Voyage dans l’intérieur de l’Afrique/Chapitre 01

Traduction par Jean Henri Castéra.
Tavernier, Dentu, Carteret (Tome Premierp. 1-21).
VOYAGE
DANS L’INTÉRIEUR
DE L’AFRIQUE.


CHAPITRE PREMIER.

Motifs qui ont déterminé M. Mungo Park à entreprendre ce voyage. — Instructions qu’il reçoit à son départ. — Il arrive à Gillifrie sur la rivière de Gambie. — De là il se rend à Vintain. — Il décrit la nation des feloups. — Il remonte la rivière pour se rendre à Jonkakonda. — Arrivée chez le docteur Laidley. — Observations sur Pisania et sur la factorerie anglaise qui y est établie. — Séjour à Pisania. — Maladie et convalescence de M. Mungo Park. — Description des environs de Pisania. — Préparatifs de départ pour pénétrer plus avant en Afrique.

Je revins des Indes orientales en 1703. Peu de tems après mon retour, j’appris que la société qui s’étoit formée à Londres pour faire faire des découvertes dans l’intérieur de l’Afrique, desiroit de trouver quelqu’un qui voulût pénétrer dans ce continent par la rivière de Gambie[1]. Déja connu du président[2] de la société royale, je le priai de me recommander à celle des découvertes en Afrique.

Je savois que M. Houghton, capitaine d’infanterie et ancien major du fort de Gorée, étoit parti avec les instructions de la société pour remonter la rivière de Gambie, et qu’il y avoit tout lieu d’appréhender qu’il n’eût péri par l’insalubrité du climat, ou par la perfidie des naturels de ces contrées. Mais loin de me détourner de mon dessein, cet exemple me donna encore plus d’ardeur pour offrir mes services à la société des découvertes. Je desirois passionnément d’observer les productions d’un pays si peu fréquenté, et de connoître par moi-même les mœurs et le caractère de ses habitans. Je me sentois bien capable de supporter la fatigue, et je ne doutois pas que ma jeunesse et la force de mon tempérament ne me garantissent des funestes effets du climat.

Le salaire accordé par la société des découvertes étoit suffisant : je ne demandai point qu’on me promît d’autre récompense. Je crus que si j’avois le malheur de périr dans mon voyage, toutes mes espérances à cet égard devoient périr avec moi ; mais en même tems, je pensai que si je réussissois à faire mieux connoître à mes compatriotes la géographie de l’Afrique, et à ouvrir à leur ambition, à leur commerce, à leur industrie, de nouvelles sources de richesses, je pensai, dis-je, que ceux à qui j’avois affaire étoient des hommes d’honneur, qui ne manqueroient pas de m’accorder tout ce que mes utiles travaux leur paroîtroient mériter.

Après avoir pris toutes les informations qu’elle jugea nécessaires, la société déclara qu’elle me croyoit propre à remplir ses vues, et me reçut à son service. Puis, avec la générosité qui la distingue sans cesse, elle me donna tous les encouragemens qui dependoient d’elle, ou que je pouvois raisonnablement demander.

On décida d’abord que je partirois avec M. James Willis, qui venoit d’être nommé consul à Sénégambie, et qui en cette qualité sembloit pouvoir m’être utile en Afrique ; mais le gouvernement lui ôta sa place avant qu’il eût le tems d’aller la remplir, et je fus privé de l’avantage que j’en attendois. La société des découvertes ne négligea rien pour m’en dédommager. M. Henry Beaufoy[3], alors secrétaire de cette société, me recommanda fortement au docteur John Laidley, qui résidoit depuis plusieurs années dans un comptoir que les anglais ont sur la rivière de Gambie ; et il me donna en outre un crédit de deux cents livres sterling sur ce même docteur. J’arrêtai mon passage sur l’Endeavour[4], petit navire qui alloit dans la rivière de Gambie traiter de la cire et de l’ivoire, et étoit commandé par le capitaine Wyatt ; et j’attendis mon départ avec impatience.

