Première livraison
Le Tour du mondeVolume 3 (p. 373-384).
Première livraison

Vue de l’embouchure du Rio-Nunez. — Dessin de Sabatier d’après M. Lambert.


VOYAGE DANS LE FOUTA-DJALON,

EXÉCUTÉ D’APRÈS LES ORDRES DU COLONEL FAIDHERBE, GOUVERNEUR DU SÉNÉGAL,
PAR M. LAMBERT,
Lieutenant d’infanterie de marine.
TEXTE ET DESSINS INÉDITS COMMUNIQUÉS PAR LE MINISTÈRE DE LA MARINE ET DES COLONIES.
1860


Le Fouta-Djalon. — Arrivée au Rio-Nunez. — Ce qu’est cette rivière. — Peuplades de ses bords. — Leurs mœurs et leurs coutumes. — Départ pour l’intérieur. — Mon prédécesseur Caillé.

Deux ans de séjour au Sénégal, plusieurs expéditions de guerre, et quelques explorations heureusement terminées venaient tout à la fois de m’acclimater au ciel et au sol africains et de surexciter en moi le goût inné des voyages lointains, lorsque, au commencement de 1860, M. le colonel Faidherbe, auquel notre colonie sénégalaise et la géographie des contrées voisines sont redevables de tant d’améliorations, voulut bien me confier une mission auprès des chefs du Fouta-Djalon.

Cette région montagneuse, qui termine non loin de l’Atlantique la longue ligne de reliefs orographiques nés sur les bords de la mer Rouge et dont on peut suivre les vastes sinuosités à travers toute l’Afrique, entre le 12° parallèle nord et l’équateur, est digne, à de nombreux points de vue, de fixer l’attention des géographes, des ethnologues et des économistes. De son plateau central s’épanchent, comme d’un réservoir commun, vers les quatre aires de l’horizon, les sources du Niger, du Sénégal et de vingt autres cours d’eau, artères de vie et de fécondité entre ce dernier fleuve et Sierra-Leone : son sol granitique nourrit la population la plus forte, la mieux douée de l’Afrique occidentale, et la plus ouverte au souffle de la civilisation. Enfin c’est à travers ses défilés que le commerce européen du littoral trouvera la route la plus directe et la plus sûre pour atteindre les marchés du haut Niger et de ce Soudan vers lequel, depuis près d’un siècle, il tend à s’ouvrir des chemins.

Parti de Saint-Louis le 20 février 1860, avec le contre-maître de la marine sénégalaise Cocagne et le tirailleur indigène Koly-Coumba, qui composaient toute ma suite, le premier comme interprète, le second comme valet de chambre et cuisinier, je débarquai le 1er  mars devant la factorerie du Bel-Air, à l’embouchure du Rio-Nunez, où je devais organiser une petite caravane et recueillir d’utiles renseignements sur les pays que j’allais traverser. Ces soins préliminaires accomplis, je me rendis à Kakandy, où je reçus de notre compatriote M. Sonlon l’accueil cordial dont m’avaient déjà comblé les autres négociants du Rio-Nunez.

Ce cours d’eau, qui figure sur toutes les cartes comme un fleuve descendant du Fouta-Djalon, n’est en réalité qu’un étroit bras de mer, s’avançant dans les terres jusqu’à Kakandy, et ne recevant, un peu en amont de ce point, qu’un très-faible ruisseau : le Tiquilenta, issu de la première rangée de collines de l’intérieur. Du reste, rien n’est beau comme la navigation de cette espèce de fiord depuis l’Océan, rien n’est riche comme la végétation de ses bords et séduisant d’aspect comme les factoreries qu’y ont élevées nos compatriotes. Vittoria, Rapax, Kakandy, ne demandent, pour devenir de véritables établissements coloniaux, qu’un peu de sécurité à l’endroit des tribus noires qui les entourent, et qu’un peu de protection contre leurs avanies. Kakandy surtout est un des sites les plus favorisés que j’aie jamais vus. Bâti en amphithéâtre au milieu de bosquets d’orangers, de bananiers et de manguiers, au vert et lustré feuillage, ce village a derrière lui un rideau d’arbres immenses et pour premier plan les eaux calmes et profondes du Rio-Nunez. Tous les produits de nos colonies réussiraient sur ce sol de promission, mais jusqu’à présent le commerce européen n’y exploite guère que les arachides et l’huile de palme ; le café, si célèbre à bon droit sous le nom de Rio-Nunez, n’est encore récolté qu’à l’état sauvage sur les gradins des montagnes de l’intérieur.

Les indigènes de ces parages sont les Bagos, sur le littoral même de l’Océan, les Nalous, sur le cours moyen de la rivière, et enfin les Landoumas, autour et en amont de Kakandy. Ces derniers, qui sont encore les plus nombreux, formaient jadis, si on peut croire la tradition locale, un centre de puissance, réunissant non seulement toutes les peuplades du bas pays, mais même une partie des tribus indigènes du Fouta-Djalon. Leur idiome, du reste, a beaucoup d’analogie avec celui des Djalonkès, qui semblent être eux-mêmes un rameau du grand tronc Malinkè. Mais si les Landoumas ont jadis dominé dans cette partie de l’Afrique, ils sont bien dégénérés aujourd’hui, car ils ne sont plus capables que de piller les commerçants sans défense, ou les caravanes qui traversent, sans armes, leur territoire.

L’un des buts de ma mission étant d’activer le commerce du Rio-Nunez, je convoquai un palabre, ou assemblée solennelle, chez le roi des Landoumas, afin de l’engager à faire cesser les pillages qui écartaient des comptoirs européens beaucoup de caravanes. Escorté d’un résident européen de Kakandy, M. d’Erneville, et de deux traitants noirs, je ne craignis pas de parler en maître devant Sa Majesté et ses grands vassaux. Avec d’autres auditeurs que ces pauvres hères, mon langage eût pu être taxé de témérité. Mais eux, loin de s’étonner de mon admonition et de mes menaces, ne songèrent qu’à se disculper personnellement et à détourner de leurs têtes le courroux du gouverneur de Saint-Louis, dont je me faisais l’interprète : renonciation absolue à toute avanie, à tout pillage, respect inviolable envers les caravanes et les traitants, nulle promesse ne leur coûta à cet effet. Je dois ajouter, dès à présent, que l’apparition du colonel Faidherbe, qui toucha à Kakandy quelques mois plus tard, donna à mes paroles la meilleure sanction qu’elles pouvaient avoir, et ne contribua pas peu à maintenir les chefs landoumas dans leurs idées feintes ou sincères de réformes pacifiques.

