Seconde livraison
Le Tour du mondeVolume 3 (p. 385-400).
Seconde livraison



VOYAGE DANS LE FOUTA-DJALON,

EXÉCUTÉ D’APRÈS LES ORDRES DU COLONEL FAIDHERBE, GOUVERNEUR DU SÉNÉGAL,
PAR M. LAMBERT[1],
Lieutenant d’infanterie de marine.
TEXTE ET DESSINS INÉDITS COMMUNIQUÉS PAR LE MINISTÈRE DE LA MARINE ET DES COLONIES.
1860


D’Ansanqueré à Timbo. — Le Kokoulo et ses affluents. — Le bassin du Tené (haute Falémé). — Faucoumba. — Porédaka. — Sori Ibrahima, l’almamy régnant. — Élasticité des estomacs africains. — Faveur royale et ses suites.

Le message du chef de Labé levant toutes difficultés, je m’empressai de justifier de mon mieux l’allusion à ma générosité qui le terminait ; après avoir remis à Oumar, pour son suzerain un burnous, un sabre, quatre paires de pagnes, un coupon d’écarlate et un bonnet de velours brodé d’or, je repris la route de Timbo, escorté de six esclaves, trois hommes et trois femmes, envoyés à l’almamy par Abdoulaye et Oumar, comme un à-compte sur les impositions de leurs gouvernements. Ces pauvres gens devant en route me tenir lieu de portefaix, je fis alléger autant que je le pus les fardeaux incombant aux trois femmes. Soumises d’habitude à un traitement tout opposé, elles parurent aussi reconnaissantes qu’étonnées de cette petite attention.

D’Ansanqueré à Faucoumba la route traverse une série de plateaux et de vallons, inclinés tantôt au sud-ouest avec le Kokoulo et des affluents, tantôt au nord-est avec les ruisseaux qui forment la Falémé. Je pus reconnaître d’un des points élevés de la ligne de faîtes, près du village de Telcré, la tranchée que le Tené, branche mère de cette rivière, s’est ouverte dans l’arc de cercle le plus occidental que forment les montagnes du Fouta-Djalon. Je ferai remarquer à ce sujet que pour reconnaître la branche principale ou la source d’un fleuve, il importe bien plus au voyageur d’observer la configuration générale des hauts bassins que de rechercher tel ou tel filet d’eau qu’à tout hasard et le plus souvent dans un intérêt de vanité locale, un indigène vous désigne comme la source de telle ou telle rivière.

Faucoumba, où j’arrivai le lendemain, est la ville sainte du Fouta-Djalon ; elle fut le berceau de l’islamisme dans ce pays, et c’est de son sein que sortirent, il y a moins d’un siècle, les conquérants foulahs qui subjuguèrent les Djalonkés ; aussi jouit-elle du privilége de nommer les almamys. Les anciens de la ville sont chargés de ce soin ; mais le droit de l’électeur n’est pas parfaitement défini. Les hommes influents de toutes les parties de l’empire, viennent toujours y apporter leur voix, et souvent le poids de leur épée. Dans cette assemblée, comme dans toutes celles du même genre, il n’y a point de vote. Chacun émet son opinion pour son candidat, et la nomination se fait ensuite par acclamation, comme autrefois dans les élections polonaises. Ordinairement, pendant le résumé des débats, le chef du village est le président de ces étranges comices. Du reste cette institution, qui ne repose, sur aucune loi solide, mais bien sur une coutume mal définie, est complétement éludée par les aspirants au trône. Ils se rendent avec leurs partisans en armes sur les lieux de la délibération. Des conflits sanglants en résultent presque toujours, et c’est le plus fort qui l’emporte, momentanément du moins, car le vaincu est ordinairement loin de se soumettre pour l’avenir. De là des guerres et des rivalités interminables.

Le 15, à la tombée de la nuit, j’atteignis Porédaka, bourgade à peu de chose près aussi grande que Faucoumba. L’almamy Sori Ibrahima y arriva le lendemain. Le soir même il me donna audience.

Types et portraits. — Dessin de Hadamard d’après M. Lambert.

Ce ne fut pas sans quelque émotion que j’abordai ce personnage dont M. Hecquard avait tant eu à se plaindre. Sori peut avoir aujourd’hui de quarante à quarante-cinq ans ; Foulah de sang presque pur, il a un teint rougeâtre, comme celui de certaines statues égyptiennes ; ses cheveux lisses, même soyeux, commencent à grisonner ; l’expression dure de ses traits et son obésité précoce lui donnent assez l’air d’un Romain de la décadence.

Après les salutations préalables, je lui dis que le chef des blancs de Saint-Louis m’envoyait à lui pour lui remettre une lettre et l’engager à diriger dorénavant, d’une manière suivie, les caravanes de ses sujets sur nos comptoirs de Kakandy et de Sénoudébou.

« Je suis content, me répondit-il, très-content, très-content (sic) de ton arrivée dans le Fouta-Djalon. Va partout où tu voudras, agis comme tu l’entendras ; tu n’auras ici pour guide que ta volonté après celle de Dieu. »

Après l’avoir remercié de ces paroles bienveillantes et fort inattendues, je l’avoue, je crus devoir reprendre mon thème obligé sur les avantages que son peuple ne pouvait manquer de retirer du développement de ses relations commerciales avec nous.

« Je penserai à tout cela, me dit-il en m’interrompant, et nous en reparlerons plus tard. En attendant va trouver mon collègue Oumar. C’est à lui que la lettre de ton chef est adressée, et causer avec lui ou avec moi, cela revient au même ; maintenant nous ne faisons qu’un. »

Enchanté de cette proposition, qui allait au-devant de mes désirs, mais pouvant craindre qu’elle ne cachât un piége diplomatique, je ne crus pas devoir l’accepter sans autres explications.’

« Le chef des blancs, dis-je à Sori, m’envoie auprès de l’almamy du Fouta-Djalon, et non auprès d’un homme en particulier. Si la lettre est adressée à Oumar, c’est que le gouverneur du Sénégal le croyait encore en possession du pouvoir, et si je vais le voir maintenant, ce ne sera qu’avec ta permission.

— Eh bien, dit Sori, en hésitant quelque peu, décachette la lettre. »

La lecture de cette missive dura plus d’une heure. Le royal auditeur en pesait longuement chaque expression et terminait invariablement ses commentaires par quelque affirmation approbative, comme bien ! c’est vrai ! cela est avantageux. Enfin il me remit la lettre en me priant de la recacheter soigneusement. Évidemment mon homme avait peur d’Oumar et voulait mettre, vis-à-vis de ce rival en puissance, sa responsabilité à couvert.

Peu après mon retour au logis, je vis arriver des serviteurs de Sori ; ils m’apportaient un copieux souper. Le chef du village et le propriétaire de ma case en firent autant. Dans ce triple menu figuraient six énormes calebasses de riz ou de sanglé au mil, que les six noirs de ma suite firent immédiatement disparaître jusqu’au dernier grain et sans qu’aucun d’eux en éprouvât le moindre embarras gastrique. Je cite en passant cette preuve de l’élasticité de l’estomac du nègre ; il se distend ou se contracte avec une égale facilité suivant les circonstances.

Le lendemain, apprenant que l’almamy allait repartir pour Faucoumba, je me hâtai de lui porter le cadeau qui lui était destiné par M. Faidherbe : un beau fusil de chasse dans une boîte assortie, avec approvisionnement de poudre fine et de capsules. Sori reçut ce présent avec une joie non dissimulée. On eût dit un enfant contemplant un jouet longtemps désiré. La boîte et ses accessoires excitaient surtout son admiration. Un demi-baril de poudre de traite que je lui fis donner en sus, sur sa demande, acheva de le mettre en belle humeur. Au moment de me quitter il me secoua énergiquement la main et me tordit le bras en manière d’effusion amicale.

Ceci fut considéré par son entourage comme une haute et insigne faveur.

Tous ceux qui en avaient été témoins, crurent peu séant de me laisser retourner seul à ma case et me firent jusqu’à ma porte un cortége d’honneur. Puis chacun voulut savoir le nom d’un homme si bien en cour ; Cocagne leur dit que je me nommais Lambert.

Ils voulurent savoir comment ce nom devait s’exprimer en peulh.’

« Mais la même chose qu’en français, dit Cocagne, un homme, qu’il s’appelle Abdoulaye ou Lambert, garde son nom dans toutes les langues.

