Voyage dans l’intérieur de l’Afrique/Chapitre 02

Traduction par Jean Henri Castéra.
Tavernier, Dentu, Carteret (Tome Premierp. 22-41).


CHAPITRE II.

Description des feloups, des yolofs, des foulahs et des mandingues. — Détails sur le commerce que les européens font dans la rivière de Gambie, et sur celui que les habitans des environs de l’embouchure de cette rivière font avec les habitans de l’intérieur de l’Afrique. — Leur manière de vendre et d’acheter.

Q uoique les habitans des bords de la rivière de Gambie forment plusieurs peuplades qui prennent des noms différens, et ont chacune leur gouvernement particulier, je crois qu’on ne doit les diviser qu’en quatre nations principales ; les feloups, les yolofs, les foulahs, et les mandingues.

La religion mahométane a fait de grands progrès parmi ces nations, et chaque jour elle en fait de nouveaux. Malgré cela les gens du peuple, soit libres, soit esclaves, conservent les aveugles et innocentes superstitions de leurs ancêtres ; ce qui fait que les mahométans les appellent kafirs, c’est-à-dire infidèles.

Il me reste peu à ajouter à ce que j’ai dit des feloups dans le chapitre précédent. Ils sont d’un caractère triste, et on dit qu’ils ne pardonnent jamais une injure. On prétend même qu’ils lèguent leur haine à leurs enfans, comme un héritage sacré ; de sorte qu’un fils croit qu’il est de son devoir de venger l’offense qu’a reçue son père. Ils boivent beaucoup d’hydromel dans leurs fêtes, et leur ivresse est presque toujours accompagnée de querelles. Or, si dans quelqu’une de ces querelles un homme perd la vie, l’aîné de ses fils prend ses sandales, et les porte chaque année le jour de l’anniversaire de sa mort, jusqu’à ce qu’il ait trouvé l’occasion de le venger. Rarement le meurtrier échappe à ce long ressentiment.

Mais ce penchant féroce et indomptable est contre-balancé par plusieurs bonnes qualités. Les feloups sont très—reconnoissans, ils conservent la plus grande affection pour leurs bienfaiteurs, et ils rendent tout ce qu’on leur confie avec une fidélité admirable. Pendant la guerre actuelle, ils ont plusieurs fois pris les armes, pour défendre les navires marchands des anglais contre les corsaires français. Souvent une grande quantité de marchandise anglaise a été longtems déposée à Vintain, sous la garde des feloups qui, dans ces occasions, n’ont jamais manqué ni de loyauté, ni d’exactitude. Combien il seroit à desirer qu’une nation si courageuse et si fidelle pût être adoucie et civilisée par le bienveillant esprit du christianisme !

Les yolofs sont une nation active, puissante et belliqueuse. Ils habitent une partie du vaste territoire qui s’étend entre le Sénégal et le territoire qu’occupent les mandingues sur le bord de la Gambie. Ils diffèrent des mandingues, non-seulement par le langage, mais par les traits, et même un peu par la couleur. Ils n’ont point le nez aussi épaté, ni les lèvres aussi épaisses que la plupart des autres africains. Leur peau est extrêmement noire ; et les blancs qui font le commerce des esclaves, les regardent comme les plus beaux nègres de cette partie du continent.

Les yolofs sont divisés en plusieurs royaumes ou états indépendans, qui sont fréquemment en guerre entre eux, ou avec leurs voisins. Leurs mœurs, leurs superstitions et leur gouvernement ont plus de rapport avec ceux des mandingues qu’avec ceux d’aucune autre nation ; et ils les surpassent dans l’art de fabriquer la toile de coton. Ils filent aussi la laine avec plus de finesse ; ils la tissent en étoffe plus large, et ils la teignent beaucoup mieux.

Leur langue est, dit-on, abondante et très-expressive. Souvent les européens qui trafiquent au Sénégal l’apprennent. Je ne la connois que fort peu ; mais j’ai conservé leurs noms de nombre. Les voici :

Un win.
Deux yar.
Trois yat.
Quatre yanet.
Cinq jeudom.
Six jeudom-win.
Sept jeudom-yar.
Huit jeudom-yat.
Neuf jeudom-yanet.
Dix fouk.
Onze fouk-aug-win.

