. Le reste du costume de Sa Majesté avait quelques points de ressemblance avec celui de l’époque de la reine Élisabeth. Les manches et la taille paraissaient formées d’une série de morceaux d’étoffe tailladée, et le cou était entouré d’une collerette aussi tailladée et descendant jusqu’à la ceinture ; au-dessus de la taille le corsage était plastronné de larges pierreries. La robe aussi bien que la coiffure était roide de diamants. La reine est la demi-sœur de son époux, comme l’a toujours voulu la coutume de temps immémorial, parmi les races royales de Birmanie, ainsi que chez celles d’Aracan et du Pégu, au temps de l’indépendance de ces contrées.
Parmi les jeunes filles qui se tenaient en arrière du trône, était la fille du roi, attifée à peu près comme la reine. Une autre charmante petite fille, les cheveux ornés de fleurs et qui regardait à la dérobée les kalàs ou étrangers, était l’enfant de l’héritier présomptif. Une fois le roi entré, nous nous découvrîmes, et au même moment toute l’assemblée des natifs se mit la face contre terre, les mains croisées sur le haut de la tête. Les deux rangées de petits princes agenouillés en file devant nous doublèrent leurs rangs, et les deux atwen-woons qui étaient à nos côtés se traînèrent, prosternés qu’ils étaient, jusqu’à la moitié de la distance qui nous séparait du trône, établissant ainsi un rempart entre le roi et nous.
Une dizaine de brahmanes en étoles et en mitres blanches ornées de feuilles d’or entrèrent alors dans les stalles voisines du trône et commencèrent un chant choral en sanscrit, bientôt suivi d’un chant pareil en birman : ce n’était, à proprement parler, qu’une litanie, ou énumération des dieux hindous, des sages et des créatures saintes dont on invoque la bénédiction et l’intercession en faveur du roi. Les chants terminés, notre ami le tara-thoongyi ou grand juge, qui était à notre gauche, lut au roi une adresse énonçant que les offrandes que Sa Majesté se proposait d’offrir à certaines pagodes de la capitale étaient prêtes, et un des fonctionnaires dit : « Qu’on les dédie ! » Sur ce, les chants recommencèrent. Car, aussi bien que la cérémonie du A-beit-theit ou des lustrations solennelles, ils forment un préliminaire indispensable des offrandes aux pagodes qui inaugurent toujours l’ouverture d’une séance royale. La lettre du gouverneur général fut alors retirée de son enveloppe et lue à haute voix par un than-dau-gan ou receveur de la voix royale. Le même fonctionnaire fut également la liste des présents offerts au roi et à la reine. Le modèle de chemin de fer que sir Macdonald Stephenson avait remis à l’ambassadeur, pour cette circonstance, fut le seul des présents exhibé dans la salle, et ne causa pas peu d’intérêt aux Birmans.
Trois questions furent alors, suivant la coutume, faites à l’ambassadeur, comme venant du roi. Sa Majesté ne remua pas les lèvres, bien qu’elle parût intimer sa volonté en inclinant la tête. Ce fut un atwen-woon qui, en se détournant à moitié, demanda :
« Le roi d’Angleterre va-t-il bien ? » Puis, sur la réponse affirmative de l’ambassadeur, le than-dau-gan répéta à haute voix : « En raison de la haute et parfaite gloire de Votre Majesté, le roi d’Angleterre est bien, et je souhaite, en toute humilité, qu’il en soit de même de Votre Majesté. »
Puis une série de demandes et de réponses ayant eu lieu entre l’atwen-woon et l’ambassadeur, le than-daugan, terrible paraphraseur, les interpréta à peu près de la sorte : « En raison de la haute gloire et excellence de Votre Majesté, il y a cinquante-cinq jours que ces étrangers ont quitté l’Angleterre (le Bengale, avait dit le major Phayre) et ils sont heureusement arrivés à tes pieds d’or et en toute obéissance, etc.
