VOYAGE DANS LE ROYAUME D’AVA

(EMPIRE DES BIRMANS)
PAR LE CAPITAINE HENRI YULE,
DU CORPS DU GÉNIE BENGALAIS.
1855.


Départ de Rangoun. — Frontières anglaises et birmanes. — Aspect du fleuve et de ses bords.

Lord Dalhousie, gouverneur général de l’Inde, ayant décidé l’envoi d’une ambassade près de la cour d’Ava, les membres de la mission, à laquelle il voulut bien m’adjoindre en qualité de secrétaire, se réunirent à Rangoun dans le courant de juillet 1855. Cette ville est célèbre par sa belle position commerciale et maritime au débouché de la navigation intérieure du Pégu et de l’Ava, ainsi que par sa grande pagode, un des sanctuaires les plus renommés de l’Indo-Chine.

ROYAUME D’AVA. — Grande pagode de Rangoun. — Dessin de Français d’après une photographie.

Le 1er août, au point du jour, toute l’ambassade, portée sur les bateaux plats le Sutlege et le Panlang, remorqués par le Bentinck et le Nerbudda, quitta cette ville et gagna le bras principal de l’Irawady.

Après avoir traversé les provinces anglaises d’Enzada et de Prome, on nous annonça l’approche d’une députation birmane qui devait nous servir d’escorte.

À quelques heures au nord de Prome, des piliers blancs élevés sur chaque rive du fleuve nous indiquent la ligne frontière des possessions anglaises et birmanes. Les canons des forts saluent notre passage.

Entre le fleuve et la base des chaînes qui bordent son bassin s’étendent des bandes de terrain où se déploie cette richesse de végétation qu’impriment au paysage les bois où les grands arbres se mélangent aux palmiers élancés. Les villages sont assez nombreux, agréables d’aspect ; le plus souvent la masse sombre d’un monastère domine de ses triples étages les cabanes et les arbres ; puis en arrière, pour dernier plan, se dressent des collines qui, couvertes d’un gazon sec, sont couronnées de pagodes auxquelles conduisent des sentiers tortueux.

Bateau à voile sur l’Irawady.

Une course au sommet d’une des premières collines des terres d’Ava nous procure une vue magnifique de la contrée et du cours du fleuve. Dans le lointain nous n’apercevons pas de villages, mais des routes se dirigeant vers l’intérieur, et de temps à autre apparaissent quelques-uns de ces chariots indigènes (neat) qu’entraînent de leur trot rapide des bœufs rouges, vigoureux et en parfait état.

Ces animaux, quoique beaucoup plus petits que les bœufs de l’Inde centrale et du Deccan, sont beaucoup plus forts, plus grands que les bœufs du Bengale ; je n’en ai peut-être jamais vu en meilleure condition. Ces bœufs sont loin de se livrer à des excès de travail. La principale raison de leur parfait état tient probablement à ce que, les indigènes ne consommant pas de lait, les veaux ne sont pas privés de leur aliment naturel.

Les terres qui avoisinent la frontière sont excessivement ondulées, et les fonds seuls sont cultivés. Le nom de charrue ne peut s’appliquer à l’instrument qu’on emploie dans les cultures sèches ; c’est plutôt une sorte de râteau avec trois larges dents d’acacia. Près d’Ava, surtout dans les rizières, les paysans se servent de charrues qui rappellent un peu plus les charrues indoues.

Les terres, bien qu’imparlaitement labourées, étaient proprement tenues et leurs sillons plus réguliers que dans la plupart de nos champs de l’Inde. Ce mode de culture n’en excita pas moins le mépris d’un robuste Hindoustan du Doab, zémindar dans notre cavalerie irrégulière. « C’est à Dieu et non pas à leur travail qu’ils doivent leur nourriture, » disait-il. Les paysans se plaignaient beaucoup de la sécheresse ; ils n’avaient pas récolté de riz depuis plusieurs années, et n’espéraient pas même une récolte cette année encore.

Nous trouvâmes enfin à Menh’la, chef-lieu de district, la députation annoncée depuis plusieurs jours. Elle se composait du Woondouk[1] Moung Mhon ; du gouverneur de Tseen-goo, petit vieillard original ; de Makertich, gouverneur du district de Maloon. Ce dernier, d’origine arménienne, s’habille comme les Birmans ; son teint est peut-être un peu plus foncé que celui des indigènes, dont il se distingue par des traits plus aquilins. Il y avait en outre des scribes et des officiers.

La députation était escortée de cinq ou six canots de guerre ; c’était la première fois que nous rencontrions ces immenses embarcations ; l’avant en est très-bas et très-fin ; l’arrière, très-élevé, se recourbe au-dessus de l’eau ; les rameurs, au nombre de quarante à soixante, sont deux sur chaque banc : tout l’extérieur du canot est doré, et toutes les rames le sont aussi. Les matelots, vigoureux et robustes, portaient tous leur conique chapeau de bambou ; dans quelques canots ils étaient vêtus de mauvaises jaquettes noires d’uniforme. Des bandes de mousseline et des filets couverts de clinquant ornent les poupes élevées des canots de guerre, où flotte avec grâce une grande bannière blanche bordée d’argent, sur laquelle s’étale le blason de l’empire, un paon grossièrement dessiné. Souvent, à côté de l’oiseau oriental, une carafe européenne sert de pomme au mât de bambou auquel s’attache le pavillon (c’est un ornement très en faveur chez les Birmans, et parfois même une modeste bouteille à eau de Seltz domine la pointe extrême des pagodes. Un court mâtereau dressé à l’extrémité de la poupe des canots de guerre porte le htee[2], cet emblème royal et sacré. Ce n’est pas à l’arrière, comme en Europe, mais à l’avant du canot, sur une espèce de petite plate-forme, que se place le personnage le plus important du bord.

Canot de parade.

Nous débarquâmes et nous nous rendîmes à la résidence de Makertich. C’est une élégante construction en bambou, élevée sur piliers et entourée d’une palissade de même bois, selon la mode du pays. Une chambre tout à jour d’un côté, garnie de tapis indiens, servait de pièce de réception. Au fond de la salle, on voyait rangés sur un râtelier les fusils de la garde du gouverneur, qui habite, dans un coin de la cour, un petit corps de bâtiment, d’où les femmes regardaient curieusement les Kalàs (étrangers) ; les communs et les corps de garde étaient appuyés sur la clôture elle-même.