Mes instructions étoient simples et concises. Elles m’enjoignoient de me rendre jusqu’aux bords du Niger, soit par Bambouk, soit par tout autre chemin qui me paroîtroit plus commode. Elles me recommandoient de tâcher de connoître exactement le cours de ce fleuve, depuis son embouchure jusqu’à sa source ; de visiter les principales villes du pays qu’il arrose, sur-tout Tombut[5] et Houssa ; et elles me laissoient ensuite la liberté de retourner en m’embarquant dans l’endroit qui me conviendroit.

Le 22 mai 1795, nous partîmes de Portsmouth. Le 4 juin nous découvrîmes les montagnes qui s’élèvent derrière Mogador, sur la côte d’Afrique ; et le 21 du même mois, après trente jours d’une navigation très-agréable, nous jetâmes l’ancre à Gillifrie, ville située sur la rive septentrionale de la Gambie, vis-à-vis de l’île de Saint-Jacques, où les anglais avoient autrefois un petit fort.

Le royaume de Barra, dans lequel setrouve la ville de Gillifrie, produit en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie. Mais le principal objet du commerce de ses habitans est le sel ; ils en chargent leurs canots, et remontent la rivière pour aller l’échanger à Barraconda, d’où ils rapportent du maïs, des étoffes de coton, des dents d’éléphant, une petite quantité de poudre d’or, et quelques autres objets.

Le nombre de canots et d’hommes, constamment employés à ce commerce, rend le roi de Barra plus formidable pour les européens, qu’aucun des autres chefs nègres des bords de la Gambie. C’est probablement ce qui a engagé ce prince à établir les droits que les commerçans de toutes les nations sont obligés de lui payer, à leur entrée dans la rivière ; droits qui s’élèvent à près de vingt livres sterling pour chaque navire, de quelque grandeur qu’il soit. L’alkaïd, ou gouverneur de Gillifrie, perçoit ordinairement lui-même ces droits, et alors il ne manque pas d’avoir à sa suite un grand nombre de subordonnés, parmi lesquels il en est plusieurs qui par leurs fréquens rapports avec les anglais sont parvenus à parler la langue anglaise. Mais ils sont en général très-bruyants et très-importuns ; et ils demandent tout ce qui leur fait plaisir avec tant d’ardeur et de persévérance, que, pour se délivrer d’eux, on est presque toujours obligé de le leur accorder.

Le 23 juin, nous partîmes de Gillifrie, nous arrivâmes à Vintain, ville éloignée de la première d’environ deux milles, et située au fond d’une crique sur le bord méridional de la rivière. Vintain est très-fréquenté par les européens, à cause de la grande quantité de cire qu’ils y trouvent à acheter et qui est ramassée dans les bois par les feloups, nation sauvage et insociable. Le pays des feloups est très-étendu et produit beaucoup de riz. Ils en fournissent à ceux qui font le commerce sur les rivières de Gambie et de Cassamansa, et ils leur vendent aussi des chèvres et de la volaille à un prix modique.

Le miel que les feloups ramassent avec la cire, est consommé par eux. Ils l’emploient à faire un breuvage enivrant qui ressemble beaucoup à l’hydromel des anglais.

Pour trafiquer avec les européens, les feloups se servent ordinairement d’un courtier mandingue[6], qui parle un peu anglais, et est bien au fait du commerce. Après avoir conclu le marché, le courtier, d’accord avec l’européen, reçoit seulement une partie du paiement, qu’il remet au feloup qui l’a employé comme si c’étoit le tout ; et quand le feloup est parti, on lui donne le reste, qu’on appelle avec raison l’argent fraudé, et qu’il garde pour prix de sa peine.