— Mais, objecta un des interlocuteurs, M. Hecquard s’appelait ici Boubakar.

— Alors, cherchez ! » riposta l’honnête marin poussé à bout.

Et toutes les cervelles présentes se creusèrent pour découvrir la solution du problème qu’elles venaient de se poser.

« J’ai trouvé ! » s’écria enfin un vieux marabout d’un ton augural. Toutes les oreilles s’ouvrirent avec la plus religieuse attention.

« Lambert, dit le saint homme, est la même chose que Abbert, et Abbert en peulh c’est Abbas.

— C’est cela même, dis-je en intervenant. Change maintenant mon prénom en Aboul et tu auras mon nom tout entier.

— Aboul-Abbas ! s’écria le vieux marabout, enchanté de sa science et en même temps fort surpris que je connusse ce personnage de l’histoire du califat[2]. »

À partir de ce moment, je fus baptisé et classé dans la mémoire de ces braves gens, et les voyageurs qui viendront après moi dans le Fouta-Djalon entendront certainement parler de leur prédécesseur français Aboul-Abbas, auquel l’almamy Sori Ibrahima fit un accueil si distingué, qu’il daigna, par une faveur toute spéciale, lui tordre le bras.


Arrivée à Timbo. — Description de cette capitale. — L’almamy Oumar. — Parallèle entre lui et Sori Ibrahima. — Fête religieuse du Kori, ou quatrième mois de l’année musulmane. — Curiosité fatigante. — Une imprudence de Cocagne. — Mon ami Ndiogo.

Pendant que l’almamy prenait la direction du nord, j’aurais voulu sans retard prendre la route du sud-est qui mène à Timbo. Mais je dus céder aux instances du chef de Porédaka qui me supplia de remettre mon départ jusqu’à ce qu’il eût pu exécuter l’ordre que Sori lui avait donné de tuer et de dépecer un bœuf en mon intention. Cette opération ne prit pas moins de deux jours à l’honorable magistrat. Je profitai de ces retards pour aller reconnaître, à quelques lieues de là, les sources du Sénégal. Du haut d’une ligne de faîtes qui court entre Faucoumba et Porédaka, je vis le fleuve naissant, coulant du nord-est au sud-est.

Deux jours plus tard, après avoir suivi une partie de la corde du grand arc décrit par le Sénégal autour du plateau de Timbo, je me trouvai en face de cette petite ville. Bâtie au pied d’une montagne de deux cent cinquante à trois cents mètres d’élévation, elle a à peine la dimension et la population de Faucoumba (3000 habitants). Elle n’en est pas moins la capitale de tout le Fouta-Djalon et le chef-lieu d’une province dénommée d’après elle et directement administrée par l’almamy. Son nom lui vient du mot peulh timé, qui signifie limite, fin, et qui fut donné à la vallée, où elle s’éleve aujourd’hui, lorsque les Foulahs vainqueurs des Djalonkés y pénétrèrent et crurent que leurs conquêtes s’arrêteraient là.

Vue de la ville et de la vallée de Timbo. — Dessin de Sabatier d’après M. Lambert.

Pendant que, assis sous un vieux bombax en face de la ville, je repassais ces particularités dans ma mémoire, les anciens de la cité, avertis de mon arrivée par Alpha Kikala, le héraut d’armes, délibéraient, suivant l’antique usage, sur l’admission de l’étranger dans leurs murs. Pure formalité en cette occasion, la délibération de cette municipalité africaine se termina par une invitation pressante de venir occuper la demeure qui m’était préparée. Kikala m’apprit en outre que l’almamy Oumar lui-même devait revenir dans la soirée de sa maison des champs pour me recevoir officiellement le lendemain.

En conséquence, à l’heure de midi, vêtu d’une simple chemise de laine et d’un large pantalon, chaussé de grandes bottes poudreuses et coiffé d’un immense chapeau de paille, ayant enfin l’apparence de n’importe quoi plutôt que d’un officier français, je fis mon entrée dans la capitale du Fouta-Djalon, et j’allai m’installer dans la maison d’un des serviteurs de l’almamy.

Arrivé assez tard dans la soirée, celui-ci m’envoya chercher le lendemain par un Foulah du Bondou, qui remplissait auprès de sa personne des fonctions correspondantes à celles de premier chambellan, ou, si l’on veut, d’introducteur des ambassadeurs.

À la première vue je fus frappé des dissemblances qui existent entre les deux almamys du Fouta-Djalon. Les traits d’Oumar expriment à la fois la douceur, l’énergie et la dignité. Le souverain pouvoir semble chez lui chose naturelle ; son rival s’étudie à le porter avec affectation. Âgé de quarante à quarante-deux ans, Oumar tend comme Sori à l’obésité, et chose étrange, ils sont peut-être les seuls, dans tout le pays soumis à leur autorité, qui soient menacés de cette infirmité. Ceci tient sans doute au genre de vie sédentaire auquel ils sont condamnés tous les deux. Oumar, en outre, est très-noir de teint ; car sa mère et sa grand’mère étaient de sang djalonké. Il doit à cette circonstance de pouvoir compter sur l’appui de toute cette partie de la nation.

Sori ne m’avait pas même invité à m’asseoir devant lui ; Oumar eut la délicatesse de me faire apporter un fauteuil qui lui venait de Kakandy.

Notre entretien s’ouvrit naturellement sur le message qu’il avait fait tenir au gouverneur du Sénégal par le commandant de Kéniéba, et sur la réponse que M. Faidherbe m’avait chargé de lui remettre.

« C’est moi, ajoutai-je, qui ai décacheté cette lettre pour en communiquer le contenu à Sori Ibrahima. On m’avait assuré que tu avais déposé le pouvoir en ce moment, et je crois qu’un homme animé de bonnes intentions doit d’abord s”adresser au chef réel du pays où il se présente. Je ne saurais trop me féliciter de ce que Sori m’a envoyé vers toi au lieu de me garder auprès de lui ; car c’est toi que le gouverneur connaît ; c’est toi que tous les Français connaissent et préfèrent, car nous avons tous lu le livre où M. Hecquard raconte avec quelle bienveillance tu l’as reçu.

— Je suis très-content, me répondit l’almamy, de l’arrivée d’un Français près de moi. Je les aime beaucoup, et je sais aussi que le gouverneur a pour moi autant d’estime que j’en ai pour lui. Tu es ici chez toi. Tout ce dont tu auras besoin, je m’efforcerai de te le procurer, et si j’oublie quelque chose tu me feras plaisir de me le rappeler. »

L’entretien se prolongea longtemps sur ce ton bienveillant : L’almamy parut éprouver une joie sincère en apprenant que M. Hecquard avait été récompensé de ses voyages par l’obtention d’un poste important[3], et me souhaita, en termes chaleureux, la même chance heureuse à mon retour dans le pays des blancs.

« Je serai assez payé de mes fatigues, répondis-je en manière d’aphorisme oriental, si mon voyage est utile à ton pays et au mien. Le bien accompli est la plus belle récompense du juste. »

Le soir de ce même jour, qui était celui de la nouvelle lune, après que les premières réjouissances célébrant la fin du Ramadan se furent calmées, et que la cité tout entière parut plongée dans le repos comme dans le silence, je sortis subrepticement de ma case, suivi de Cocagne et précédé de Mousa, un natif du Bondou attaché à la cour de l’almamy. Tous les trois, marchant à pas de loup et recherchant l’ombre la plus épaisse, nous avions l’air de maraudeurs allant faire un mauvais coup. Jamais à notre allure un Européen ne nous aurait pris pour ce que nous étions réellement : des mandataires d’un chef puissant, portant des cadeaux à un souverain. Mais que voulez-vous ? il est de la politique des monarques africains d’envelopper ces choses du plus grand mystère possible.

Je remis donc à Oumar, entre dix et onze heures du soir, heure fort avancée pour l’Afrique, un sabre assez riche, un bonnet de velours brodé en or, un beau burnous de laine, quatre paires de pagnes, deux mètres de drap écarlate, de la verroterie fine, un collier d’ambre d’une valeur de cent quarante francs, un couteau-poignard, une paire de lunettes, une de conserves, un joli lorgnon de presbyte, et enfin, à mon grand regret, je l’avoue, une fort belle lorgnette jumelle qui en route m’avait tenu lieu de longue-vue.