Dans la soirée, en compagnie de Makertich, nous allâmes faire un tour dans la ville, qui est toute neuve, et ne date que de l’entrée en fonction de ce gouverneur ; elle n’a que six mois d’existence. C’est certainement la ville la plus propre et d’aspect le plus prospère que nous ayons rencontrée sur le fleuve depuis notre départ de Rangoun : une longue voie perpendiculaire à la rivière, et que viennent croiser trois autres rues, compose cette jeune cité. Les maisons ne sont pas situées au bord de la rivière ; les Birmans négligent presque universellement les avantages d’une telle position ; une large zone couverte de grands arbres s’étend toujours entre l’eau et leurs habitations ; des simul (l’arbre à coton des Anglo-Hindous), des tamarins, de nombreuses variétés de figuiers forment un ombrage impénétrable aux rayons du soleil. Les rues sont larges, bien entretenues, bien drainées. Un groupe de monastères et de pagodes entouré d’un bosquet de tamarins, de palmiers et de talipots, s’élève sur le bord du fleuve, et nous remarquons dans plusieurs de ces édifices religieux l’absence de la forme conique ou mieux de cette forme en poire qui est le modèle stéréotypé de toutes les pagodes du Pégu.

Le lendemain 13 août nous nous remîmes en route, après une visite matinale de notre escorte, ennuyeux cérémonial qu’il fallut subir pendant tout le voyage. Le woondouk et sa suite étaient dans deux barges remorquées par les canots de guerre ; ces barges étaient peintes tout en blanc, couleur royale ; les parasols d’or des dignitaires se dressaient aux coins de la cabine, devant laquelle était une verandah tendue en drap grossièrement brodé.

Bateau de commerce.

Les bateaux, nombreux à Menh’ta, offraient quelques bons spécimens des grandes embarcations de l’Irawady ; il y en avait de 120 à 130 tonneaux.

On se sert sur la rivière de deux sortes de barques différant complétement l’une de l’autre. Les plus grandes, les hnau, sont aussi les plus employées : quelle que soit leur grandeur, le modèle pour toutes est le même. La quille se compose d’un tronc d’arbre qu’on creuse et qu’on élargit à l’aide du feu, quand le bois est vert encore ; c’est simplement un canot. Sur cette espèce de quille on monte les membrures et les clins. Les courbes de l’avant, toujours très-bas, sont magnifiques, très-évidées, et ressemblent beaucoup à celles de nos steamers modernes. L’arrière s’élève beaucoup au-dessus de l’eau, et ses lignes d’eau sont très-fines. On y trouve toujours un banc élevé, ou plutôt une espèce de plate-forme soigneusement sculptée servant au timonier. Le gouvernail est un large aviron attaché à la hanche de bâbord ; il se manœuvre à l’aide d’une petite barre qui vient en travers du banc du pilote.

Birmans dans une forêt. — Dessin de J. Pelcoq d’après une photographie.

Ce qu’il y a de plus curieux dans ces navires, c’est la mâture et la voilure. Le mât se compose de deux espars ; attachés à deux morceaux de charpente et fixés à la quille, ils sont disposés sur ces pièces de bois de façon à pouvoir s’abaisser et même se démonter à volonté. Cette même mâture sert aux fameux pirates d’Ilanon, dans l’archipel Indien ; quand ces écumeurs de mer sont poursuivis, ils se réfugient dans une crique et abaissent leurs mâts, qui pourraient trahir leur retraite. Il me semble qu’il y a entre les races iudo-chinoises et les habitants de l’archipel Indien de nombreux points de ressemblance qui doivent fixer l’attention des ethnologistes.

Ces deux mâteraux, réunis par des traverses qui forment une espèce d’échelle, se rejoignent au-dessus de la vergue, et se terminent en un mât unique.

La vergue est formée d’un ou de plusieurs bambous d’une longueur énorme, très-flexibles ; elle est attachée au mât par de nombreuses drisses, de manière à se courber en forme d’arc. Le long de la vergue court une corde dans laquelle passent des anneaux servant à attacher la voile, qui, à la manière d’un rideau, se tire des deux côtés du mât. Il y a de plus un hunier installé de la même manière. La voile est de cette toile de coton légère qui sert aux vêtements des indigènes. S’il n’en était pas ainsi, il serait impossible à ces bateaux de porter l’immense voilure qui les caractérise. À Menh’la, un de ces bateaux se trouvait près du rivage, je pus mesurer sa vergue ; elle avait, tout en négligeant sa courbure, cent trente pieds (trente-neuf mètres) de long, et la surface de la voilure ne pouvait pas être au-dessous de quatre mille pieds carrés (367 mètres).

Ces bateaux ne peuvent marcher que vent arrière ; mais pendant la saison des pluies, le vent est presque toujours favorable à la remonte d’Irawady. Une flottille de ces bateaux filant devant le vent, avec le soleil dorant leurs immenses voiles blanches, ressemble à de gigantesques papillons effleurant l’eau.

Au-dessus de Menh’la le courant est très-violent, nos steamers remorqueurs n’avançaient qu’à grand’peine. Sur notre gauche se dressaient d’abruptes collines de grès rouge ; au pied de ces rochers, qui s’entr’ouvrent çà et là pour former de charmants vallons herbeux, apparaissaient de magnifiques arbres qui projetaient leurs ombres sur les remous de la rivière. La pagode de Myenka-taoung, déjà signalée par Crawfurd en 1824, se dresse encore à l’extrémité de la falaise, suspendue au-dessus des eaux qui minent la base des rochers sur lesquels elle est assise. C’est là qu’en 1056 fut assassiné Chaulu, roi de Pagán.

Nous nous arrêtons à Men-goon (le site du palais rustique), grand village de deux à trois cents maisons. La population entière est sur le rivage, drapeaux et bannières flottant au vent, un corps de musique jouant à tout rompre ; des bateaux dorés, d’autres embarcations moins éclatantes, mais ayant le même aspect « centipède, » circulent autour de nos vaisseaux ; les rameurs poussent des hurlements ou chantent en chœur, ce qui est la même chose ; deux ou trois individus ressemblant à des démons dansent avec frénésie sur les bancs des canots ; l’excitation générale donne à ce spectacle un caractère étrange et bizarre.

Un peu au-dessus de Men-goon, le fleuve change d’aspect, il s’étend en un immense chenal de deux à cinq milles de large (trois mille deux cents à huit mille mètres), embrassant de nombreuses îles d’alluvion ; et il conserve cet aspect jusqu’au confluent du Kyendwen.

