Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre XV


LETTRE XV


Un esclave du whisky. — Les plaisirs d’une vie monotone. — Le lion de montagne. — « Une bouche de plus à nourrir. » — Un ennuyeux garçon. — Un réprouvé. — Le jour d’actions de grâces. — Le nouveau venu. — Un blagueur littéraire. — La pêche des truites. — Tempête de neige. — L′antre d’un desperado.


Estes-Park, dimanche.


Un trappeur, de passage la nuit dernière, nous a apporté la nouvelle que M. Nugent est malade ; de sorte que, ayant lavé la vaisselle après notre déjeuner tardif, je montai à cheval pour me rendre à sa cabin : je le rencontrai descendant le ravin pour nous venir voir. Il me dit qu’il avait pris froid dans la « Range », et souffrait d’une ancienne blessure de flèche au poumon. Nous avons eu une longue conversation sans faire allusion à la première, et il m’a raconté quelques-unes des circonstances actuelles de sa vie ruinée. Il est pitoyable qu’un homme comme lui, dans la force de l’âge, soit privé de foyer, d’amour, et mène dans un repaire une vie de ténèbres, sans autres compagnons que des souvenirs coupables et un chien, que beaucoup de personnes pensent être le meilleur des deux. Je l’ai supplié de renoncer au whisky, qui maintenant est sa perte ; sa réponse avait un triste accent de vérité : « Impossible ; il me tient pieds et poings liés. Je ne peux abandonner le seul plaisir que j’aie. » L’idée qu’il se forme du bien est tout ce qu’il y a de plus bizarre. Il dit qu’il croit en Dieu, mais que connaît-il ou croit-il de la loi divine, je n’en sais rien. Répondre à l’insulte à coups de revolver ; se venger de ceux qui vous ont injurié ; rester fidèle à un camarade et partager avec lui sa dernière croûte de pain ; se montrer chevaleresque envers les honnêtes femmes, généreux et hospitalier, et enfin mourir imperturbable, tels sont les articles de son Credo, et je suppose qu’ils sont acceptés par les hommes de sa trempe. Il a une haine amère pour Evans, qui la lui rend, ayant eu à supporter de sa part bien des provocations, quand il est dans ses accès de violence et de brutalité, et qui d’ailleurs est très-jaloux de la fascination que les manières et la conversation du desperado exercent sur les étrangers qui montent ici.

Au retour, la vue était plus belle que jamais ; le ravin était dans l’ombre, le Parc s’étendait sous les rayons d’un soleil intense, et tous les canyons majestueux qui y descendent étaient baignés dans des profondeurs d’un bleu infini ; au-dessus, les pics de perle, splendides de formes, étincelants de pureté, coupaient le bleu turquoise du ciel. Comment pourrai-je jamais quitter ce pays si lointain ? Comment puis-je le quitter ? est plutôt la question. Nous suivons le principe : « Mangeons et buvons, car demain nous ne serons plus », et les provisions diminuent. Nos deux repas ne constituent pas une solution économique, car nous mangeons davantage que lorsque nous en faisions trois. Afin qu’aujourd’hui ressemble autant que possible à un dimanche, nous avons fait beaucoup de musique sacrée. La douce mélancolie de cette solitude d’hiver est très-fascinante. Comme les feux ambrés des froides aurores sont magnifiques ; avec quelle splendeur les nuages cramoisis descendent à la nuit sur le sommet des montagnes, et se réfléchissent sur la surface immaculée de la neige ! La porte de cette chambre donne droit au nord, et pendant que j’écris l’étoile polaire scintille, tandis que le froid croissant de la lune se suspend au-dessus du pic de Long.

Estes-Park, Colorado, novembre.