La langue des feloups ne ressemble pas aux idiomes des autres nègres, et les européens ne cherchent point à l’apprendre, parce que, comme je viens de le dire, ils ne traitent avec eux que par l’entremise des mandingues. Les noms de nombre de cette langue sont :

Un enory.
Deux sickaba ou coukaba.
Trois sisagie.
Quatre sibakier.
Cinq foutouck.
Six foutouck-enory.
Sept foutouck-coukaba.
Huit foutouck-sisagie.
Neuf  foutouck-sibakier.
Dix sibankonyen.

Le 26 juin nous quittâmes Vintain, et nous continuâmes à remonter la rivière, jetant l’ancre toutes les fois que la marée nous étoit contraire, et nous faisant souvent touer par notre canot. La rivière de Gambie est profonde et vaseuse. Ses bords sont couverts d’épais mangliers, et tout le pays qu’elle arrose paroît plat et marécageux.

La Gambie abonde en poisson. Il y en a quelques espèces excellentes : mais je ne me rappelle pas d’en avoir vu aucune qui soit connue en Europe. À l’entrée de la rivière, les requins sont très-communs ; et plus haut on trouve beaucoup de crocodiles et d’hyppopotames. Ces derniers animaux devroient être appelés les éléphans marins, et parce qu’ils sont d’une grosseur énorme, et parce que leurs dents fournissent de très-bel ivoire. Ils sont amphibies ; ils ont les jambes très-courtes, très-grosses, et le pied fourchu. Ils se nourrissent d’herbe, d’arbustes qui croissent sur le bord de l’eau, et de branches d’arbres. On les voit rarement s’écarter de la rivière ; et s’ils sont sur le bord, et qu’ils entendent l’approche d’un homme, ils plongent à l’instant. J’en ai vu beaucoup, et ils m’ont toujours paru plus craintifs que disposés à attaquer.

Six jours après notre départ de Vintain, nous arrivâmes à Jonkakonda, lieu très-commerçant, et où notre navire devoit prendre une partie de son chargement. Le lendemain matin, les négocians européens des diverses factoreries vinrent chercher leurs lettres, et s’informer de la nature et de la valeur de la cargaison.

Le capitaine expédia un message au docteur Laïdley, pour lui apprendre mon arrivée. Le docteur se rendit le jour suivant à Jonkakonda. Je lui remis la lettre de M. Beaufoy, et il m’invita très-amicalement à demeurer chez lui jusqu’à ce que j’eusse occasion de poursuivre mon voyage. Cette offre étoit trop avantageuse, pour que je pusse balancer à l’accepter. Le docteur me procura un cheyal et un guide, et le lendemain[7] au point du jour, je partis de Jonkakonda, et à onze heures j’arrivai à Pisania, où le docteur m’avoit fait préparer une chambre dans sa maison, avec tout ce qui m’étoit nécessaire.

Pisania est un petit village situé sur les bords de la Gambie, à seize milles au-dessus de Jonkakonda. Les anglais l’ont bâti dans les états du roi de Yany. Il leur sert de factorerie, et n’est habité que par eux et par leurs domestiques négres. À mon arrivée, les seuls blancs qui y résidassent, étoient le docteur Laidley, et les deux frères Ainsley ; mais leurs domestiques étoient en grand nombre. Ces messieurs jouissoient d’une parfaite sécurité sous la protection du roi de Yany. D’ailleurs, étant estimés et respectés par les naturels, ils ne manquoient de rien de ce que le pays peut produire. La plus grande partie du commerce des esclaves, de l’ivoire et de l’or, étoit dans leurs mains.

Me trouvant établi commodément et pour quelque tems, mon premier soin fut d’apprendre le mandingue, qui est la langue la plus répandue dans cette partie de l’Afrique, et sans laquelle j’étois bien persuadé que je ne pourrois jamais acquérir une connoissance étendue du pays et de ses habitans. Le docteur Laidley m’aida beaucoup dans l’exécution de ce projet. Un long séjour à Pisania, et des relations continuelles avec les nègres, lui ont rendu leur langue très-familière.