Les Landoumas payent tribu à l’almamy du Fouta-Djalon, qui les considère comme de futurs néophytes pour l’islam. Jusqu’à présent toute leur religion consiste en certaines momeries, mélangées de ridicule et de terreur, et qui ont pour théâtres des bois sacrés dans lesquels il serait, encore aujourd’hui, fort imprudent à un profane de pénétrer. Ils croient que ces sanctuaires sont hantés par un être mystérieux, désigné sous le nom de Simo, et dont les apparitions fantastiques sont toujours le présage d’un malheur, ou au moins de quelque événement important.

Les Nalous, qui partageaient naguère ces croyances, se sont laissés envahir tout récemment par l’islamisme, à l’exemple de leur roi Youra, guerrier renommé, qui porte habit, veste et culotte, et s’est façonné à nos habitudes européennes aussi complétement qu’à nos vêtements. Son peuple, doué de plus d’activité et d’énergie que les Landoumas, servait autrefois d’intermédiaire entre les négriers et les tribus de l’intérieur. Grâce à nos traitants des bords du fleuve, ils ont maintenant abandonné ce métier pour s’adonner tout particulièrement à la culture de l’arachide, qui forme aujourd’hui la branche la plus considérable du commerce local.

Leurs voisins du littoral, les Bagos, sont de quelques échelons plus bas placés sur l’échelle sociale. Chacun de leurs centres de population ne consiste qu’en deux ou trois hangars bas, étroits et fort longs, ou s’entassent en commun un grand nombre de familles, comme des bestiaux dans une étable. Rien ne peut donner une idée de la saleté de ces taudis, si l’on ne sait que leurs hôtes, aussi timides par nature que par superstition, ne se décideraient pour rien à sortir, une fois la nuit venue, de leurs gîtes immondes. Les écuries d’Augias n’étaient rien en comparaison.

Si sales qu’ils soient, les Bagos ne sont ni fainéants, ni besogneux : loin de là ; ils élèvent de nombreux troupeaux et récoltent bien plus de riz qu’ils n’en peuvent consommer. Leur penchant au travail est entretenu par un des plus singuliers sentiments que puisse inspirer la vanité ou l’amour de la propriété. Lorsque l’un d’eux vient à mourir, il faut que sa famille puisse faire étalage sous les yeux du public de tous les biens qu’il a pu amasser pendant sa vie ; il faut que les parents, amis et voisins, puissent dire au défunt : — Pourquoi nous as-tu quittés ? Tu jouissais de l’affection des tiens et de l’amitié de tous ceux qui te connaissaient ? Tu ne manquais ni de riz, ni de bœufs, ni de pagnes, etc., pourquoi nous as-tu quittés ? »

Puis ces paroles débitées et d’autres semblables, on livre aux flammes toutes les richesses du décédé, sans épargner le moindre grain de riz, et on ne laisse à ses enfants que le souvenir des vertus économiques de leur père. C’est à eux à s’efforcer, à son exemple, d’arriver à l’heure suprême avec des coffres bien garnis. Les négociants de Rio-Nunez, sachant l’usage que les Bagos font de leurs trésors, ne se font nul scrupule de troquer contre leur riz, leurs bœufs et leur huile, les plus chétives épaves de nos friperies européennes, et d’échanger, par exemple, contre une valeur de cent francs une statuette de plâtre valant bien cinquante centimes.

Pendant mon séjour à Kakandy, un chef foulah arriva dans cette localité. Abdoulaye, c’était son nom, gouvernait, sous la suzeraineté du chef de Labé, le district de Bouvé, la plus occidentale des provinces frontières du Fouta-Djalon. Il m’offrit de me conduire avec toutes les facilités désirables, non-seulement à travers son gouvernement, mais même jusqu’à Labé, dont le chef se chargerait ensuite de me faire parvenir auprès de l’almamy. Après de mûres réflexions, j’acquiesçai à ce mode hiérarchique de voyage, au risque de payer un peu cher la protection de ces seigneurs féodaux. Puisque j’allais me trouver à la merci des Foulahs, dès que j’aurais dépassé Kakandy, autant valait que ce fût à celle d’Abdoulaye, qui avait, de fois à autre, des intérêts à régler dans ce comptoir. Cet arrangement donnait à mon voyage un caractère aussi officiel que possible, et j’y trouvais des garanties pour ma personne et pour mes bagages : car il est rare que les noirs, même les plus sauvages, maltraitent un envoyé chargé d’une mission ostensible.

En conséquence, moyennant quarante et un francs en espèces et quelques provisions, Abdoulaye dut me fournir dix porteurs pour remplacer les ânes et les chevaux que je n’avais pu trouver à Kakandy, et le 8 mars, après avoir dépêché en avant mes gens et mes bagages, je m’éloignai de Kakandy, suivi de M. d’Erneville et de tous les négociants de cet établissement, qui voulurent m’accompagner jusqu’à ma première étape.

Presque au sortir de Kakandy, le sol s’élève sensiblement ; bien que parfaitement boisé et coupé de nombreux ruisseaux, il est, dans cette première partie de la route, couvert de roches et de pierres ferrugineuses. Après trois heures de marche, la nuit nous surprit loin de toute habitation, et, et à la suite d’un repas copieux préparé par les soins de M. d’Erneville, mes compagnons, roulés dans mes couvertures ou d’autres parties de ma garde-robe, s’endormirent sans autre toit que la voûte du ciel. Quant à moi je ne pus fermer l’œil. On n’entreprend point un voyage de la nature de celui que j’allais faire, sans éprouver quelque émotion. Si d’un côté je ne me dissimulais pas qu’il serait pénible, peut-être dangereux, de l’autre l’utilité qui pouvait en résulter pour la science et pour mon pays me berçait d’espérances et d’illusions. Et puis, à vingt-quatre ans, on trouve tant de charmes dans l’imprévu ! Ces pensées me bercèrent jusqu’au point du jour ; alors, après avoir pris encore une fois une tasse de café avec les derniers Européens que je dusse voir de longtemps, je me séparai d’eux, emportant leurs encouragements et leurs vœux.