Nous avons perdu la notion du temps, et convenons seulement que la date est quelque part vers la fin de novembre. Notre vie est devenue sereine, et notre association singulière et forcée très-agréable. N’étaient la courtoisie constante et les égards que me témoignent les jeunes gens, nous vivons ensemble comme trois hommes. Notre travail est réglé comme une horloge ; il ne s’élève de difficultés que lorsque mes compagnons n’aiment point à me laisser faire quelque chose qu’ils trouvent fatigant ou peu convenable, comme de seller un cheval ou d’apporter l’eau. Les jours passent avec rapidité ; aujourd’hui, il était trois heures et demie, et je croyais qu’il n’était pas encore une heure. Cette vie est calme et sans ennuis. Les hommes sont si faciles à vivre ! jamais ils ne font d’embarras, ne grognent point, ne gémissent pas, ne font pas un tourment de tout. Cela vous amuserait d’entrer dans notre misérable petite cuisine avant le déjeuner si honteusement en retard, et de trouver Kavan faisant cuire la venaison sur le fourneau ; moi, lavant la vaisselle du souper, et Buchan l’essuyant ; ou bien les deux hommes occupés à faire la cuisine, tandis que je balaye le parquet. La nourriture est un grand sujet d’intérêt pour nous qui sommes affamés, depuis que nous ne faisons que deux repas par jour. Vers le coucher du soleil, chacun s’en va faire sa corvée. Buchan fend le bois, Kavan tire l’eau, moi je lave les pots à lait et conduis les chevaux à l’abreuvoir. Samedi, mes compagnons ont tué un daim qu’ils sont allés chercher aujourd’hui, mais ils n’ont plus trouvé que les jambes de derrière ; en suivant une piste qu’ils croyaient devoir les conduire à l′antre de quelque bête sauvage, ils sont tombés sur un grand lion de montagne, qui s’est sauvé avant qu’ils fussent suffisamment revenus de leur surprise pour tirer sur lui. Ces lions, qui ne sont, en réalité, qu’une espèce de puma, sont aussi sanguinaires que lâches. Dernièrement, l’un d’eux est entré dans un parc à moutons du canyon de la Saint-Vrain ; il a égorgé trente de ces malheureux animaux et a sucé leur sang.

Novembre ?

Journée de petits événements et de beaucoup de travail. J’avais tant à faire, que de dix heures et demie à une heure et demie je ne me suis point assise une seule fois. J’ai lavé le peu de linge que je possède, et quoique je ne le repasse jamais, j’aime qu’il soit aussi blanc que la neige. Je l’avais donc étendu sur une corde, lorsque des rafales furieuses, contre lesquelles je ne pouvais lutter, descendirent du pic de Long, et quand je sortis, le vent avait mis mon linge en lambeaux, il était littéralement perdu ! On apprend ici combien il faut peu de chose pour le bien-être ou le bonheur. J’ai fait un gâteau au gingembre de quatre livres, cuit le pain, raccommodé mon costume de cheval, fait un nettoyage général, écrit quelques lettres dans l’espoir qu’elles seront un jour mises à la poste, fait enfin une promenade magnifique, et je suis rentrée à la cabin dans cette splendeur mélancolique qui, maintenant, précède immédiatement l’obscurité. Nous étions tous très-occupés à préparer notre souper, quand les chiens se sont mis à aboyer avec fureur, et nous avons entendu des pas de chevaux. « Voilà enfin Evans !  !  ! » nous sommes-nous écriés, mais nous nous trompions. M. Kavan sortit, puis revint nous apprendre que c’était un jeune homme qui était monté avec l’attelage et le chariot d’Evans, et que le chariot avait versé dans un ravin, à sept milles de la maison. Kavan avait l’air très-grave. « C’est une bouche à nourrir », dit-il. Mes camarades ne firent point de questions et amenèrent le nouveau venu, garçon de vingt ans, bavard, à l’air assuré, dont la santé s’était altérée dans un collége de théologie. Evans l’envoyait travailler ici pour payer sa pension. Les hommes étaient trop polis pour s’enquérir de ce qu’il venait faire chez nous, mais je lui demandai hardiment où il habitait, et à notre effroi il répondit : « Je viens vivre ici. » Il a donc fallu décider ce que nous en ferions. Nous avons discuté sérieusement la question nourriture, qui présentait une difficulté réelle, et avons logé ce garçon dans un cabinet ouvrant sur la cuisine et où il y a un lit. Nous sommes convenus de voir ce dont il est capable avant de lui donner du travail. Son arrivée ici nous surprend beaucoup. Il paraît arrogant et borné.