Après l’étude du mandingue, ce qui m’occupoit le plus étoit de prendre des informations sur les contrées que je me proposois de parcourir. Pour cela on me conseilla de m’adresser à certains marchands qu’on désigne sous le nom de slatées. Ce sont des nègres libres, qui jouissent d’une grande considération dans le pays, et dont le principal commerce consiste à vendre des esclaves qu’ils amènent du centre de l’Afrique. Malhgré ce au’on m’avoit dit de ces slatées, je m’aperçus bientôt qu’on ne pouvoit pas se fier beaucoup à leurs récits ; car ils se contredisoient l’un l’autre sur les objets les plus importans, et ils sembloient tous opposés à ce que j’allasse plus loin ; ce qui augmentoit le desir que j’avois de voir les lieux dont ils me parloient, et de juger par moi-même sur quoi je devois compter.

Ces recherches et l’observation des mœurs et des usages d’un pays si peu connu des européens, et où la nature a placé tant d’objets étonnans, me firent passer le tems d’une manière assez agréable. Je commençois à me flatter que j’échapperois à la maladie à laquelle les européens sont ordinairement sujets, lorsqu’ils arrivent dans des climats chauds. Mais le 31 juillet, je m’exposai imprudemment au serein, en voulant observer une éclipse de lune pour déterminer la longitude de Pisania, et le lendemain je fus attaqué d’une fièvre ardente. La maladie me força de garder la chambre pendant la plus grande partie du mois d’août. Ma convalescence fut ensuite très-lente. Je profitai de tous les momens où je pus me promener dans la campagne, afin d’en examiner les productions. Un jour qu’il faisoit très-chaud[8], j’allai plus loin que de coutume, la fièvre me reprit, et je fus de nouveau obligé de garder le lit.

Cependant cette fièvre n’étoit pas aussi violente qu’auparavant ; et au bout de trois semaines, je fus en état de profiter des beaux jours pour renouveler mes excursions botaniques. Lorsque la pluie ne me permettoit pas de sortir, je m’amusois à dessiner des plantes.

Les soins attentifs du docteur Laidley contribuèrent beaucoup à ma guérison. Sa société et son intéressante conversation me firent passer rapidement les heures de cette triste saison où la pluie tombe en torrens, où le jour on est accablé d’une chaleur suffocante, et la nuit épouvanté par le bruit d’innombrables crapauds, les cris aigus des jackals et les profonds hurlemens des hyènes ; concert horrible qui n’est interrompu que par des coups de tonnerre, dont on ne peut se former une idée que quand on les a entendus.

Le pays n’étant qu’une plaine immense, presqu’entièrement couverte de bois, il offre à la vue une ennuyeuse et triste uniformité. Mais si la nature lui a refusé les beautés romantiques d’un païsage varié, sa main libérale lui accorde des avantages plus importans, la fertilité et l’abondance. La moindre culture lui fait produire une suffisante quantité de grain ; le bétail y trouve de riches pâturages, et les habitans pêchent beaucoup d’excellent poisson, soit dans la rivière de Gambie, soit dans la crique de Walli.

Les espèces des grains les plus communs dans ces contrées, sont le maïs[9], deux sortes de millet[10], que les negres appellent souno et sanio, le millet noir[11], connu dans le pays sous le nom de bassi woulima, et le millet de deux couleurs, sous celui de bassiqui.

On y recueille aussi beaucoup de riz. En outre, les habitans des environs des villes et des villages ont des jardins qui produisent des oignons, des patates, des ignames, du manioc dont on fait la cassave, des pistaches, des giraumons, des citrouilles, des pastèques, et d’autres bons légumes.

Je vis aussi près des villes de petits champs de coton et d’indigo : la première de ces plantes fournit de quoi se vêtir, et la seconde le moyen de teindre les étoffes en beau bleu. Je dirai plus bas de quelle manière les nègres font cette teinture.