L’almamy m’avait averti qu’il ne pourrait me recevoir de toute la journée du lendemain, consacrée aux fêtes du Kori et aux prières publiques, auxquelles il devait présider[4]. En effet, dès le matin du 23 avril, la voix des marabouts ayant convoqué les vrais croyants, je vis tous les citadins, parés de leurs plus riches vêtements, sortir de leurs demeures et se diriger vers celle de l’almamy où retentissait le bruit du tamtam. Dès que la population musulmane de Timbo, grossie de tous les fidèles accourus des villages voisins, fut réunie devant la case royale, qui, semblable de forme et de matériaux aux huttes des plus pauvres Foulahs, n’en diffère que par l’étendue de l’enclos qui la renferme, tout ce monde, Oumar en tête, sortit processionnellement de la ville et gagna les rives d’un ruisseau qui porte, comme la ville, le nom de Timbo. Une fois arrivé le long de ce petit cours d’eau, l’almamy, assisté de ses deux tamsirs (lieutenants ou grands vicaires), se porta à cent pas en avant de la foule ; les marabouts et les anciens se rangèrent dans l’intervalle et la prière commença. Oumar la prononçait à haute voix et l’assistance tout entière (trois mille hommes au moins) répondait, tandis que du sein de la ville un doux et vague murmure, s’élevant par intervalles cadencés, annonçait que dans l’intérieur de chaque case les femmes s’associaient aux prières de leurs maris et de leurs frères.

C’était un beau et touchant spectacle que la vue de tous ces hommes courbant leurs fronts vers la terre, puis les relevant pour les courber encore. Toute cette cérémonie était empreinte d’un si profond recueillement, d’une foi si grave et si austère, que je ne pus résister au besoin de m’y associer et d’adresser aussi à Dieu une courte et fervente prière chrétienne.

En ce moment des cris perçants, des clameurs de toute sorte, s’élevèrent entre nous et la ville, et je vis la foule se répandre en courant dans la plaine. Je crus un moment que les Oubous, tribus dissidentes qui habitent les montagnes au sud du Sénégal, profitaient de l’opportunité du moment pour attaquer Timbo[5]. Mais tout ce tumulte provenait simplement de ce que le salam étant terminé, les enfants, secouant le joug de la discipline, prenaient leurs ébats, comme font en tous pays les écoliers au sortir de classe.

C’était jour de fête générale et chacun voulait s’amuser le plus possible. La Providence elle-même semblait avoir pris soin de leur fournir un spectacle pour cette occasion solennelle, et tous s’en donnèrent à cœur joie. Ce spectacle, c’était moi. Cabales, intrigues, corruption même, rien ne fut épargné pour jouir de la vue de ma personne. J’eus affaire au moins à dix pères et à vingt frères de l’almamy. Tous les autres curieux étaient, suivant leur âge, ses oncles ou ses cousins. Je finis par défendre ma porte à tous ces princes du sang, mais sourds aux représentations de ma sentinelle, ils forcèrent la consigne. J’eus recours à un moyen extrême, je fermai ma porte à clef. Hélas ! une brèche pratiquée dans la haie de ma cour, livra bientôt passage au flot des envahisseurs, qui finirent par enfoncer ma porte. Cocagne ayant eu le tort de dire qu’on ne laisserait entrer que ceux qui m’apporteraient des provisions, je fus en un instant accablé sous une avalanche de poulets, d’oranges, de bananes et d’œufs ; d’œufs surtout, car les Africains qui n’en consomment pas, s’imaginent (ce préjugé existait déjà au temps de Mungo-Park) que les Européens les mangent crus, et l’espoir de me voir commettre cette énormité était pour beaucoup dans la générosité des donateurs.

Sur le point d’être étouffé par la foule, je m’empressai d’accepter l’offre d’un de mes persécuteurs, et de l’accompagner chez son oncle Ndiogo, lequel n’était pas parent supposé, mais bien réellement ami de l’almamy.

Ndiogo, un des capitaines ou généraux d’Oumar, est habile dans le conseil et fort dans le combat ; il jouit de l’estime et de la confiance de tous ses compatriotes. Il mit tant de chaleur dans son accueil, parla de ma mission en termes si flatteurs, que je crus d’abord n’avoir devant moi qu’un solliciteur adroit comme il y en a tant en Afrique… et ailleurs. Je me hâtai de lui dire que je n’avais rien à lui offrir en échange de ses politesses. Je faisais injure au brave Ndiogo.

« Ta visite, répliqua-t-il avec un tact parfait, est ce que je pouvais désirer de mieux. Tu es l’hôte de l’almamy, et par conséquent notre hôte à tous. Tu es venu ici pour notre bien et ton voyage nous rapportera un jour plus d’avantages que tu n’aurais pu porter de marchandises avec toi. » Il finit par me prier de vouloir bien accepter un bœuf gras comme échantillon de ses troupeaux. À dater de ce moment il y eut entre Ndiogo et moi une amitié qui ne s’est jamais démentie.


Présentation et discours solennels. — Arrivée à Sokotoro. — Description de ce lieu. — Bienveillance d’Oumar. — Histoire de son peuple et de sa dynastie.

À quelques jours de là je fus officiellement présenté par l’almamy à ce qu’on pourrait appeler le sénat du Fouta-Djalon. Mandé par Oumar, je trouvai chez lui les anciens et notables de son peuple réunis au nombre d’une centaine environ. La cour en était littéralement encombrée et j’eus grand-peine à arriver jusqu’au fauteuil qu’on m’avait préparé en face de l’almamy. Dès que je fus assis et que tout le monde se fut rangé dans un profond silence, l’almamy me pria d’exposer devant l’assemblée les motifs de mon voyage.

Voici la substance de ma réponse :

« Quand un homme voyage comme moi dans un but d’utilité générale, il est heureux de pouvoir s’expliquer devant une réunion aussi nombreuse. Je suis certain d’avance que tous les hommes sages qui m’écoutent me seront favorables, car je viens demander au nom du gouverneur du Sénégal des relations commerciales plus suivies que par le passé avec Kakandy et avec Sénoudébou. Les Foulahs trouveront dans ces deux comptoirs des étoffes pour se vêtir, des fusils et de la poudre pour se défendre contre leurs ennemis ; ils s’y procureront en un mot tout ce que les blancs possèdent en abondance et ce qui leur manque à eux, et en retour ils nous apporteront en échange de l’or, de l’ivoire, des arachides, tous ceux de leurs produits dont nous avons besoin. Ainsi se resserreront les relations de commerce et d’amitié entre les Français et les Foulahs, au grand avantage des deux peuples ; car ce n’est que par la paix et le commerce que les États prospèrent.

— Parfaitement vrai ! s’écria un des vieux conseillers présents, et chaque jour nous demandons à Dieu de nous envoyer des blancs. »

Ou passa ensuite à la lecture de la lettre ; écoutée au milieu d’un sentiment d’approbation générale, cette lecture ne fut interrompue que par une prière, dont toute l’assemblée crut devoir accompagner les vœux exprimés par M. Faidherbe pour la prospérité de l’almamy. La lecture terminée, Oumar s’exprima en ces termes :

« Des lieux où le soleil se lève et de ceux où il se couche, du côté de la droite (le sud), et du côté de la gauche (le nord), je reçois journellement des envoyés. Mais aucun ne peut me faire le plaisir que me cause celui qui vient de la part du gouverneur de Saint-Louis. Car lui aussi est un grand chef, un puissant monarque. Comme moi il est connu à l’orient et au couchant, au nord et au midi et partout on l’aime ; car il ne veut que la justice. Je prie Allah de maintenir entre nous une étroite amitié et de bonnes relations commerciales, ainsi que vient de le dire ce vieux marabout, notre conseiller. Il faut espérer qu’Allah exaucera nos vœux. »

Ici l’assemblée recommença pour le gouverneur une prière semblable à celle qu’elle avait prononcée peu avant pour l’almamy, etc. Chacun, ayant pendant ce temps les yeux fixés sur ses deux mains ouvertes, répéta trois fois les mêmes vœux.

Je ne pouvais mieux faire que de remercier pour ces litanies, et c’est ce que je fis avec chaleur. Ensuite l’almamy fit étaler devant l’assemblée les cadeaux envoyés par le gouverneur, moins les jumelles, le collier d’ambre et le couteau poignard. Je compris que ces objets, joints au manteau qu’il avait porté le premier jour du Kori, formaient le lot qu’il se réservait, et qu’il distribuerait le reste à ses fidèles.