Nous avons décidé qu’aujourd’hui est le 26 novembre ! Demain est donc le jour d’actions de grâces, et nous projetons une fête, quoique Kavan m’ait encore dit ce matin, d’un air piteux : « Vous le voyez, c’est une bouche à nourrir. » Le jeune homme qualifié de « bouche » est venu essayer de la panacée du travail manuel, mais il a été élevé à la ville, et je crois qu’il ne travaillera pas. Il fait des vers, et aujourd’hui, tandis que j’étais occupée, il s’est mis à me les lire à haute voix pour avoir mon opinion. Il est à l’âge où tout ce qui est littéraire exerce une fascination, où tout homme de lettres est un héros, surtout le docteur Holland.

La nuit dernière a été effroyable. La tempête soulevait la cabin et la boue du toit se brisait. Le vent nous chassait un gravier fin au visage, et j’ai ce matin enlevé de ma chambre quatre pelletées de terre. Après le déjeuner, Kavan, M. Lyman et moi, avec les deux chevaux du chariot, avons fait, dans un véritable coup de vent, une route de sept milles vers le lieu du désastre d’hier. J’étais comme une servante qui a un jour de sortie, me dépêchant de finir ma vaisselle et laissant ma chambre en désordre. Le chariot gisait à mi-hauteur du flanc d’un ravin, et, retenu par des arbres, il n’avait point été détruit. Il faisait trop froid pour rester là tandis que les hommes le halaient, de sorte que je revins lentement et rencontrai M. Nugent d’humeur très-amère. Il avait presque un « mauvais accès », détestant tout le monde, comparant sa propre générosité et sa bonté sans calcul à l’égoïsme et aux bontés soigneusement calculées des autres. On lui rend cette justice « qu’il a le meilleur cœur que l’on connaisse ». Dernièrement, un enfant est tombé malade dans l’autre cabin, et quoiqu’il y eût là des hommes oisifs et des chevaux, il n’y eut que le desperado pour faire à cheval soixante milles, en moins de temps que personne ne les avait jamais faits, et pour ramener le médecin. Pendant que nous causions, il s’était assis sur une pierre en dehors de son antre, et raccommodait une selle ; autour de lui, des peaux, des ossements et des crânes étaient épars. Ring le veillait avec une affection jalouse et idolâtre ; le vent soulevait ses boucles autour de sa tête, et jamais on n’en modela de plus belle. C’était un homme fini, et cependant le soleil, qui brille également « sur le bien et sur le mal », éclairait l’or de ses cheveux. Puisse notre Père qui est au ciel faire miséricorde à son enfant réprouvé !

M. Kavan m’a bientôt rejointe. Nous avons fait une course excitante de deux milles, et sommes rentrés juste avant que le vent commençât à diminuer et la neige à tomber.

