Voyage dans l’intérieur de l’Islande/03

M. Noël Nougaret
Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 18 (p. 145-160).
Troisième livraison

La vallée et le bœr de Selsund. — Dessin de Yan’ Dargent d’après l’album de l’auteur.


VOYAGE DANS L’INTÉRIEUR DE L’ISLANDE,


PAR M. NOËL NOUGARET[1].


1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VII


Arrivée à Selsund. — Mauvais accueil. — Ascension de l’Hékla ; campement dans les laves. — Deuxième journée. — Arrivée au sommet du volcan. — Brouillards. — Une mésaventure qui n’a pas de suites fâcheuses. — Vue extérieure du cratère. — Trois heures au fond du cratère. — Vue de l’Islande du sommet de l’Hékla. — Descente rapide. — Arrivée à Storuvellir.

Nous fûmes reçus à Hankadolur par une vieille grosse femme aux joues roses, coiffée d’une casquette d’homme à visière vernie. Derrière elle vint le chef, vrai type de l’ancienne race norvégienne ; ses cheveux grisonnants s’arrondissaient en boudin sur le front, tandis que le long des tempes descendaient deux nattes volumineuses qui achevaient l’encadrement de sa figure.

On prit du café au lait ; le prêtre donna ses instructions, puis nous nous embrassâmes comme si nous nous fussions connus depuis notre enfance ; et pendant que, suivi de son domestique, il allait de nouveau affronter le désert de cendres pour regagner son bœr, je partis avec le chef de Hankadolur, son fils et mon sequens, pour Selsund-sous-l’Hékla.

Une demi-heure après, nous arrivions en vue d’une grande prairie ou paissaient un grand nombre d’animaux domestiques de toute sorte. Cette prairie est un immense cirque traversé par une petite rivière qu’alimentent les neiges des sommets de l’Hékla.

Devant nous s’élèvent les flancs noirs et escarpés des montagnes volcaniques qui se dressent comme des remparts et dessinent leurs festons à plus de deux cents mètres au-dessus de leur base ; à gauche, environ dix courants de lave sortis du cratère de l’Hékla ont glissé côte à côte sur un parcours de dix lieues en suivant une foule de sinuosités ; puis, arrivés dans cette plaine, ils se sont tous arrêtés à la même hauteur.

Au pied de ces têtes de courants de lave, et paisiblement adossé contre eux, est situé le bœr de Selsund, qui restera là jusqu’à ce qu’une nouvelle éruption l’oblige à émigrer dans des cantonnements plus sûrs. Si l’on détourne ses yeux de ce bœr chétif pour les porter plus haut, la vue rencontre le géant, le colosse souverain de ces contrées, l’Hékla qui montre sa tête sinistre au-dessus des contre-forts environnants.

Après avoir traversé la prairie, nous arrivâmes à la porte du bœr, ou nous fûmes reçus par une vieille femme. — Il paraît que c’est un usage général de faire garder la maison par le plus ancien. — Le reste de la famille ne tarda pas à arriver. Le chef était un jeune homme de quarante ans environ ; dès que nous fûmes installés dans ma chambre, et pendant que je finissais mon modeste repas, une conversation assez vive s’engagea entre mes hommes et la femme de ce chef. Le chef d’Hankadolur venait de transmettre à son collègue de Selsund les volontés du prêtre de Storuvellir relativement à mon ascension de l’Hékla ; mais comme depuis quelque temps le bruit courait que le volcan donnait des preuves d’impatience et allait faire éruption d’un moment à l’autre, la femme du chef de Selsund s’opposait à ce que son mari m’accompagnât. C’est la seule fois dans mon voyage en Islande que j’ai été mal reçu par une femme. Pour l’attendrir, je lui offris une tasse de vin, qu’elle refusa net.

« Vous vous conduisez mal, lui dit d’un ton calme et froid le chef d’Hankadolur, et on en parlera dans le pays. »

Le chef de Selsund était visiblement peiné de l’accueil que me faisait sa femme ; mais pendant qu’elle déblatérait comme une vraie Française, il me prit la main pour me faire comprendre qu’il était à ma disposition ; puis tirant la montre de mon gousset, il me la présenta d’une main, tandis que de l’autre il me montrait l’Hékla, ce qui voulait dire : À quelle heure fautil partir ? J’indiquai le chiffre quatre sur le cadran, et tout fut arrangé. Le chef d’Hankadolur et son fils m’embrassèrent pour retourner dans le bœr ; et après avoir reçu « la bonne nuit » de tout le monde, à l’exception de la femme du chef, qui aurait bien voulu me voir à tous les diables plutôt que dans son terrier, je me jetai sur un tas d’édredons qu’on m’avait mis dans un coin afin de recueillir des forces pour le lendemain.

Je fus réveillé à quatre heures ; on avait préparé du café ; la Niobé l’apporta avec une mauvaise grâce que j’eus soin de ne pas remarquer.

Comme la moitié de l’ascension peut se faire en chevauchant, le chef de Selsund avait préparé ses magnifiques chevaux du nord afin de laisser les miens au repos. On n’en finit jamais avec les préparatifs : aussi était-il près de dix heures comme nous nous mettions en marche. Mon hôte reçut les étreintes de toute sa famille ; ce jour-là personne ne m’embrassa, pas même la vieille femme, et mon comes dut partager ma disgrâce.

Nous nous engageâmes dans des défilés calcinés où l’on ne rencontre parmi les laves que quelques crânes de cheval et des tiges mortes de petit bouleau. Après avoir défilé dans une de ces gorges étroites, on trouve des montagnes de cendres noires qu’il faut gravir et dans lesquelles les chevaux enfoncent jusqu’au ventre. Puis vient une plaine où l’on peut courir tout à son aise pour affronter ensuite de nouveaux étranglements, de nouveaux cendriers.

La tempête durait toujours. Aussi longtemps que nous nous étions trouvés dans les bas-fonds, nous n’avions pas eu à en souffrir ; mais elle devenait de plus en plus insupportable à mesure que nous nous élevions. Vers cinq heures du soir, nous arrivâmes à la dernière limite où il nous fût possible d’utiliser nos montures. C’était un petit plateau couvert d’un peu de gazon ; nous établîmes notre campement au fond d’un retour de lave qui nous mettait à l’abri pour passer la nuit. D’après les observations que je pus faire, le sommet de l’Hékla devait se trouver à deux mille cent dix pieds au-dessus de nous.

Le lendemain, dès le matin, je laissai là mon sequens avec les chevaux et nous continuâmes notre ascension à pied avec le chef de Selsund. Je portais une pique ferrée, une couverture, et mon compagnon était pourvu d’un sac de chasse au fond duquel j’avais mis quelques biscuits, du lard et un demi-litre d’eau-de-vie.

Le vent était tombé, mais à la tempête avait succédé un temps déplorablement brumeux. Nous ne tardâmes pas à rencontrer de grandes flaques de neige. Mon pilote les traversait avec ses souliers en peau de phoque comme si c’eût été un tapis. Je voulus le suivre, mais je n’étais pas de force, et il me fallait marcher le long de la neige dans des tas de cendres et de scories, ce qui était très-fatigant.

Après quatre heures de cette marche pénible, nous arrivâmes au point culminant ; mais comme le brouillard avait augmenté de densité à mesure que nous nous étions élevés, il était impossible de rien voir devant nous. Je contournai sur une certaine étendue les hauteurs que nous venions d’atteindre ; le versant opposé était couvert de neige glacée et semblait de tous les points s’arrondir en amphithéâtre ; à l’épaisse brume qui cachait tout, se mêlait une forte odeur de gaz acide sulfureux ; le cratère devait s’ouvrir là, au milieu de cette tombe neigeuse et à une très-petite distance : nous étions peut-être au bord. Voyant que le brouillard mettait peu d’empressement à se dissiper, je résolus d’aller à tâtons à sa découverte. Je m’engageai avec précaution sur le versant qui s’offrait devant nous ; malheureusement j’y étais à peine que je glissai sur mes deux pieds, et, comme mes mains ne pouvaient rien saisir, je descendais toujours sans savoir où. Instinctivement je plantai ma pique en avant pour m’arc-bouter ; elle se brisa : ma seule ressource fut de m’accrocher à la partie ferrée qui était enfoncée dans la glace, tandis que l’autre roula en s’éloignant.