Dans tout ce parcours, des berges élevées, des falaises escarpées de grès ou d’argile rouge encaissent la rivière à l’orient. Près du fleuve les terrains sont ravinés et tourmentés ; plus loin le sol s’élève en longues pentes ou en collines ondulées. La végétation a perdu ici son caractère tropical : rare et rabougrie en quelque sorte, elle ne se compose guère que d’une variété de zizyphus jujuba, acacia cathechu, entremêlés de ces euphorbes décharnés et de ces pâles et maladifs madars qui se rencontrent dans tous les endroits stériles et desséchés de l’Inde, depuis le Peshawer jusqu’au Pégu.

Hâtons-nous de dire que ces falaises stériles s’ouvrent de temps à autre pour laisser entrevoir, dans l’interieur des terres, de jolis vallons perpendiculaireres au fleuve ; au débouché de tous, de verdoyants bosquets de palmiers et de grands arbres ombragent de riants petits villages dont la verte ceinture de champs cultivés et de haies bien entretenues forme un charmant contraste avec les collines stériles et nues qui les environnent.

Sur la rive droite, ces hautes terres disparaissent près Memboo, à dix-huit milles (vingt-neuf kilomètres) de Menh’la ; une immense plaine d’alluvion s’étend jusqu’aux derniers contre-forts des monts Aracan ; c’est la province de Tsalen, une des plus riches de l’empire birman.

De Men-goon, nous gagnons Magwé ; entre ces deux localités, sur des collines dénudées, brillent les blanches pagodes de Kwé-zo, auxquelles on arrive par d’interminables escaliers.


La ville de Magwé. — Musique, concert et drames birmans.

Magwé, peuplée de huit à neuf mille âmes, est la plus grande ville que nous ayons encore vue en ce pays. Il y avait sur la plage deux ou trois cents bateaux de toute forme et de toute grandeur. Selon le wondouk, la ville renferme trois mille maisons, et ce chiffre ne nous sembla nullement exagéré.

En approchant de Magwé, nous vîmes un joli spécimen de pont birman : les Birmans sont bien plus avancés que les Hindous dans ce genre de construction ; il est rare de ne pas rencontrer de pont là où les débordements empêchent la circulation.

La longueur de ces ponts est souvent excessive ; leur construction ne m’a jamais semblé varier. Des pilotis en bois de teck de douze et treize pieds de long, des traverses qui se fixent aux pieux par des mortaises, un plancher solide, une balustrade souvent élégamment sculptée, voilà tout ce qu’on exige d’un ingénieur birman. Les pilotis, enfoncés sans l’aide du mouton, résistent pourtant au courant.

Les chaumières des faubourgs étaient en bon état ; presque toutes avaient un large porche en treillage, qui, recouvert de plantes grimpantes, formait un frais berceau d’ombre et de verdure.

Les principales maisons de la grand’rue étaient occupées par des soldats dont les armes étaient rangées le long des verandahs. De nombreux chevaux circulaient dans les rues ; c’était la monture de la milice du pays, convoquée sans doute pour notre arrivée.

Les boutiques étaient veuves de leurs marchandises, et la population avait un air d’inquiétude qui est peu dans le caractère des Birmans ; notre présence semblait les préoccuper.

Nous ne rencontrâmes aussi que très-peu de femmes, ce qui n’est pas l’habitude du pays. C’est la seule fois que nous nous soyons aperçus de ce manque de confiance ; mais les femmes ne se montrèrent plus en grand nombre que dans le voisinage de la capitale.

En sortant de la ville, nous nous trouvâmes dans une campagne ouverte, ondulée et divisée en enclos par des haies de jujubiers morts. La principale culture était le sésame. L’aspect des routes et des champs nous montrait un degré de civilisation auquel nous ne nous attendions pas.

Du bord de notre bateau à vapeur, nous avions remarqué une masse sombre de toitures s’étageant les unes sur les autres ; c’étaient deux immenses monastères, d’une construction solide et simple, une chapelle (thein) et enfin une pagode. Le tout, y compris de vastes terrains, était entouré d’une grossière palissade de bois de teck de sept à huit pieds de haut.

Le thein était le monument le plus remarquable et le plus richement sculpté que nous ayons encore rencontré : ce n’est que dans les environs d’Amarapoura que nous avons vu des monastères le surpassant ; plutôt encore par la richesse que par le goût de l’ornementation.

M’étant mis à en faire un croquis, je fus aussitôt entouré d’une foule de moines et de profès, tous très-joyeux, mais aussi très-questionneurs. Quand je demandais à l’un d’eux de poser pour que je pusse le représenter dans mon dessin, il s’approcha à toucher mon visage, et je ne pus lui faire comprendre qu’il était trop près.

Le soir, nous fîmes connaissance avec le drame birman, distraction qui prendrait grande place dans ma narration, s’il me fallait raconter ceux dont nous avons été journellement gratifiés pendant tout notre voyage.

Le gouverneur avait ordonné une exhibition de marionnettes et un drame régulier et classique ; comme c’était la première fois qu’on nous faisait une politesse de ce genre, le major Mac Phayre, l’ambassadeur, y exigea notre présence.

Nous avions un orchestre birman au grand complet, composé d’instruments très-curieux, et qui, je crois, sont particuliers à la Birmanie.

Pattshaing ou tambour-harmonica.

Le principal instrument, tant au point de vue du volume que du son, est le pattshaing ou tambour-harmonica. C’est une espèce de châssis circulaire, en forme de baquet, d’environ trente pouces (soixante-quinze centimètres) de haut sur quatre pieds et demi (un mètre cinquante centimètres) de diamètre. Ce châssis consiste en espèces de douves curieusement sculptées, qu’on maintient les unes près des autres à l’aide d’un tenon qui s’introduit dans une mortaise taillée dans un cercle. À l’intérieur sont suspendus verticalement dix-huit à vingt tambourins, dont le diamètre varie de six à vingt-cinq centimètres. Pour accorder l’instrument, on modifie le son de chaque tambour, quand cela est nécessaire, en étendant avec le pouce un peu d’argile mouillée au centre de la peau d’âne. Le musicien, accroupi à l’intérieur, joue de cet instrument avec les doigts ou la paume de la main, et parvient et en tirer certains effets musicaux. Un autre instrument ressemble beaucoup au patthsaing, mais, au lieu de tambours, il contient des tamtams, et les musiciens se servent de baguettes pour toucher ce clavier, qui donne des sons d’une douceur et d’une mélodie charmantes. Le reste de l’orchestre se compose de deux ou trois clairons à large pavillon, d’une misérable trompette d’un son, de cymbales, et quelquefois d’un immense tam tam ; invariablement il y a des castagnettes de bambou qui battent fort bien la mesure, mais qui aussi se font par trop entendre.