C’est ainsi que je m’élançai, à mon tour, sur cette route que, trente-trois ans auparavant, avait parcouru l’intrépide Caillé dont le nom, en dépit de quelques envieux, est devenu une des gloires de la France. En suivant les traces d’un pareil devancier, le voyageur peut compter sur l’exactitude des renseignements et sur la justesse des itinéraires. C’est ce que j’ai pu constater bien souvent, et je suis heureux d’apporter ici mon humble pierre au monument que ce pauvre enfant du peuple, sans autre lumière que son génie naturel, sans autres ressources que son indomptable énergie, a su se construire dans le vaste champ des découvertes de notre siècle.


Paysages et forêts. — Les singes cynocéphales. — Majestueuse lenteur d’un prince africain. — Caravane de Sarrakolès. — Les rives du Cogon. — Le carême musulman. — Les partis politiques du Fouta-Djalon.

Si mes pensées s’étaient revêtues pendant la nuit d’une teinte grave et sombre, la marche et le grand air ne tardèrent pas à leur rendre leur insouciante vivacité habituelle. Il eût été difficile, d’ailleurs, de résister aux charmes des solitudes qui s’ouvraient devant moi, en fascinant à la fois la vue, l’ouïe et l’odorat. Des oiseaux, du plumage le plus vif et le plus varié, voletaient d’arbre en arbre, tandis que, dans les profondeurs sonores des bois, leurs gazouillis se mêlaient aux murmures de nombreux ruisseaux, au susurrements d’innombrables essaims ; du fond des taillis et du sein des troncs séculaires s’exhalait une pénétrante odeur de miel, tempérée par l’arome des fleurs où butinaient les abeilles. De toutes parts, au-dessus d’un épais sous-bois toujours vert, s’élevaient des arbres gigantesques dont nos plus hautes futaies ne peuvent donner l’idée. La domine le majestueux bombax, à l’immense ramure, aux longues siliques pleines d’une bourre soyeuse qui appelle les regards et les soins de l’industrie ; là frémit l’élégant feuillage du netté, le plus beau spécimen de la grande famille des légumineuses, et que la Providence semble avoir répandu dans tout le Soudan, afin d’alléger autant que possible aux habitants de cette contrée, le tribut de sueur dont tout homme doit payer son pain quotidien. Le netté, sorte de févier, porte un fruit, semblable pour la forme à une gousse de haricot, mais qui contient entre ses graines une fécule sucrée et substantielle, dont toutes les caravanes font leur nourriture presque exclusive pendant les mois d’avril, mai et juin. Je m’étonne que les nègres idolâtres, qui font des dieux de tout, n’aient pas mis cet arbre précieux au rang de leurs fétiches.

Je n’ai vu, dans ces bois, nulle trace de bêtes féroces ; mais les singes cynocéphales[1] y abondent. Dans une clairière ouverte au sommet d’une colline, nous en rencontrâmes une bande nombreuse qui parut ne nous céder le passage qu’avec regret. À mesure que nous avancions, ils reculaient lentement devant nous, s’arrêtaient à quelques pas du sentier, nous regardaient avec étonnement, puis, quand ils nous voyaient faire un geste, un mouvement brusque ou inquiétant, ils disparaissaient dans le fourré, bondissant et aboyant comme une meute de dogues. Le soir venu, nous nous arrêtâmes au bord d’un charmant ruisseau, égayant du murmure d’une petite cascatelle le silence de la solitude, et là, après avoir soupé d’une sardine et d’un biscuit détrempé dans un verre d’eau fraîche mélangée d’un peu d’eau-de-vie, je m’étendis sur un lit de feuilles préparé par Kolly, mon serviteur sénégalais, et je m’endormis aussi profondément, plus profondément peut-être que si j’avais été entouré de draperies soyeuses et de lambris dorés.

Le lendemain je gagnai Oréoussou, ou Abdoulaye m’avait donné rendez-vous. C’est un joli hameau, d’une trentaine de cases ombragées de bouquets de bananiers et d’orangers. Mais, en dépit des libéralités de la nature, ses habitants sont pauvres, le voisinage de Kakandy les exposant fréquemment aux visites souvent malveillantes et toujours ruineuses des princes foulahs.

C’est dans cette localité que je fis la première expérience des lenteurs et des retards dont mon noble protecteur, le prince Abdoulaye, devait entraver mon voyage. Je ne sais lequel de mes devanciers en Afrique, Richard Lander, je crois, a dit que sur ce continent la majesté d’un chef, roi ou hobereau quelconque, se mesurait à sa nonchalance. À ce titre Abdoulaye est l’homme le plus majestueux que j’aie jamais rencontré ; il n’arriva à Ouréoussou que trente-six heures après moi ; trente-six heures de retard sur quarante kilomètres ! Il en employa encore vingt-quatre à se reposer, et lorsque, ce temps écoulé, je forçai la consigne pour pénétrer jusqu’à lui et secouer sa torpeur, il n’imagina d’autre moyen pour calmer non impatience que de m’offrir un bœuf pour souper. Sachant bien que les pauvres villageois avaient seuls fait les frais de ce festin de Gargantua, je le refusai nettement au grand étonnement d’Abdoulaye qui ne comprenait pas plus ma réserve à cet égard que mon empressement à continuer mon voyage. Après de nouvelles tergiversations il finit par m’offrir trois porteurs au lieu de dix qui étaient indispensables au transport de tous mes ballots, me proposant de se charger lui-même du gros de mes bagages pendant que j’irais en avant l’attendre à Guémé, lieu situé à soixante-dix kilomètres sur la route de Labé. — Il croyait peut-être que je refuserais cette proposition, mais je le pris au mot, lui confiai sept ballots de marchandises diverses ou de provisions que je croyais bien ne plus revoir, et je repris la direction de l’est avec mes deux fidèles Sénégalais et mes trois porteurs.