J’étais là dans une assez fâcheuse position, à cheval pour ainsi dire sur le tronçon de ma pique et n’osant pas faire le moindre mouvement de peur d’ébranler cet unique point d’appui. Heureusement j’avais un guide islandais, un de ces hommes auxquels le mépris de la vie fait braver tous les dangers. Je le vis arriver au milieu du brouillard ; il me tendit son bâton, et je pus, en marchant sur mes coudes et sur mes genoux, comme il m’en donnait l’exemple, me hisser au sommet de la pente.

Cette première tentative m’avait trop mal réussi pour que je fusse disposé à recommencer. Après nous être blottis derrière un bloc de scorie, nous grignotâmes quelques biscuits, nous bûmes quelques gorgées d’eau-de-vie, et je me décidai à attendre jusqu’au dernier morceau de biscuit plutôt que de battre en retraite.

Il y avait une heure que nous étions là ; les brouillards s’étaient épaissis de plus en plus, mais c’était bon signe : ils ne tardèrent pas à se précipiter en pluie ; tout s’éclaircit peu à peu, et jamais mon cœur n’a salué le soleil avec plus d’enthousiasme.

Au milieu d’un cirque couvert de neige et dont le diamètre est d’à peu près deux mille mètres, s’ouvre le cratère de l’Hékla, un des plus réguliers que la nature ait jamais façonnés. Son pavillon a la forme d’une couronne ducale ; quelques conglomérats posés comme par enchantement, à des distances presque mesurées, en forment les fleurons. La couronne serait parfaite sans une échancrure qui la brise à l’ouest et qui me permit de voir l’intérieur rouge, mêlé de tâches jaunâtres, tandis que l’extérieur, parfaitement uni, est d’un vert sombre. D’abondantes vapeurs s’échappent de tous les points.

Pendant tout le temps où j’étais resté en expectative, je n’avais entendu aucun bruit, je n’avais rien remarqué d’extraordinaire ; je n’avais plus qu’à marcher en avant. Quand je fus sur le point de partir, j’eus de sérieuses difficultés avec mon pilote qui voulait absolument m’accompagner. Mais comme je n’avais pas oublié sa femme et ses enfants qui l’attendaient à Selsund, je dus employer presque la violence pour le décider à me laisser seul.

Cette fois la glace ne m’effrayait plus : mon but était à peu de distance, et les glissades ne faisaient qu’accélérer ma marche.

Je me dirigeai d’abord vers l’échancrure qui m’offrait une porte naturelle. En approchant je reconnus que c’était une bouche nouvelle qui s’était ouverte sur ce point ; elle est située au milieu d’une enceinte circulaire qui a déjà deux mètres de haut ; elle formerait avec celle qui existe déjà un 8 parfait, si à la suite de nouvelles éruptions elle parvenait à s’élever à la même hauteur. Après avoir franchi ce passage, très-commode du reste, je me trouvai dans le grand cratère, enceinte ovale mesurant trois cent cinquante pieds dans son plus grand diamètre. L’orbe qui l’entoure s’élève à cent vingt pieds avec une inclinaison de soixante-dix à soixante-quinze degrés. Des vapeurs sortent, non seulement des bouches, mais de tous les points du cratère, et de l’orbe même où elles suintent intérieurement et extérieurement.

Plusieurs évents de cette immense cheminée étaient comblés par les cendres, d’autres étaient cachés par une croûte de vieille glace. Deux seulement se trouvaient ouverts. L’un d’eux, le plus important, est situé à l’est. Il mesure à peu près quarante pieds et il était animé à ce moment d’une certaine activité : une masse considérable de vapeurs en sortaient. Pour éviter ces gaz, je me plaçai au vent, et me traînant à plat ventre, je pus arriver au bord pour examiner ce qui se passait à l’intérieur. Les vapeurs arrivaient par bouffées, mes yeux se perdaient dans les ténèbres ; mais j’étais à peine en observation, lorsque je vis, à une profondeur d’environ cent mètres, des reflets lumineux intermittents, suivis de flammes bleuâtres comme des feux follets. C’étaient les gaz acido-sulfureux qui s’enflammaient de temps à autre ; mais à part ces faibles manifestations, je n’entendis aucun bruit intérieur : tout était calme et immobile.

De là, je me portai vers l’autre bouche ouverte qui est bien plus petite, et d’où s’échappent de très-rares vapeurs. À environ trois mètres de profondeur, elle paraît se diviser en deux branches, dont l’une, la plus inclinée et la seule par où arrivent quelques vapeurs, semble se diriger vers la bouche active. Il y avait sur le bord un bloc de lave, dont je fus tenté de me servir pour faire une expérience : en m’aidant du tronçon de ma pique comme d’un levier, je le fis tomber dans le trou pour voir l’effet que sa chute pourrait produire. Il suivit la ramification qui se dirige vers la grande bouche ; un moment je l’entendis rouler dans les profondeurs, puis je n’entendis plus rien. Après une attente de vingt-trois secondes, l’acide sulfureux enflammé s’éleva jusqu’à la bouche voisine, par trois bouffées abondantes et consécutives ; ces flammes disparurent un instant, et je remarquai en même temps que les vapeurs surgissaient de toute part avec une abondance presque alarmante ; l’intérieur du cratère en était rempli et je fus obligé d’agiter violemment mon mouchoir pour ne pas en être suffoqué. Mais tout à coup les flammes reparurent à la grande bouche avec plus de violence que la première fois : tous les gaz qui remplissaient le cratère s’enflammaient ; pendant la nuit, cette explosion aurait produit l’effet d’un bol de punch gigantesque, et moi j’étais au fond du bol. Ce spasme inattendu, qui ne dura guère que le temps d’un éclair prolongé, eut pour heureux effet de consumer les gaz ; or l’air se trouva purifié et je pus respirer à mon aise.

J’étais resté trois heures au fond du cratère ; après avoir pris mes notes, je montai sur l’extrémité de l’orbe pour le contourner. L’Hékla domine toute la partie méridionale de l’île. Devant le spectateur, la Hwità, la Thyorsà roulent leurs eaux vertes ; çà et là s’étalent de grands lacs resserrés entre les laves ; dans les prairies, les huers et les geisers élèvent vers le ciel leurs blancs panaches ; au sud, c’est la mer verte sur laquelle se découpent les côtes dentelées, et, dans toutes les directions, de nombreux et vastes glaciers qui semblent faire de l’Islande un miroir immense ou le soleil aime à se regarder avant de se montrer au reste de la terre.

Pour le navigateur qui, venant du sud, se trouve par le travers du cap Portland, l’Islande apparaît sous un aspect de grandeur sauvage et de majesté glaciale digne de la nature polaire aux confins de laquelle elle est située.