Pattshaing à baguettes.

Les Birmans ont en outre instruments pour la musique spéciale de salon ou de concerts ; les principaux sont la harpe et l’harmonica aux touches de bambou et quelquefois d’acier.

Harpe birmane.

Nous avons vu à Amarapoura un de ces derniers instruments ; c’était l’œuvre des augustes mains du roi Tharawady, qui, comme Louis XVI, était plus adroit mécanicien qu’habile monarque.

Enfin une longue guitare cylindrique à trois cordes, ayant la forme d’un caïman, dont elle porte d’ailleurs le nom, clôt la liste de l’instrumentation birmane.

Harmonica birman.

Revenons au drame. Le sol, couvert de nattes, sert généralement de scène. Les personnages distingués se placent sur des estrades, la plèbe s’accroupit, se plaçant de son mieux dans tous les espaces libres. Au milieu de la scène il y a toujours un arbre, ou simplement une grosse branche d’arbre ; comme l’autel dans les tragédies grecques, c’est le centre de l’action, c’est le seul décor ; on a toujours répondu à mes questions à ce sujet que c’était en prévision du cas où l’on aurait une forêt ou un jardin à représenter ; mais je suis convaincu que cet arbre avait une signification symbolique qui, avec le temps, s’est perdue.

L’éclairage, à l’huile minérale, consiste en quelques vases de terre qu’un des acteurs remplit de temps à autre et qui lancent leurs lueurs rougeâtres autour de l’arbre symbolique. L’orchestre, sur un des côtés de la scène, a près de lui une espèce de chevalet d’où pendent une foule de masques grotesques. Le coffre qui renferme les costumes de la troupe lui fait face ; invariablement ce coffre fait fonction de trône à l’usage des rois, toujours très-nombreux dans ces drames.

De fait, rois, princes, princesses, ministres et courtisans sont les seuls personnages qui y figurent. Quant à l’intrigue, s’il y en a une, elle est très-difficile à découvrir. Le héros est le plus souvent un jeune prince, qui a toujours pour valet un bouffon, comme celui de nos anciennes comédies ; le Crispin de Magwé remplissait parfaitement son rôle de comique, ainsi qu’en témoignaient les éclats de rire de l’audience. C’était le seul acteur digne de ce nom, et son jeu était souvent si hautement épicé, que pour le comprendre il n’était pas besoin de connaître la langue dont il se servait. L’interminable prolixité du dialogue dépassait toutes les bornes ; je ne pense pas que personne pût comprendre ni ce qu’il signifiait ni sa raison d’être ; ce qu’il y a de certain, c’est que l’action marchait si lentement qu’il eût fallu plusieurs semaines pour arriver au dénoûment.

Une partie du dialogue était chantée ; dans ces moments, les attitudes les gestes et certaines lamentations prolongées avaient un caractère très-comique, mais dont on se lassait bientôt. Des danseurs et des danseuses viennent souvent jouer des intermèdes ou même prendre part à l’action. Les rôles de femmes, dans les villes éloignées de la capitale, étaient joués par de jeunes garçons.

Les marionnettes sont encore plus populaires que les drames : les représentations de ces acteurs de bois ont lieu sur des théâtres assez élevés, ayant souvent neuf mètres de développement, ce qui permet de transporter la scène selon les exigences du sujet ; le plus communément, on voit un trône à un bout, c’est la cour ; à l’autre extrémité des branches d’arbre représentent une forêt. Les pièces que jouent ces marionnettes sont, comme celles des acteurs vivants, très-prolixes, et elles m’ont paru avoir une tendance au surnaturel, car on y voit des princesses enchantées, des dragons, des esprits (hàts), des chariots volants, etc. Ces marionnettes jouent souvent aussi des mystères qui se rapportent à l’histoire de Gautama, et qu’on ne pourrait laisser représenter par des acteurs.

Représentation théâtrale dans le royaume d’Ava. — Dessin de W. Haussoullier et Hadamard d’après H. Yule.


Sources de naphte ; leur exploitation. — Un monastère et ses habitants.

La ville de Ye-nan-Gyong, que nous atteignîmes le 13, révèle la nature de son industrie et à la vue et à l’odorat ; on y sent partout l’odeur nauséabonde du pétrole ; la plage est couverte de vases de terre qui ruissellent d’huile ; de toutes parts on voit fumer des poteries. Nous montâmes sur les collines qui entourent la ville ; un sol de sable ou de pierre, à peine assez d’herbe pour ne pas accuser une stérilité absolue, çà et là quelques euphorbes rabougris, du bois pétrifié en abondance, tel est l’aspect désolé du pays.

Le 15 août fut consacré à visiter les mines ; nos chevaux n’étaient pas mauvais ; mais je n’en puis dire autant de leur harnachement. Après avoir chevauché pendant trois milles (cinq kilomètres) à travers des ravins et des collines escarpées de grès en pleine désagrégation, nous arrivâmes sur une hauteur au centre de l’exploitation. c’est un plateau irrégulier qui forme une espèce de péninsule au milieu des ravins.

Les puits sont, dit-on, au nombre de cent ; mais il en est qui sont abandonnés. Leur profondeur est variable, suivant qu’ils sont percés à la partie supérieure du plateau ou sur ses flancs. Nous en avons mesuré plusieurs à l’aide de longues cordes qui servent à puiser l’huile, et nous avons trouvé cinquante-quatre, cinquante-sept, quatre-vingt-un et jusqu’à quatre-vingt-onze mètres. Cette exploitation occupe une surface d’environ deux cent soixante hectares.

Un treuil grossier, monté sur un tronc d’arbre, posé lui-même sur des branches fourchues, est tout le matériel employé. On laisse descendre un pot de terre, il se remplit d’huile, puis un ouvrier, homme ou femme, tirant la corde, descend la pente de la colline jusqu’à ce que le vase arrive à l’orifice du puits. Les Birmans se servent de cette huile pour l’éclairage ; on l’emploie aussi pour préserver les bois de construction des atteintes des insectes ; c’est souvent même un médicament. Ce pétrole, qui depuis quelques années est largement importé en Europe, sert à l’éclairage, au graissage des machines, et la substance solide est employée à la fabrication des bougies.

Cette huile, de couleur verdâtre, a la consistance de la mélasse ; son odeur n’est pas désagréable quand on est en plein air, et qu’elle est en petite quantité.

Le travail dans ces puits, d’où s’échappent des gaz délétères, n’est pas sans danger, surtout quand on approche du niveau de l’huile. Le capitaine Macleod, qui vit travailler au percement de l’un d’eux, rapporte que les ouvriers ne restent au fond du puits que de quatorze à vingt-huit secondes ; encore en sortent-ils très-épuisés.