« La pluie et l’air ont été propices sur leur passage, et au delà comme en deçà des frontières ils n’ont trouvé que d’heureuses populations. »
Alors des présents nous furent offerts. Le major Phayre reçut une coupe d’or portant les signes du zodiaque relevés en bosse, un beau rubis, un tsal-wé à neuf rangs et un beau putso, les autres officiers eurent une coupe d’or simple, un anneau, un putso, ou un anneau et un putso seulement.
Enfin le roi, s’appuyant sur la reine, se leva pour partir ; ils traversèrent le treillis doré qui formait le fond de la niche royale. La musique joua derechef, les portes se refermèrent, et l’on nous annonça que nous pouvions nous retirer : annonce accueillie avec plaisir, car l’attitude forcée dans laquelle nous siégions et à laquelle maints d’entre nous tentaient de se dérober, nous avait attiré plus d’une fois le visible déplaisir du vieux nanma-dau-woon.
En descendant du palais nous jetâmes un coup d’œil sur les danseurs et les jongleurs qui opéraient dans la cour ; ensuite on nous invita à aller voir le seigneur éléphant blanc. Nous le contemplâmes casé dans un vaste appartement situé au nord de la salle d’audience ; puis, suivant la même route que dans la matinée, nous arrivâmes à la résidence, quelque peu fatigués, vers les quatre heures.
15 septembre. — Le roi, par l’entremise du woondouk, nous a fait informer qu’il était charmé des présents que nous lui avions apportés, et surtout d’un candélabre en cristal coloré en rouge. Il désirait aussi savoir si quelqu’un d’entre nous pouvait mettre son maître des cérémonies à même de se servir de l’appareil photographique. Le major Phayre, vu les difficultés, suggéra que l’on pourrait envoyer un des familiers de la cour en apprendre la manipulation à Calcutta, ce qui eut lieu plus tard. Mais tous les efforts du capitaine Tripe, l’habile photographe attaché à l’ambassade, n’amenèrent qu’un résultat négatif. Cette incapacité de leurs artistes n’empêchait pas toutefois les Birmans de s’extasier devant les résultats obtenus par le capitaine Tripe, surtout quand il s’agissait de la reproduction de leurs monuments et de leurs monastères, si chargés de riches sculptures.
Leur goût, sous ce rapport, contraste avec l’inhabileté des Hindous à reconnaître même les portraits les plus ressemblants, les dessins aussi bien que les gravures européennes étant pour eux lettre close. Ce trait distinctif de l’aptitude des Indiens et des Birmans ne me paraît pas avoir jamais été signalé.
La coïncidence de notre arrivée avec celle de la pluie avait été fort remarquée, et, à ce propos, le roi fit observer, en daignant sourire, qu’il espérait que nous prolongerions notre séjour, car son royaume avait encore besoin d’eau.
17 septembre. — Ce jour fixé pour notre visite à l’Ein-she-men, l’héritier présomptif, nous fournit une occasion de naviguer sur le lac. Accompagnés du woondouk et de quelques officiers, nous le traversâmes pour gagner la porte sud de la cité où nous attendaient des éléphants, ainsi qu’une escorte de quinze hommes de notre cavalerie irrégulière. Aux abords du palais du prince, le plus grand de la ville et le seul qui soit honoré d’un triple toit, se tenait un fort détachement du régiment Madeya, qui nous accompagna et forma la file de chaque côté de notre cortége.
L’ambassadeur fit avancer son tonjon jusqu’à la porte, et nous descendîmes de nos éléphants aussi près que la foule nous le permit ; là nous fûmes reçus par un des woons du prince, sur l’avis que le woondouk lui donna de notre arrivée. Ce personnage, homme très-obèse, ne parut pas comprendre, ne répondit rien, et tout en mâchant son bétel se contenta de promener ses regards sur nous. À la fin il dit lentement : « Tous sont-ils arrivés ? alors ouvrez la porte. » Les larges portes de bois roulèrent sur leurs gonds et le palais du prince nous apparut : construction immense, modestement ornée dans le style monastique et entourée d’une clôture palissadée. Les sons d’un orchestre nous arrivaient de l’intérieur, et à toutes les fenêtres, sous toutes les verandahs, se pressait une foule de têtes curieuses. Deux petits canons bien montés défendaient l’entrée.