Les foulahs[1], ou du moins ceux d’entre eux qui habitent près de la Gambie, ont la peau d’un noir peu foncé, les cheveux soyeux, et les traits agréables. Très-attachés à la vie pastorale et agricole, ils se sont répandus dans plusieurs royaumes de cette côte, pour y être bergers et laboureurs ; et ils paient un tribut aux souverains du pays où ils cultivent des terres.

Comme pendant mon séjour à Pisania, je n’ai pas pu acquérir beaucoup de connoissances sur les mœurs et le caractère de cette nation, je n’en dirai ici rien de plus : mais j’en parlerai lorsque je ferai le récit de mon voyage à Bondou, parce que ce fut là que j’eus occasion de fréquenter les foulahs.

Les mandingues sont les plus nombreux habitans des divers cantons de l’Afrique que j’ai parcourus ; et leur langue est parlée ou du moins entendue dans presque toute cette partie du continent[2]. Voici quels sont leurs noms de nombre :

Un killin.
Deux foula.
Trois sabba.
Quatre nani.
Cinq loulo.
Six woro.
Sept oronglo.
Huit sie.
Neuf konounta.
Dix tang.
Onze tan-ning-killin.

Je pense que ces nègres portent le nom de mandingues, parce que leurs pères sont sortis du pays de Manding, qui est dans le centre de l’Afrique, et dont j’aurai, par la suite, occasion de parler. Loin d’imiter le gouvernement de leur ancienne patrie, lequel est républicain, ils n’ont formé dans le voisinage de la Gambie que des états monarchiques. Cependant, le pouvoir de leurs rois n’est pas illimité. Dans toutes les affaires importantes, ces princes sont obligés de convoquer une assemblée des plus sages vieillards, dont les conseils le dirigent, et sans lesquels ils ne peuvent ni déclarer la guerre, ni conclure la paix.

Dans toutes les grandes villes, ils ont un premier magistrat, qui porte le titre d’alkaïd, et dont la place est héréditaire. Cet alkaïd est chargé de maintenir l’ordre dans la ville, de percevoir les droits qu’on impose aux voyageurs, et de présider toutes les scéances de la juridiction du lieu, et l’administration de la justice.

La juridiction est composée de vieillards de condition libre, et on appelle leur assemblée un palaver. Elle tient ses scéances en plein air et avec beaucoup de solennité. Là, les affaires sont examinées avec franchise, Îles témoins publiquement entendus, et les décisions des juges reçues ordinairement avec l’approbation de tous les spectateurs.

Comme les nègres n’ont point de langue écrite, ils jugent en général les affaires d’après leurs anciennes coutumes. Mais depuis que la loi de Mahomet a fait de grands progrès parmi eux, les sectateurs de cette croyance ont insensiblement introduit avec leurs préceptes religieux, plusieurs des institutions civiles du prophète ; et lorsque le koran ne leur paroît pas assez clair, ils ont recours à un commentaire intitulé Al Scharra, qui contient, dit-on, une exposition complète des lois civiles et criminelles de l’islamisme, très-bien mises en ordre.

La nécessité d’avoir souvent recours à des lois écrites, que les nègres qui professent encore le paganisme ne connoissent pas, fait qu’il y a dans leurs palavers ce que je ne m’attendois guère à trouver en Afrique, c’est-à-dire des gens qui exercent la profession d’avocat ou d’interprète des lois ; et il leur est permis de comparoître et de plaider, soit pour l’accusateur, soit pour l’accusé, de la même manière que dans les tribunaux de la Grande-Bretagne. Ces avocats nègres sont mahométans ; ils ont fait, ou du moins ils affectent d’avoir fait une étude particulière des lois du prophète ; et si j’en peux juger par leurs plaidoyers que j’allois souvent entendre, ils égalent dans l’art de la chicane et des cavillations, les plus habiles plaideurs d’Europe.

Tandis que j’étois à Pisania, il y eut un procès qui fournit aux jurisconsultes mahométans, l’occasion de déployer tout leur savoir et leur dextérité. Voici de quoi il s’agissoit. Un âne appartenant à un nègre serawoulli, habitant d’un des cantons qui avoisinent le Sénégal, étoit entré dans le champ de bled d’un mandingue, et y avoit fait de grands dégâts. Le mandingue voyant l’animal dans son champ, le saisit, tira son couteau et l’ésorgea. Aussitôt le serawoulli fit convoquer un palaver, et demanda à être indemnisé de la perte de son âne, qu’il portoit à un très-haut prix. Le mandingue avouoit qu’il avoit tué l’âne, mais il prétendoit être affranchi de toute indemnité, parce que le dommage commis dans son bled, égaloit au moins le prix qu’on demandoit pour l’animal. L’objet de la question étoit de prouver ce fait ; et les savans avocats parvinrent si bien à embrouiller l’affaire, qu’après trois jours de plaidoirie, les juges se séparèrent sans avoir rien décidé ; et il fallut, je crois, tenir un second palaver.

