CHAPITRE VIII.


Retour à Lahore. — Étangs de Thanesir. — Caravansérails. — Delhi. — Ruines. — Couteub. — Ferouzshab-lat. — Cavernes. — Parias. — Faquirs qui mangent des cadavres humains. — Lucknow. — Constantia. — Statues grecques et modernes. — Ménagerie. — Combats d’éléphants. — Thugs ou étrangleurs. — Fyzabad. — Oude. — Sultanpour. — Vents chauds. — Pluies périodiques. — Rig-Veda. — État moral de la population native du Bas-Bengale. — Retour à Calcutta.

Je quittai Kachmir le 25 octobre. J’étais obligé de parcourir la même route par laquelle j’étais venu. Cette circonstance me contraria d’abord, mais le pays fut comme nouveau pour moi. Je l’avais traversé à l’époque de la fonte des neiges, elles étaient maintenanf fondues, les torrents étaient à sec, et je pus découvrir la profondeur des abîmes que j’avais passés sur la neige. Je revis Lahore, où tout était tranquille. Quelques jours auparavant, le favori du roi avait été assassiné sous ses yeux dans son derbar. Il y avait alors beaucoup d’Anuglais qui allaient à Caboul, ou qui en revenaient. Ils étaient dans l’ivresse de leurs triomphes ; leurs journaux parlaient déjà des vins exquis qu’ils fabriquaient à Caboul. Les événements ne permettaient guère de visiter le Pendjab. Je m’en consolai en songeant que j’étais absolument sans ressources.

Je repartis de Lahore à la fin de novembre. Le roi était absent ; M. le général Court me présenta lui-même au premier ministre, et j’eus un hélat un peu plus soigné que le premier. On me demanda si j’avais été charmé du pays et si j’avais été bien traité. On me demanda ensuite si les habitants étaient satisfaits du gouverneur. Je ne fus pas peu surpris d’entendre M. Court me dire : Quant à ce dernier point, répondez la vérité franchement. J’avais toujours entendu faire beaucoup d’éloges du gouverneur, je n’avais pas moi-même à me plaindre de lui, car il ne pouvait être responsable des vexations qu’on m’avait fait subir, et ma réponse lui fut très-favorable.

Mon voyage de Lahore à Loudiana fut tout à fait insignifiant. Je voyais les mêmes pays que j’avais traversés quelques mois auparavant, plein d’espérances qui ne s’étaient pas réalisées.

Il faisait déjà très-froid. Je couchai plusieurs nuits à la belle étoile. Le lendemain je trouvais mon manteau couvert de givre. L’eau était gelée, la terre était dure et les cavités étaient remplies de glace. Il faut beaucoup de soins pour en fabriquer à Agra. Il était remarquable que les chameaux passaient la nuit sans abri, et ne paraissaient pas souffrir du froid.

Pour un amateur d’antiquité hindoue, il n’y a rien d’intéressant sur la route de Loudiana à Kurnaul, que les étangs de Thanesir. Ces étangs sont très-étendus. Un pont ruiné joint la terre à une île centrale d’où un empereur musulman faisait tirer sur les Hindous qui venaient faire leurs ablutions. Ces étangs sont dominés du côté du couchant par un long coteau. Thanesir est le théâtre de la grande bataille livrée entre les Kourous et les Pandous, qui décida de l’empire de l’Inde. Je pus dire avec le poëte :

« Gatavân asmi tan deçam youddham yatraâbhavat pura.
« Kurûnâm Pândâ vânân tcha sarvchân tcha mahîkchitâm.

« (Mahabarata I.) »

« Je suis venu dans ce pays, où eut lieu autrefois le combat des Kourous et des Pandous, et de tous les rois de la terre. »

Ces admirables étangs, les beaux banians qui les ombragent, les vénérables Brahmanes à barbe blanche qui les habitent, le coteau qui les domine, où sans doute eut lieu la conversation entre Krichna et Ardjuna ; tout ce magnifique spectacle, joint au souvenir des beaux vers de la Bhagavat-Gitâ, qui les premiers m’ouvrirent le cœur au charme de la poésie sanskrite, éveilla chez moi mille vagues pensées de bonheur et de poésie. J’espérais, en interrogeant les lieux et les hommes, retrouver quelques souvenirs du drame célèbre dont ce site fut le théâtre. Mais l’illusion dura peu. Ces Brahmanes sont de la plus crasse ignorance : à toutes les questions ils répondent en demandant l’aumône.