Après avoir parcouru pendant toute une journée un plateau boisé et de nature ferrugineuse qui termine au levant le bassin du Rio-Nunez, nous atteignîmes l’arête d’un escarpement de cent à cent cinquante mètres de hauteur, d’où l’on redescend dans la vallée du Cogon. La pente rapide conduisant à cette rivière était garnie de gens de tout sexe et de tout âge. Je crus avoir devant moi la population de quelque village voisin : c’était simplement une caravane de Soninkés ou Sarrakolès en marche vers la côte, où ils allaient acheter du sel chez les Bagos. Ils témoignèrent une grande joie en apprenant de moi qu’ils pouvaient désormais commercer librement avec Kakandy, ou tout autre point du Rio-Nunez, sans avoir rien à redouter des Landoumas, et que la France aurait désormais les yeux ouverts sur ce pays pour y prévenir le renouvellement des anciens désordres. Puis, comprenant parfaitement les résultats utiles que mon voyage auprès de l’almamy pouvait avoir pour les relations de l’intérieur avec la côte, ils me félicitèrent hautement d’être chargé d’une telle mission.

Cases de Soninkés (frontières nord du Fouta-Djalon). — Dessin de Sabatier d’après M. Lambert.

Tout cela ne les empêcha pas de me proposer un mouton des plus maigres pour trois fois sa valeur. Mais, que voulez-vous ? les Soninkés passent à bon droit pour les juifs de l’Afrique, et leurs instincts mercantiles sont à l’épreuve de tout enthousiasme.

Leur chef, cependant, m’envoya un peu plus tard une glane d’oignons et un pot de miel, à titre de cadeau, auquel je ripostai par quelques biscuits et un peu de sucre. Cet échange de bons procédés se fit à travers le Cogon, que j’avais traversé, pour établir mon bivac sur la rive opposée à la montagne où campait la caravane.

Les rives du Cogon. — Dessin de Sabatier d’après M. Lambert.

Cette rivière, large de quarante à cinquante mètres, roule ses eaux calmes, limpides et profondes de trente à soixante centimètres, sous une épaisse et fraîche voûte de verdure, formée de bombax et de nettés entrelacés et liés les uns aux autres par un lacis de lianes, dont les tiges sarmenteuses, courant de branches en branches, se balancent au-dessus des eaux en capricieux festons, en innombrables guirlandes de feuillage et de fleurs. C’est un de ces sites qui font momentanément oublier la patrie.

Le Cogon, que jusque à présent toutes les cartes ont confondu avec le fleuve de Kakandy, est un cours d’eau très-distinct, dont le volume dépasserait de beaucoup celui-du Rio-Nunez devant Kakandy, à la marée basse. Je m’assurai que son bassin, après avoir contourné du sud au nord l’extrémité de la vallée du Taguilenta (haut Rio-Nunez), court ensuite droit à l’ouest jusqu’à la mer, en demeurant également indépendant du Rio-Grande au nord, et du Rio-Nunez au midi.

La route que je suivais, traversant à leur extrémité supérieure les vallées des affluents de la rive droite du Cogon, est fort accidentée, fort pittoresque, mais des plus fatigantes. Aussi j’arrivai harassé, le deuxième jour, au village de Guémé, où, malgré mon vif désir de pénétrer le plus tôt possible au cœur du Fouta-Djalon, je fus forcé de séjourner : d’abord par une indisposition assez grave, premier tribut payé à mon nouveau genre de vie, puis par suite de l’arrivée d’Abdoulaye et de ses lenteurs habituelles.

Guémé, peuplé de deux à trois cents âmes, est agréablement situé sur un mamelon adossé à une magnifique forêt et dont la base est arrosée de nombreux ruisseaux. Tout est propre et bien tenu dans ce village, les rues comme les cases. Si celles-ci sont petites, si leurs portes sont si basses qu’on ne peut guère y pénétrer qu’en rampant, en revanche les habitations sont séparées les unes des autres par des clayonnages ou des haies vives d’euphorbes (carcas hurgens), et le sol des cours, formé d’un bon gravier, ratissé avec soin, toujours ombragé d’un ou de plusieurs vieux orangers, est encadré d’une bordure de bananiers ou de papayers. Le nom de ce village, qui signifie réunion en langue foulane, vient, dit-on, de ce que ce lieu servit d’asile jadis à des Mandingues fuyant devant l’invasion des Foulahs. Ils y échappèrent assez longtemps au joug des envahisseurs, de même que toute la province de Bouvé, dont le nom a la même signification que le mot marche dans l’histoire de notre moyen âge européen.

Lorsque, au bout de huit jours de repos dans cette charmante localité, je voulus me remettre en route, je me retrouvai en face de la nonchalance d’Abdoulaye. — Ses femmes, qu’il menait partout avec lui, se plaisaient à Guémé ; et puis le lendemain, 23 avril, était un vendredi : toute la population des environs venant à la mosquée ce jour-là, il comptait sur cette affluence pour me recruter des porteurs ; il valait donc mieux remettre mon départ au 24. Force fut d’y consentir ; mais le soir de ce même vendredi coïncidait avec le lever de la lune du Ramadan, et chacun autour de moi ayant célébré cette première heure du carême musulman comme on fête en Europe les derniers moments du carnaval, c’est-à-dire par des bombances et des repas sans fin, il fallut consacrer la journée du samedi à l’immobilité, à l’abstinence et aux dévotions. Car il ne faudrait pas croire, par les débuts du Ramadan, que cette période religieuse n’ait rien de sévère. Loin de là, elle est, au contraire, d’une très-pénible observance. Tant qu’elle dure, nul musulman ne peut ni boire, ni manger, ni fumer, ni même mâcher le gourou[2] entre le lever et le coucher du soleil. Les Foulahs, très-austères observateurs du Koran, n’ont garde de transgresser ses prescriptions à l’égard du jeûne, et dans ces climats brûlants, la privation d’eau surtout est une dure pénitence !