Je voulus m’excuser pour le peu de valeur de ce présent, mais Oumar ne m’en laissa pas le temps ; il me dit :

« Quand tu m’as remis ces échantillons de l’industrie de ton pays, tu as pu croire, d’après mon silence, que je n’en étais pas content. Eh bien ! je te déclare aujourd’hui, en présence de tous les anciens de mon peuple, que je les ai reçus avec le plus grand plaisir, et que je suis très-content, et par-dessus toutes choses, de ta présence au milieu de nous. Tu ne dois y trouver que la paix, et t’y conduire que d’après ton bon plaisir. »

Une nouvelle et dernière prière pour le succès de mon voyage, suivit cette allocution, et la réunion fut dissoute. J’appris ensuite que l’almamy comptait partir sous peu de jours pour sa résidence de Sokotoro. Il ne tarda pas à m’inviter à aller m’y installer auprès de lui.

À dix ou douze kilomètres dans l’est-nord-est de Timbo, Sokotoro est un site charmant comme en pourrait créer l’imagination d’un poëte pastoral ou d’un peintre paysagiste. Figurez-vous une vaste plaine, bordée d’un côté par le Bafing, et de l’autre, par un cercle de hautes montagnes rocheuses. Sur une colline isolée au centre de cet hémicycle, se groupent, sous des bouquets de verdure, les habitations des pâtres et des cultivateurs (près de deux mille captifs), chargés d’exploiter ce sol privilégié, où de nombreux ruisseaux, courant des montagnes au fleuve, entretiennent toute l’année la fraîcheur, la fécondité et la vie : on dirait un immense jardin.

La demeure du maître de ce riche domaine n’offre rien de remarquable. — Quelques cases, en forme de meule de foin, comme celles du plus humble de ses esclaves, sont entourées d’un enclos palissadé ; ce sont les pavillons de ses femmes. Le sien est à côté, précédé d’une sorte de verandah, où il donne ses audiences. Oumar, dit-on, ne possède pas moins d’une vingtaine de roumbdès aussi considérables que Sokotoro ; aussi peut-il nourrir en temps de famine une partie du Fouta-Djalon, et entretenir de ses seules ressources, en temps de guerre, ses partisans ou ses vassaux armés. — C’est ce qu’il a déjà fait plusieurs fois, et ce qui lui assure sur son rival Sori, moins riche peut-être, mais à coup sûr moins généreux, un incontestable avantage.

Les deux cases que j’occupais avec mes gens, non loin de l’habitation de l’almamy, étaient petites, mais isolées dans un enclos, et comme j’y étais à l’abri des importuns qui m’avaient obsédé à Timbo, j’aurais pu m’y trouver fort à l’aise et y laisser couler paisiblement les heures sans en sentir le poids, si les noires vapeurs amoncelées à l’horizon, et roulant de crête en crête sur les montagnes voisines, ne m’avaient averti, dès le premier jour, que la saison des pluies arrivait, et qu’il fallait songer au départ. — Hélas ! c’était compter sans les lenteurs de la diplomatie africaine.

Dès le lendemain de mon arrivée, Oumar fit en ma faveur ce que l’étiquette traditionnelle de sa maison lui eût interdit de faire pour son père… il vint me rendre officiellement visite. Il était à cheval et entouré d’un grand cortége. Après l’avoir fait asseoir sur une couverture déployée devant ma case, je le remerciai vivement de l’honneur qu’il m’accordait. — « À Timbo, dit-il, il m’eût été difficile de venir te voir, mais ici, je viendrai très-souvent, et ma porte sera toujours ouverte pour toi. »

Et en effet, sauf ses tergiversations et lenteurs à l’endroit de mon retour, ses actes concordèrent avec ses paroles, et rien, pendant toute la durée de mon séjour auprès de lui, ne démentit la bienveillance et l’intérêt qu’il me témoignait en ce moment. Et je ne fais pas allusion ici à la prévoyance, pour ainsi dire paternelle, qui garnissait chaque jour l’office de ma case de calebasses de riz, de bananes, d’oranges, de jarres de miel et de sangalas[6], de volailles, et quelquefois même d’un bœuf tout entier ; mais à ces attentions délicates qui révèlent une âme au-dessus des inspirations de la défiance, et qui naissent d’une intimité et d’une confiance réciproques. Ainsi, je pouvais entrer chez lui, armé ou non armé, il toutes les heures du jour ; il me reçut même plusieurs fois en présence de ses femmes, faveur qu’il n’avait jamais accordée à un étranger. Il aimait à passer de longues heures avec moi, soit assis sous sa verandah, soit promenant dans les sentiers de ses vastes cultures, et toujours causant des coutumes des blancs, de la grandeur de la France, des prodiges de sa civilisation et de son industrie, et souvent aussi se laissant interroger par moi sur l’histoire du Fouta-Djalon et sur celle de sa race en particulier.

Les lignes suivantes sont un extrait de ses réponses à mes questions sur ce sujet.

Il n’y a pas plus d’un siècle que les Foulahs vivaient à l’état de tribus sous de simples chefs héréditaires dans le pays des Djalonkés. Ils y étaient venus d’un lieu fort éloigné du côté du soleil levant (la terre de Faz, suivant les uns ; de Sam suivant les autres). Quelques-unes de ces tribus réunies sous un chef du nom de Séri s’étaient établies sur le territoire de Faucoumba ; quelques autres autour de Timbo. Séri permit à son frère Séidi de prendre le titre d’alpha ou de chef suprême, à condition que les alphas seraient toujours élus par les habitants de Fancoumba, privilége qu’ils ont gardé jusqu’à ce jour. Séri mourut sans enfants et Séidi transmit à son fils Kikala son titre et sa puissance. Le titre d’alpha fut ensuite porté successivement par les deux fils de ce dernier, Malic et Nouhou, qui ne se départirent pas à l’égard des Djalonkés idolâtres, des procédés de douceur et de persuasion employés par leurs ancêtres. Le fils de Malic, Ibrahima, fut le premier à ériger en système la conquête et la conversion à main armée. Cet Ibrahima, élevé par un marabout, son parent, avait, dit-on, un tel respect pour son précepteur, qui entre autres choses lui avait appris l’arabe, que lorsqu’il pleuvait (ce qui arrive dans ce pays sept mois de l’année sur douze), il montait pieusement sur la case du saint homme et la couvrait de ses vêtements, pour que la pluie ne pénétrât pas jusque dans l’intérieur. Aussi, disent les Foulahs, Dieu récompensa Ibrahima de cette piété vraiment filiale, en bénissant toutes ses entreprises.

Le nombre des Foulahs ses sujets, et des musulmans qui lui étaient soumis s’étant accru peu à peu, il prit le titre d’almamy, et commença la conquête de toute la contrée qui porte aujourd’hui le nom de Fouta-Djalon. Cette conquête fut, du reste, l’œuvre de toute sa vie ; il eut aussi à repousser les attaques des peuples païens qui vinrent d’au delà du Niger au secours des Djalonkés. Il vainquit, dit-on, dans plus de cent rencontres et ne tua pas moins de cent soixante-quatorze rois ou chefs de tribus. On prétend même qu’en une seule fois il en mit à mort trente-quatre sur trente-cinq qu’il avait en face de lui, et encore n’épargna-t-il le dernier champion que parce que celui-ci était une femme, une véritable amazone n’ayant conservé qu’un sein, ni plus ni moins que les héroïnes qui combattirent jadis sur les bords du Thermodon.

Vainqueur des idolâtres de l’est, Ibrahima se tourna ensuite vers le nord, força Maka, roi de Bondou à embrasser l’islamisme et à prendre le titre d’almamy ; puis il passa la Falémé et le Sénégal et porta ses armes victorieuses jusqu’à Kouniakari, au cœur du Kaarta, à cent soixante lieues de Timbo. La rapidité de ses expéditions et de ses succès, lui valut le surnom de Sori (le Matinal) que la tradition lui a conservé.

Chose bizarre, ce terrible conquérant déposa plusieurs fois, volontairement et comme pour se reposer, le pouvoir souverain entre les mains d’un sien cousin nommé Alpha Sétif ; mais ces interrègnes ne furent jamais que de courte durée. À sa mort commença une période d’anarchie, d’usurpations et de meurtres comme en présente l’histoire des rois mérovingiens. Les descendants d’Alpha Sétif prétendirent ériger en droit héréditaire, en faveur de leur branche, la jouissance alternative du pouvoir accordé passagèrement à leur père. De là les deux partis qui divisent encore aujourd’hui le Fouta et que le tableau généalogique suivant peu tservir à expliquer aux historiens futurs :

Sori Ibrahima, le premier almamy, régna trente-trois ans. Entre sa mort et l’avénement d’Oumar, qui comptait déjà quatorze ans de règne en 1860, s’étend un espace de vingt-huit années. La révolution qui changea la face du Fouta-Djalon et lui donna le premier rang parmi les puissances de l’Afrique occidentale, date donc de la même époque que celle qui renouvela la société française.