Vallée des puits de bitume. — Dessin de Karl Girardet d’après H. Yule.

Cette exploitation fournit par mois vingt-sept mille viss (quarante-cinq mille kilogrammes de pétrole), il en revient mille au roi, mille au seigneur du district, et environ neuf mille aux ouvriers. Par suite de la demande du marché européen, cette substance vaut actuellement, à Londres, de mille à onze cents francs la tonne. La production totale annuelle de tous les puits, y compris ceux de la région sud, est d’environ douze mille tonnes.

Dans la soirée j’allai avec le major Phayre faire une promenade dans les environs : un chemin bien entretenu nous conduisit, à travers des collines arides, jusqu’à un petit vallon ombreux s’ouvrant sur la rivière ; il avait son monastère et sa pagode. Les écoliers du monastère s’attroupant autour de nous, un vieux poon-gyi[3] vint sous le zayat[4] comme s’il voulait nous parler. Ces moines n’adressent jamais la parole les premiers : c’est la seule classe dans le Pégu avec laquelle il soit agréable de parler, parce qu’ils ne sont jamais quémandeurs.

Nous invitâmes le vieux poon-gyi à venir visiter les steamers ; mais il nous refusa en lorgnant soupçonneusement un avocat de Penang (un bâton), que l’un de nous avait à la main. « Je crains d’être battu, » nous dit-il.

Ce peuple semble croire que parler birman implique une communauté de foi avec eux. On demandait invariablement à l’ambassadeur : « Est-ce que vous adorez les pagodes ? » Comme en parlant au poon-gyi il avait employé les termes de respect qu’on emploie à l’égard des prêtres, un des assistants aux dents noires lui dit d’une façon assez impertinente : « Quoi ! est-ce que vous adorez les poon-gyis ; pourquoi alors n’avez-vous pas rendu à celui-ci les hommages que vous lui devez ? — Parce qu’aujourd’hui n’est pas un jour de culte, » répliqua l’envoyé. Cette réponse excita un rire général dans tout l’auditoire.


La ville de Pagán. — Myeen-Kyan. — Amarapoura.

À mesure que nous approchons de Pagán, le fleuve semble grandir. La rive orientale est magnifique de végétation. Ce n’est qu’une succession continue de vallons richement boisés, de bouquets d’élégants palmiers abritant des villages ; c’est un contraste frappant avec la rive opposée, qui ne présente qu’une série de collines stériles, dénudées, dont l’apparence est d’autant plus désolée que les îles qui surgissent à leurs pieds sont couvertes d’une épaisse verdure.

Nous voici enfin à Pagán ; d’abord un dôme immense apparaît, c’est le Tsetna-phya ; ensuite des pyramides éclatantes qui, étagées les unes sur les autres, surmontent des toitures resplendissantes de dorures ; des temples sombres, étranges, avec leurs bases carrées, d’où s’élance un clocher en forme de mitre ; puis enfin des coupoles blanches, noires, bizarres, fantastiques, se dessinant au milieu des maisons, des palmiers, des champs et des jardins.

Pagode à Pagán.

Voici venir les canots de guerre, les parasols dorés, les rameurs qui hurlent, les danseurs frénétiques, la musique assourdissante ; c’est le gouverneur de Pagán, le Myitsing-woon, espèce de grand shérif de l’Irawady.

Les temples apparaissent de plus en plus nombreux, les villages se montrent de toutes parts ; de tous côtés, sous des arbres majestueux, une population qui fourmille ; enfin nous laissons tomber l’ancre devant Pagán, et, comme d’habitude, près du théâtre.

L’escorte du Myit-sing-woon était la plus nombreuse que nous ayons encore vue. Dans son canot il avait cinquante hommes armés d’épées ; une vingtaine portaient des fusils de tout calibre, mais tous à deux coups, plusieurs même de ces équipages portaient un uniforme. Nous comptâmes trente canots, qui en moyenne avaient trente hommes à bord. Enfin environ deux cents cavaliers, montés sur des petits chevaux campagnards, parmi lesquels il y avait plus d’une jument suivie de son poulain, nous attendaient sur la plage. Notre mouillage était des plus pittoresques. Près de nous, sur le bord du fleuve, s’élevait un temple, petit, il est vrai, mais d’une construction très-originale : son dôme avait la forme d’un œuf, le gros bout en l’air, et était surmonté d’une simple flèche.

Cet œuf pose sur une terrasse de chunam ou chaux qui est faite avec des coquillages ou du corail blanc ; elle descend jusqu’à la rivière par une série de murs en talus, dont les parapets sont couronnés d’un cordon de trèfle mystique. En arrière une châsse de bois sculpté et doré, et un thein en brique avec son clocher pyramidal, s’étagent l’un derrière l’autre. Ce thein est d’une richesse et d’un fini d’exécution rares actuellement chez les Birmans.

De la rivière, cet ensemble d’architecture était si fantastique, si étrange, qu’en le voyant, on aurait pu se croire dans un monde nouveau.

Pagán nous causa à tous un profond étonnement. Aucun des voyageurs qui nous avaient précédés ne nous avait préparés au spectacle de ruines aussi vastes, aussi intéressantes. C’est à Pagán, dans les décombres de la vieille cité, que le 8 février 1826, l’armée des Birmans, commandée par le malheureux Naweng-Chuyen (le roi du coucher du soleil), livra son dernier combat aux Anglais envahisseurs.

Intérieur d’une pagode.

Les ruines de Pagán couvrent, le long du fleuve, un espace de treize kilomètres de long sur trois kilomètres de large. Le nombre des temples ruinés ou en bon état est de huit cents, peut-être même de mille. Il y en a de toute espèce : pagodes en forme de cloche, en forme de bouton, en forme de potiron ou d’œuf ; Dagobahs, Chaityas, Bo-phyas[5], tout s’y trouve réuni, avec toutes les variantes que comportent d’ailleurs ces différents types. Ces constructions, presque toutes sur le même plan, affectent la forme cubique : à l’intérieur une grande chambre avec des voûtes gothiques ; à la principale entrée, grand porche qui fait saillie ; à l’orient, deux portes latérales ; le plan a la forme d’une croix ; le bâtiment s’élève en terrasses successives pour se terminer par une flèche, le plus souvent une espèce de pyramide renflée vers le milieu. Ces constructions sont en briques statues de plâtre. Les murs intérieurs et les chapelles ont un revêtement pareil, richement décoré de fresques d’un travail soigné.