Le 25, mêmes délais de la part d’Abdoulaye, et quand le 26 je me présentai chez lui pour partir, il n’était pas plus prêt que les jours précédents. J’en obtins à grand-peine un guide, avec lequel je me mis en route, laissant encore une fois tous nos bagages en arrière avec le prince foulah. J’ai su depuis que le principal motif de ses retards était la perception de l’impôt pour lequel il était en tournée dans son gouvernement.

Au hameau de Compéta, où je m’arrêtai pour la nuit, je rencontrai un Foulah, qui, très-activement mêlé à la politique du Fouta-Djalon, put enfin m’expliquer clairement l’état des affaires de ce pays. Je savais, et par la relation de M. Hecquard, et par les renseignements recueillis à la côte, que depuis une quinzaine d’années deux partis rivaux, dirigés par deux compétiteurs issus du même sang, Sori Ibrahima et Oumar, se disputaient le pouvoir dans cette contrée ; mais j’ignorais que, par suite d’une entente entre les deux prétendants, Sori Ibrahima, dont M. Hecquard avait tant eu à se plaindre, venait d’être proclamé almamy pour deux ans. Si contrariante que fût cette nouvelle pour moi, dont toutes les sympathies étaient pour Oumar, à cause de ses tendances vers la France, je dus me retrancher dans mon caractère officiel et dire à mon informateur qu’étant envoyé auprès de l’almamy régnant, c’était à celui-ci seul que j’avais affaire, et que, si grand désir que j’eusse d’entrer en relation avec Oumar, je n’irais cependant le voir qu’avec l’autorisation de Sori Ibrahima. Grand partisan d’Oumar, mon interlocuteur était cependant trop fin politique pour ne pas comprendre ma réserve diplomatique ; il m’en fit même compliment, et, passant à un autre ordre d’idées, me parla fort au long du Rio-Nunez Je lui défilai sur ce chapitre mon chapelet habituel, et je crois devoir faire observer à ce sujet que le voyageur doit bien se garder, en Afrique, d’être avare d’explications, car les hommes, avec lesquels vous êtes entré une fois en conversation suivie, sont trop fiers de la confiance que vous avez paru leur témoigner, pour vous supposer des intentions secrètes ; ils se hâtent de propager vos discours comme une bonne nouvelle, et se font vos défenseurs officieux auprès des chefs et des populations.


Un héraut d’armes foulah. — Version africaine d’une relation anglaise. — La vallée et les chutes du Tominé. — Villages et population des montagnes. — Les blancs anthropophages.

À l’est de Compéta commence la ligne de faîte qui sépare le bassin du Cogon de celui du Tominé, principal affluent du Rio-Grande. On la franchit par la passe ou col de Nadé-Koba, dont j’estime la hauteur absolue à deux cent cinquante mètres au-dessus du niveau de la mer. De son sommet on domine de belles vallées, courant à l’est, et la vue s’étend dans cette direction jusqu’au mont Seniaki, dont les deux pics mamelonnés bordent à l’horizon la rive droite du Tominé.

Les pics du mont Seniaki. — Dessin de Sabatier d’après M. Lambert.

La descente du Nadé-Koba, formée d’assises d’ardoises simulant des gradins aussi escarpés qu’irréguliers, est aussi pénible que difficile pour un homme seul ; je n’en vins à bout qu’en me cramponnant aux angles de ces marches naturelles. Comment mon cheval arriva-t-il en bas sain et sauf ? c’est ce que je cherche encore à m’expliquer.

Pendant que je songeais à ce problème, je vis venir à moi un indigène qui m’aborda comme un héraut d’armes antique en énonçant ses noms et qualités et l’objet de sa venue. Il portait le nom euphonique d’Alpha Kikala, et venait, au nom du chef de Labé, s’informer des motifs exacts de mon arrivée dans le pays. Satisfait de mes réponses, que je m’efforçai d’élever au diapason de ses demandes, il se rangea à mes côtés, et dès ce moment devint mon guide officiel jusqu’à Timbo : guide précieux ! car il savait par cœur tout le Fouta-Djalon, et, partout ou j’ai passé, j’ai pu constater, l’itinéraire en main, l’exactitude des moindres renseignements géographiques qu’il m’avait donnés à l’avance. Il ne connaissait pas moins bien les traditions que la topographie de son pays ; j’en eus la preuve quelques instants après sa rencontre.

Nous nous trouvions dans un site charmant ; un torrent débouchant devant nous, à travers des rocs entassés courait, en bondissant, arroser de magnifiques prairies semées de bouquets d’arbres gigantesques, derrière lesquels ou entrevoyait les hauts sommets qui bordent le Tominé. Devant ce grand spectacle, qui sous plus d’un rapport me rappelait quelque site embelli de ma chère vieille Bretagne, je me réjouissais, je l’avoue, d’être le premier Européen qui l’eût contemplé, lorsque Kikala mit fin à ce sentiment légèrement vaniteux et égoïste en m’apprenant et le nom du torrent, Yangolé (l’Anglais), et les circonstances qui lui ont valu cette appellation peu africaine.

À l’époque où lui Kakala était encore enfant, des blancs avaient voulu pénétrer par cette vallée dans le Fouta-Djalon. Ils étaient nombreux, marchaient en caravane, dans laquelle figuraient plusieurs chameaux et quarante ânes chargés de marchandises. Leurs chefs escaladèrent les sommets du mont Seniaki, pour examiner le pays, et notaient sur leurs livres tout ce qu’ils voyaient. Mais au passage d’un cours d’eau, qui a été aussi baptisé d’après eux (le Tiangol-Porlobé, ou ruisseau des blancs), plusieurs d’entre eux se noyèrent et ils perdirent toutes leurs bêtes de somme.