Les mandingues se montrent en général d’un caractère doux, sociable et bienveillant. Les hommes de cette nation sont, pour la plupart, d’une taille au-dessus de la médiocre, bien faits, robustes, et capables de supporter de grands travaux. Les femmes sont bonnes, vives et jolies. Les deux sexes se vêtissent de toile de coton qu’ils fabriquent eux-mêmes. Les hommes ont des caleçons qui descendent jusqu’à mi-jambe, et une tunique flottante, assez semblable à un surplis. Ils portent des sandales et des bonnets de coton. L’habillement des femmes consiste en deux pièces de toile, de six pieds de long et de trois pieds de large ; l’une ceinte autour de leurs reins, et tombant jusqu’à la cheville du pied, fait l’effet d’une jupe ; l’autre enveloppe négligemment leur sein et leurs épaules.

Cette description du vêtement des nègres mandingues, convient à celui de tous les habitans de cette partie de l’Afrique. Il n’y a de modes particulières que dans la coëffure des femmes.

Dans les contrées arrosées par la Gambie, les femmes ont une coëffure qu’elles appellent jalla. C’est une étroite bande de coton qui, à partir du front, leur fait plusieurs fois le tour de la tête. À Bondou, elles portent plusieurs tours de grains de verroterie blanche, avec une petite plaque d’or sur le milieu du front. Dans le Kasson, les dames parent leur tête de petits coquillages blancs, qu’elles arrangent d’une manière très-agréable. Dans le Kaarta et dans le Ludamar, elles se servent d’un coussinet pour lever leurs cheveux très-haut, comme le faisoient autrefois les anglaises ; et ce coussinet est orné de morceaux d’une espèce de corail qu’on pêche dans la mer rouge, et que les pélerins qui reviennent de la Mecque, vendent fort cher.

Dans la construction de leurs habitations, les mandingues suivent l’usage de toutes les autres nations de cette partie du continent. Ils se contentent de chaumières petites et commodes. Un mur de terre d’environ quatre pieds de haut, sur lequel est une couverture conique, faite de bambou et de chaume, sert pour la demeure du roi, comme pour celle du plus humble esclave. Leurs meubles sont également simples. Leurs lits sont faits d’une claie de roseau, placée sur des pieux de deux pieds de haut, et couverte d’une natte ou d’une peau de bœuf. Une jarre, quelques vases d’argile pour faire cuire leur manger, quelques gamelles, quelques calebasses, et un ou deux tabourets, composent le reste de leur ameublement.

Tous les mandingues de condition libre ont plusieurs femmes ; et c’est sans doute pour prévenir les disputes entre elles, qu’elles ont chacune leur chaumière particulière. Toutes ces chaumières appartenant à la même famille, sont entourées d’un treillis de bambou fait avec beaucoup d’art, et forment ce qu’on appelle un sirk ou sourk. Plusieurs de ces enclos, séparés par d’étroits passages, composent une ville : mais les chaumières sont placées avec beaucoup d’irrégularité, et suivant le caprice de celui à qui elles appartiennent. La seule chose à laquelle on paroît faire attention, c’est de mettre la porte vis-à-vis du sud-ouest, afin que la brise de mer entre directement.

Il y a dans chaque ville, une espèce de grand théâtre, qu’on appelle Bentang, et qui sert de maison de ville. Il est fait de roseaux entrelacés, et ordinairement placé sous un grand arbre, qui le met à l’abri du soleil. C’est-là qu’on traite les affaires publiques et qu’on juge les procès. Là aussi, les oisifs et les paresseux vont fumer leur pipe, et apprendre les nouvelles.

En plusieurs endroits les mahométans ont des missouras ou mosquées, où ils s’assemblent pour dire les prières prescrites par le koran.

Il ne faut pas oublier que dans ce que je viens de rapporter des mandingues, je n’ai entendu parler que de ceux qui sont libres et qui forment tout au plus le quart des habitans de ces contrées. Les autres trois quarts sont nés dans l’esclavage, et n’ont aucune espérance d’en sortir. Ils cultivent la terre, ils soignent le bétail, et sont chargés de tous les travaux serviles, de même que les nègres des colonies des Indes occidentales.