Défilant entre deux lignes de fusiliers en jaquette verte, nous parvînmes à l’entrée de l’escalier où, suivant ce qui était convenu, nous laissâmes nos souliers. Parvenus au sommet, on nous fit d’abord passer le long de verandahs ou dansaient des bayadères ; puis nous pénétrâmes dans une salle grande, élevée, et si obscure que l’on n’y voyait rien au premier abord, mais nous y discernâmes ensuite une foule parmi laquelle se trouvaient des gens en uniforme armés de sabres à large pointe. Ni or ni couleurs n’ornaient les murs et les piliers de cette salle. Nous nous assîmes sur un tapis au centre, à une dizaine de mètres du mur du fond où se trouvait, à six pieds d’élévation, une porte à panneaux dont les interstices laissaient filtrer une lumière plus brillante.
Le bétel et l’eau à boire furent placés devant nous, et après un quart d’heure, que le silence, l’obscurité et notre position gênante nous firent paraître bien long, la porte glissa et nous laissa voir le prince et sa reine (ainsi qu’on l’appelle) s’asseyant sur le plancher surélevé de l’appartement intérieur, au ras de la porte.
Cette scène, vue d’un premier plan obscur dans la vive lumière de l’appartement intérieur, et encadrée par l’ouverture de la porte au milieu de laquelle ces deux illustres personnages étaient immobiles, nous fit l’effet d’un tableau, et d’un tableau d’un caractère aussi rare que singulier.
Le prince, vêtu de brocart, coiffé d’une mitre chargée de joyaux et cachant complétement ses cheveux, nous apparut comme le type mogol le plus accentué, et nous fit une impression bien moins agréable que celle que nous avions gardée de son royal frère.
La princesse, habillée à la mode de sa parente, la grande reine, était coiffée et costumée d’une façon plus avenante que celle-ci. Ses oreilles ornées de joyaux étaient dégagées. C’était une jeune femme gracieuse et modeste, d’une physionomie aimable et intelligente, et qui semblait quelque peu décontenancée et gênée dans les plis encombrants de sa robe. Elle est la demi-sœur de son époux sans être la sœur de la reine.
Un silence de quelques minutes, pendant lequel l’assemblée parut les adorer, suivit leur arrivée, et lorsqu’une attente suffisante pour établir la dignité du prince se fut écoulée, un des woons se permit d’attirer l’attention de Sa Hautesse sur nous, en rampant vers la porte et en relevant la face pour saisir un signe. Le prince ne parut pas le remarquer, mais ensuite il se détourna et fit signe à un officier, plus rapproché de nous, de commencer. Le personnage prit alors sur un siége, où l’ambassadeur l’avait déposée, la liste des présents que le gouverneur général offrait, au prince, et lut un discours préliminaire qui informait Sa Hautesse que l’ambassadeur arrivé à la cour apportait des présents pour l’Ein-she-men, ajoutant que la reine d’Angleterre les lui offrait respectueusement. Sur quoi le major Phaydre se leva et dit à mi-voix au woondouk que le lecteur devait rectifier ce sens de son discours. Après quelque échange de sourdes paroles, l’ambassadeur répéta : « Je quitte la salle si la rectification n’est immédiatement faite. » Alors le woondouk dit au lecteur : « Ce sont des présents royaux d’un roi, et vous ne devez pas vous servir du mot respectueusement. » L”officier rectifia sa phrase.