Portrait de l’almamy Oumar. — Dessin de Hadamard d’après M. Lambert.


Je deviens médecin et je sauve mes malades ! — La vipère de Fouta. — Funérailles. — La saison des pluies et la fièvre. — Fête des semailles. — Don solennel d’un cheval et ses tristes conséquences. — Ma promotion à la dignité de cordonnier de la cour.

Les liens de mon intimité avec l’almamy furent resserrés par quelques services que ma caisse de pharmacie, bien plus que ma science, me permit de rendre dans sa maison.

Le 4 mai, dans l’après-midi, étant allé pour le voir, il me fit dire qu’il ne pouvait me recevoir, à cause de la maladie grave qui venait de frapper une de ses femmes.

J’insistai, et je lui fis répondre que je me connaissais un peu en maladies, et que je pourrais peut-être apporter quelque soulagement aux souffrances de sa femme. Il me fit un accueil très-cordial, me prit la main et me conduisit ainsi jusqu’à la case de la malade. Cette malheureuse avait le délire ; sa tête était brûlante, son pouls fortement agité. Elle était dans cet état depuis son arrivée de Timbo. C’était donc une fièvre cérébrale ou pernicieuse. Je lui tâtai gravement le pouls, avec l’aplomb d’un médecin endurci dans le métier. J’ordonnai sur-le-champ des frictions de quinine, et lui fis avaler en même temps une assez forte dose de ce spécifique. Mais comme elle était réellement en danger, j’eus soin, avant de lui administrer ce remède, de prévenir l’almamy que, si un malheur arrivait, il ne devrait s’en prendre qu’à la violence du mal. Il se résigna d’avance. Quand le remède eût été administré, il m’emmena dans sa case, où nous causâmes quelque temps. Il me fit voir une femme de sa maison, mère d’une petite Albinos blanche comme du lait, et qui n’avait de rouge que les yeux. Il me demanda, en riant, ce que je pensais de ma petite sœur. Je lui dis que nous n’étions pas de même race, et je lui expliquai comment cette particularité est le résultat d’une défectuosité organique que l’on observe aussi quelquefois chez les Européens.

Il me pria de revenir, après dîner, voir sa femme, et lui donner une potion qui pût la faire dormir, car depuis plusieurs jours elle n’avait pas fermé l’œil. Je le lui promis, et je revins en effet, muni de quelques gouttes de laudanum ; mais les frictions et le quinine avaient rendu ce dernier remède inutile : la malade dormait profondément. Je fis voir à Oumar ma caisse de médicaments ; je lui expliquai l’usage de chacun, et je m’engageai à lui en laisser une partie. Bien qu’il ne m’eût adressé aucun remerciement, je vis combien le soulagement que j’avais procuré à sa femme le rendait heureux. Il me prit la main qu’il conserva longtemps entre les siennes, et son regard, à défaut de paroles, m’exprima toute sa reconnaissance.

Types et costumes de femmes du Fouta-Djalon. — Dessin de Hadamard d’après M. Lambert.

Le lendemain, je revins voir ma cliente, elle avait passé une bonne nuit, le délire l’avait quittée, mais elle avait encore un peu de fièvre. À partir de ce moment le mieux se maintint, et aux yeux de l’almamy comme aux yeux de tous, je passai pour son sauveur.

À quelques jours de là, je reçus fort avant dans la soirée un message de l’almamy, qui me prévenait qu’un de ses captifs venait d’être mordu par un serpent et me priait d’aller voir le blessé le lendemain. Malgré l’obscurité de la nuit et les signes non douteux d’un orage prêt à éclater, je me rendis immédiatement chez Oumar, qui parut aussi surpris qu’enchanté de mon empressement. Au reste, il n’était que temps de secourir le pauvre esclave, déjà condamné par les assistants. La morsure du reptile qui l’avait blessé[7] passait généralement pour mortelle. Des lotions d’ammoniaque et quelques compresses imbibées de cette substance tirèrent pourtant d’affaire ce pauvre diable, dont la guérison fut considérée par toute la maison de l’almamy comme un miracle.

Ma réputation de docteur me valut d’être appelé par un mari auprès de sa femme, dont l’état était plus que désespéré, car elle mourut avant d’avoir pu prendre la potion que je lui destinais ; circonstance très-heureuse pour mon infaillibilité médicale. Ce décès me mit à même d’observer les rites funéraires de la contrée. Au moment où l’on s’aperçut que la malade passait de vie à trépas, toutes les personnes présentes, amis, parents, captifs, éclatèrent en cris déchirants. « Voilà, pensai-je, une défunte qui laisse bien des regrets. » Mais à mes questions à ce sujet on se contenta de répondre que c’était l’usage. Ces lamentations durèrent environ un quart d’heure, puis sans transition aucune les cris cessèrent de s’élever et les larmes de couler, pour recommencer au moment où l’on enleva le corps. Tous les assistants, vêtus de blanc pour la plupart, l’accompagnèrent au lieu de la sépulture avec des alternatives semblables de cris et de silence. Quand il eut été déposé dans la fosse, ils se rangèrent tout autour, en murmurant de longues prières ; saluèrent, chacun à son tour, la défunte en l’appelant par son nom, puis tous ensemble rejetèrent sur le cadavre la terre extraite de l’excavation, jusqu’à complet nivellement du sol.

Cependant le temps s’écoulait, et Oumar ne semblait pas vouloir entendre parler de mon départ. Je n’avais plus à craindre de sa part ces méfiances que le demi-sauvage nourrit si naturellement à l’égard de l’homme civilisé. Mais je craignais d’avoir dépassé mon but, et de lui être devenu nécessaire pour avoir trop recherché sa confiance et son affection.

Les interminables délais qu’il apportait à mon départ devenaient d’autant plus à redouter pour moi, que nous étions définitivement entrés dans la saison des pluies. Chaque soir, déjà, éclatait un orage qui se prolongeait pendant toute la nuit. C’étaient des chutes d’eau du déluge, des éclats de foudre à ébranler la terre. Rien de ce genre, en Europe et même au Sénégal, ne m’avait préparé aux orages de cette région montagneuse ; je défie l’homme le moins impressionnable d’en être témoin sans émotion. Bientôt chaque chute de pluie fut suivie pour moi d’un accès de fièvre.

Les débuts de cette saison, coïncidant avec l’ouverture des semailles et la reprise des travaux des champs, n’étaient cependant pas sans intermèdes pleins d’intérêt pour un Européen. Ainsi, avant d’envoyer ses captifs à leur besogne agricole, l’almamy leur accorda un jour de vacance et l’autorisation de l’employer à une pêche générale dans le Bafing et dans les cours d’eau poissonneux qui l’alimentent. Je fus attiré au bord du fleuve par les cris de joie qui s’en élevaient : une scène d’une nouveauté étrange m’y attendait. Hommes, femmes, enfants, éparpillés par groupes nombreux sur ces rives, piétinaient en cadence des amas de cosses de netté, puis, toujours chantant et dansant, les plongeaient dans les bas-fonds, dont ces détritus macérés ne tardaient pas à empoisonner l’eau par leurs sucs enivrants. Dès que les poissons à demi suffoqués apparaissaient à la surface, ils étaient percés de flèches par les hommes, ou enlevés dans de petits filets par les femmes et les enfants.

Ces pauvres gens devaient trouver dans leur capture, convenablement préparée et séchée, une ressource alimentaire précieuse pour les jours de labeur qui allaient suivre ; aussi cette pêche était-elle pour eux une double fête, et me rappelait ces réjouissances publiques qui, chez les anciens, ouvraient toujours la saison des travaux champêtres.