« On embrasse de l’œil un massif de dômes arrondis, étagés les uns derrière les autres, dont les cimes éternellement neigeuses, tantôt brillent au soleil d’une éclatante blancheur, tantôt se perdent dans les nuages que l’imagination se plaît à prendre pour les vapeurs de leurs cratères endormis[2]. »

L’Hékla se dresse à l’extrémité orientale de ce massif. C’est un cône trachytique de mille cinq cent cinquante-sept mètres de hauteur, sur une base de trois milles et demi géographiques de circonférence, et qui doit sa renommée bien moins à ses dimensions qu’au nombre et à la violence de ses éruptions. L’histoire écrite de l’Islande en a enregistré vingt-trois, entre 1004 et 1766, séparées les unes des autres par des intervalles variant de six à soixante-six ans. Celle de 1766 fut une des plus violentes. Elle s’annonça par l’apparition
Une demi-halte devant un bœr. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.
d’une immense colonne de poussière noire montant lentement vers le ciel, avec accompagnement de tonnerres souterrains et de tous les autres symptômes qui précèdent les convulsions volcaniques. Bientôt un cercle de flammes entoura le cratère, et des masses rougies de rochers, de pierres ponces et magnétiques furent lancées, avec une effroyable violence, à d’incroyables distances, et cela en un jet si continu et si serré, que des témoins l’ont comparé à un immense essaim d’abeilles s’échappant du sein de la montagne. Un bloc de pierre ponce de six pieds de circonférence fut projeté à plus de huit lieues, et un autre, de fer
Un convoi funèbre dans la campagne. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.
natif, à plus de six. La surface de la terre fut couverte, dans un rayon de deux cent quarante kilomètres, d’une couche de cendres de quatre pouces d’épaisseur. L’air en était si obscurci, qu’en un lieu éloigné de vingt-deux myriamètres du foyer de l’éruption on ne pouvait distinguer, à quelques pas, une feuille de papier blanc d’une feuille noire. Les pêcheurs ne purent aller en mer à cause des ténèbres, et les habitants des Orcades furent saisis d’effroi et mis hors d’eux-mêmes par la chute de ce qu’ils crurent être une neige noire. Le 9 avril, la lave commença à déborder du cratère, coula pendant deux lieues dans une direction sud-ouest, et, bientôt après, comme si tous les éléments étaient tenus de jouer un rôle dans cet infernal charivari, une large colonne d’eau fendit la colonne de cendres et jaillit à plusieurs centaines de pieds de hauteur. L’horreur de ce spectacle était encore augmentée par des ébranlements souterrains et d’épouvantables détonations, qui s’entendaient, dit-on, à vingt-cinq lieues de distance.


Halte dans un bœr. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.

Trente ans après cette grande éruption, le cône de la montagne n’était pas encore complétement refroidi ; des vapeurs brûlantes empêchaient les visiteurs d’approcher du cratère et la neige de s’y fixer. Vers 1810 seulement, la montagne parut replongée dans le sommeil absolu.

En 1839, elle en sortit de nouveau : la neige diminua peu à peu sur son sommet, et, à ses pieds, les sources thermales et les dégagements de vapeurs présentèrent une augmentation considérable de température et de volume. Ceci se prolongea jusqu’à l’année 1845, dont l’hiver fut d’une extrême douceur, sans neige et presque sans gelée ; par suite, le printemps fut d’une précocité exceptionnelle, et l’été d’une sécheresse accablante. Rien n’annonçait cependant une commotion souterraine, quand tout à coup éclata la vingt-quatrième éruption de l’Hékla, après un intervalle de soixante-dix-neuf ans, le plus long que constate l’histoire de ce volcan.


Une nuit dans le ventre d’une baleine. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.

Au milieu de détonations qui retentirent dans un rayon de plus de cinquante lieues, une colonne de gaz enflammés, chargés de cendres, s’élança du sommet de la montagne et étendit, sur les districts méridionaux de l’île, un nuage qui était assez épais pour intercepter la lumière du soleil, et d’où s’échappa bientôt une pluie de cendres et de scories. Les courants aériens transportèrent au loin ces déjections volcaniques avec une telle rapidité, que le soir même elles tombèrent sur les Fœroë, les Shetland et les Orcades.

La nuit qui succéda à ce sombre jour fut éclairée par les reflets d’un épouvantable incendie. Les glaciers, les montagnes, les plateaux de Portland, et jusqu’au fiord de Reykjavik, furent illuminés par les lueurs rougeâtres des éclairs jaillissant de la colonne de fumée. Chaque bouffée de gaz, de flamme et de cendre était accompagnée d’effroyables mugissements, entrecoupés par les éclats des blocs en fusion lancés par le cratère, et crevant et détonant comme des bombes. Enfin, une brèche se fit dans un rebord du cône, et un torrent de lave ardente s’écoula lentement, enveloppant tout un côté de la montagne dans les replis d’un manteau de feu.

Directement au sud de l’Hékla se dressent, plus haut que lui, l’Eyafialla-Jokul (mille sept cents ou mille huit cents mètres), dont la dernière éruption date de 1823, et le Myrdals-Jokul, dont la première éruption constatée remonte et l’an 900, et la dernière à l’année 1755. Celle-ci, soulevant, brisant et fondant une couche de glaciers qui depuis longtemps enveloppait la montagne, donna lieu à un véritable cataclysme. Pendant cinq jours, une nappe d’eau, longue de cinq lieues et large de quatre, roula vers la mer, entraînant des blocs énormes de glaces et de rochers arrachés aux flancs de la montagne. La vaste plaine de Myrdalsandr, entièrement recouverte par le diluvium déposé par cette inondation, est toute jonchée de ces blocs erratiques. À la suite de cette éruption, trois chaînes d’écueils, allongés parallèlement, se sont formées dans la mer, où elles s’étendent jusqu’à trois lieues au large. Composés de sables volcaniques, de pierres ponces et de cendres, ces écueils sont très-probablement dus au prolongement des trois torrents principaux. qui ont coulé du glacier démoli et fondu du Myrdals-Jokul.

Comment s’étonner « que le récit des commotions de la région de l’Hékla tienne une grande place dans les sagas islandaises, et que, dans cette histoire nationale des malheurs et de l’abaissement d’une race héroïque, on sente planer une terreur superstitieuse inspirée par ce redoutable volcan, et comme un esprit de soumission résigné à son influence fatale[3] ? »

Et cependant une ligne tirée de l’Hékla au Myrdals circonscrit, au couchant, un centre de phénomènes bien autrement terribles pour l’Islande que ceux que nous venons de signaler.

« … De toutes les contrées de l’Europe, l’Islande est peut-être celle qui a donné lieu aux travaux topographiques les plus minutieux. Ils ont eu pour résultat une carte admirablement exécutée, sur laquelle la moindre petite crevasse, le plus chétif torrent et le moindre courant de lave sont reportés avec une perfection étonnante. Cependant, dans la partie sud-est de l’Islande, une large tache blanche rompt la continuité de ces lignes microscopiques. Partout ailleurs les ingénieurs ont exploré le sol de l’île ; seul un vaste espace de mille kilomètres carrés a défié leurs investigations. Sur cette aire, où le Skapta-Jokul élève ses cimes ceintes de champs de neiges et d’éternels glaciers, le pied de l’homme ne s’est jamais posé. C’est pourtant du sein de ce discret désert qu’est descendu le plus épouvantable fléau qui ait ravagé l’île.

« Cet événement eut lieu en 1783. L’hiver et les premiers jours du printemps avaient été d’une douceur inaccoutumée. Vers la fin de mai, un léger brouillard bleuâtre commença à flotter autour de la ceinture vierge du Skapta, son apparition fut accompagnée, dans le commencement de juin, d’un fort tremblement de terre. Le 8 du même mois, d’immenses colonnes de fumée, réunies dans la partie nord de cette région montagneuse, se mirent en mouvement dans la direction du sud, marchant contre le vent, et enveloppèrent de ténèbres tout le district de Sida. Un tourbillon de cendres s’abattit alors sur la face de la contrée, et, le 10, d’innombrables jets de flammes apparurent jaillissant et serpentant au milieu des précipices glacés de la montagne, pendant que la rivière Skapta, une des plus larges de l’île, après avoir roulé dans la plaine un immense volume d’une fétide bouillie d’eau et de poussière volcanique, disparaissait tout à coup.

« Deux jours après, un courant de lave, issu de sources dont aucun pied mortel n’a foulé les abords, vint se précipiter dans le lit de la rivière desséchée, et en peu de temps, quoique ce chenal béant ne présentât pas moins de six cents pieds de profondeur sur deux cents de large, le déluge de feu surmonta ses rives, traversa la basse contrée de Medalland, et, roulant devant lui comme une nappe le sol tourbeux de cette plaine, vint se jeter dans un grand lac, dont les eaux, vaporisées au contact de cette brûlante invasion, s’évanouirent en bouillonnant et en sifflant dans les airs.