Pendant cet incident le prince, tout en conservant son immobilité, parut sensiblement ému ; la sueur perlait sur son front. Le questionnaire d’étiquette épuisé, les présents distribués, le prince se leva, sa charmante compagne le suivit ; les portes se fermèrent et les dérobèrent à notre vue. En somme cette cérémonie, dépourvue de la splendeur barbare de la séance royale, ne nous parut relevée que par la gracieuse apparition de la princesse. En traversant la cour, nous inspectâmes les canons que nous jugeâmes de fabrique européenne, quoi qu’en pût dire le woondouk ; puis nous nous arrêtâmes sous un abri où nous attendaient des rafraîchissements auxquels nous fîmes mine de goûter. Là le woon du prince s’excusa du manque de convenance survenu pendant la lecture du discours, incident que l’on devait attribuer uniquement au lecteur habitué à la formule en usage. Le major Phayre, toutefois, exigea du woon la promesse que le pauvre diable serait réprimandé.
Le 20 septembre, je partis avec M. Oldham, qui se dirigeait sur l’Irawady pour visiter les couches de houille qui se trouvent situées à soixante-dix milles de la capitale. Le lendemain, le major Phayre eut avec le roi une entrevue, dont le major a bien voulu me communiquer les détails par écrit.
« Nous fûmes conduits, dit-il, dans la partie ouest du palais, et en approchant d’une allée qui paraissait devoir mener au jardin, je vis une foule de gens assemblés sous un bâtiment circulaire, où il y avait concours de danse et de musique. C’était la cour, et comme le roi était présent, je retirai mes souliers, et m’avançai en compagnie du woondouk, de M. Spears et de deux ou trois officiers birmans. En pénétrant dans l’assemblée, j’aperçus le roi assis sur un sofa exhaussé sur une estrade. On me fit avancer pour me placer parmi les ministres qui se tenaient à quelque distance du roi. Il y avait foule, et tout le monde était accroupi à terre, à l’exception des danseurs. Hors du bâtiment se tenaient les gardes en vestes rouges, avec leurs casques rouges en papier mâché, et leurs fusils, crosse à terre, entre leurs jambes croisées.
« On me fit savoir bientôt que le roi désirait me voir en particulier, et l’on me fit passer dans un autre appartement. Les gardes étaient groupés dans une verandah attenante. En entrant, je vis le roi mi-couché sur un sofa, habillé dans le costume du pays, avec un putso de soie, une ceinture de couleurs éclatantes, et une veste en coton, descendant à la hanche : sa tête était recouverte d’un simple bonnet.
« À l’autre extrémité de la chambre, on voyait dans un vase une imitation de fleurs de lotus ; à la gauche du roi, à quelque distance, une demi-douzaine de ses fils, bambins ou adolescents au-dessous de seize ans, se vautraient sur le tapis.
« Dans l’antichambre, une troupe de musiciens exécutait une douce musique sur des instruments à cordes. En m’asseyant près du vase à lotus, je m’aperçus que j’avais été suivi par un des awten-woons, et par quelques officiers et pages qui se blottirent dans un coin de la chambre, ce qui rendait l’audience aussi peu confidentielle que possible. Dès que nous fûmes assis, le roi leva la main et la musique cessa. Il me dit alors de regarder le vase au lotus, ce que je fis ; et alors je vis les boutons s’épanouir et de l’un d’eux un oiseau s’échapper. Le roi sourit et paraissait s’attendre à ma surprise aussi bien qu’à mon admiration, sentiments que je ne manquai pas de manifester. Un de mes voisins me dit que chaque bouton avait contenu un oiseau prisonnier, mais qu’a l’exception de celui-ci, les autres avaient trouvé moyen de s’échapper.
« Alors commença une conversation par demandes et réponses, qui se suivirent, autant qu’il me souvienne, dans l’ordre suivant :
Le roi. Connaissez-vous la littérature birmane ?
L’ambassadeur. J’en connais quelques ouvrages, Sire.
Le roi. J’ai entendu parler de vous il y a trois ans. Avez-vous lu le Mengula-Thoot ?