Le 26 mai, je me rendis chez l’almamy pour le presser de nouveau au sujet de mon départ. Je lui rappelai ses promesses, lui parlai de mes accès de fièvre de plus en plus fréquents et violents ; de ceux que venait d’éprouver Cocagne et du danger qu’il y avait pour un blanc à voyager pendant l’hivernage, etc., etc. « Je suis honteux, me répondit Oumar, de te retenir si longtemps. Je sais que le gouverneur n’agirait pas ainsi avec mes hommes, et que si ceux-ci lui demandaient à repartir le jour même de leur arrivée auprès de lui, le lendemain les verrait sur le chemin du retour. Mais nous autres rois des Foulahs, nous ne pouvons agir de la même manière ; car autour de nous tout se fait lentement. Depuis longtemps ma seule occupation est de penser et de travailler à ton départ. Je touche à mon but ; tu ne tarderas pas à te mettre en route. »

En terminant cette assurance, il me proposa pour le lendemain une promenade dans la campagne, que j’acceptai avec empressement, prévoyant bien qu’il ne la voulait pas faire à pied. En effet, le soir même, vers les neuf heures, comme j’étais déjà couché, j’entendis frapper à ma porte. C’était le griot de la cour et quelques autres affidés de l’almamy qui m’amenaient de sa part un cheval en grande pompe. Le griot, prenant la parole, me dit avec solennité que c’était un cadeau de l’almamy à l’envoyé du gouverneur de Saint-Louis. Il me fallut d’abord répondre à monseigneur le griot, puis entendre défiler comme un chapelet les discours de tous ses compagnons, jusqu’à celui du palefrenier de ma nouvelle monture, puis donner moi-même la réplique à chacun d’eux, et comme, suivant l’antique usage, ce cérémonial avait dû se passer devant le cheval, j’avais naturellement été forcé de sortir. Il en résulta naturellement aussi pour moi une suppression subite de transpiration, et le lendemain, une bronchite et un bon accès de fièvre. L’almamy dut exécuter sa promenade sans moi. Au retour, il vint me voir et parut très-affecté de mes souffrances et, plus éloquemment que tous les raisonnements, elles plaidèrent auprès de lui pour hâter mon départ.

La fièvre ne me quitta qu’au bout de six jours. À partir du premier, je n’avais cessé de recevoir tous les matins un carry au riz couronné d’un superbe chapon. C’était une attention particulière de Mariam, la plus jeune des femmes de l’almamy. Lorsque je pus faire honneur à ce splendide menu et que je cherchai les moyens d’en témoigner ma gratitude à la donatrice, j’appris, non sans quelque étonnement, que nul bijou ou parure ne causerait autant de plaisir à cette dame, favorite d’un homme qui compte deux ou trois millions de sujets, que le don d’une paire de souliers. Il est vrai que le sol du pays est rude et que les chaussures nationales défendent peu de ses aspérités la plante délicate des pieds féminins. Heureusement j’avais, par hasard, plusieurs paires d’escarpins tout neufs. Je m’empressai d’envoyer les plus beaux et les mieux vernis à la bonne Mariam.

Ce cadeau eut des suites auxquelles j’étais loin de m’attendre et qui s’élevèrent presque aux proportions d’une affaire d’État. Les trois autres femmes de l’almamy ne purent voir d’aussi belles chaussures aux pieds de leur compagne sans en désirer de pareilles. Une conspiration féminine fut ourdie contre le repos de l’almamy et contre le mien, jusqu’à ce qu’Oumar eût demandé et obtenu de moi la promesse de faire exécuter à Saint-Louis des souliers vernis pour toutes ces dames. Le bon prince, glissant sur la même pente que ses épouses, ne put s’empêcher de me laisser entendre combien une paire de bottes d’un cuir aussi merveilleux lui serait utile et agréable. Je m’engageai à la lui procurer également ; puis, suivi de Cocagne et du maître griot, j’allai gravement prendre la mesure du pied des quatre femmes légitimes de l’almamy du Fouta-Djalon. « Tu ne manqueras pas de faire mes souliers aussi jolis que ceux des autres, » me dit la plus vieille d’entre elles, en prenant au sérieux mon rôle de cordonnier. Je profitai de cette circonstance pour remercier Mariam des attentions bienveillantes qu’elle n’avait cessé d’avoir pour moi. Modeste et gracieuse, elle me répondit comme eût pu le faire une sœur de charité : « J’ai su que tu étais malade, je suis venue à ton aide ; tout autre à ma place en eût fait autant ! »

Le 7 juin, à midi, l’almamy me fit demander pour me remettre sa lettre pour le gouverneur. Quand nous eûmes causé quelques instants, il appela son porte-clef, qui arriva en cachant quelque chose sous son vêtement. « Quand un roi, me dit l’almamy, envoie une lettre à un autre roi, il faut, pour le respect qui est dû à cette lettre, qu’il mette quelque chose dessus. Donne, dit-il à son porte-clef (celui-ci lui remit une boucle d’oreille valant une centaine de francs). — Ceci, reprit-il, n’est pas un cadeau que j’envoie au gouverneur, c’est seulement pour la lettre. Des cadeaux que je puis lui envoyer, il n’en est aucun dont il n’ait plus que moi, surtout maintenant que je ne suis plus roi. Ensuite je sais que le gouverneur ne tient pas aux cadeaux. Ce qu’il veut surtout, c’est un bon commerce avec Kakandy et Sénoudébou. C’est cela qu’il considère comme un bon présent, et c’est ce qui fait que je ne lui en envoie qu’un bien petit, afin de lui prouver que le grand viendra à son tour et sans retard. Donne, dit-il de nouveau à son porte-clef (ici, nouvelle exhibition de trois petites boucles d’oreilles valant cent à cent vingt francs). — Celui qui sert à un homme d’interprète, poursuivit l’almamy, est une partie de lui-même ; celui qui a partagé ses fatigues mérite une récompense : ceci est pour Cocagne. — Celui qui est venu de Saint-Louis ici et qui doit encore aller d’ici à Sénoudébou ; celui qui, etc., mérite bien d’être dédommagé de ses fatigues : ceci est pour toi (deux à trois cents francs d’or). » Il me donna en outre deux jolies nattes, deux autres moins belles à Cocagne, plus quelques couvercles en paille pour la femme de celui-ci.

Je dis à l’almamy, en le remerciant de ses présents, qu’avec une partie de l’or qu’il me donnait, je ferais faire une bague sur laquelle son nom serait gravé, mais que je le priais de me laisser distribuer le surplus entre ceux de ses serviteurs dont j’avais le plus à me louer. Il se montra flatté de la première partie de mon discours, mais presque blessé de la seconde, et je compris que j’aurais tort d’insister


Adieux à Timbo. — Dernières paroles d’Oumar. — Mes compagnons de voyage. — Les épreuves du retour. — La fièvre. — Les croque-morts et la famine. — Mon prédécesseur Mollien.

Enfin le 10 juin je me dirigeai vers la demeure d’Oumar, et cette fois pour prendre définitivement congé de lui. Il ne voulut pas cependant recevoir mes adieux avant que j’eusse pris le repas du matin, préparé comme d’habitude par la bonne Mariam. « Alors seulement, ajouta-t-il, je te laisserai aller et je t’accompagnerai jusqu’au bord du Bafing. »

À mon carry et à mon chapon de fondation, Mariam avait eu l’attention d’ajouter un dessert de luxe, un ananas superbe. Je ne pouvais partir sans aller faire mes adieux aux femmes d’Oumar. Je serrai affectueusement la main à la bonne Mariam, en la remerciant de toutes ses bontés et particulièrement de l’attention qu’elle venait encore d’avoir pour moi. Je lui fis présent d’une douzaine de boutons dorés qui semblèrent lui faire autant de plaisir qu’un collier de diamants en ferait à une Parisienne. Elle fit des vœux pour mon retour en bonne santé et m’engagea à ne point l’oublier, que je dusse ou non revenir dans le pays. Je ne mentais pas en le lui promettant.

En quittant Sokotoro, je me sentis le cœur léger. J’ignorais quelles souffrances matérielles m’attendaient encore sur la route du retour, mais elles me semblaient devoir pâlir auprès des souffrances morales et de l’ennui que j’avais endurés pendant mon inaction. Désormais chaque pas allait me rapprocher de Saint-Louis et de la France, et c’était pour moi une grande consolation. Pendant mon séjour forcé, toujours seul avec moi-même au milieu de noirs qui ne pouvaient pas me comprendre, je tombais bien souvent dans des idées sombres qui revenaient m’assaillir aussitôt que je les chassais. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé, à la chute du jour, de m’asseoir sur une des énormes roches porphyriques qui entouraient ma case et de laisser errer mon imagination en regardant les formes fantastiques que prenaient les nuages s’amoncelant au-dessus de ma tête. Je fredonnais un air qui me rappelait ma patrie absente, et je rentrais le cœur gros, en désespérant de jamais la revoir. Souvent aussi il m’arrivait de ne pas m’apercevoir que l’orage venait d’éclater, et sans Cocagne, qui me rappelait à la vie réelle, j’aurais continué à m’enfoncer dans mes tristes méditations. Ce sont là des souffrances qui peuvent paraitre imaginaires, mais il faut s’être trouvé dans une position analogue pour pouvoir les comprendre.