« Ayant comblé entièrement en peu de jours le vaste bassin du lac, l’inépuisable torrent reprit sa marche, mais, divisé cette fois en deux courants, il alla avec l’un recouvrir d’anciens champs de lave, et, se rejetant avec l’autre dans le lit de la Skapta, il s’élança en cascades de feu du haut des cataractes de Stapafoss. Ce n’est pas tout : pendant qu’un fleuve de lave avait choisi la Skapta pour son lit, un autre, descendant dans une direction différente, ravageait les deux rives du Heverfisfliot et se précipitait dans la plaine avec plus de fureur et de rapidité que le premier. Il est impossible de savoir si tous deux sortaient du même cratère, car le creuset d’où ils s’épanchèrent au loin était situé au cœur même d’un inaccessible désert, et même on ne peut mesurer la puissance de cet épanchement de matières ignées qu’à partir du point où il atteignit les districts habités. On calcule que le courant qui combla la Skapta a environ quatre-vingts kilomètres de long sur vingt à vingt-cinq dans sa plus grande largeur, et que celui qui suivit le cours du Heverfisfliot forme une zone de quatre-vingts sur onze. Là où elle fut emprisonnée entre les hautes berges de la Skapta, la couche de lave atteint cinq et six cents pieds d’épaisseur, et en conserve près d’une centaine dans la plaine même. L’éruption de poussière, de cendres, de ponces et de laves continua jusqu’à la fin d’août, époque où ce drame plutonien se termina par un violent tremblement de terre.

« Pendant toute une année un lourd dais de nuages pulvérulents demeura étendu sur l’île. Le sable et les cendres recouvrirent sans retour des milliers d’acres de fertiles pâturages. Les îles Fœroë, les Shetlands et les Orcades furent inondées de cette poussière volcanique qui souilla même d’une manière perceptible les cieux cléments de l’Angleterre et de la Hollande. Des vapeurs méphitiques infectèrent l’atmosphère de l’Islande entière ; même le gazon que n’avait pas atteint la pluie de cendres fut entièrement consumé. Le poisson périt dans la mer infectée, une épizootie se déclara dans le bétail, et une épidémie semblable au scorbut attaqua les habitants eux-mêmes. Un contemporain de l’événement a évalué à neuf mille hommes, vingt-huit mille chevaux, onze mille bêtes à cornes et cent quatre vingt-dix mille moutons les victimes immédiates de cette seule éruption. Les calculs les plus modérés portent le chiffre des décès humains à mille trois cents, et celui des animaux à environ cent cinquante-six mille[4]. »

Je descendis de ces hauteurs rêvant à toutes ces grandes scènes cosmogoniques, où la terre, dans les puissantes manifestations de sa vie propre, semble tenir si peu de compte des créatures confiées à sa surface ; j’emportais en outre l’Hékla sur mes tablettes, et tantôt roulant sur les cendres, tantôt me laissant glisser sur les pentes de glace, je ne me sentais plus ; il me semblait que je volais, et j’avais de la peine à comprendre que l’ascension nous eût demandé un temps si long.

Nous retrouvâmes mon sequens avec les chevaux, mais dans quel état ! Ces gens-là sont de véritables enfants ; j’avais eu l’imprudence de lui laisser le bidon dans lequel il restait à peu près un litre et demi d’eau-de-vie. Pour se consoler de notre absence, il avait presque tout bu et il était gris. À chaque instant, il voulait se jeter à mon cou pour m’embrasser ; voyant que je le repoussais, il courait auprès du chef de Selsund, et quand il ne trouvait plus personne pour épancher son trop-plein de tendresse, il se couchait sur le cou de son cheval pour l’embrasser, manœuvre qui aboutissait toujours à une culbute dans les cendres.

Il était neuf heures, lorsque nous arrivâmes à Selsund ; la maîtresse du logis s’efforçait de réparer le mauvais effet qu’elle avait produit sur moi deux jours auparavant, mais je ne lui en donnais pas le temps ; mes pensées s’étaient portées vers le lit de Storuvellir : ce fut là que je résolus d’aller passer la nuit.

On s’empressa de seller mes chevaux qui avaient pris deux jours de bon repos et de grasse nourriture ; le chef de Selsund, suivi d’un de ses domestiques et de plusieurs chiens, voulut me faire la conduite. Arrivés à Hankadolur, nous fîmes une petite halte chez le bon chef de ce bœr, qui se joignit également à notre caravane avec deux de ses fils ; chaque fois que nous passions devant un bœr, le plus âgé interpellait mes compagnons pour leur demander qui j’étais, et sur leur réponse : « C’est un Français qui nous visite ! il descend de l’Hékla ! » trois ou quatre personnes prenaient un cheval dans le pré et venaient se joindre au cortége, de sorte que quand j’arrivai à onze heures du soir à Storuvellir, ma caravane se composait de seize hommes ou enfants, vingt-deux chevaux et un nombre indéterminé de chiens de toutes les nuances.

Une fois pied à terre, je fis avancer mon sequens devant le pasteur afin qu’il subît des remontrances bien senties sur son état. Le pasteur lui enjoignit d’aller se coucher : c’était le meilleur conseil qu’il pût lui donner.

Ce bœr me fit l’effet d’une oasis. Nous eûmes pour souper une épaule de mouton bouilli ; j’y joignis, à titre de nouveauté, bien entendu, quelque frivolité de mes provisions, du pain et une bouteille de vin de France. La femme du pasteur qui nous servit avec toute la grâce qu’on peut attendre d’une personne bien élevée, était une femme de trente-cinq ans, très-proprement mise, et sa physionomie avait quelque chose d’angélique, surtout dans ses fonctions d’hospitalité, qu’elle remplissait avec un charme infini.

Après le souper, il était près d’une heure après minuit, et le soleil, qui s’était caché un moment, commençait à paraître de nouveau. Nous étions avec le pasteur en face du bœr, appuyés contre le mur de gazon du cimetière ; et, tout en causant, nous fumions armés de longues pipes danoises. Dans une prairie, en face de nous, de très-belles vaches, couchées, dormaient ou ruminaient avec la plus grande gravité, et, tout à côté, de petits enfants, la famille du pasteur, s’ébattaient dans l’herbe. Cette scène, aux premiers rayons de l’aurore et au milieu d’un calme solennel, était délicieuse. Séduit par cette idylle charmante, je dis au pasteur :

« Quel suave tableau ! Comme vous devez être heureux ici ! »

Le pasteur, retirant sa pipe de ses lèvres, me regarda entre les deux yeux et me dit :

« Vous en contenteriez-vous, de ce bonheur ? »

J’avoue que je fus très-embarrassé. Il est vrai que ce pasteur-là est un abonné du Loup de la Nation ; il sait qu’il y a un autre monde en dehors de l’Islande, et c’est ce qui le rend si difficile.


VIII


Halte dans les bœrs. — Demi-stations. — Abus du café au lait. — Une leçon de tempérance que je donne à mon sequens. — Enterrement en pleine campagne. — La vallée de Backarholt. — Une nuit dans le ventre d’une baleine. — Village de lépreux. — À quoi peut servir un corbeau quand on a besoin d’une marmite ?

Le lendemain au matin, je quittai le bœr hospitalier de Storuvellir. Le pasteur m’accompagna jusqu’à la première habitation où, selon l’usage, il fallut prendre du café au lait avec des biscuits de lichen ; puis nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre, et il regagna Storuvellir pendant que je continuai ma route dans l’intérieur.

Depuis que j’avais quitté l’Hékla pour me diriger vers l’est, j’avais remarqué que la population était plus dense ; les habitations devenaient moins rares. Il est vrai que le pays est beaucoup plus fertile, et que, de plus, en approchant de la côte, on trouve des têtes de longs fiords où les habitants du pays peuvent s’approvisionner de poissons.