Jour d’actions de grâces. — Ce que nous redoutions est arrivé : une tempête de neige, avec un vent de nord-est. Elle a cessé vers minuit, mais pas avant que mon lit ne fût complètement recouvert de neige. Le mercure est descendu au-dessous de zéro, et tout a gelé. J’ai mis un pot d’eau à fondre près du feu, afin de pouvoir me laver, mais elle était de nouveau gelée avant que j’aie pu m’en servir. Hier, mes cheveux qui avaient été complètement mouillés par la neige fondue, sont tout gelés par tresses. Le lait et la mélasse sont comme de la pierre ; il a fallu mettre les œufs à l’endroit le moins chaud du fourneau pour les conserver liquides. Deux veaux sont morts glacés dans le hangar. La moitié du parquet est sous la neige, et il fait si froid que nous ne pouvons ouvrir la porte pour la balayer. Ce matin, à huit heures, la neige a recommencé à tomber par flocons fins et pressés, pénétrant par les fentes, recouvrant cette lettre tandis que j’écris. Kavan tient ma bouteille d’encre près du feu, et me la tend chaque fois que j’ai besoin d’y tremper ma plume. Nous avons fait un feu énorme, mais nous ne pouvons élever la température au-dessus de 20°. Depuis mon retour, le lac a toujours été assez fortement gelé pour supporter un chariot, et aujourd’hui il est difficile, en se servant constamment de la hache, de conserver le trou par lequel nous puisons l’eau. La neige peut fondre ou nous bloquer. Nous n’avons d’inquiétudes qu’au sujet des provisions. Le thé et le café iront jusqu’à après-demain ; le sucre vient de finir, et la farine baisse. C’est vraiment grave d’avoir une bouche nouvelle à nourrir ! Or, le nouveau venu est un être vorace, qui, à lui tout seul, mange plus que nous trois réunis. Cela m’épouvante de voir ses yeux affamés mesurer les aliments du déjeuner, et aussi de voir le pain disparaître. Il m’a dit ce matin qu’il pourrait dévorer tout ce qu’il y a sur la table. Il est fou de nourriture, et je vois que Kavan se prive pour faire durer les provisions. Buchan, qui est loin de se bien porter, redoute la perspective de la demi-ration. Tout ceci semble risible, mais nous ne rirons pas s’il faut regarder la faim en face ! Ce soir, les nuages de neige qui avaient caché tous les objets s’élèvent, et le paysage d’hiver est merveilleux. Le mercure est à 5° — 0 ; l’aurore est splendide. Dans ma chambre, le thermomètre marque 1º — 0. M. Buchan respire difficilement ; la sécheresse est intense. Nous avons passé l’après-midi à faire le dîner d’actions de grâces. J’ai fait un pudding merveilleux, pour lequel j’avais mis de côté, depuis plusieurs jours, des œufs et de la crème ; des cerises séchées dont j’avais enlevé les noyaux remplaçaient les raisins, et un bol de crème cuite que les hommes ont trouvée délicieuse tenait lieu de sauce. J’avais, en plus, confectionné un pudding à la mélasse ; ajoutez à cela des tranches de venaison et des pommes de terre, mais nous avons été obligés d’employer, pour notre thé, les feuilles qui avaient déjà servi le matin. Je crois que peu de personnes, en Amérique, auront autant que nous joui de leur dîner d’actions de grâces. Nous avions demandé à M. Nugent de se joindre à nous, mais, et nous le regrettions, il avait refusé d’une manière presque brutale. Le gâteau de quatre livres que j’avais fait hier a disparu ; le malheureux nouveau venu confesse qu’il avait si grand’faim pendant la nuit, qu’il s’est levé et en a mangé à peu près la moitié. Il essaye de me cajoler pour que j’en fasse un autre.