L’ambassadeur. Je l’ai lu, Sire.
Le roi. L’avez-vous bien compris ?
L’ambassadeur. Je l’espère, l’ayant lu dans une traduction birmane (l’original est en pali).
Le roi. Combien de préceptes contient-il ?
L’ambassadeur. Trente-huit.
Le roi. Très-bien ; vous les rappelez-vous ?
« Et comme le major hésitait et cherchait à excuser son défaut de mémoire, le roi se mit à énumérer l’un après l’autre ces préceptes contre l’orgueil, la colère, les mauvaises pensées, etc., accompagnant le tout de commentaires et citations qui auraient mieux convenu à un prédicateur en chaire qu’à un souverain parlant au représentant d’une grande puissance, puissance voisine et redoutée. »
Pour bien comprendre l’importance des questions et des sentencieuses paroles adressées en cette occasion par Sa Majesté birmane à l’ambassadeur anglais, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur le bouddhisme, qui forme le fond des croyances religieuses du roi d’Ava et de la presque universalité de ses sujets.
Cette religion, qui compte encore, après vingt-cinq siècles d’existence, de deux cents à trois cents millions de fidèles, est née dans la vallée du Gange, six cents ans avant Jésus-Christ, lorsque Rome avait des rois et que l’Asie occidentale était soumise à Nabuchodonosor.
Gautama (le Bouddha) est un personnage historique, et quelle que soit l’idée de divinité que lui attribuent ses adorateurs, on doit l’admettre comme un grand et patriotique réformateur, qui s’éleva contre les pratiques extérieures des brahmanes, et leur substitua un code de morale plus pure.
Çakya-Mouni, Çakya-Sinha ou Gautama, le fondateur de cette doctrine, était le fils d’un souverain de Kapilawastu, petite principauté sise au nord du Gange, entre Gorakpour et Aoude, et descendant des Suryavas ou enfants du Soleil. Né en l’an 623 avant Jésus-Christ, sa jeunesse se passa dans les plaisirs. À vingt-neuf ans, la réflexion vint lui démontrer la brièveté de la vie humaine et l’illusion de ses joies ; aussitôt il abandonna ses palais, ses jardins, son faste et ses plaisirs, son épouse et son enfant, pour adopter la vie de l’ascète mendiant. Pendant six ans, il se soumit à toutes les privations, et alors, après de profondes méditations à un endroit qui s’appelle encore aujourd’hui Bouddha-Gaya, il fut miraculeusement investi des attributs qui le constituèrent Bouddha ou être éclairé. Il consacra le reste de sa vie à parcourir les Indes, expliquant les lois de l’existence, la vertu des actions méritoires, et prêchant comme la fin de toute existence, la béatitude ou l’anéantissement absolu, rendu en sanscrit par le mot nirwana et en birman par celui de nigban. À l’âge de quatre-vingts ans, il mourut entre deux arbres de sâl, dans un bois à Kusinara, cinq cent quarante-trois ans avant Jésus-Christ.
Sans entrer dans l’exposition des diverses phases du bouddhisme, de ses doctrines et des spéculations métaphysiques de ses docteurs, on peut dire que cette religion se caractérise par sa tendance à faire mépriser à l’homme les choses extérieures et à l’inciter à atteindre, par ses propres efforts, par le seul développement de ses facultés morales et intellectuelles, jusqu’à l’état divin du nirwana.
L’existence d’un Être suprême et de sa providence ne parait pas ressortir clairement et universellement des idées de Çakya et de ses apôtres. Ce qu’il y a de certain, c’est que ni les Birmans ni les Cingalais n’admettent l’Adi-Bouddha ou Être suprême des Népaulais et des anciens bouddhistes théistes de l’Inde.