La défense que fit l’almamy à ses peuples d’entrer en relation avec des étrangers qui avaient eu le tort d’arriver sans guides et sans explications préalables, fut interprétée de manière qu’en refusant de leur vendre quoi que ce fût, même de l’eau, on ne se fit faute de les harceler et de les piller. Tous périrent de misère ; le dernier survivant, après avoir été fait prisonnier, puis relâché, vint mourir sur les bords du ruisseau qui prit, d’après lui, le nom de Yangolé. Mais il faut ajouter, pour la moralité de l’histoire, que tous les Foulahs qui avaient touché aux marchandises des blancs eurent une fin aussi malheureuse que leurs victimes.

Ainsi dit Alpha Kikala.

En calculant l’âge du narrateur, et en tenant compte de l’exagération bien naturelle d’un récit transmis de bouche en bouche depuis plus de quarante ans, je démêlai facilement dans cette légende un fait réel : la tentative malheureuse que les Anglais firent en 1817 pour pénétrer vers le Niger par la voie de Fouta-Djalon, et qui échoua effectivement à mi-chemin de Kakandy à Timbo. — Les lignes suivantes, empruntées à un livre consacré aux découvertes africaines, peuvent faire juger du degré de fidélité de la version africaine de cette simple histoire :

« Le capitaine Campbell, chargé du commandement de cette expédition, ne put aplanir ou surmonter les obstacles que lui opposèrent l’état d’anarchie du Fouta-Djalon et le mauvais vouloir des chefs. Après bien des négociations infructueuses, pendant lesquelles la caravane perdit ses chameaux, ses chevaux, toutes ses bêtes de somme, Campbell fut obligé de revenir sur ses pas. Bien qu’il n’eût à regretter que la perte d’un seul homme sur cent qui lui avaient été confiés, l’insuccès de sa tentative et les contrariétés éprouvées l’affectèrent tellement, qu’il mourut avant d’avoir regagné la côte. Caillé vit son tombeau auprès de Kakandy[3]. »

En réfléchissant à quels écarts d’amplification peut se laisser emporter l’histoire orale, je gagnai l’endroit où je devais passer la nuit, et là, sur mon lit de feuilles accoutumé, je rêvai toute la nuit aux étranges bases que la rhétorique des siècles antérieurs à l’invention de l’écriture a dû donner à nos annales les plus classiques et les plus révérées.

Le lendemain, à peine en marche, je fus entraîné hors du sentier tracé, par le bruit d’une forte cascade, retentissant à ma gauche, sous le couvert d’un bois épais. Un magnifique spectacle m’y attendait. Le Tominé, barré un peu plus haut par une large bande de roches schisteuses, s’est frayé, à travers les fissures de cette digue naturelle, un grand nombre de chenaux couverts, véritables tuyaux de conduite, par lesquels toute la masse de ses eaux se précipite, de différentes hauteurs, dans un vaste bassin circulaire, bordé de roches moussues et d’arbres séculaires. Je m’arrêtai une demi-heure devant ces chutes pour en faire un croquis ; je leur aurais volontiers consacré de longues heures, mais le temps me pressait.

Les chutes du Tominé. — Dessin de Sabatier d’après M. Lambert.

Du reste, tout le bassin du Tominé abonde en effets pittoresques. Le peintre et le géologue peuvent y faire également de fructueuses études. Sa vallée centrale et les vallons parcourus par ses tributaires peuvent différer, il est vrai, d’étendue et de végétation ; ainsi l’une est dans toute sa longueur couverte d’un rideau de verdure, tandis que quelques-uns des autres (les rives du Bio-Dounso, par exemple) ne nourrissent de loin en loin que de maigres palmiers ou des buissons rabougris, mais tous présentent le même caractère géologique. Tous profondément creusés dans une masse granitique de formation uniforme, sont bordés de parois perpendiculaires, hautes de deux cent cinquante à trois cents mètres, simulant souvent des fortifications gigantesques, ou rien ne manque, escarpe, bastions, angles saillants et rentrants, et toujours surmontées d’un énorme talus d’une élévation double. La vue que je suis parvenu à prendre d’un de ces paysages, et qui m’a coûté tout un jour d’ascension le long de ces escarpements vertigineux, semés de blocs granitiques des formes les plus bizarres, a été si admirablement interprétée par l’intelligent crayon de M. Sabatier, que je puis y renvoyer le lecteur en toute assurance. Elle peut tenir lieu de renseignements techniques sur cette grande et étrange nature.

Le bassin du Tominé. — Dessin de Sabatier d’après M. Lambert.

Si pittoresques que soient toutes ces vallées, elles demeurent incultes et inhabitées ; la forme, l’élévation des parois qui les encaissent, et l’étendue des pentes qui les dominent, les exposent à des inondations terribles pendant la saison des pluies, c’est-à-dire pendant plus de la moitié de l’année. Chaque ravin est alors un torrent, chaque vallon un canal coulant à plein bord, et l’ensemble de tout le bassin du Tominé un grand lac tumultueux. Le nom indigène de cette région est assez significatif : Donhol, abréviation de Dongon-ol, pays des eaux. On n’y trouve d’habitations que sur le haut des plateaux. Elles y sont, du reste, très-rapprochées, et s’y divisent en deux catégories : les foulahsos ou villages de pasteurs foulahs, et les roumbdés (oroundés de Caillé) ou hameaux d’esclaves, chargés de cultiver les terres de leurs seigneurs et maîtres, dont la demeure est parfois très-éloignée.