29 novembre

Avant l’arrivée du jeune homme, j’avais pris du vieux poivre de Cayenne pour du gingembre, et j’avais fait un gâteau. Hier soir, j’en ai mis la moitié dans le buffet, dont j’ai laissé la porte ouverte. Pendant la nuit, nous avons entendu du bruit dans la cuisine, puis tousser, suffoquer, geindre, et au déjeuner ce garçon ne pouvait avaler la nourriture avec sa vivacité habituelle. Après le repas, il est venu me trouver en pleurnichant, pour me demander quelque chose d’adoucissant pour sa gorge, convenant qu’il avait vu le « gâteau au gingembre », et qu’il avait eu tellement faim pendant la nuit, qu’il s’était relevé pour le manger. J’ai essayé de lui faire sentir qu’il était vraiment honteux de tant manger et de se rendre si peu utile ; il répondit qu’il ferait tout pour m’aider, mais que les autres étaient si durs pour lui ! Je n’avais jamais vu auparavant d’hommes aussi patients avec un jeune garçon. Il est très-ennuyeux pour nous de l’avoir en plus, et cependant nous ne pouvons nous empêcher de rire de lui. Il n’est pas honnête d’ailleurs ; je n’ose laisser cette lettre sur la table, car il la lirait. Il écrit, du moins il le dit, dans deux Revues périodiques de l’Ouest, et nous fait voir de longs fragments de ses poésies qui ont été publiées. Dans l’une (comme me l’a montré Kavan), il y a vingt lignes copiées littéralement dans le Paradis perdu ; dans une autre, se trouvent deux stances de Résignation, où il a seulement mis perdu » au lieu de « mort » ; et il a fait passer comme de lui tout le Meeting-Place de Bonar. Il m’a aussi prêté un essai intitulé La fonction du romancier, qui n’est qu’une mosaïque de citations non avouées par lui. Les hommes m’ont raconté qu’il s’est vanté d’avoir, lorsqu’il s’est arrêté chez M. Nugent en venant ici, découvert où ce dernier cache sa clef, ouvert sa boîte et lu ses lettres et ses manuscrits. Avec sa suffisance et son ignorance, c’est une véritable peste. Le jour qui a suivi son arrivée, alors que je lavais la vaisselle du déjeuner, il me dit qu’il avait l’intention de faire toute la besogne malpropre, de sorte que je laissai dans le baquet les couteaux et les fourchettes, et lui demandai de les essuyer et les serrer. Deux heures après, il n’y avait pas touché. Les hommes allèrent à la chasse, et il déclara qu’il allait fendre du bois, afin que nous en ayons pour plusieurs jours ; après quelques coups qui ne réussirent qu’à enlever des copeaux, il revint tapoter sur l’harmonium, me laissant sans combustible pour faire le souper. Il parlait de son habileté à jeter le lasso, et ne put même pas attraper l’un des chevaux les plus paisibles ; bien pis, il ne reconnaît pas une vache d’une autre. Il y a deux jours, il a perdu notre vache laitière en la ramenant pour la traire, et M. Kavan a perdu deux heures d’un temps précieux à la chercher sans succès. Aujourd’hui, il nous a annoncé triomphalement qu’il l’avait retrouvée, et est allé la traire ; longtemps après, il est revenu d’un air lamentable, avec quelques gouttes d’un liquide blanchâtre au fond du seau, disant que c’était tout ce qu’il avait pu avoir. M. Kavan est allé voir, et au lieu de notre vache bringe, en a trouvé une tachetée, sèche depuis le printemps. La nôtre est allée rejoindre le bétail sauvage, et nous regardons Lyman d’un air farouche, lorsqu’il nous dit qu’il s’attendait à vivre de lait. Je l’ai prié de remplir la grande bouilloire, et une heure après elle était rouge sur le fourneau. Rien n’est en sûreté, sinon dans ma chambre. Il a pris sur la planche deux livres de cerises séchées, les a mangées, et dévoré aussi la moitié de mon second pain aux épices qui pesait quatre livres ; pendant la nuit, il a lapé ma sauce à la crème, et dévoré secrètement le pudding destiné au souper. Il avoue tout et dit : « Je crois que vous me trouvez insupportable. » M. Kavan raconte que, ce matin, ses premières paroles ont été : « Miss Bird va-t-elle faire un bon pudding aujourd’hui ? » Il n’y a point grand mal à tout cela, mais ses plagiats et son manque d’honnêteté sont dégoûtants et peu en rapport avec sa profession d’étudiant en théologie. Cette vie ressemble, par certains côtés, à celle que l’on mène à bord ; il n’y a pas de courrier, et l’on ne sait rien de ce qui se passe au delà de son petit monde, très-petit dans notre cas. Chacun de nous est loyal, nous avons appris à nous estimer mutuellement et à avoir confiance les uns dans les autres. Je puis, par exemple, sortir de cette chambre en laissant mon cahier sur la table, certaine que mes compagnons ne liront pas ma lettre. Ils sont discrets, réservés, attentifs et instruits, mais d’un type qui n’existe pas chez nous. Dans ce pays-ci, toutes les femmes travaillent, de sorte que l’on trouve ce que je fais tout naturel, et que l’on ne me dit pas : « Oh ! ne faites pas cela ; oh ! laissez-moi faire ceci. »

30 novembre.