La récompense et la punition se perpétuent dans la succession des existences qui passent par tous les degrés de la vie animée ; c’est là vraiment la clef de voûte du système, bien qu’il n’y ait pas, ce semble, de juge ni de directeur moral. Un destin infaillible et inexorable, qu’on pourrait appeler la force opérante de la nature, régit la destinée ascendante ou descendante de toute créature, suivant le mérite ou le démérite de la série de ses existences passées. Ceux mêmes qui ont atteint le bonheur céleste en voient la fin et doivent recommencer les vicissitudes infinies de la transmigration. Anitya, Dukha, Anatta, le Passager, la Souffrance et l’Irréel, sont les conditions de toute existence, et le vrai bien est d’en être délivré par la conquête du nirwana, état qui peut être l’absorption dans la suprême essence, suivant les bouddhistes déistes, ou, suivant d’autres docteurs, le néant absolu ; ce serait, d’après le savant sanscritiste Hodgson, le lieu et le mode dans lesquels vivent les éléments de toutes choses, en leur dernier état d’abstraction et purifiés de toutes les modifications particulières que nos sens et notre intelligence peuvent comprendre.
Le Bouddha est un être qui, dans le passé infini des âges, a conçu le désir d’atteindre ce suprême degré, afin d’acquérir la possibilité de délivrer d’autres créatures des misères de la continuité de l’existence. Il aurait pu atteindre sa liberté, il y a des myriades de siècles ; mais son libre arbitre l’en a détourné, l’a entraîné dans le cours des existences successives, et par amour pour ses semblables il a accepté d’innombrables renaissances, enduré des souffrances et des afflictions et subi des épreuves comparables aux efforts qu’il faudrait pour arracher la terre à sa base. À chaque renaissance, son désir s’emploie à ces fins ; à sa dernière renaissance dans la famille humaine et sous les signes manifestes de sa haute destinée, il embrasse la vie ascétique, atteint le but suprême et se trouve investi du pouvoir et de la sagesse d’un Bouddha. Alors les mondes innombrables de l’espace, la vue infinie du passé avec celle de toutes ses préexistences, aussi bien que celles des autres êtres, et même les pensées des hommes se dévoilent à la vue. Il est dégagé des passions et des émotions humaines. Il possède l’infaillible sagesse pour diriger les créatures dans les sentiers qui mènent au nirwana ; la nature et ses influences, le ciel et ses habitants lui obéissent. Mais il est sujet à la souffrance, à la maladie, et, quand sonne son heure, à la mort ; même après avoir acquis la qualité de Bouddha, il souffre jusqu’au trépas les peines terrestres que lui valent ses démérites antérieurs.
La vie normale de ses disciples est l’ascétisme et la mendicité. Ses conditions premières sont, comme dans l’Inde, la continence, la pauvreté, l’humilité ; suivent l’abstraction du monde, l’amour de toutes les créatures vivantes, la pratique de certains préceptes moraux, et de nombreuses cérémonies rituelles.
Les ascètes bouddhistes ont droit à l’adoration des laïques. Ce sont de véritables moines, bien qu’ils assument parfois le caractère de prêtre, en accomplissant certaines cérémonies qui passent pour attirer des grâces sur ceux pour lesquels on les accomplit, en pratiquant certains devoirs, comme de lire quelques-uns des livres sacrés au peuple et d’instruire la jeunesse. Toutefois, leur principale affaire est, et a été dès l’origine, de travailler à leur propre rédemption.
La doctrine touchant les laïques est obscure ; ils constituent néanmoins le complément nécessaire du système. L’ascète dépend d’eux pour sa subsistance, leur prêche la doctrine, et les reconnaît capables d’atteindre à quelques mérites et de s’élever dans l’échelle de la félicité future. Mais on n’atteint le but final qu’en adoptant la vie monastique.
Le culte des pagodes s’explique difficilement, bien qu’il ait pu prendre naissance à l’origine dans le respect dû aux reliques de Gautama ou de ses apôtres dont elles recueillirent les restes sacrés[3]. Mais à cette heure la pagode elle-même, indépendante de toute relique, semble être l’objet du culte. On offre à la pagode des fleurs, des cierges et des feuilles d’or, et ceux qui font acte d’adoration devant elle acquièrent des mérites qui porteront leurs fruits aussi sûrement que si le Bouddha était présent dans le symbole sacré.