Pour préparer le grain dont ils se nourrissent, les nègres se servent d’un grand mortier qu’ils appellent un paloun. Là ils le pilent jusqu’à ce qu’il soit séparé de son enveloppe, et ensuite ils le vannent à-peu-près de la même manière qu’on vanne le froment en Angleterre. Lorsque le grain est bien net, ils le remettent dans le mortier, et le pilent de nouveau jusqu’à ce qu’il soit en farine. Cette farine se prépare différemment dans les divers cantons de la Négritie. Mais la manière de la préparer la plus ordinaire sur les bords de la Gambie, est d’en faire une espèce de pouding, qu’on appelle kouskous.

Pour faire le kouskous, on commence par humecter la farine avec de l’eau ; après quoi on la bat dans une grande calebasse, jusqu’à ce qu’elle devienne grainue comme du sagou. Alors on la met dans un pot de terre, dont le fond est percé de beaucoup de petits trous ; et ce pot étant placé sur un autre qui n’est point percé, on les lutte bien ensemble avec de la farine délayée, ou même avec de la bouze de vache ; puis on les met sur le feu. Le pot de dessous est ordinairement rempli d’eau dans laquelle il y a de la viande, et dont la vapeur pénétrant à travers les trous de celui qui est au-dessus, ramollit et cuit le kouskous. La farine ainsi préparée est un mets très-estimé dans les diverses contrées africaines que j’ai visitées. J’ai ouï dire qu’elle étoit également en usage sur toute la côte de Barbarie, et qu’elle y avoit le même nom : il est donc probable que c’est une coutume que les nègres ont empruntée des maures[12].

Pour varier leurs mets, les habitans de la Négritie font avec de la farine un autre pouding qu’ils appellent niling. Ils ont aussi différentes manières de préparer le riz.

Ils ne manquent donc pas de nourriture végétale ; et les dernières classes d’entr’eux me sont pas entièrement privées d’autres alimens.

Leurs animaux domestiques sont les mêmes qu’en Europe. On trouve des cochons dans les bois, mais la chair n’en est pas estimée. Peut-être que l’horreur que les mahométans ont pour ces animaux, s’est étendue jusques chez les payens[13]. La Négritie fournit de la volaille de toute espèce, à l’exception des poules d’Inde. Les pintades et les perdrix rouges y abondent ; et les forêts sont remplies d’une petite espèce de gazelle, dont la chair est avec raison singulièrement prisée.

Les autres animaux sauvages les plus communs dans le pays des mandingues, sont l’hyène, la panthère et l’éléphant. Quand on sait quel parti les habitans de l’Inde tirent de l’éléphant, on est étonné que les africains n’aient pu, dans aucune partie de leur vaste continent, trouver le moyen d’apprivoiser cet animal puissant et docile, et de rendre sa force utile à l’homme. Lorsque je racontai aux nègres comment les indiens se servoient de l’éléphant, ils sourirent de mépris et s’écrièrent : « Mensonge d’un homme blanc[14] ! »

Les nègres tuent souvent l’éléphant avec des armes à feu. Ils lui font la chasse pour se nourrir de sa chair, qu’ils regardent comme très-délicieuse, et sur-tout pour avoir ses dents, qu’ils vendent à ceux qui font le commerce avec les européens.

L’âne est la seule bête de somme dont on se sert dans toute l’étendue de la Négritie. On n’y connoit nullement l’art d’employer les animaux dans les travaux de l’agriculture ; conséquemment on n’y fait point usage de la charrue. Le principal instrument aratoire est la houe, qui est différente dans chaque canton. Les seuls esclaves travaillent à la terre.

Le 6 octobre, les eaux de la Gambie s’élevèrent à la plus grande hauteur. Elles dépassèrent de quinze pieds la crue des plus hautes marées. Ensuite elles diminuèrent, d’abord avec lenteur, puis très-rapidement. Quelquefois elles baissoient de plus d’un pied en vingt-quatre heures. Enfin, au commencement de novembre les eaux étoient à leur hauteur ordinaire, et la marée montoit et descendoit comme de coutume. Lorsque la rivière eut diminué, et que les pluies cessèrent, je recouvrai ma santé, et je songeai à mon départ ; car le tems sec est le plus favorable pour voyager. Les habitans avoient achevé leur récolte, et les provisions étoient par-tout abondantes et à bon marché.