Mais tous ces refuges, au lieu d’accélérer notre marche, ne faisaient que la ralentir. Comme je l’ai déjà dit, l’Islandais, qui n’est jamais pressé, passe rarement devant un bœr sans s’y arrêter. Mon sequens, qui n’est pas Islandais à demi sur ce point, et que je soupçonne même d’être un peu pique-assiette, n’oubliait jamais de remplir cette touchante formalité. Dès que nous arrivions devant un bœr les chiens aboyaient pour annoncer notre venue, mon sequens descendait de cheval, embrassait tout le monde comme s’il eût été de la famille, et notez bien qu’il arrivait là pour la première fois. Sollicité par un si noble exemple, il me fallait faire de même ; mais j’avais pris une telle habitude de la chose, que j’étais passé, pendant les embrassades, à l’état de machine. Je descendais de cheval, et je me livrais aux caresses de la famille de l’air le plus indifférent du monde ; j’étais aguerri.

On nous introduisait ensuite dans le compartiment le plus propre du bœr, qui est ordinairement un parallélogramme de quatre mètres de long sur deux mètres cinquante de large. À l’extrémité se trouve une croisée de quatre carreaux, sous laquelle est placée une petite table. À côté de cette table on posait le fauteuil patriarcal sur lequel je m’asseyais. En face de moi, le long du mur, étaient assis sur de longs coffres qui servent de canapés les membres de la famille par rang d’âge, hommes, femmes et enfants ; tout ce monde se croisait les bras dans une attitude pleine de gravité, et, comme le voyageur est toujours la gazette du pays, pendant qu’on préparait le café au lait, mon sequens, debout à côté de moi, racontait tout mon voyage, mes exploits, mes hauts bienfaits et donnait des détails fort curieux sur mes mœurs et mon caractère.

De mon côté, pendant que mon guide pérorait ainsi, je mettais mon temps à profit en écrivant mes notes, et je restais indifférent à ce qui se passait comme s’il ne se fût pas agi de moi-même.


L’Hékla. — Dessin de Yan’ Dargent d’après l’album de l’auteur.

Dès que nous avions pris le café au lait, il fallait embrasser encore toute la famille en commençant par le plus ancien, après quoi nous remontions à cheval pour continuer notre route.

Quelques jours me suffirent pour me convaincre que si je ne résistais pas aux tendances parasites de mon sequens, je ferais des journées très-courtes, tout mon temps se passant à manger des biscuits de lichen et à prendre du café au lait. Un jour, je comptai que j’en avais absorbe vingt-sept tasses.

Je résolus, à l’avenir, de ne descendre de cheval qu’une fois par jour pour relayer, et depuis lors nous ne fîmes que des demi-haltes. Quand nous arrivions devant une de ces habitations, les hôtes du logis qui étaient dans les prés à faucher et à râteler accouraient avec leurs instruments de travail ; les enfants, qui ne pouvaient suivre les grandes personnes, grimpaient sur le premier cheval qui se trouvait sous leur main ; tous venaient se grouper autour de nous. Quand je ne voulais pas descendre de cheval, le chef de la famille arrivait avec sa femme devant le groupe ; il tenait une petite fiole d’eau-de-vie de grain, il en remplissait un verre à pied sans pied, y trempait d’abord cérémonieusement ses lèvres et me l’offrait ensuite.

Dès que j’avais bu, je lui rendais le petit verre et lui serrais la main en lui disant tack (merci).

Aussitôt la femme, qui se tenait là debout à côté de son mari, m’avançait une petite soucoupe écornée où se trouvait éparpillés quelques débris de sucre d’orge ou de pomme ; j’en prenais un ou plusieurs morceaux et je lui serrais la main comme au mari ;


Le cratère de l’Hékla. — Dessin de Yan’ Dargent d’après l’album de l’auteur.

mais quand je l’embrassais, elle n’en était que plus

flattée et me répondait par une révérence des mieux senties. Ce cérémonial terminé, je disais favel à toute la famille, et je partais au galop pour rattraper le temps perdu.

Je me trouvais parfaitement de ces demi-haltes qui me permettaient de faire plaisir à tous ces braves gens sans perdre beaucoup de temps. Cependant je fus obligé un jour de les supprimer, à cause de mon sequens qui s’était encore grisé de la façon la plus irrévérencieuse à force de vouloir faire plaisir aussi à ses compatriotes, et surtout de vouloir faire honneur à ce qui me restait de rhum. Je montai à cheval à cinq heures du matin, bien décidé à ne pas en descendre de la journée autrement que pour changer de monture. Je me dirigeai vers Kaldatarnès, église du sud-est où je voulais passer la nuit ; il était trois heures de l’après-midi ; je venais d’arriver sur un plateau mamelonné, quand je vis venir du sud une nombreuse caravane qui semblait se diriger vers le même point que moi. En tête cheminait tout seul un cheval portant en travers sur son dos un long colis ; ce cheval, qui trottait toujours, quelquefois à cent mètres des autres, disparaissait dans un bas-fond ; puis, quand il reparaissait sur une hauteur et qu’il était plus rapproché de moi, j’essayais de distinguer son étrange fardeau sans pouvoir en venir à bout. Derrière venaient une trentaine de gens, hommes, femmes, enfants, accompagnés d’un troupeau de chiens ; ils avaient tous l’air de courir après le cheval en poussant de grands cris auxquels se mêlaient les aboiements des chiens. Je fis halte pour attendre cette troupe bruyante. Le cheval qui marchait en avant et qui m’intriguait si fort étant arrivé près du mien, s’arrêta, et je vis alors que le long colis qu’il portait sur son dos n’était autre chose qu’un cercueil habité ; seulement, comme il n’était pas bien solidement attaché, la dernière course l’avait fait chavirer, et il prenait le chemin de passer sous le ventre de l’animal. Presque aussitôt je fus rejoint par toute la bande ; je me trouvais devant un enterrement en pleine campagne, et quel enterrement ! Ces gens-là avaient du partir dès le matin avec leur mort, qu’ils avaient promené dans tous les bœrs ; ils étaient probablement tristes au départ, mais comme, à chaque halte, il avait fallu faire des libations, cette tristesse avait fait naufrage dans un déluge de petits verres ; ils étaient tous gris, jusqu’aux plus petits enfants. En arrivant près de moi, ils m’entourèrent, et mon sequens, qui commençait à tirer la langue, comptait sur ma générosité ordinaire pour faire des largesses ; il entrevoyait déjà une bonne aubaine dans l’arrivée de ce cortége, l’eau lui en venait à la bouche ; mais comme ils avaient tous déjà trop bu, je restai inébranlable.

Un de ces hommes descendit de son cheval, redressa le cercueil, le lia plus fort, et le cortége reprit sa marche désordonnée vers Kaldatarnès.

Cet incident fut cause que je changeai mon itinéraire. Je comptais aller passer ma nuit dans cette église mais comme je me souciais très-peu d’y être en compagnie du mort qui avait ainsi cavalcadé pendant un jour entier, je consultai ma carte et me décidai à passer la Sog pour m’enfoncer dans la vallée de Backarholt.

Je n’arrivai sur ses bords qu’à neuf heures. Il y avait là un bœr et une église où mon sequens croyait que j’allais m’arrêter. Dans son langage, il disait au prêtre d’insister, et ce brave homme fit tous ses efforts pour me retenir ; mais je persistai à passer la rivière. Voyant que je voulais absolument continuer ma route, il me pria de vouloir bien tout au moins prendre un peu de café. Il m’en coûtait de lui refuser, mais je tins bon ; il fallut passer la rivière à jeun, et cela uniquement pour mortifier mon sequens.

Ce fleuve, qui est le déversoir du lac de Thingvalla, est un des plus larges qu’il y ait en Islande ; je craignais de noyer la moitié de mes chevaux, qui étaient fatigués ; l’opération fut longue, nous eûmes de la peine, mais nous atteignîmes l’autre rive sans accident. Une fois là, je m’engageai dans cette large vallée de Backarholt qui s’ouvre par un vaste marais. Bientôt après, nous arrivions sur la terre ferme : à notre droite s’élevait la chaîne d’Ingolfjal, longue montagne pulvérulente tenant enchâssés d’énormes blocs qui se détachent à chaque instant pour rouler au fond de la vallée. À notre gauche se trouvait un ravin sauvage dont les eaux se brisaient bruyamment contre les pierres énormes qui s’opposaient à leur passage. Le ciel s’était couvert ; à minuit la nuit était complète ; une pluie fine commençait à tomber ; mes chevaux n’en pouvaient plus, et moi-même j’étais à bout de force. J’étais à cheval depuis cinq heures du matin, ayant mangé seulement au départ un morceau de pain avec du fromage ; j’y étais encore, et je ne m’étais pas donné le temps de faire un autre repas. Je songeais tristement que pour donner une leçon de tempérance à mon guide, je m’étais infligé une rude pénitence.