Trois Foulahs devaient m’accompagner, comme envoyés d’Oumar, auprès du gouverneur. C’étaient Tierno Abdoulaye, Alpha Mahmoudon et un jeune homme nommé Sori. Un quatrième, Tierno Ibrahima, autre affidé de l’almamy, devait me quitter en arrivant chez le chef du Tangué, dernière province du Fouta. J’avais pour porteurs trois Djalonkés et trois forgerons. Ces derniers devaient être remplacés par des hommes qu’on me donnerait à Timbo. Les Djalonkés, comme vaincus, les forgerons, comme appartenant à la classe des métiers, sont taillables et corvéables à merci par les principaux chefs du pays.

Forgeron à l’ouvrage au Fouta-Djalon. — Dessin de Hadamard d’après M. Lambert.

De dix heures à onze heures un quart, nous nous arrêtâmes sur les bords du Sénégal. Là Oumar me renouvela toutes les promesses qu’il m’avait faites au sujet de nos relations commerciales. Il donna en ma présence des ordres aux hommes qui devaient m’accompagner. Il leur dit de m’obéir en tout comme à lui-même. Puis nous traversâmes la rivière dans une pirogue, et nous nous fîmes nos adieux. « Almamy, lui dis-je, je te remercie mille fois de la façon dont tu m’as traité. Tu m’as soigné comme un père soigne son fils. Aussi, que je reste en Afrique ou que je rentre dans le pays des blancs, jamais je ne t’oublierai, et mon plus cher désir sera de revenir te voir.

— Si je t’ai traité comme un fils, me répondit-il, c’est que je t’aime comme un fils, et ce sera un bonheur pour moi de te revoir. Je te recommande les enfants de mon peuple que j’envoie avec toi : ils sont jeunes, mais les jeunes ont quelquefois plus de tête que les vieux. Ce sont de bons jeunes gens, et je suis persuadé qu’ils se conduiront bien à Saint-Louis. Dans tous les cas, veille sur eux. Là-bas ils ne connaîtront que toi, ils ne compteront que sur toi ; remplace-moi auprès d’eux ; tiens-leur lieu à la fois de père et de mère. » Je lui promis d’avoir pour eux les mêmes soins qu’il avait eus pour moi. « Adieu, lui dis-je ; puis, lui prenant la main dans les deux miennes : Que Dieu te donne la santé et te protége comme tu le mérites. » Il me fit à peu près le même souhait, et nous nous séparâmes. J’avais remarqué qu’au moment de se quitter, Abdoulaye et l’almamy s’étaient tracé des caractères dans la main l’un de l’autre : c’était le nom de Dieu, auquel ils se recommandaient mutuellement.

C’est ainsi que je m’éloignai de Sokotoro après un séjour de six semaines et que je repris le chemin de Saint-Louis, dont me séparait déjà une absence de quatre mois. Je revis successivement Timbo, Porédaka et Faucoumba, où je retrouvai l’almamy Sori Ibrahima. Tous les chefs influents de son parti étaient en ce moment réunis dans cette bourgade. Je reçus de presque tous un accueil poli, sinon sympathique. Seul, parmi ces pairs, le chef de Labé me témoigna une hostilité ouverte et refusa de me voir.

Le 16 juin, dans l’après-midi, l’almamy fit battre le tambour pour rassembler son monde. Il m’avait fait dire de me tenir prêt, qu’il me ferait appeler quand l’assemblée serait formée, mais le chef de Labé refusa de s’y rendre si j’y devais paraître. Tout était terminé quand on me fit venir. Sori m’engagea néanmoins à aller voir le chef de Labé, mais je lui répondis :

« Je me suis déjà présenté chez lui, et il n’a pas voulu me recevoir. Je suis chef comme lui, et s’il veut me voir maintenant, il se donnera la peine de venir chez moi. »

Quand j’eus fait mes adieux à Sori, il engagea Tierno Ibrahima à rester le lendemain auprès de lui, sous le prétexte de lui donner le présent qu’il me destinait.

« Moi aussi, me dit-il, j’ai quelque chose à te donner. »

J’attends encore son cadeau. Comme je l’ai déjà dit, Sori Ibrahima est un piètre roi, bien avare et pourtant bien misérable. Son attitude envers moi respirait la gêne. De temps en temps brillait dans son regard un éclair de férocité mal déguisée. Sans la crainte que lui inspirait Oumar, j’aurais certainement beaucoup eu à me plaindre de lui. Du reste, dans la tourbe de ses partisans rassemblés à Faucoumba, je ne pouvais espérer de la sympathie. Un homme fut jusqu’à dire derrière moi, au moment où je me rendais à l’assemblée des chefs : « Voilà deux hommes (mon interprète aussi était en cause) dans les dos desquels mes balles seraient mieux placées que dans les deux canons de mon fusil. » Cocagne eut le tort de ne me parler de ce fait que trop tard ; sans cela j’eusse immédiatement exigé de l’almamy une satisfaction qu’il n’aurait pas osé me refuser.

Entre Faucoumba et Kébali je retrouvai la Falémé près de l’endroit ou je l’avais franchie deux mois auparavant. Mais son niveau avait monté de plus d’un mètre, et son courant se précipitait avec une violence qui révélait la pente rapide du sol qu’elle arrose. On la traverse en cet endroit sur un tronc d’arbre jeté sur son cours en manière de pont ; presqu’à fleur d’eau, il menaçait à chaque instant d’être entraîné par le courant. Malheur au passant auquel le pied glisserait sur cette passerelle chancelante ; il serait broyé par le torrent. Cocagne ayant été obligé d’aller fort loin de là chercher un point guéable pour mon cheval, le passage de cette rivière nous coûta près de deux heures.

À quelques kilomètres au delà de Kébali, je quittai la route de l’ouest, qui m’eût ramené à Kakandy, pour prendre celle du nord qui devait me conduire dans le Bondou. Le 22 juin je passai à deux kilomètres de Labé, dont je fixai la position par une suite de relevés. La mosquée, quoique recouverte de chaume comme une simple case, se voit de bien loin. Labé est la ville la plus considérable du Fouta-Djalon. D’après ce que je vis et d’après les renseignements qu’on me donna, elle ne doit pas avoir moins de dix mille âmes.

Deux motifs m’empêchèrent d’entrer à Labé : d’abord l’animosité du chef actuel, et surtout une coutume qui, à ce qu’il paraît, défend l’entrée de la ville aux Européens. Ni M. Hecquard ni M. Mollien n’y ont pénétré plus que moi. Les habitants, dit-on, nourrissent à l’égard de la rivière qui entoure la ville, et qui sortie du mont Kolima va à la Falémé sous le nom de Doumbelé, une superstition qui ne leur permet pas de la laisser voir aux hommes blancs.

Vue de la rivière Falémé. — Dessin de Sabatier d’après M. Lambert.

Le 24 au matin, au sortir de Kessenra, je contournai le mont Tontourou, jusqu’au village du même nom, et traversai la ligne de faîtes qui sert de séparation au bassin du Kakriman et de la Gambie ; Les sources principales des ces deux rivières jaillissent de ce pic de Tontourou. Leurs deux vallées, comme celles du Sénégal et de la Falémé, ne sont séparées que par un pli de terrain. Après le village, je traversai la Gambie qui, alors, a pris définitivement le nom de Dimma, nom que lui conservent les indigènes jusqu’à son embouchure. Ce n’est pourtant là qu’un mince filet d’eau que l’on traverse sur une passerelle formée avec un seul tronc d’arbre. Arrivé à Toulou, au milieu du jour, j’y fus saisi par un tremblement nerveux qui me fit beaucoup souffrir. À partir de mon arrivée dans ce village, mes souvenirs sont demeurés confus.