Le docteur Laidley avoit été appelé par des affaires de commerce à Jonkakonda. Je lui écrivis pour le prier d’engager les slatées, où marchands d’esclaves, de me faire voyager avec la première caravane[15] qui partiroit pour l’intérieur du pays. En même tems je le chargeai de m’acheter un cheval et deux ânes. Quelques jours après, le docteur revint à Pisania, et m’apprit qu’une caravane devoit partir dans le cours de la saison ; mais que comme la plupart des marchands qui la composoient, n’avoient pas encore achevé l’assortiment de leurs emplettes, on ne savoit pas précisément dans quel tems elle se mettroit en route.

Ne connoissant nullement le caractère des slatées et des autres personnes qui devoient former la caravane ; trouvant qu’ils montroient plus de répugnance que d’inclination à prendre un engagement à mon égard ; voyant enfin que l’époque de leur départ étoit très-incertaine, je résolus de profiter de la belle saison et de voyager sans eux.

Le docteur Laidley m’approuva, et me promit tous les secours qui étoient en son pouvoir pour me mettre en état de faire mon voyage avec agrément et sécurité.

Je m’occupai aussitôt des préparatifs de mon départ. Mais avant de me séparer de l’ami généreux dont la bienveillance et les affections ne se sont pas un instant démenties[16] ; avant de quitter, pour plusieurs mois, les contrées qu’arrose la Gambie, je crois qu’il est nécessaire que je fasse connoître les diverses nations de nègres qui vivent sur les bords de cette rivière fameuse, et les relations qu’elles ont avec les peuples européens, qui vont trafiquer dans cette partie de l’Afrique. Je vais consacrer le chapitre suivant aux observations que j’ai faites sur ce sujet.

  1. On a cru long-tems que la rivière de Gambie étoit un bras du Niver, dont le Sénégal étoit un autre bras. M. Mungo Park vient de prouver le contraire, ainsi qu’on le verra dans cet ouvrage. Les nègres appellent le Niger le Bafing, c’est-à-dire, le fleuve noir. (Note du traducteur).
  2. Sir Joseph Banks, célèbre par son voyage autour du monde avec le capitaine Cook, et parce qu’il consacre une partie de son immense fortune à encourager les sciences. Il est à la tête de la société établie pour les découvertes dans l’intérieur de l’Afrique. (Note du traducteur).
  3. Il est mort depuis.
  4. L’Entreprise.
  5. Les anglais appellent cette ville Tombuctou ; et c’est d’après les nègres. (Note du traducteur).
  6. Les mandingues sont intelligens, civils, hospitaliers et mahométans zélés.
  7. Le 5 juillet.
  8. Le 10 septembre.
  9. Qu’on appelle aussi bled d’Inde et bled de Turquie.
  10. Holcus spicatus.
  11. Holcus niger.
  12. Il me semble qu’il est tout aussi probable que les maures l’ont empruntée des nègres ; car si, comme on le prétend, les schangallas ou nègres sont les premiers habitans de l’Afrique, ils peuvent fort bien avoir inventé la manière de faire le kouskous. (Note du traducteur).
  13. L’horreur que les habitans de l’Afrique ont pour le cochon, ne vient point des mahométans. Les juifs la tenoient des égyptiens, qui la tenoient eux-mêmes des éthiopiens ; et ceux-ci la tenoient sans doute de quelque peuple plus ancien. (Note du traducteur).
  14. Tobaubo fonnie.
  15. Dans la langue mandingue, une caravane s’appelle coffle.
  16. Depuis ce tems-là, le docteur Laidley a, à mon grand regret, payé sa dette à la nature. À la fin de 1797, il quitta l’Afrique dans le dessein de retourner en Angleterre, par les Antilles ; mais il mourut peu après son arrivée à la Barbade. (Note de l’auteur).