J’étais impatient de rencontrer un bœr, et je craignais, à cause de l’obscurité de la nuit, de passer à côté d’une de ces habitations sans la voir, mais je comptais sans le chien de mon sequens, ce pauvre Loulou. On dirait que, dans ces pays, toute l’intelligence est passée chez les bêtes. Comprenant que nous avions besoin d’un gîte, il s’était constitué le pilote de toute la caravane. Il allait en avant, aboyait dans toutes les directions, et nous écoutions pour entendre si on ne répondait pas à son appel. Après trois quarts d’heure de cette marche incertaine, des aboiements lointains firent écho à ceux de notre chien. Aussitôt les chevaux, qui n’attendaient que ce signal, partirent au galop ; nous étions dans un chemin crevassé, horrible, mais ils ne faisaient pas un faux pas. Les aboiements des chiens continuaient toujours ; lorsqu’ils cessaient, Loulou avait soin de les provoquer de nouveau. Quand nous fûmes tout à fait à leur hauteur, nous reconnûmes qu’ils partaient de l’autre côté du ravin ; les chevaux le traversèrent, et, un moment après, nous arrivions dans le bœr de Backarholt, où tout dormait, excepté les chiens.

Ce bœr, habitation de pêcheurs, devait être de construction récente. Nous n’y trouvâmes qu’une jeune femme, un homme et un tout petit enfant.

Quand je fus entré dans le trou qu’on me destinait et qui était séparé des autres constructions, je remarquai que ce bœr était, intérieurement, d’une architecture tout à fait étrange. Le toit, au lieu d’être supporté par du bois flotté en selle, offrait au contraire une espèce de charpente ogivale. Je m’approchai pour l’examiner de plus près, et je vis que j’étais dans le ventre d’une baleine : pour faire la charpente, on avait pris une partie du squelette d’un énorme cétacé. Le reste de l’ameublement était d’un style analogue ; ainsi, pour escabeau, j’avais le siége traditionnel des Islandais, c’est-à-dire un crâne de cheval porté sur trois tibias du même animal, et les coffres, au lieu de reposer à plat, avaient pour pieds des crânes de phoques ou de chiens peinturlurés en rouge ou en vert.

Jamais je n’ai fait honneur à mes provisions avec autant de bravoure que dans cet étrange logement. Après mon repas, auquel j’invitai mes hôtes à prendre part, comme j’étais exténué par la fatigue, je fis rapprocher deux coffres parallèlement ; je plaçai une de mes caisses à chaque extrémité, et j’allais m’étendre dans cette espèce de fosse au fond de laquelle j’avais jeté ma fourrure et ma couverture, quand je vis entrer la jeune femme du bœr, une jatte de lait entre les mains. Je posai le lait sur la caisse qui formait la tête de mon lit, puis j’embrassai cette bonne femme, qui me remercia en me faisant une magnifique révérence : elle était largement payée.

En quittant le bœr de Backarholt je me dirigeai vers le sud-est où se trouve la pointe de Reykjanes. On y rencontre de nombreuses solfatares où l’on peut ramasser à la pelle le soufre presque pur ; les échantillons que j’en ai rapportés contiennent dix-sept parties de soufre sur trois de terre. En quittant ces solfatares on arrive dans un endroit complétement habité par des lépreux. La lèpre et l’éléphantiasis ont fait de grands ravages parmi la population. Ces maladies ont été entretenues en Islande par le régime des habitants, qui se nourrissent pendant l’hiver de poissons pourris. Leur prédilection pour les aliments en putréfaction est telle qu’un baril de beurre rance se vend deux fois plus cher qu’un baril de beurre frais. Aujourd’hui ils en sont arrivés à modifier un peu leur régime, et toutes ces lèpres, ces maladies scorbutiques tendent à disparaître ; mais il suffit de parcourir les parages où je venais d’arriver pour se convaincre qu’elles n’ont pas tout à fait déserté le pays. À mon passage, ces malheureux lépreux, dont la figure est boursouflée, à moitié dévorée par la lèpre, se tinrent debout timidement sur le seuil de leurs tanières sans oser approcher. Comme je ne tenais pas trop à passer ma nuit dans ce milieu, non par peur, mais à cause de la fâcheuse impression que produisent ces malheureux lépreux, je continuai ma route, me dirigeant vers un endroit situé à cinq kilomètres de là, où d’après ma carte je devais trouver des sources chaudes. Je tenais à aller dresser ma tente en ce lieu, par la raison qu’à la suite de mes prodigalités folles, à la noce de Thorfastathir par exemple, mes provisions touchaient à leur fin. Il me fallait vivre de ma chasse, chose certainement assez facile vu l’abondance du gibier qu’on trouve en Islande ; mais ce qu’on rencontre plus difficilement, c’est du combustible pour le cuire.

Arrivé aux Geisers, j’avais une gelinotte et deux pluviers dorés ; mais au dernier moment, après les avoir bien plumés, je me demandai comment j’allais m’y prendre pour les faire cuire d’une manière convenable. Il me fallait trouver un appareil d’un nouveau genre, et la nature vint encore à mon aide.

Il y a en Islande des corbeaux énormes. Il ne me fallut pas un quart d’heure pour en abattre un de la plus belle espèce. Après l’avoir vidé, sans me donner la peine de le plumer, je rinçai minutieusement avec de l’eau chaude sa cavité abdominale, puis j’y plaçai ma gelinotte et mes deux pluviers. J’y joignis un peu de beurre, du sel, du poivre, quelques gouttes d’eau-de-vie, de l’ail ; cela fait, je refermai le corbeau que j’emmaillottai avec une ficelle, et, après avoir attaché à mon paquet une pierre pour l’entraîner au fond, je le plongeai dans le geiser. En moins d’une heure, mon dîner était cuit. J’abandonnai le corbeau à Loulou, après en avoir retiré mon gibier parfaitement étuvé.


IX


Les pêcheries de morue. — Une nuit dans une pêcherie au soleil de minuit. — Le Dyrafiord. — Une chasse à minuit sur le Myvatn. — La légende de l’église de Reykjahlidar. — Buttes de Hjaltadal ou plaine des Sarcophages. — Un concert sur le gazon. — Mariage entre un de nos pêcheurs de morue et une Islandaise de bonne famille. — Départ d’Islande. — La Pandore au milieu d’une aurore boréale.

Dès le matin j’avais levé le camp et je me dirigeai vers la mer. Là, sur une plage de cendres et de pierres ponces descendues du haut des cratères et rejetées par la mer, se trouvent éparpillés pêle-mêle des crânes de chevaux, des ossements de baleines et un grand nombre de squelettes qui attestent toute la richesse poissonneuse des mers d’Islande. Avant de terminer ce dernier chapitre, nous devons dire un mot de la partie de ce pays qui nous intéresse le plus intimement, celle où habitent les cinq ou six cents pêcheurs qui partent tous les ans de nos côtes du nord pour aller pêcher les morues dans ces parages.

Notre flottille met ordinairement à la voile vers le 15 du mois de mars. Avant d’arriver sur les côtes d’Islande ses frêles bateaux ont à affronter de si rudes coups de mer que la frégate française a toujours de nombreuses avaries à réparer. Aussi faut-il voir avec quelle impatience elle est attendue, avec quelle joie son apparition est saluée !

Dans ma seconde excursion, j’ai été témoin d’une de ces espèces d’ovation. Nous étions arrivés le 12 mai. Après un repos de cinq jours à Reykjavik, où nous avions trouvé toute la population encore endormie ; nous nous dirigeâmes vers le Dyrafiord : nous étions sûrs de traverser dans notre trajet toute la pêcherie de la côte ouest.