Kurnaul est un vaste cantonnement militaire. Le pays outre Loudiana et Kurnaul appartient à des chefs natifs indépendants qui vivent en bonne harmonie avec le gouvernement anglais. Le pays est très-boisé, presque tout en landes et infesté de voleurs. Pendant que je traversais un bois, je cheminai quelque temps avec six cavaliers armés de lances, qui se disaient les serviteurs du radja de Patiala. Après m’avoir bien examiné, ils restèrent un peu en arrière. J’appris qu’à très-peu de distance de là ils avaient assassiné un voyageur. Il est rare que les voleurs attaquent les Européens, et il n’y a pas de pays où l’Européen voyage plus, tranquillement que dans toute l’Inde. Le gouverneur anglais dans ces pays a pris la méthode des gouvernements natifs de rendre les thanadars, chefs de village, responsables des vols.

Sur la route, on trouve le canal de Shah-Nahour et les admirables caravansérails bâtis par les empereurs mogols. Ils sont entourés de hautes murailles, fermés par des portes solides. Il sont tout à fait à l’abri d’un coup de main. La crainte du magistrat anglais est maintenant plus puissante que ces hautes murailles. C’est dans le passage des pays indépendants à ceux qui dépendent de la compagnie qu’on apprécie les bienfaits de l’administration anglaise dans l’Inde. Il n’y a pas de préjugé national assez fort pour aveugler sur ce point. Néanmoins on ne peut s’empêcher de donner un souvenir de regret à une puissance déchue qui marqua son passage par de grandes institutions, de belles villes et tant de magnifiques monuments.

Entre Kurnaul et Delhi est la frontière de l’Inde anglaise, où est établie une douane. On ne visite presque jamais les bagages des Européens non commerçants.

J’arrivai à Delhi, que je n’avais pas pu visiter à mon premier passage, Delhi est la ville de l’Inde la plus riche en monuments archéologiques hindous et musulmans. Le plus célèbre est le Couteub, la plus haute colonne du monde. Tout auprès est une cour carrée formée par des rangs de colonnes qui portent des traces de figures. Quelques pierres qui se détachent des murs en ruines portent aussi des figures de divinités hindoues. Au milieu de la cour est un pilier en airain sur lequel sont gravées deux inscriptions principales, dont j’ai pris une empreinte et une copie. Le Couteub est en pierres roses entremêlées de quelques pierres blanches. Il est couvert d’inscriptions arabes ainsi que les portes de la cour où est le pilier d’airain.

Un autre débris fort curieux est le Ferouz-Shah lath, situé sur un plateau au milieu de ruines informes. Il porte deux inscriptions bien connues. Celle qui a été expliquée par Colebrooke est en caractères devanagaris très-lisibles, sauf quelques lettres à la fin. Elle a été parfaitement transcrite dans son ouvrage.

Je copiai celle qui est en caractère lath. Du Ferouz-Shah luth, on a d’un côté la vue des ruines de l’ancienne ville et du Couteub, et de l’autre côté la vue de la grande mosquée et des palais de la nouvelle ville. Delhi est aussi magnifique par ses ruines que par ses monuments modernes, et ne manque pas de tristes réflexions sur la vanité des grandeurs de ce monde. L’empereur s’intitule encore le roi des rois comme aux temps où il gouvernait l’Inde entière, Caboul et Kachmir, mais il n’est plus qu’un vassal soumis de la Compagnie. À une grande fête musulmane où il déploie toute sa pompe il était à peine accompagné de quelques gardes mal équipés. Je me trouvai un moment tout près de lui. Je le vis donner la poignée de main à un capitaine anglais.

À une petite distance de la ville est un palais ayant servi quelque temps d’observatoire. Je pénétrai dans une caverne obscure qu’on dit habitée par un démon. Elle est habitée par des chacals et des chauves-souris qui venaient me battre la figure. Je portais moi-même la lanterne et marchais en avant. Rien n’avait pu décider mon domestique à me précéder. L’ouverture se rétrécit peu à peu. À une certaine distance on ne peut plus avancer, même en marchant sur les genoux et sur les mains. Le vol des chauves-souris sous ces voûtes sombres, et les chacals effrayés qui s’enfoncent dans leurs demeures souterraines, produisent des bruits fantastiques propres à effrayer l’imagination superstitieuse des natifs. On n’a jamais cherché à pénétrer jusqu’au bout de ce souterrain. Il y a généralement dans les palais des natifs de ces galeries souterraines destinées à donner de l’air frais aux appartements. J’espérais en y pénétrant trouver quelque chambre comme sous le fort d’Allahabad, où sont conservés quelques monuments du culte religieux hindou. Je fus bien heureux d’en sortir sans avoir rencontré de scorpions ni de serpents.