Cependant le mandingue libre n’a pas le droit d’ôter la vie à son esclave, ni même de le vendre à un étranger, à moins qu’il n’ait fait juger publiquement par un palaver, si l’esclave mérite d’être puni. Les seuls es claves nés dans le pays, ont le privilège de pouvoir invoquer les lois pour ne pas en sortir. Les prisonniers de guerre, les malheureux condamnés à l’esclavage pour avoir commis quelque crime, ou pour dettes, et tous les infortunés qu’on tire du centre de l’Afrique, et qu’on vient vendre sur la côte, n’ont aucun droit de réclamer contre les injustices de leurs maîtres, qui peuvent les traiter et en disposer à leur fantaisie.

Il arrive quelquefois que, lorsqu’il n’y a point sur la côte des navires européens, un maître indulgent et généreux admet au nombre de ses domestiques, les esclaves qu’il avoit achetés pour revendre. Dès-lors les enfans de ces esclaves jouissent des mêmes privilèges que ceux qui sont nés dans le pays.

Les observations qu’on vient de lire sur les diverses nations qui habitent les bords de la Gambie, sont, je crois, tout ce que je dois en dire au commencement de mon voyage. Quant aux mandingues, j’aurai encore souvent occasion d’en parler. Plusieurs détails qui les concernent, seront nécessairement entremêlés dans ma relation, et les autres se trouveront rassemblés à la fin, avec les remarques que j’ai faites sur le pays et sur le climat, et que je n’ai pas pu convenablement insérer dans mes récits.

Le reste de ce chapitre n’a rapport qu’au commerce que les nations européennes font avec les africains dans la rivière de Gambie, et au trafic qu’il occasionne entre les habitans de la côte et les peuples de l’intérieur de l’Afrique.

Le premier établissement que les européens ont fait sur les bords de cette fameuse rivière, est une factorerie des portugais, et c’est à cela qu’on doit attribuer l’usage que les nègres font encore d’un grand nombre de mots de la langue portugaise. Les hollandais, les français, les anglais, ont successivement eu des comptoirs sur la côte ; mais le commerce de la Gambie a été pendant longtems un monopole des anglais. On voit dans les voyages de Francis Moore, ce qu’étoient, en 1730, les établissemens de la compagnie anglaise sur les bords de cette rivière. Alors la seule factorerie de James avoit un gouverneur, un sous-gouverneur, deux autres principaux officiers, huit facteurs, treize écrivains, vingt employés subalternes, une compagnie de soldats, trente-deux nègres domestiques, des barques, des chaloupes, des canots avec leurs équipages. Elle avoit, en outre, huit factoreries subordonnées en différentes parties de la rivière.

Depuis ce tems-là, le commerce des européens devenant libre dans cette partie de l’Afrique, fut presqu’anéanti. Les anglais n’y envoient plus que deux ou trois navires par an ; et je sais que ce qu’ils en exportent ne s’élève pas à plus de vingt mille livres sterling. Les français et les danois y font encore quelque trafic, et les américains des États-Unis ont essayé dernièrement d’y envoyer quelques navires.

Les marchandises qu’on porte d’Europe dans la rivière de Gambie, consistent en armes à feu, munitions, ferremens, liqueurs spiritueuses, tabac, bonnets de coton, une petite quantité de drap large, quelque clincaillerie, un petit assortiment des marchandises des Indes, de la verroterie, de l’ambre et quelques autres bagatelles. On reçoit en échange des esclaves, de la poudre d’or, de l’ivoire, de la cire, et des cuirs. Les esclaves sont le principal article ; malgré cela les européens qui traitent dans la rivière de Gambie, n’en tirent pas à présent tous ensemble mille par an.

La plupart de ces infortunés sont conduits de l’intérieur de l’Afrique sur la côte, par des caravanes qui s’y rendent à des époques fixes. Souvent ils viennent de très-loin, et leur langage n’est nullement entendu par les nations qui vivent dans le voisinage de la mer. Je dirai par la suite, tout ce que j’ai recueilli sur la manière dont on se procure ces esclaves.