Caillé parle, à plusieurs reprises, de la douceur, des vertus hospitalières de cette population agricole ou pastorale ; je n’eus moi-même qu’à m’en louer. Un soir, c’était auprès du village de Pamhoye, un Foulah vint me proposer de lui acheter une charge de bois et soixante oranges, pour deux coups de poudre. Au risque de passer à ses yeux pour un trafiquant peu habile, je lui donnai le double de ce qu’il me demandait. Jamais vendeur ne fut plus joyeux et plus reconnaissant que celui-là. Il partit en me promettant de me fournir de la volaille le lendemain, quand je passerais par son village, situé à quelques lieues plus loin. Quelques heures après, assis devant un grand feu, je pelais mes oranges tout en songeant à la quantité de bien-être qu’on peut se procurer dans le Foula-Djalon pour dix centimes de poudre, quand je vis revenir mon homme suivi, cette fois, d’une jeune fille. C’était sa sœur, qu’il menait voir l’homme blanc. Intimidée devant un spectacle aussi étrange, la pauvre enfant s’avançait lentement, faisant bien un pas par minute, et laissa prudemment mon foyer entre elle et moi. Enfin, encouragée par son frère, elle s’arma de résolution ; comme quelqu’un qui se précipite tête baissée dans le danger, elle vint à moi d’un pas fébrile et me tendit la main. Elle tremblait comme une feuille de bouleau, et, interrogée sur la cause de son trouble, restait muette comme une statue. — « Elle croit, me dit son frère, que les blancs mangent les noirs. » À cet aveu je fus pris d’un fou rire, accès de gaieté, qui, pour tranquilliser cette jeune imagination africaine, eut plus de force que les raisonnements les plus logiques ; un collier de verroterie acheva de la rassurer.

Ce fait peut paraître puéril ; mais il s’est reproduit si souvent pendant mon voyage ; j’ai trouvé la croyance en notre anthropophagie si profondément enracinée non seulement chez les femmes et les enfants, mais même parmi les hommes de cette partie de l’Afrique, que je n’ai pas cru devoir le passer sous silence. Quelques Foulahs ont même été jusqu’à préciser devant moi les détails les plus circonstanciés de nos prétendus festins de cannibales. Je ne pourrais les énumérer tous ; je me rappelle seulement qu’ils y font figurer une cloche et une grande marmite.

J’ai entendu attribuer ces bruits à la malveillance des marabouts maures, qui voudraient éloigner de nous leurs néophytes noirs ; ne sont-ils pas plutôt la conséquence naturelle de la traite des esclave set de l’effrayante consommation d’Africains que cette infâme institution a faite depuis trois siècles ? Sur les deux cents millions de nègres, achetés pour l’Amérique pendant cette période de temps, combien sont rentrés sur le sol natal pour y témoigner de l’emploi auquel les avaient destinés les marchands de chair humaine ?

Le lendemain je passai, par une pente rapide mais revêtue d’une magnifique végétation forestière, dans le bassin du Kakriman, et quelques heures de marche à l’ombre des bois, le long d’un cours d’eau, le Digué, alimenté par une infinité de sources et de ruisseaux se précipitant en cascades des hauteurs environnantes, m’amenèrent au foulahso, où mon vendeur de la veille m’avait donné rendez-vous. Je ne tardai pas à le voir paraître, ainsi que sa jeune sœur ; l’un, portant cinq poulets qu’il me céda pour trois coups de poudre, l’autre, amenant toute la population féminine de la localité, pour me contempler et admirer, plus encore que ma personne, le courage avec lequel elle me donnait la main. Je ne tardai pas à remarquer, — observation humiliante pour mon amour-propre, — que mon individu n’était pas le seul, dans ma caravane, à éveiller l’effroi ou l’admiration de ces bonnes gens. Mon cheval, mes ânes mêmes avaient leur part dans ces sentiments. Les rares caravanes qui traversent cette région ne consistant qu’en piétons, ses habitants n’ont jamais vu de bêtes de somme et ne connaissent d’autres animaux domestiques que le bœuf et les brebis. — « Voilà de bien beaux moutons, » disait une bergère en montrant mes ânes ; — « son bœuf est bien maigre, » objectait un autre en désignant mon cheval. — « Oh ! quant à cette longue figure, — murmurait une vieille femme, plus avisée que ses jeunes compagnes, — je ne m’y fierais pas ; ça doit manger le pauvre monde ! »

Après avoir quitté cette population naïve et laissé derrière moi de nombreux foulahsos éparpillés le long des pentes inclinées à l’orient, j’atteignis vers le milieu du jour les bords du Kakriman[4], rivière large de douze à quinze mètres en cet endroit, et qui roule droit au sud ses eaux rapides sur un lit de roches noirâtres. Cette dernière circonstance, jointe à l’ombre épaisse des grands arbres qui entre-croisent leurs rameaux d’une rive à l’autre, projette sur son cours une teinte sombre et sauvage. D’après Kikala, mon guide-géographe, cette rivière, loin d’être l’origine du Rio-Pongo, comme quelques cartographes l’ont pensé, courrait jusqu’à la mer parallèlement au Scarcies, et serait par conséquent identique avec le Kissi-Kissi des cartes anglaises. Quant au Rio-Pongo, ce n’est, comme le Rio-Nunez, qu’un bras de mer sans autres tributaires que des ruisseaux de peu d’importance.

Les rives du Kakriman. — Dessin de Sabatier d’après M. Lambert.

Les montagnes arrosées par le Kakriman et ses nombreux affluents, bien que fort abruptes, offrent d’excellents pâturages aux pasteurs foulahs, et, comme dans ces régions privilégiées les troupeaux n’ont pas à redouter les bêtes féroces, on les voit partout paissant à l’aventure. Ils ont repris sur ces hauts plateaux la vivacité et la souplesse que la domesticité leur a ravies d’ordinaire. Il m’est bien souvent arrivé de contempler avec étonnement un bœuf perché sur quelque escarpement à pic, comme une chèvre dans nos climats, tandis que d’autres bondissaient de rocher en rocher comme de véritables animaux sauvages.

C’est aussi dans ce canton que je vis, pour la première fois, les petites usines en terre glaise qui servent à la fusion du minerai de fer. Ce sont de vrais hauts-fournaux en miniature : cheminée, tuyau d’appel, creuset, fosse pour recevoir la fonte, rien n’y manque. On y empile, comme chez nous, des couches alternées de charbon et de minerai, mais on n’y emploie pour faciliter La fusion, ni quartz, ni castine, soit que les Foulahs ignorent les qualités fondantes de ces matières, soit que leur riche minerai n’en ait pas besoin.

Fonte de minerai de fer au Fouta-Djalon. — Dessin de Hadamard d’après M. Lambert.