Dagobah ou pagode en forme de cloche.

Tel est en général le type de ces pagodes, dont la superficie varie de quatre-vingts à huit cents mètres carrés.

Ce qu’il y a de plus remarquable sans contredit dans ces temples, ce sont les chapelles à idoles, colossales statues de neuf mètres qui se ressemblent toutes ; la seule différence qui existe entre elles est dans leur attitude : les unes prient, les autres prêchent, celles-ci donnent leur bénédiction. Posées sur un piédestal en bois sculpté en lotus, elles font face à l’entrée des chapelles, qui toutes sont ornées de magnifiques grilles de sept mètres de haut : ces grilles en bois sont très-curieusement fouillées ; des guirlandes de feuillage d’un fini précieux s’enroulent autour de chaque traverse ; les voûtes sont treillissées et semées de rosaces d’or.

L’immense niche où se trouve la statue a parfois plus de quinze mètres d’élévation ; tout autour court une dentelle de métal doré, soigneusement découpée : au sommet de la voûte, à l’abri des regards du spectateur, se trouve une fenêtre dont le jour est dirigé sur la tête et les épaules de l’idole, qui, couverte d’or, semble ruisseler de lumière. Ce rayonnement éclatant au fond d’une chapelle sombre saisit le spectateur et produit un effet étrange.

Ces pagodes sont, je crois, toutes construites en kuchapukka, c’est-à-dire en briques cimentées de vase. On se représente difficilement des monuments de ce genre, atteignant une hauteur de soixante mètres ; il faut dire que ces constructions sont presque des masses solides, si bien que les corridors et les voûtes ressemblent plutôt à des excavations qu’à de grandes nefs. Ces travaux sont d’ailleurs exécutés avec un tel soin, le joint des briques est si bien fait, qu’il est difficile d’introduire entre elles la lame d’un couteau. Toute cette maçonnerie est couverte de plâtre ; la nature même de cette construction exige qu’il en soit ainsi.

Là où le plâtre a résisté, les monuments sont en bon état ; quand il a disparu, les monuments tombent en ruine. Il va sans dire que tous les ornements sont exécutés en plâtre ; ils sont d’un goût et d’un fini qu’on rencontre rarement dans ce pays et dans les Indes.

Myeen-kyan, ville importante entre Pagán et la capitale du royaume, fait un grand commerce ; c’est le principal, marché à riz de la Birmanie. Les rues étaient très-animées : ici on battait le riz, là on le vannait, plus loin, on l’emballait et on le mettait à bord de grandes barques de cinquante à cent tonneaux, qui emportaient aussi des balles de coton destinées à la Chine. Celui que nous avons vu était sale et court de laine.

Les habitants se pressaient en foule pour voir les navires ; ils regardaient par les sabords ouverts, questionnant, plaisantant sur tout ce qu’ils voyaient ; qu’on fût à sa toilette ou non, ils ne se dérangeaient point.

Les eaux du fleuve étaient si hautes et inondaient tellement les champs et les prés, qu’il nous fut impossible de juger de l’importance du Kyendwen, un des affluents de l’Irawady : nous remarquâmes au confluent de ces deux rivières un petit kyoung (monastère), bâti sur pilotis : il avait été construit, nous dit-on, pour les mariniers.

Au delà de cette ville nous fûmes témoins de la fabrication indigène du salpêtre. Comme aux Indes, il se recueille ici sur le sol ; pendant la saison sèche, on racle la terre à une profondeur de quinze centimètres environ ; puis on met ce qu’on a ainsi ramassé dans des espèces de filtres d’osier garnis d’argile à l’intérieur et qu’on monte sur des châssis de bois. On les recouvre de balles de riz, puis on verse de l’eau sur le tout. Cette eau, passant lentement à travers l’appareil, vient tomber dans un vase en terre qui sert de récipient. On répète les lavages deux fois et on porte les eaux mères à la cuisson.

Celle-ci s’opère dans de larges vases peu profonds, juste assez élevés au-dessus du sol pour qu’on puisse faire un petit feu : ces chaudières sont en fonte de Chine, métal connu par ses qualités tenaces et ductiles. Le salpêtre vient se cristalliser sur les parois des vases, d’où on le retire en les raclant avec un couteau de bois.

La plus grande partie du salpêtre est vendue au roi ; c’est un commerce libre ; cependant, si on en vendait de grandes quantités pour l’exportation, il est probable qu’on l’arrêterait à la frontière. Ce qui ne se vend pas au roi sert à faire des pièces d’artifices, car les Birmans excellent dans la pyrotechnie.

Le 29 août, nous rencontrâmes une flotte de bateaux de guerre qui accompagnait une députation nouvelle envoyée à notre rencontre. Le chef vint à bord, c’était Nan-ma-dau-woon, le gouverneur du palais de la reine ; au commencement de la guerre, il était gouverneur de Dalla, et avait été à la tête de la députation envoyée à Calcutta. Il portait une longue robe d’organdi et avait sur l’épaule un tsal-wé[6] d’or à douze rangs. C’était le fonctionnaire le plus distingué que nous eussions rencontré. Son canot avec ses cinquante-six rameurs était un spécimen modèle du genre.

Le spectacle avait un grand caractère. La flottille de canots se divisa en deux bandes, l’une restant sur la rive droite, l’autre traversant la rive gauche ; les vapeurs avançaient lentement pendant tous ces préparatifs ; nous comptâmes trois cents canots ; ils avaient en moyenne un équipage de trente hommes, le tout formant un total de neuf mille hommes, qui nous accompagnaient de leurs chants et de leur musique habituelle.

M. Spears, négociant anglais résidant depuis longtemps à Amarapoura, vint a bord avec Antonio Camaretta, Portugais de Goa, un des employés de confiance du gouvernement birman ; il est actuellement receveur des douanes dans la capitale et maître de la garde-robe du roi.

Nous débarquâmes à Sagaïn, juste en face du vieil Ava ; un bois épais, quelques pagodes blanches, quelques monastères en ruines, des remparts couverts d’herbes et de broussailles, indiquent seuls l’ancienne capitale du royaume. Aussitôt arrivés, le padre Abbona, prêtre piémontais, vint nous voir ; nous eûmes de nombreux rapports avec lui dans la suite.