La morale du bouddhisme, plus pure que celle du brahmanisme, a des maximes qui rappellent les préceptes de l’Évangile. En Birmanie, la réputation des moines tend à se maintenir sur un bon pied, et cependant leur système de morale n’influe guère sur le caractère du peuple. Ce qui prédomine, dans le système, est l’appel à la tendresse du cœur, et pourtant il n’y a pas de pays, si ce n’est peut-être la Chine demi-bouddhiste, où la vie soit sacrifiée plus aveuglément, plus cruellement, soit dans l’application des pénalités, soit dans la perpétration des crimes privés.
Le 24 septembre, l’ambassadeur accompagné du docteur Forsyth, du major Allan et de M. Edwards, rendit une visite de cérémonie aux quatre woon-gyis et au vieux Moung-Pathea, nan-ma-dau-woon ou contrôleur du palais de la reine mère, et que nous connaissions sous le nom de Dalla-Woon, d’après le poste qu’il occupait en qualité de gouverneur de ce district au commencement de la guerre. Nous voulûmes lui faire honneur en tant que chef de l’ambassade qui était allée à Calcutta, mais aussi à cause de l’estime que nous avions pour lui.
La première course fut pour le magwé-mengyi, le plus considéré des woon-gyis ainsi que le plus intelligent. Il vint à la rencontre de l’ambassadeur jusqu’au bas de l’escalier et l’introduisit dans la salle de réception que l’on avait évidemment décorée à notre intention. Des tapis recouvraient le plancher, et il y avait des chaises disposées autour d’une table qui occupait le centre de la pièce. Un large rideau de soie séparait cette partie de la salle de l’antre qui servait d’appartement aux femmes. Relevé par un de ses coins, ce rideau permettait de voir les dames de la famille accroupies sur des tapis.
Bon nombre de Birmans respectables par leur âge, et bien vêtus, siégeaient çà et la dans la salle et dans la verandah ; à l’extérieur, il y avait une foule de gens respectueusement accroupis et qui paraissaient être des voisins que la curiosité avait poussés à assister à l’entrevue.
Peu d’instants après l’arrivée des visiteurs on servit le déjeuner. Deux bandes d’une longue étoffe remplaçaient la nappe ; les plats, couteaux, fourchettes, tasses et soucoupes, aussi bien que le thé, étaient servis à l’anglaise, et un Indien, ancien domestique d’un officier, remplissait le rôle de majordome.
D’abord on servit pain et beurre, muffins et tartes ; et comme les domestiques en rapportaient, le woon-gyi s’écria plaisamment : « Allons, allons, ils connaissent les mets anglais, qu’on apporte maintenant les mets birmans ! » et nous pûmes compter cinquante-sept plats où les sucreries et les friandises les plus variées étaient accumulées à profusion.
À la demande du major Phayre, la femme du woon-gyi, dame d’un certain âge, fut priée de vouloir bien s’asseoir à table avec nous. On plaça une chaise à côté de l’ambassadeur ; mais la respectable dame, qui n’avait pas l’aisance de manières de son mari, demanda qu’on l’écartât de la table avant de vouloir s’y asseoir, ce qui ne suffit qu’à demi pour la mettre à l’aise, car elle ne tarda pas à ajuster son vêtement de façon à pouvoir croiser ses jambes sous elle. Elle avait de fort belles bagues ornées de diamants de grand prix.