Après un séjour d’un mois à Delhi, je repris ma vie errante. J’avais retrouvé ma tente, que j’avais laissée à mon premier passage pour partir plus vite à Lahore. Elle me fut d’une grande utilité. Je connaissais alors la langue et le pays, et je profilai des derniers beaux jours de ma vie de voyage. Je partais de grand matin, j’arrivais à la station, où je trouvais ma tente dressée, mon déjeuner, ma table et mes livres ; tous les jours la même maison et un pays nouveau. Vers le soir je recevais la visite des habitants du village et je m’entretenais avec eux. C’est le mode ordinaire de voyager employé par les Européens. C’est le plus long, mais c’est le plus commode et le moins dispendieux. C’est aussi le seul moyen d’obtenir des renseignements sur le pays. Malheureusement ces renseignements sont peu importants. Les natifs sont plus curieux d’écouter des nouvelles que d’en dire. Quelques-uns apprenant par les gens de ma suite que j’étais bien accueilli des autorités anglaises, venaient me prier d’intercéder pour eux. Le plus souvent c’étaient de simples désœuvrés de village pour qui ma tente était un but de promenade, et une visite, un moyen de passer le temps. Ils s’asseyaient devant moi, me regardaient ; si je leur adressais la parole ils s’en allaient sans répondre. J’avais soin surtout de faire dresser ma tente auprès des endroits habités par des brahmanes et des faquirs hindous. Je ne gagnais pas beaucoup à leur voisinage. Comme je n’avais pas de roupies à leur donner, ils me dédaignaient. On les entend répéter pendant des heures de suite quelques mots isolés avec une forte accentuation nasale et une force, de poumons tellement retentissante qu’elle n’a pas même l’avantage d’endormir. Mais près des eaux et de leurs habitations ; on retrouve les détails de la vie ancienne, les prescriptions et les coutumes décrites dans les livres. Il y a dans l’aspect du pays et dans les moindres circonstances du jour, un je ne sais quoi qui rappelle l’Inde antique et sa poésie. J’écoutais leurs longues histoires entremêlées d’incidents qui donnent lieu à de nouvelles histoires, comme dans l’Hitopadeça. Quand le conte est fini, ils se demandent s’ils ont compris, et généralement ils répondent que non. Ils ne se piquent pas d’avoir de l’esprit. Souvent ils s’endorment tous, auditeurs et conteur.

J’ai quelquefois rencontré de petites cahutes isolées et éloignées des villages. Je demandais quels en étaient les habitants. On détournait tristement la tête sans me répondre. Je compris que c’étaient des Parias. Ils restent le jour dans de mauvaises cahutes en terre d’où ils sortent la nuit pour chercher leur nourriture sur les animaux morts. Rien n’est moins poétique que ces misérables créatures, sales, déguenillées, qui vivent au milieu des immondices. Il est douteux qu’il y ait des Parias riches. Des individus qui ont perdu leur caste pour s’être livrés à quelque occupation défendue se font réintégrer avec de l’argent.

J’ai entendu parler de faquirs hindous qui vivent de cadavres humains. Je n’ai jamais été témoin de pareils repas, et aucune personne recommandable ne m’a confirmé cette horrible pratique, entièrement antipathique aux lois et aux mœurs douces des Brahmanes. C’est probablement une calomnie inventée par les Musulmans.

J’ai déjà donné un fort long détail des dépenses de voyage. Je faisais alors l’expérience de la nécessité de ces dépenses. Que de fois ai-je regretté d’être pauvre et de n’avoir pas auprès de moi un Brahmane ou un natif respectable, pour m’accompagner et faciliter mes recherches et mes études !

Une ville très-curieuse est Luchnow, la nouvelle capitale du royaume d’Oude. Elle se divise en ancienne et nouvelle ville. La ville ancienne, comme toutes les grandes villes de l’Inde, fait, de loin, un effet magnifique à cause des coupoles dorées de ses édifices. Mais au bas sont des rues bordées de murs sombres ou de petites boutiques protégées par des bannes en chaume. Au milieu des rues est un égout d’eau croupie, dont l’odeur, qui se mêle à celle du houka (instrument pour fumer) et du beurre fondu, fait un parfum particulier aux villes de l’Inde qu’on n’oublie plus. L’aspect des rues marchandes est très-animé, surtout le soir, où l’éclat et le mouvement des lumières ajoute à l’effet.