Le patron du canot de guerre qui avait amené le vieux woon, et qui était monté à bord avec lui, nous avait beaucoup amusés le long de la route. C’était un gaillard gros et gras, d’un aspect désagréable, qui se prélassait avec des airs d’importance, ainsi qu’il convient à qui possède un abdomen puissant et un putso battant neuf. Sa vanité subit ici un léger échec, et nous eûmes un curieux exemple de la manière dont cela se passe en Birmanie. Au moment du mouillage, plusieurs canots, qui auraient dû être au large, se trouvèrent gêner notre manœuvre. Un des chefs prononça quelques paroles, et tout aussitôt deux de ces licteurs nus qui suivent tout personnage de marque, et dont les insignes caractéristiques sont un long et vigoureux rotin et des chapeaux en laque rouge, se précipitèrent sur notre pilote, au moment où il débarquait dans toute sa gloire, le saisirent par sa houppe de cheveux, lui lièrent les pieds et les poings, et sans souci du putso neuf et de son importance, le jetèrent, après l’avoir fort malmené, sur un tas de briques situé derrière notre demeure.

Dans la soirée, nous explorâmes la ville et ses environs. Cette ville, qui plus d’une fois fut la capitale du royaume, est fermée par une enceinte en briques tombant en ruines et entourant, au milieu d’épais bouquets de magnifiques tamariniers, quelques rares maisons. Les boutiques, plus rares encore, ne contenaient rien d’intéressant.


Paysage. — Arrivée à Amarapoura.

Les chemins des environs de la ville auraient eu parfois un aspect tout anglais, n’étaient des haies de cactus qui nous rappelaient à la réalité. M. Oldham et moi, après avoir gravi fort péniblement environ trois cents marches très-roides, par un escalier ressemblant beaucoup à celui qui décorait le fronton du temple de la Renommée dans les livres de notre enfance, nous arrivâmes à un temple ruiné, qui lui-même ne nous paya pas de notre fatigue ; mais du haut de ses terrasses nous eûmes une de ces vues qu’on n’oublie jamais. Il n’est rien sur les bords du Rhin qui puisse s’y comparer. Ici l’Irawady fait un coude brusque et s’infléchit presque à angle droit. Tantôt, étincelant comme une zone d’argent, il baigne des îles verdoyantes comme de sombres émeraudes, et semble se perdre dans les montagnes bleues qui apparaissent à l’horizon ; tantôt il rayonne ardent sous les feux du soleil, comme un fleuve d’or liquide. Devant nous, Amarapoura, enveloppée d’une vapeur légère qui couvre ses maisons de clayonnage et ses pagodes de plâtre, de cette estompe mystérieuse qui permet à l’imagination de rêver de palais de marbre, de pagodes de porphyre et d’or. Derrière ses lagunes, c’est la merveilleuse Venise ! À nos pieds des arbres splendides (il n’est pas d’arbres comme ceux de la Birmanie), d’où se détachent des pagodes, des temples éclatants de dorure ; plus loin, large comme un lac, s’étend une nappe d’eau où se reflètent la profonde verdure des coteaux et les nuages blancs qui courent dans le ciel ; puis encore le fleuve, que sillonnent les canots de guerre tout dorés et dont la musique et les chants arrivent jusqu’à nous ; plus loin encore les collines nues, abruptes, désolées de Sagaïn, où, sur chaque mamelon, se dresse un sombre monastère ou un blanc Bo-phya ; puis des îles, des temples, des villages, des collines nues, et, comme Cybèle, couronnées de tours, puis enfin de l’autre côté de l’Irawady, le vieil Ava, sombre forêt où surgissent encore quelques blanches pagodes… splendide spectacle qui ne sortira jamais de ma mémoire !

En allant visiter la pagode de Khoung-moo-dau, nous traversâmes plusieurs villages habités chacun par des corps d’état distincts : dans l’un, des fabricants de papier ; dans l’autre, des forgerons ; un troisième ne renfermait que des marbriers. Ces derniers sculptent une quantité innombrable de gautamas en marbre. Ils polissent merveilleusement ces statues du Bouddha, se servant à cet effet d’une pâte faite avec du bois fossile. On demandait, pour un gautama d’un mètre de haut, deux cent trente-sept dollars ; un petit gautama portatif, de vingt centimètres environ, tout rehaussé d’or, ne valait que vingt et un dollars.

30 août. — Vers midi arriva une autre immense flottille de canots de guerre ; elle escortait le magwé-mengyi, qui venait au-devant de l’envoyé anglais. Ce fonctionnaire jouit d’une haute réputation de modération et d’honnêteté ; il a la préséance sur tous les membres du hwlot-dau (conseil royal). Un certain air sensuel, combiné avec son air intelligent et rusé, le fait ressembler aux portraits de quelques rois du moyen âge.

L’entrevue fut très-cordiale ; on causa de différents sujets, et enfin on vint à parler du système planétaire, que le major Phayre chercha à leur faire comprendre, sans y pouvoir réussir toutefois ; c’était trop complétement opposé à la théorie des Birmans, qui admettent l’existence d’une montagne centrale (Myen-mo) dont la hauteur est de plusieurs millions de kilomètres, et autour de laquelle sont solidement attachées quatre grandes îles (l’Europe et l’Asie sont situées sur l’île du sud). Le soleil éclaire ces quatre terres en tournant autour de l’immense Myen-mo. Après quelques discussions sur ce thème, le woon-gyi, se tournant vers le major Phayre, lui demanda quels étaient les peuples qui croyaient à ce système.

« Les Anglais, les Français, les Portugais, les Américains, répondit celui-ci.

— Tous les blancs, alors. Il faudra que j’en parle au P. Abbona, » répondit le woon-gyi.

Dans la soirée M. Camaretta arriva avec une nombreuse suite de valets qui portaient une trentaine de plats d’argent massifs, contenant des ragoûts et des sucreries que le roi et la reine envoyaient à l’ambassade.

C’étaient les premiers spécimens de la cuisine indigène soumis à notre appréciation ; aussi tous les plats furent ils soigneusement dégustés. Il y avait, entre autres, une espèce de vol-au-vent de volaille et de porc, dont la pâte était de farine de riz, qui fut déclaré comparable aux meilleurs produits de l’art culinaire français. Les sucreries, préparées sous la direction de Son Altesse la princesse Pakhan, propre sœur du roi, étaient dignes d’une si haute provenance.

Partis le 1er septembre pour la capitale, nous trouvâmes le fleuve tellement débordé, qu’on fut obligé de faire jalonner devant nous le chenal par des canots de guerre, jusqu’à ce que, quittant l’Irawady, nous fîmes notre entrée dans le Myit-ngé ou lac d’Amarapoura, au milieu d’une forêt d’embarcations de toute espèce, parmi lesquelles apparurent bientôt les bateaux du roi. L’un d’eux était vraiment une embarcation royale ; la proue représentait une tête de paon, et sur le pont s’étageaient les uns sur les autres de nombreux pavillons ; le tout ruisselait d’or. Les tours et détours de la rivière étaient si fréquents que les collines de Sagaïn avaient l’air de danser autour de nous.