Lorsqu’à leur arrivée sur la côte, il ne se présente pas une prompte occasion de les vendre avec avantage, on les distribue dans les villages voisins, jusqu’à ce qu’il paroisse quelque navire d’Europe, ou que des spéculateurs nègres les achètent. Pendant ce tems-là, ces malheureux restent continuellement enchaînés deux à deux ; on les fait travailler à la terre ; et, je le dis avec peine, on leur donne très-peu de nourriture, et on les traite fort durement.

Le nombre des acheteurs européens qui se trouvent sur la côte à l’arrivée des caravanes, fait varier le prix des esclaves : mais ordinairement un homme de 16 à 25 ans, et d’une bonne constitution, se vend de 16 à 20 livres sterling.

L’on a déja vu dans le chapitre précédent, que les marchands nègres qui conduisent les caravanes, s’appellent des slatées. Indépendamment des esclaves et des marchandises qu’ils portent pour les blancs, ils vendent aux nègres de la côte, du fer natif, des gommes odorantes, de l’encens et du schétoulou, ce qui signifie littéralement, beurre d’arbre, ou beurre végétal. Ce beurre est extrait d’une espèce de noix, par le moyen de l’eau bouillante, ainsi que je l’expliquerai par la suite. Il ressemble au beurre ordinaire, en a la consistance, et le remplace très-bien. On s’en sert aussi au lieu d’huile. Les nègres en font une grande consommation, et par conséquent il est toujours très-recherché.

Pour payer les objets qu’ils reçoivent de l’intérieur, les habitans de la côte lui fournissent du sel, chose rare et précieuse dans ces contrées, ainsi que je l’ai fréquemment et péniblement éprouvé dans le cours de mon voyage. Cependant les maures y en vendent aussi une quantité considérable, qu’ils tirent des marais salans du grand désert, et ils prennent en retour du bled, destoiles de coton et des esclaves.

Dans le premier tems des échanges de ces divers objets, le défaut de monnoie ou de quelqu’autre signe représentatif de la valeur des marchandises, a dû souvent occasionner de l’embarras, et empêcher qu’on pût établir une juste balance. Pour remédier à cet inconvénient, les nègres du centre de l’Afrique se servent de petits coquillages appelés corys ; et, dans la même intention, ceux de la côte ont adopté une méthode qui leur est, je crois, particulière.

Lorsque cès nègres commencèrent à traiter avec les européens, la chose dont ils faisoient le plus de cas, étoit le fer, parce qu’il leur servoit à faire des instrumens de guerre et des instrumens aratoires. Le fer devint bientôt la mesure d’après laquelle ils apprécièrent la valeur de tous les autres objets. Ainsi une certaine quantité de marchandise d’une ou d’autre espèce, paroissant valoir une barre de fer, donna naissance à la phrase mercantile d’une barre de marchandise. Par exemple, vingt feuilles de tabac furent considérées comme une barre de tabac, un gallon[3] de rum comme une barre de rum ; une barre d’une marchandise quelconque fut estimée le même prix qu’une barre de toute autre marchandise.

Toutefois, comme il devoit nécessairement arriver que l’abondance ou la rareté des marchandises, proportionnément aux demandes, mettroit leur valeur relative dans une fluctuation continuelle, on sentit le besoin d’une plus grande précision. Aujourd’hui les blancs évaluent une barre de marchandise, quelle qu’elle soit, à deux schelings sterling : ainsi un esclave, dont le prix est de quinze livres sterling, vaut cent cinquante barres.

Certes, dans des échanges de cette nature, le marchand blanc à un très-grand avantage sur le nègre. Ce dernier est toujours très-difficile à satisfaire, parce que, sentant son ignorance, il devient naturellement soupçonneux et indécis. Cela est au point, que toutes les fois que les européens traitent avec un africain, ils ne peuvent regarder le marché comme conclu, que lorsque l’argent est compté, et que le vendeur et l’acheteur se sont séparés.

À présent que j’ai fait part à mes lecteurs des observations générales que j’eus occasion de faire sur le pays et ses habitans, pendant mon séjour dans le voisinage de la Gambie, je vais reprendre ma relation. Elle contiendra le détail exact des incidens qui m’arrivèrent, et des réflexions que je fis pendant mon fatigant et périlleux voyage dans l’intérieur de l’Afrique.


Séparateur

  1. On les appelle aussi pholeys.
  2. Dans les voyages de Francis Moore, on trouve un vocabulaire de la langue mandingue, très-étendu et en général correct.
  3. Le gallon contient quatre pintes, mesure de Paris. (Note du traducteur).