Le massif montagneux découpé par le Kakriman et ses affluents s’abaisse vers l’est en larges plateaux couverts de cultures diverses et aussi parsemés de roumbdés ou plutôt de cases isolées, que nos provinces les mieux cultivées le sont de villages et de fermes. Cette partie de la contrée est par conséquent peu boisée, car la première opération que font les Foulahs pour mettre la terre en culture est d’arracher le bois taillis et découper les futaies à hauteur d’homme ainsi que procèdent les pionniers défricheurs des État-Unis. — Ils n’ont d’autre instrument de labour qu’une petite houe assez commode et n’emploient d’autre engrais que les cendres du gazon et des chaumes desséchés après la moisson, et qu’ils livrent soigneusement aux flammes avant la semaille. Ces procédés primitifs leur suffisent, sans assolement ni jachères, pour obtenir d’abondantes récoltes d’un sol qui semble inépuisable.

C’est à travers ces scènes pastorales et agricoles que le 1er  avril j’atteignis Assanquéré, chef-lieu du fief ou gouvernement du seigneur Oumar, frère d’Abdoulaye que j’avais l’intention d’attendre dans cette localité.

Le chef était absent, mais par les soins de ses femmes une case m’avait été préparée et à peine y étais-je installé que ces dames m’y firent porter du riz, du couscous, des oranges, des bananes et enfin, ce qu’en Afrique on n’offre qu’aux personnages distingués, des noix de kolat. À cette masse de provisions succéda une avalanche de visiteurs et surtout de visiteuses. Les flots de curieux se succédèrent pendant toute la journée dans mon humble gîte, comme les vagues sur une grève à la marée montante. Il n’y eut pas, non-seulement dans Assanquéré, mais même dans les villages environnants à plusieurs lieues à la ronde, une créature féminine qui ne se crût autorisée à venir, dans ses plus beaux atours, me faire son salam et son petit cadeau.

Toutes ces dames, assez bien prises dans leur jeunesse, et dont quelques-unes auraient passé en tous lieux pour jolies, malgré leur teint bistré, portaient, outre la pagne serrée autour des reins, selon la mode générale de l’Afrique, une pièce d’étoffe enroulée autour des épaules et d’une partie de la figure. Les longues tresses de leur chevelure noire, lisse et non crépue comme celle des négresses, sont relevées au sommet du crâne et mêlées d’ornements de corail, d’ambre et de pièces d’argent. De gros colliers d’ambre ou de verroteries flottent autour de leur cou ; des pendeloques de ces mêmes matières ou des boucles d’or brillent à leurs oreilles. Leurs bras sont serrés dans d’énormes bracelets d’argent, rappelant tout à fait les brassards des anciens chevaliers et les bagues qu’elles portent à leurs doigts sont surmontées de plaques d’argent recouvrant le dos de la main. Enfin leurs pieds nus et d’une délicatesse exquise ne sont protégés que par des sandales en cuir brodé d’assez jolis dessins.

Tel est le costume général du beau sexe dans le Fouta-Djalon.

Après huit jours d’impatience fiévreuse, je vis enfin arriver Abdoulaye et Oumar, mais tous les deux assez mal disposés pour moi ; le premier, parce que je l’avais fait marcher plus vite et plus longtemps qu’il ne l’aurait voulu pour me rejoindre ; le second, par suite des contes qu’on lui avait faits sur le but de mon voyage. Quelques raisonnements, appuyés d’un léger cadeau, vinrent facilement à bout de la mauvaise humeur d’Abdoulaye ; Mais je n’eus pas aussi bon marché des préventions de son frère. À cet esprit soupçonneux, les notes que je prenais en chemin, les croquis que l’on m’avait vu faire, révélaient clairement mes desseins : « J’avais écrit le pays, afin de pouvoir m’en emparer plus tard. — Puisque j’étais parvenu au cœur de la contrée, je pourrais y guider plus tard une armée d’invasion. — Il ne pouvait me laisser pénétrer plus avant, sans en avoir reçu l’ordre du chef de Labé. »

Trois longs jours de luttes diplomatiques, pendant lesquels j’épuisai tous les tropes de la rhétorique, toute la gamme de l’éloquence, depuis l’indignation contenue jusqu’à la menace ouverte, amortirent, sans les dissiper complétement, les doutes du farouche Oumar ; heureusement à l’aube du quatrième m’arriva un auxiliaire inattendu, en la personne d’un messager chargé par le puissant chef de Labé de me transmettre les paroles suivantes : — « Que le blanc sache que nous sommes très-contents de son arrivée parmi nous. Oumar a eu tort de lui parler comme il l’a fait au sujet de ses écrits. Nous savons que les blancs ne sont pas comme nous ; tout ce qu’ils voient ils l’écrivent et ils en composent ensuite des livres que tout le monde lit et qui consacrent leur mémoire dans l’avenir. Les principaux de Labé et moi nous eussions bien voulu le recevoir dans cette ville, mais quelques-uns des anciens s’y opposent et je n’ai pas voulu les contrarier. Qu’il aille donc directement voir l’almamy, et s’il me destine un présent, qu’il le remette à Oumar qui me le fera parvenir. »

Lambert.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Cynocéphale mandrill.Cynocephalus mormos de Desmoulins. — Chassant un jour au bord du Sénégal, je vis une troupe de ces animaux assaillir à coups de pierres un des hommes de sa suite qui venait de tirer et de tuer l’un d’eux. Ils disputèrent vaillamment au chasseur le cadavre de leur congénère, et il fallut l’intervention de tous mes gens pour leur faire lâcher pied.
  2. Le gourou est une sorte de fève, qui dans les régions du Rio-Nunez remplace la noix de Kolat des pays soudaniens. — C’est comme ce dernier fruit un astringent et un tonique. L’un et l’autre, quand on les mâche, produisent dans la bouche une saveur amère qui devient sucrée et parfumée dès qu’on boit une gorgée d’eau. Tous deux calment la faim et préviennent les coliques. J’en ai fait bien souvent l’expérience et je signale ce fait à l’attention de la science médicale.
  3. Le Niger et les explorations de l’Afrique centrale, par F. de Lanoye.
  4. Kakrima ou Kakriman, comme l’a écrit Caillé, et non Kakriba, comme l’a orthographié M. Hecquard.