Les bateaux pêcheurs se tiennent à environ quatre milles de la côte. Sur ce point, il y en avait au moins cent cinquante. Comme on sait à quelle époque probable doit passer la frégate, ceux qui ont des secours à lui demander ne négligent pas de se porter sur sa route. Chaque fois que nous voyions un pavillon en berne, et Dieu sait s’il y en avait ! c’était une embarcation qui se
Le Dyrafiord. — Dessin de Jules Noël d’après l’album de l’auteur.
détachait de la frégate pour aller aux renseignements : parmi les bateaux pêcheurs, celui-ci avait des mâts craqués, cet autre une avarie dans le gouvernail et tenait la mer depuis deux mois avec un gouvernail de fortune. Chez d’autres, si le navire avait victorieusement fait face aux gros temps, c’était l’équipage qui avait besoin de soins ; les uns avaient des cas de typhus, d’autres avaient la gale à bord, et leur caisse à médicaments
Pêcherie de morues. — Dessin de Jules Noël d’après l’album de l’auteur.
était entièrement dépourvue de pommade Helmerich ; car il faut dire que ces pauvres pêcheurs qui vont affronter tant de dangers pour nous pourvoir de morues ne sont pas l’objet d’une sollicitude exagérée de la part de ceux qui les emploient. Nous nous réservons de revenir ailleurs sur ce chapitre ; ici nous nous contenterons de déclarer que cet armement constitue une exploitation de l’homme par l’homme indigne de notre pays et de notre époque.

Vers dix heures et demie du soir, nous étions au milieu du banc de morues ; la frégate, pour expérimenter quelques hameçons, se mit en pêche, et jamais ma vie de voyages ne m’a offert un tableau plus merveilleux. Sur une mer calme, parfaitement unie, près de cent cinquante navires de toutes les formes étaient en pêche ; à quatre milles, les côtes dentelées de l’Islande développaient leurs falaises en gradins jusqu’au pied du Snæffels-Jokull, volcan éteint, célèbre dans les traditions de l’île, et dont les timides rayons du soleil de minuit caressaient en silence l’épiderme de neige.


Vue du Myvatn. — Dessin de Yan’ Dargent d’après l’album de l’auteur.

En moins de deux heures, tout en pêchant comme d’honnêtes amateurs, nous avions pris trois tonneaux de morue et de plus un certain flétan (hippoglossus), tellement énorme que les quatre cents hommes dont se composait l’équipage de la Pandore purent en manger copieusement pendant deux repas. Cet exploit terminé, nous reprenions notre marche, et à minuit et demi, nous entrions dans le Dyrafiord. Il est impossible de rien voir
Église de Reykjahlidar. — Dessin de Yan’ Dargent d’après l’album de l’auteur.
de plus imposant et surtout de plus étrange que cette profonde baie, dont les ramifications mystérieuses pénètrent à plus de dix milles dans les terres. Après avoir franchi l’entrée, nous commençâmes à côtoyer des dunes volcaniques élevées à pic à plus de cent mètres et couronnées de conglomérats de baranite qui ressemblent à d’énormes gabions. Quand on a couru pendant une heure le long de ces fortifications fantastiques, dont la vue ferait croire qu’on se trouve dans un autre monde, on arrive à l’endroit le plus large du fiord. La frégate laissa tomber son ancre de mouillage dans un vaste bassin entouré de hautes falaises et de montagnes étranges auxquelles l’action volcanique a donné les formes les plus invraisemblables. D’abord, c’est un ballon dont le sommet s’est effondré de moitié et présente l’aspect d’un cratère de soulèvement. Immédiatement après viennent trois énormes pyramides, aux formes tellement régulières qu’on croirait qu’elles ont été élevées par les mains des hommes ; enfin, comme toujours, les derniers plans sont formés par des aiguilles de glace qui changent de couleur suivant l’élévation du soleil. Au pied des premières dunes, les pluies ont précipité des terreaux volcaniques qui ont formé des nappes de sédiment ; sur cette plage, que coupent de nombreux ruisselets descendus des cimes neigeuses, se trouve la ville de Dyrafiord, c’est-à-dire trois ou quatre amas de gazon et une petite église en planches.

Ce qui frappe le plus quand on arrive au milieu de toutes ces imposantes surprises, c’est le silence qui y règne et l’absence de tout mouvement. On ne voit pas le moindre petit bateau. La Pandore était seule au milieu de ce vaste port ; mais nous n’allions pas tarder à recevoir de nombreuses visites.

Je m’étais retiré dans ma chambre pour y prendre un peu de repos, et après avoir bien recouvert ma fenêtre avec une portière en toile à pavillon pliée en plusieurs doubles pour m’improviser une nuit, je m’étais endormi. À mon réveil, quand je montai sur le pont, l’aspect du fiord avait complétement changé. Tous les navires qui avaient des avaries à réparer s’étaient mis à notre poursuite comme des goëlands ; ils étaient venus mouiller dans nos eaux pendant mon sommeil, et ce fiord que je venais de quitter si désert, si silencieux, était peuplé de plus de quatre-vingts navires : on se serait cru en plein port du Havre.

Pendant que nos ouvriers entreprenaient de les réparer pour les mettre en état de continuer la pêche et de regagner la France, nous allions faire des excursions et des parties de chasse à terre. Nous soupions à dix heures, et à minuit nous étions en pleine chasse. S’il est peu de pays aussi riches en poissons que l’Islande, on peut en dire autant du gibier. Les quelques canards sauvages que nous rencontrons dans nos pays y viennent par hasard : ce sont les fantaisistes de l’espèce qui, emportés par leur humeur aventureuse, s’égarent sous nos latitudes et s’y oublient quelquefois. Leur véritable patrie, c’est l’Islande ; on les y rencontre par troupeaux.

Il y a dans le nord de l’île, sur le méridien du Vatna-Jokull, un lac plus grand que celui de Thingvalla : c’est le Myvatn, qui était bien plus grand encore avant que le cratère qui est sorti de son sein et qui s’élève aujourd’hui sur ses bords en comblât une notable partie. Dans une visite que nous lui fîmes, nous vîmes s’élever, comme un nuage épais, des milliers de canards qui en noircissaient la surface. La volée passa au-dessus de nos têtes, quelques coups de fusil furent tirés, et au même instant le nuage creva et les canards tombèrent comme la pluie autour de notre batelet.

C’est dans ces parages que se trouve la curieuse église de Reykjahlidar. L’édifice par lui-même n’offre rien de bien extraordinaire ; il est en bois, construit comme tous les autres et plus misérablement si c’est possible. Ce qui le distingue, c’est qu’à la suite d’une éruption volcanique le courant de lave se dirigea vers la plaine où il est situé, et, au lieu de l’absorber dans ses flots brûlants, le respecta et laissa alentour une vaste place parfaitement ronde. — C’est cette légende qui a rendu célèbre cette pauvre église de Reykjahlidar.

Sur notre chemin de retour du Myvatn à Dyrafiord, nous dressâmes notre campement de nuit au milieu d’une formation géologique des plus étranges. C’est une grande plaine sur laquelle se trouvent un très-grand nombre de buttes en forme de cônes tronqués. Ces buttes uniformes et disposées très-régulièrement font ressembler ce plateau à un camp militaire. À cause de cette bizarrerie, nous donnâmes à cet endroit le nom de plaine des Sarcophages, qui répond parfaitement à l’impression que sa vue inspire.