Dans la nouvelle ville ; sont des rues à arcades et des palais peu élevés, mais très-splendides, dont on ne soupçonne pas de loin l’existence. La mosquée, un grand palais avec un jardin, la porte de Rome, et un petit palais nouveau qui se font suite, forment une fantasmagorie d’édifices qui donne le souvenir du Louvre et des beaux quartiers de Paris. Luchnow est plein de statues anciennes et modernes. L’Hercule, l’Apollon, la Vénus, les bergers et les bergères de Louis XIV et de Louis XV s’y trouvent. Il y a des vendeurs d’eau fraîche qui frappent sur des tasses en métal, comme les marchands de coco, des marchands de légumes et de fruits qui crient leur marchandise. Quand on est depuis longtemps accoutumé à la figure et à l’habillement des natifs, on peut se faire illusion et se croire à Paris.

À deux lieues de Luchnow est Constantia, palais bâti par le général Lamartinière. Il l’avait construit pour le nabab, qui ne voulut pas lui en donner le prix. C’est à présent son tombeau. On peut y habiter un mois sans rien payer. Si aucun voyageur ne réclame la place, on peut y rester aussi longtemps qu’on veut. Probablement cette fondation bienfaisante aura, avec le temps, le sort des autres de ce genre. On a déjà commencé à économiser la lumière qui devait éclairer la tombe et l’escalier par lequel on y descend.

Le roi d’Oude faisait exécuter de grands travaux par des ingénieurs anglais. On lui construisait un observatoire dans un trou. L’ingénieur chargé des travaux me fit observer que, dans l’Inde, à cause des vapeurs qui obscurcissent l’atmosphère, on ne pouvait voir les astres qu’à une grande hauteur sur l’horizon. C’est le roi d’Oude qui paye.

Il y a à Luchnow une très-belle ménagerie qui enferme une collection d oiseaux rares et une grande quantité de tigres. Ces tigres sont enfermés dans des cages en bois. Quelquefois ils s’échappent. Il y en a de très-doux qui se laissent caresser, d’autres sont toujours furieux.

Je vis des combats d’éléphants, pour lesquels les natifs sont très-passionnés. On amène sur une arène deux de ces nobles animaux. D’abord ils refusent le combat, mais, peu à peu excités par les coups de leurs gardiens et par les clameurs de la foule, ils s’élancent l’un contre l’autre et se donnent des chocs furieux. Quand le combat se prolonge et paraît trop animé, on les sépare en tirant des fusées.

J’eus occasion à Luchnow de voir quelques Thugs (étrangleurs), qui étaient prisonniers. Je demandai à l’un d’eux, séduisant par ses manières polies et par son air distingué, combien il avait étranglé d’hommes. Il me répondit très-tranquillement : « À peu près quarante-cinq à cinquante. » Il n’avait pas plus de trente-cinq ans. Je lui dis de me montrer comment il s’y prenait et de faire l’expérience sur moi. Il s’y refusa, soit par respect, soit par crainte d’être tenté de pousser les choses trop loin. Tout le monde a entendu parler de ces abominables sectaires, qui étranglent à la fois pour voler et pour se concilier les faveurs de la déesse Kali, qui parlent de leurs exploits comme un chasseur de sa chasse, et des lieux propres à attirer les voyageurs comme de remises pour le gibier. Les procédures criminelles dirigées contre eux ont fait découvrir qu’ils se donnaient le mot d’ordre, qu’ils se réunissaient par bandes venues de pays éloignés à un point longtemps déterminé d’avance, qu’ils enveloppaient ainsi des caravanes de voyageurs, et qu’au signal donné, ils en étranglaient des centaines à la fois. Ils ont entre eux un langage particulier. Quelques-uns prétendent que c’est dans les cavernes d’Ellora, près Bombay, que sont écrits les préceptes de leur association. La Compagnie en poursuit vigoureusement l’extermination. Jusqu’alors les gouvernements natifs les poursuivaient mollement, la plupart même les protégeaient en secret, pourvu qu’ils eussent part aux dépouilles. Encore maintenant on découvre que les chefs de police des villages sont de connivence avec eux.