Je ne me rappelle point mon départ du lendemain. Je sais seulement que je faillis rouler dans un ravin, en essayant de le descendre seul. Mes hommes s’empressèrent de me relever. Aussitôt, mon tremblement nerveux devint si violent que je poussai des cris, en les suppliant de me remettre à terre. Mais comme il pleuvait à torrents et que les chemins étaient transformés en véritables ruisseaux, ils prirent ma demande pour des paroles de délire. La violence du mal me fit perdre connaissance. Cocagne me raconta que Koly et lui me rapportèrent jusqu’à Toulou, où je restai cinq jours entre la vie et la mort.

Je ne repris connaissance que le 30 au soir. Dans le premier moment, les noirs qui m’accompagnaient me crurent mort, et (toujours d’après ce que me raconta Cocagne) tous se mirent à pleurer. Puis, quand ils eurent épuisé leurs larmes, ils jugèrent convenable de m’enterrer séance tenante ; je ne dus d’échapper à ce zèle intempestif qu’à un faible battement du cœur, que mon fidèle interprète Cocagne parvint à constater.

Quelques jours après, quoique hors de danger, je frémissais encore d’horreur, en songeant au sort qui avait failli m’être réservé. Je recommandai à tous ces braves gens de m’enterrer comme un simple griot, dans un creux d’arbre, si je venais à mourir avant d’avoir pu atteindre Sénoudébou.

Quand je revins à moi dans l’après-midi du 30, je fus fort étonné de voir à mes côtés un homme noir d’une taille gigantesque. Dans l’état où je me trouvais, cette vision m’eût effrayé, si je n’avais été rassuré par la vue de l’ameublement, qui me parut composé d’une pendule, d’une armoire et d’un immense compas ; c’étaient simplement ma montre, le sac contenant mes notes et ma petite boussole de poche, et le géant noir n’était autre que mon fidèle Cocagne. Mes yeux, injectés de sang, me faisaient percevoir les objets dans des proportions exagérées. Mais cet état dura peu, et, chose étrange, une demi-heure après être sorti de ce long évanouissement, je pus partir pour la chasse, ne ressentant plus qu’un peu de faiblesse et une douleur à la nuque qui ne m’abandonna que longtemps après.

En quittant le village de Toulou, j’avais devant moi dans le nord-est les monts Pellat et Soundoumali, dont les flancs donnent naissance à de nombreux affluents de la Gambie et du Rio-Grande. Le dernier paraissait s’élever à huit ou neuf cents mètres au-dessus du sol d’où je l’observais, ce qui doit donner au moins trois mille mètres d’élévation au-dessus du niveau de la mer. Peut-être cette estimation reste-t-elle au-dessous de la vérité, car le Soundoumali passe pour une des plus hautes montagnes de la contrée, et, d’après l’assertion réitérée d’Oumar, la neige séjourne sur les principales cimes de son pays à la fin de la saison des pluies. Ce phénomène devrait donner, pour les pics où il se manifeste, un niveau identique à celui des sommets du Samen (Abyssinie), situés sous la même latitude et dont l’élévation absolue atteint quatre mille mètres.

La chaîne, dont les monts Pellat et Soundoumali sont en quelque sorte les piliers avancés du côté du nord-est, décrit autour des sources du Rio-Grande un arc de cercle correspondant à celui dont elle circonscrit à cent cinquante kilomètres de là, le cours naissant du Bafing. C’est entre ces points extrêmes que tous les grands cours d’eau de la Sénégambie prennent naissance. L’intervalle même qui sépare les sources les plus élevées du Sénégal et du Rio-Grande n’est pas de la moitié de cette distance, et c’est de ce massif central que découlent d’un côté la Gambie et la Falémé, de l’autre le Tominé, le Kakriman et le Kokoulo.

Le tableau suivant des coordonnées géographiques des principales sources, donnera une idée assez exacte de ce singulier réseau fluvial :


lat. long.
Sénégal 10°50’ 13°40’ coulant au N. E.
Falémé 10°48’ 14 » N. E.
Gambie 11°27’ 13°43’ N.
Rio-Grande 11°28’ 13°45’ O.
Kakriman, ou Kissi-Kissi 11°25’ 13°42’ S. S. O.


Quarante-deux ans avant moi, un de nos compatriotes, M. Mollien, poussé par la passion des voyages et sans autre appui que son ardeur juvénile, pénétrait dans les anfractuosités de ce grand réservoir des eaux sénégambiennes, les révélait à l’Europe savante, et ouvrait ainsi l’ère des découvertes qui n’ont cessé depuis lors de modifier l’orographie de l’Afrique et surtout le système des eaux de ce continent. Les erreurs que ne put éviter M. Mollien, et les défectuosités de son itinéraire, sont peu de chose auprès de celles qu’il fit disparaître des cartes-existantes. Elles s’expliquent autant par la pénurie d’instruments et de ressources à laquelle il était condamné, que par le mystère dont il devait entourer ses pas et ses démarches au milieu d’une population méfiante qui, plus d’une fois, chercha à le faire périr pour s’emparer de ses marchandises et surtout de ses journaux.

Je ne doute pas que son souvenir ne soit encore vivant dans plus d’un ravin de ces montagnes. Un jour, à l’improviste, un vieillard des environs de Labé me parla d’un jeune Français dont l’apparition aux temps de son enfance, à lui, avait troublé le cœur des femmes et du peuple et éveillé les soupçons des chefs et des marabouts. Je regretterai toujours que la mort récente de M. Mollien m’ait privé du plaisir que j’aurais eu à lui transmettre ce témoignage lointain des actes et des souffrances de sa jeunesse.

La route du retour ne fut guère moins pénible pour moi qu’elle ne l’avait été pour mon prédécesseur ; les longues marches sous un soleil brûlant ou sous des torrents d’eau, avec la fièvre dans les veines, les traversées de rivières grossies par les pluies et de déserts sans abri et sans nourriture, les attaques de brigands armés et les horreurs de la famine subies pendant de longs jours, toutes les misères enfin qu’essuya M. Mollien entre le Rio-Grande et Géba, m’attendaient sur les bords de la Gambie, dans les marches sauvages qui séparent le Fouta-Djalon du Bondou. Dans ce dernier royaume, notre allié, presque notre vassal, mais qui saigne encore, à ce titre, des plaies que lui a faites Al-Hadji, je serais mort de faim et de fatigue, avec tous mes compagnons, si le commandant de Sénoudébou, averti à temps, n’eût envoyé à notre secours des hommes et des provisions. À Sénoudébou je retrouvai le drapeau et la terre de France.

Lambert.



  1. Suite et fin. — Voy. page 373.
  2. Aboul-Abbas, premier calife de la race des Abassides, régna de 750 à 754 de notre ère.
  3. M. Hecquard, aujourd’hui consul de France à Scutari, a visité successivement, de 1849 à 1852, le Gabon, le Grand-Bassam, la Cassamance, Albreda sur la Gambie et le Fouta-Djalon. La relation de ses voyages a été publiée en 1853 sous le titre : Voyage sur la côte et dans l’intérieur de l’Afrique occidentale, un vol. grand in-8.
  4. Dans tous les pays peulhs, dans le Fouta-Toro, le Bondou, le Djalon, le Macena, le titre d’almamy emporte la réunion des deux pouvoirs, spirituel et temporel. Celui qui en est revêtu se considère, de même que l’émir de Sokoto, le sultan de Maroc et le padisha de Constantinople, comme l’héritier direct des califes.
  5. Les Obous sont des Foulahs que le fameux Al-Hadji, ce boute-feu de la Sénégambie, est parvenu à détacher du tronc national et de l’autorité de l’almamy. À la voix du faux prophète ils attaquèrent Timbo en 1859, s’en emparèrent et la livrèrent au pillage. Ils tuèrent un grand nombre d’habitants et s’emparèrent d’innombrables troupeaux et de plusieurs centaines de captifs. Oumar, accourant de sa villa de Sokotoro, réunit les contingents de Labé et du Bouvé, repoussa les Oubous dans leurs montagnes et leur reprit la plus grande partie de leur butin.
  6. Les sangalas sont de petites baies rouges dont l’infusion dans une certaine quantité d’eau donne une liqueur agréable qui, tant qu’elle est fraîche, a la couleur et le goût d’un vin légèrement sucré. Quand cette boisson a fermenté, elle ressemble beaucoup à la bière.
  7. C’est une vipère de forme cylindrique, dont l’extrémité anale n’est guère moins large que la tête, ce qui lui a valu dans le pays le nom de serpent à deux têtes. Peut-être est-ce une variété de la vipère échidnée du Gabon.