De retour à Dyrafiord, il restait encore quelques avaries à réparer avant de repartir pour Reykjavik ; j’en profitai pour aller fraterniser avec les bons habitants de Dyrafiord. Je trouvai là un pauvre prêtre qui ne parlait pas un mot de latin et n’en comprenait pas davantage ; en revanche, les Islandais et les Islandaises parlent le bas-breton. Cet idiome a été apporté sur cette plage par nos pêcheurs, et la soirée que j’ai passée au milieu de ces habitants m’a prouvé que nos chahuteurs des Côtes du Nord y avaient laissé autre chose que des traces littéraires. Au bout d’un moment, une femme vint m’offrir de me vendre des bas de laine. Je n’avais pas d’argent sur moi, mais j’avais eu soin d’emporter mon dessert dans ma poche et cela valait tout autant. En échange d’une paire de bas je lui donnai huit amandes, six figues, une petite grappe de raisin sec, et elle se montra on ne peut plus satisfaite de son marché.

Je m’étais fait faire par un mécanicien du bord une espèce de mauvaise flûte en fer-blanc, dont je tirais un assez bon parti et avec laquelle je faisais les délices des Islandais. En allant à terre, comme je tenais à faire passer une soirée agréable à mon monde et un peu aussi à me faire un petit succès, j’avais emporté ma flûte et un kaléidoscope qui m’avait coûté six sous dans un bazar d’Édimbourg. Après avoir acheté ma paire de bas, je m’étais assis sur une motte de gazon au milieu de toute la population composée de six femmes, dix-neuf enfants et un prêtre qui avait l’air idiot. Je tirai de mes poches mon instrument primitif et régalai la société d’un répertoire élégant et varié dans lequel les airs de la Somnambule et ceux de la Belle Hélène faisaient ensemble un assez bon ménage.

Mon concert terminé, j’allais remonter à bord de la frégate, lorsqu’on m’amena une jeune femme d’environ vingt ans qui portait dans ses bras un petit enfant. Cette femme était accompagnée d’un Islandais qui paraissait être son père et tenait une vieille lettre dans sa main. L’un et l’autre me donnèrent des explications en islandais, que je comprenais à peine ; enfin le père me donna la lettre qu’il tenait et qui était écrite en français. J’espérai y trouver quelques éclaircissements, mais je n’y vis rien. C’était la lettre d’une femme de matelot à son mari qui s’appelait Le Blanc, et où il était question d’affaires de famille. Pendant que je me livrais à mille suppositions, il arriva un prêtre de l’intérieur, monté sur un cheval noir. Cet homme, qui avait reçu depuis huit mois son changement pour Patrikfiord, s’était trouvé dans l’impossibilité de gagner sa nouvelle résidence faute de moyens de communication, et il avait attendu l’arrivée de la frégate pour s’y faire déposer. Je lui promis de le présenter au commandant le soir même ; mais comme il parlait assez facilement le latin, je le priai de m’expliquer ce que me voulait cette jeune femme. Il l’interrogea, et voici en deux mots toute l’histoire.

Il y a deux ans, un pêcheur français nommé Le Blanc, ayant fait naufrage à la pointe du fiord, s’était réfugié dans le bœr de cet Islandais où il avait reçu l’hospitalité qu’on trouve toujours chez ces braves gens. L’Islandais avait une jeune fille, et comme Le Blanc devait attendre en Islande le retour de la saison de pêche, il résolut, comme pour passer le temps, de se marier. Il demanda à l’Islandais la main de sa fille ; celui-ci trouva la chose toute naturelle, alla querir le prêtre, et le couple fut uni. Quand le soleil reparut l’année suivante,
Les buttes de Hjaltadal. — Dessin de Yan’ Dargent d’après l’album de l’auteur.
Le Blanc prit deux chevaux, partit pour Patrikfiord ; il devait revenir dans la huitaine, mais on ne le revit plus. L’on suppose qu’il dut s’embarquer sur un bateau pêcheur pour aller faire un tour en France : mais on s’étonnait beaucoup de ce qu’il tardait autant à revenir, et sa femme me demandait si je ne l’avais pas vu.

J’avais beau répondre que je ne le connaissais pas, la femme m’objectait toujours : mais il est Français ! D’après elle, tous les Français doivent se connaître.

Le prêtre, après avoir écouté quelques instants cette pauvre abandonnée, me dit : « Cette femme trouve que Le Blanc a très-mal agi. Il a négligé de divorcer avant de disparaître. S’il eût divorcé, ce ne serait rien ; mais comme il n’a pas rempli cette formalité, elle ne peut pas se marier avec un autre, et c’est ce qui rend sa position réellement fâcheuse. »

Quand je vis ce qui affligeait surtout la pauvre femme, j”imaginai un moyen pour la soulager, et je dis au prêtre :

« Le Français qui a épousé cette femme était-il catholique ?

— Oui.

— N’a-t-il pas été marié seulement devant le prêtre luthérien, et sans l’intervention du consul de France de Reykjavik ?

— Certainement ! il s’est marié comme on se marie ici.

— Eh bien ! dans ce cas, le mariage n’est pas valable, puisque Le Blanc était toujours soumis aux lois françaises, et qu’en France les choses ne se passent pas comme en Islande. Ainsi, cette femme est parfaitement libre de se marier puisqu’elle ne l’a jamais été légalement. »

Le prêtre réfléchit gravement, puis il me dit : « Vous avez raison. » Quant à la pauvre Islandaise, elle n’en demanda pas davantage, et elle se proposait d’unir son sort, huit jours après, ou même moins, à un Islandais quelconque, oubliant complétement cet ingrat Le Blanc qui, de son côté, sans doute, ne devait guère songer à elle.

En rentrant à Reykjavik, toutes les dames nous disaient : « Nous sommes heureuses quand vous revenez du Dyrafiord, parce que son séjour doit vous disposer à trouver Reykjavik presque beau. » Elles avaient bien raison ; car dans la petite métropole on retrouve une aimable société, des bals et des cavalcades dans les laves et des dîners sur le gazon, au bord d’un lac, sans compter les bals et les dîners officiels.

C’est surtout à la fin de la campagne qu’on se livre à tous ces plaisirs ; chaque jour est un jour de fête.

Après avoir donné notre grand bal sur la Pandore, le 21 août, nous appareillâmes pour le départ, et nos bons amis d’Islande répétaient, en voyant partir la Pandore : « Voilà le soleil de l’Islande qui s’en va ! » En effet, la frégate française arrive avec la belle saison, avec le soleil ; elle s’en va dès qu’on aperçoit la première étoile, qui est comme le signal de la première aurore boréale. À partir de ce moment, on a ordinairement deux aurores par nuit : la première à onze heures
La Pandore franchissant le cercle polaire à la lueur d’une aurore boréale. — Dessin de Yan’ Dargent d’après l’album de l’auteur.
jusqu’à onze heures trois quarts. La seconde, plus brillante que la première, paraît à minuit et éclaire le ciel et la mer pendant de longues heures. Quand l’aurore va se former, on aperçoit comme un nuage noir à l’horizon, dans la direction du nord-nord est ; les bords du nuage s’éclairent, puis, tout d’un coup, du fond de cette cuvette noire, part une fusée rapide, qui est immédiatement suivie de plusieurs autres. Ces fusées laissent dans le ciel une traînée lumineuse ; peu à peu elles arrivent jusqu’au zénith et finissent par s’étendre sur la totalité de la voûte céleste. L’aurore est alors dans tout son éclat : du ciel se détachent de longues franges qui descendent mollement et que l’observateur croit pouvoir saisir dans ses doigts. Une blanche clarté envahit tout le ciel et la mer. C’est dans ce milieu magique qu’il fallait voir la belle Pandore au moment où elle s’éloignait des côtes d’Islande. Sa gracieuse mâture, ses vergues élancées et chargées de lumière se découpaient franchement sur cette sorte d’auréole qu’on eût dit ménagée pour l’heure des adieux, et je passai toute ma nuit sur la dunette à contempler cet imposant météore, éclairé par cette « lumière du nord, » comme ils l’appellent dans leur langage pittoresque, et qui doit être désormais leur unique soleil.

Noël Nougaret.


  1. Suite et fin. Voy. p. 113 et 129.
  2. De Chancourtois et Ferri-Pisani, Mémoire cité.
  3. De Chancourtois et Ferri-Pisani, Mémoire cité.
  4. Voy. lord Dufferin, ouvrage cité, ou Les grandes Scènes de la nature, par F. de Lanoye.