La Compagnie ne poursuit pas avec moins de vigueur les Dacoits ou voleurs à main armée. Des officiers adroits et bien versés dans les langues du pays reçoivent à cet effet des commissions spéciales.

Fyzabad est l’ancienne capitale du royaume d’Oude. La route de Luchnow à Fyzabad est très-jolie, plantée de bosquets de manguiers. C est une promenade continuelle dans un parc.

Fyzahad conserve les traces de son ancienne splendeur et ne devait pas démentir son nom, qui signifie « la ville de la munificence. » Elle a encore un très-beau bazar et des monuments importants, mais qui n’ont rien de bien remarquable.

Oude, à deux lieues de Fyzahad, est une ville hindoue dans le genre de Mathura et de Bindraband, qui n’a rien d’intéressant après ces deux villes, auxquelles elle est inférieure sous tous les rapports. C’était autrefois une des plus importantes villes de l’Inde. La place est particulièrement consacrée à Rama. On montre des monticules et des décombres qu’on dit avoir été les habitations de Rama, de sa femme Sita, de Lakshmana et du général des singes Hanouman. Il y a beaucoup de singes qui sont sacrés. La ville, comme toutes les villes de pèlerinage est encombrée de faquirs dont toute l’occupation est de se baigner, de réciter des prières et de faire des enfants aux femmes des maris impuissants. Les maris vont eux-mêmes requérir leurs services.

La route de Fyzahad à Sultampour a le même aspect que celles de tout le pays d’Oude, très-boisé et offrant partout d’excellents abris sous les ombrages des manguiers. La ville de Sultampour est baignée par le Gogra. Dans la rivière sont des pierres couvertes d’un peu de terre. C’est, dit-on, un pont construit par les singes de Rama quand il revint à Oude, après la conquête de Lanka. Je ne m’attendais pas à trouver d’aussi poétiques ruines dans ce mauvais amas de pierres. Il y a aussi la tombe de cinq religieux musulmans tués dans un combat. La tradition en est assez confuse, et le monument n’est intéressant que pour le gardien, qui prélève un droit sur les pèlerins. Avant d’arriver à Sultampour on trouve d’énormes ravins et des monticules de terre. J’ai remarqué ces mêmes accident de terrain aux approches de toutes les grandes villes. Je n’ai pu en savoir la cause, qui paraît être purement accidentelle.

Je repartis de Sultampour le 25 mai, me séparant des plus aimables hôtes que j’aie rencontrés dans l’Inde. J’eus pour la première fois le regret de ma vie abandonnée et errante. Alors les vents chauds soufflaient dans toute leur violence. Qu’on se figure un vent brûlant qui souffle avec l’impétuosité de la tempête, depuis sept heures du matin jusqu’au soir, soulevant de larges tourbillons de poussière qui enveloppent l’espace de toutes parts et dérobent la vue du ciel. On éprouve la même sensation qu’à la bouche d’un four ardent. On voyage de très-grand matin et mieux encore une partie de la nuit. Pendant le jour on barre les portes des tentes avec des tapis en vétiver sur lesquels on jette continuellement de l’eau. L’air en passant par ces tapis se rafraîchit. Dans cette saison l’herbe se dessèche. Les plaines non arrosées ressemblent à un désert aride, mais les plus beaux arbres, les manguiers, la gloire de l’Inde, restent verts et offrent leurs délicieux fruits et leurs frais ombrages. On conçoit que le paradis ait été promis à celui qui plante un arbre.

Après cette sécheresse brûlante, la pluie tombe par torrents pendant trois mois consécutifs. Il est impossible de voyager. Tout est inondé. Les rivières débordent, les moindres ruisseaux deviennent des fleuves, et certaines contrées ressemblent par moments à de vastes lacs. Toute la terre est couverte de crapauds et de reptiles, l’air est obscurci de nuées d’insectes. Ils viennent se réfugier dans les maisons, qu’on est obligé de laisser ouvertes à cause de la chaleur. À cette époque, le corps fatigué par des transpirations continuelles est sujet à une éruption dartreuse appelée les bourbouilles, qui cause des démangeaisons intolérables. C’est aussi la saison où l’on contracte le plus aisément les maladies de foie.

Après la saison des pluies, lie temps reste encore couvert. Le soleil, pompant l’humidité de la terre, forme de grands nuages qui interceptent l’air. Il fait une chaleur accablante. Des exhalaisons malsaines produites par la décomposition des corps de milliers d’animaux qui ont péri, occasionnent des lièvres épidémiques.