Le woon-gyi parlait volontiers et avec assez de gaieté, commençant par les questions d’usage chez les Birmans, sur l’âge des personnes présentes, si elles étaient ou non mariées, et il s’étonna fort que l’ambassadeur et le major Allan fussent restés garçons. « Quand vous vous marierez, dit-il, j’espère que vous amènerez vos femmes ici. »
Après le déjeuner, on apporta le dessert, à la birmane, dans une série de plateaux, remplis de petits plats en or et en argent, contenant des noix de bétel, du bétel préparé, du chunam, du thé confit et mariné, du gingembre salé en tranches minces, de l’ail frit, des noisettes dépouillées de leur coque et des noix de terre rôties. Les convives birmans semblèrent se délecter du bétel et du thé mariné plus que de toute autre friandise, et le vieux Camaretta en fit autant. Les cigares terminèrent la fête.
Notre seconde visite officielle fut pour le mein-loung-mengyi, qui emprunte son titre à un district septentrional du royaume. C’est un personnage, approchant de la soixantaine, édenté et d’assez pauvre mine. Sa vieille épouse, de manières plus simples et plus distinguées que lui, fit les honneurs d’un déjeuner à peu près pareil à celui qu’on nous avait servi chez le magwé-mengyi, et de temps à autre elle nous signalait certains plats. Ignorant la coutume de se serrer la main au moment où l’ambassadeur la quittait, elle lui mit amicalement la main sur l’épaule en l’assurant du plaisir que lui avait fait sa visite.
À quelques détails près nos autres visites ressemblèrent aux deux premières. Je dois mentionner seulement le déjeuner que nous offrit le pakhan-mengyi, parce que sa femme y assista, avec ses deux sœurs et sa mère. Leurs manières étaient aussi distinguées que réservées ; plus jolies que ne le sont d’ordinaire les Birmanes, elles possédaient réellement la délicatesse et la grâce.’
Elles portaient le tamein national, jupe étroite en soie rayée, des jaquettes en fine mousseline blanche, et des ornements d’un éclat qu’auraient envié des femmes plus civilisées. Leurs cylindres d’oreilles étaient d’or ; le cercle en était fermé et serti d’un diamant, rubis ou émeraude, entouré de brillants de moindre grosseur. Le collier était formé d’une étroite chaîne d’or, simple ou ornée de perles fines, et garnie de deux rangs de diamants, l’un fixe et l’autre en pendeloque. À leurs doigts scintillaient des bagues de prix ; nous y remarquâmes notamment des rubis de la première grandeur.
Deux des dames présentes se ressemblent singulièrement, et étaient caractérisées par un front fuyant, type de la race d’Alompra. Elles étaient filles de Mekaramen, oncle du roi Tharawadi et que le colonel Burney signale, dans sa relation, comme très-curieux de tout ce qui se rapporte aux sciences européennes.
La vieille mère, femme très-disposée à la conversation, qui avait longtemps vécu à Rangoun et aimait à montrer l’habitude qu’elle avait acquise des manières anglaises, était la veuve de Moung-Shwé-Doung, autrefois le woong ou ministre de la princesse royale, actuellement régnante. Elle se rappelait fort bien Jan-Ken-ning (le major John Canning) pour l’avoir vu à Rangoun.
Parmi ces femmes, on nous en indiqua une d’un aspect charmant et tout féminin, comme étant la femme d’un tsaubwa, ou prince shan, de Monè. Elle était pour le moment dans la capitale « en congé. » Nous eûmes ainsi l’occasion de voir la haute société birmane en famille, et l’impression qu’elle nous laissa fut des plus favorables.
- ↑ Suite. — Voy. page 257.
- ↑ Sorte d’aiguillon à crochet qui remplace le fouet du cocher entre les mains du mahout ou cornac.
- ↑ Ce culte et l’adoration des reliques n’ont commencé que lorsque la pureté primitive de la doctrine bouddhique, toute spiritualiste à l’origine, était déjà très-altérée par suite de l’ignorance superstitieuse des populations ; M. Barthélemy Saint-Hilaire a donné récemment, en France, une étude complète du bouddhisme. Beaucoup de détails curieux sur cette religion ont été réunis dans les notes de l’article Fa-hian, à la fin de notre volume des Voyageurs anciens.