Enfin, après avoir traversé un dédale de canaux plus étroits les uns que les autres, si étroits que la Nerbudda avec ses tambours brisait les branches des arbres du rivage, nous arrivons au but de notre voyage, à cet interminable pont de bois qui traverse le lac pour aller rejoindre Amarapoura. Le pont et la berge étaient couverts de monde, et plus d’un curieux, pour mieux voir, n’avait pas craint d’entrer dans l’eau jusqu’à mi-corps.

Des éléphants nous attendaient au débarcadère, mais le major Phayre ayant préféré marcher, nous nous acheminâmes pédestrement entre deux haies de soldats d’assez piètre apparence, tous armés de sabres et de fusils du vieux modèle français. Les réguliers, ou pour mieux dire les quasi-réguliers, ceux qui sont de service dans la capitale, avaient des jaquettes rouges de drap grossier, des ceinturons en étain et de vastes chapeaux à grands bords, en forme de cloche ; ces coiffures sont en bambou tressé et recouvert de laque verte ou dorée. Les irréguliers étaient vêtus chacun selon sa fantaisie. De temps en temps apparaissaient sur le second rang des pelotons de cavalerie. Les cavaliers, montés sur de maigres chevaux, armés de courtes lances et de dhas ou cimeterres, faisaient triste figure. Quelques officiers étaient splendides, au point de vue de la parade s’entend. Encastrés entre leurs pommeaux d’or prodigieusement élevés, avec d’immenses quartiers de selle en buffle doré ou couverts de dragons fantastiques, ils faisaient un effet merveilleux. Ce quartier de selle, qui a quelquefois un mètre de diamètre, est certainement ce qu’il y a de plus curieux dans l’accoutrement des cavaliers birmans ; c’est peut-être un reste des anciennes armures.

Maison de l’ambassade à Amarapoura.

Nous arrivâmes à notre résidence, située à environ trois kilomètres de notre flottille ; ce qui n’était rien moins que commode ; mais il nous fallut nous résigner. Les précédents règlent tout en Birmanie ; le colonel Symes, le capitaine Canning, pendant leur séjour à Amarapoura, avaient demeure là, ce fut raison suffisante pour nous y loger.

Notre habitation, dont la superficie était d’environ cinq cents mètres carrés, était entourée d’une palissade de bambous. À l’extérieur existaient des abris servant à environ six cents soldats placés là pour nous protéger, ou plutôt pour nous surveiller. Notre demeure, dans le fait, n’était rien autre qu’un large bungalow avec de nombreux pignons et non moins de larmiers, qui, ainsi que nous pûmes bientôt nous en assurer par expérience, laissaient facilement pénétrer l’eau dans les chambres. La charpente était en bois de teck, les murs et planchers en bambou.

Une immense chambre de plus de vingt-cinq mètres de long nous servait de salle à manger : de grands vases de Chine garnis d’arbres artificiels couverts de fleurs et de fruits la décoraient. Ces derniers imitant des mangues, des pêches, des ananas ou autres fruits, étaient bons à manger ou au moins destinés à l’être, car on les remplaçait tous les jours ; c’étaient des sucreries ou des pâtes de fruits suspendues aux branches par des fils de fer. Les arbres, assez bien imités d’ailleurs, formaient une décoration agréable.

Le plancher de la salle était couvert de tapis chinois en feutre imprimé ; nous avions aussi des tables, des chaises, un punka orné de grandes lanternes chinoises dans lesquelles on mettait tous les soirs de petites bougies indigènes en cire jaune, et qui n’éclairaient guère mieux que des veilleuses.

Le long de ce salon régnait une verandah ayant vue sur un grand portique, immense abri circulaire avec un toit conique supporté par un seul mât placé au centre. Sous cet immense parapluie se trouvaient et le théâtre, et les marionnettes, et la musique destinée à nos plaisirs, ou plutôt à ceux de notre garde d’honneur, car ils ne nous causèrent jamais que des insomnies.

Dans notre portique-théâtre et sur la verandah brillaient d’énormes jarres d’argent massif où deux hommes auraient logé sans peine ; d’immenses cuillers, aussi en argent, permettaient de se désaltérer avec l’eau qu’elles contenaient : c’était d’un aspect vraiment royal.

Amarapoura, en pali, « la ville immortelle », n’a aucune prétention à l’antiquité ; elle a été fondée par Mentaragyi Phra, fils de ce grand Alompra, qui, vers le milieu du siècle dernier, affranchit la Birmanie du joug des Péguans. D’après le P. San-Germano, Mentaragyi prit possession de son palais le 10 mai 1783. La ville fut abandonnée par son successeur en 1822 ; cet acte fut considéré comme de mauvais augure ; ce fut ce qui amena, disent les Birmans, les désastres de 1824-1826. Les résidences royales, à chaque changement, avaient toujours remonté la rivière, de Prome à Pagán, de Pagán à Panya, de là à Ava, puis à Amarapoura : cet abandon des antiques costumes amena la mauvaise chance et les revers.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Woondouk, ministre de second ordre. Dans le Hlwot-dau, grand conseil de la couronne, il y a quatre won-gyi, assistés chacun d’un woondouk. Woon, gouverneur ou ministre ; ce mot signifie littéralement fardeau. Woon-gyi, grand Woon ; woondouk, soutien du woon.
  2. Le htee est l’ornement en fer doré qui couronne le dôme de toutes les pagodes.
  3. Poon-gyi, grande gloire, nom qui, dans la Birmanie, sert à désigner les prêtres de Bouddha.
  4. Zayat, espèce de portique ou d’abri public, qui, servant aux voyageurs, aux promeneurs, etc., se trouve dans presque toutes les pagodes.
  5. Dagobah est le nom donné aux temples de Ceylan ; il signifie, en sanscrit, réceptacle des reliques. On suppose généralement que notre expression de pagode est une corruption de ce mot. Chaitys désigne les temples bouddhistes ; Bo-phya est le nom des pagodes en forme d’œuf ou de potiron.
  6. Le tsal-wé, chaîne d’or à plusieurs rangs, est l’insigne qui distingue les nobles birmans ; il se porte attaché sur l’épaule gauche, traverse la poitrine, et vient se fixer sur le dos, derrière le bras droit. D’après le major Phayre, ce serait une modification du fil ou cordon brahmanique des Hindous.