Enfin vient l’hiver, où l’on jouit de la température et du beau temps des étés de France.

Dans la belle saison de l’hiver, le soleil se lève précédé de magnifiques aurores. L’air est pur et frais, il n’y a pas de plus délicieux pays que l’Inde. Pendant ce temps le blé et les autres céréales croissent et mûrissent. On sème en octobre et on récolte en mars et en avril.

Quand les vents chauds commencent à souffler, le soleil est obscurci à son lever par des vapeurs épaisses qui en dérobent presque entièrement la vue. Aux approches de la saison des pluies, de larges montagnes de nuages s’amoncèlent au milieu des éclairs et du tonnerre, et des signés précurseurs de l’effroyable déluge qui inonde l’Inde. Ce sont les pluies qui donnent l’abondance, sans ces pluies l’Inde serait un désert inhabitable. C’est aussi l’époque où les troupeaux s’accroissent, où ils retrouvent sur la terre reverdie de quoi se nourrir. Aussi ces phénomènes de tempêtes et d’orages, partout ailleurs si terribles, sont-ils salués dans l’Inde par des acclamations de joie et des actions de grâce. Ces phénomènes naturels qui ont dû frapper de bonne heure l’imagination des poëtes, sont continuellement décrits dans les hymnes du Rig-Veda. On y chante le soleil et les aurores des beaux jours de l’année, les Marouts, dieux des vents qui amènent les tempêtes et les pluies, les pluies qui aumènent l’abondance, et Indra, le dieu de la pluie, qui donne la richesse et les troupeaux. Au delà de l’Himalaya, dans la vallée de Kachmir, il n’y a ni vents chauds ni pluies périodiques ; l’hiver y est glacé comme dans nos climats ; les pluies sont peu nécessaires dans ces vallées bien arrosées, souvent même leur abondance détruit les récoltes ; les tempêtes dans les montagnes produisent la neige qui tombe sur une terre stérile ou la foudre qui embrase des arbres et des forêts entières. À Calcutta et dans Le Bas-Bengale il y a des pluies périodiques, mais il n’y a pas de vents chauds. Ces circonstances peuvent servir à déterminer dans quelles localités ces hymnes ont été composés.

Entre Sultampour et Bénarès est Juanpour, où se trouve le seul pont en pierre de toute l’Inde ; le sol sablonneux et les débordements des rivières ne permettent pas d’en construire. Dans quelques années de crue extraordinaire ce pont est entièrement submergé. Le fort de Juanpour est encore imposant dans ses ruines. Il n’est plus d’aucun usage. Les Anglais sont tout à fait maîtres de ce pays, dont le chef n’a qu’une indépendance nominale.

Je passai la saison des pluies à Bénarès, puis je revins à Calcutta en visitant les différentes villes qui sont sur les bords du Gange. Une chose qui frappe péniblement est l’état de profonde démoralisation de la population native du Bas-Bengale. Dans les hauts pays, on trouve des voleurs et des mécréants de toute espèce ; mais au moins ils ont un air de dignité dans la servitude et dans l’exercice du pouvoir. Dans les pays depuis longtemps soumis à la Compagnie, on est étonné de la bassesse et de l’insolence des natifs. Les Anglais ont établi l’ordre matériel, mais il s’en faut bien qu’ils aient établi l’ordre moral. Le moindre pouvoir entre les mains d’un natif est un instrument d’oppression et de rapine. Les domestiques et les employés subalternes sont bassement voleurs, menteurs, fripons et ivrognes. Ils ont pris tous les vices de la basse classe européenne. Un de mes domestiques que j’avais amené des hauts pays se perdit avec eux après m’avoir souvent répété qu’il n’avait jamais connu de si mauvaises gens. Les commerçants, depuis qu’ils comptent sur les chicanes des tribunaux anglais, ont banni la bonne foi de leurs transactions.

J’avais déjà vu toutes les villes situées sur le Gange. Ainsi que je l’ai dit, elles ne présentent aucun monument curieux d’antiquité hindoue. Les eaux étaient encore fort élevées et les bas-reliefs des rochers de Sultangonge n’étaient pas découverts. J’arrivai à Calcutta à la fin de septembre, où je m’occupai tristement de mes préparatifs de départ. Mes ressources étaient entièrement épuisées, et il me fallut jeter le dernier regard d’adieu et de regret sur cette terre où il me restait encore tant à voir.



FIN.