Hier soir, nous sommes restés debout jusqu’à onze heures, tant nous étions convaincus qu’Edwards aurait quitté Denver le lendemain des actions de grâces pour venir ici. Ce matin, nous avons pris la résolution de nous séparer. Il n’y a plus ni thé, ni sucre, ni café ; la venaison se gâte, et les hommes n’ont plus qu’un mois pour la chasse, de laquelle dépendent leurs moyens d’existence pendant l’hiver. Je ne puis quitter le territoire avant de m’être procuré de l’argent, mais je puis aller à Longmount chercher le courrier, et savoir si la panique diminue. Hier, je suis restée seule pendant toute la journée, et après une course à cheval au pied du pic de Long, j’ai fait pour le dîner, n’ayant pas autre chose, deux puddings roly-poly. Cependant, les hommes sont rentrés chargés de truites, et nous avons eu un véritable festin. Épicure nous aurait enviés. M. Kavan remplissait la poêle à frire d’une quantité suffisante de beurre pour recouvrir complétement les truites, les roulait dans une farine grossière, les plongeait dans le beurre bouillant, les retournait une fois, puis les retirait parfaitement cuites, sifflantes et couleur de citron. Le jeune Lyman était content, car le plat était rempli aussitôt que vidé. Il y avait quarante livres de truites qu’on a mises dans la glace, jusqu’à ce qu’on puisse les envoyer vendre à Denver. La pêche est très-fructueuse pendant l’hiver. Par les froids les plus durs, ceux qui ne pêchent point pour leur plaisir, mais pour gagner de l’argent, emportent leurs couvertures de campement et leur hache, et montent aux eaux glacées qui se trouvent autour du Parc, à cinquante endroits ; ils choisissent une place convenable, un peu à l’abri du vent, taillent un trou dans la glace et, attachant la ligne à un peuplier du Canada, amorcent l’hameçon avec des vers blancs ou de la viande fraiche, facile à trouver. Souvent on prend des truites dès que l’hameçon est amorcé, et lorsqu’on regarde dans le trou de glace en suivant la direction d’un rayon de soleil, on voit une masse de queues, de nageoires d’argent, d’yeux brillants et de taches cramoisies ; tout un banc de poissons. Ces bêtes tachées de rouge sont belles à voir étendues au soleil, sur la glace bleue. Parfois, après un seul jour de pêche, deux hommes rapportent, en hiver, soixante livres de truites, mais c’est un exercice froid et silencieux. Comme une cuisinière anglaise dédaignerait les tristes ustensiles avec lesquels nous faisons nos friandises ! Nous n’avons qu’un fourneau qui demande à être constamment entretenu avec du bois ; une bouilloire, une poêle, une casserole, et une bouteille en guise de rouleau. Il a fait extrêmement froid, mais je ne souffre pas, même avec mes vêtements insuffisants. Dans mon lit, je mets un morceau de granit très-chaud ; je tire les couvertures par-dessus ma tête et je dors pendant huit heures, quoique souvent recouverte par la neige. Hier, un ouragan a commencé à cinq heures du matin, et le Parc tout entier n’était qu’un tourbillon de neige piquante comme de la fumée de bois. Mon lit et ma chambre étaient blancs, et le froid si terrible, que l’eau chaude que j’apportais de la cuisine dans une bouilloire gelait à mesure que je la versais dans ma cuvette. Puis, la neige a cessé, et un vent impétueux en a chassé la plus grande partie, soulevant celle des montagnes en nuages si épais, que le pic de Long ressemblait à un volcan qui fume. Aujourd’hui, le ciel a repris son bleu délicieux, et le Parc sa beauté sans rivale. J’ai lavé toutes les fenêtres. Depuis mon arrivée, je croyais que les vitres étaient en verre dépoli, tant elles étaient sales et opaques, de sorte que lorsque les hommes sont revenus de la pêche, ils ont trouvé comme un monde joyeux et nouveau. Dimanche, nous avons fait beaucoup de musique sacrée. M. Buchan m’a demandé si je connaissais un air appelé : America, et a attaqué la grande invocation de notre hymne national, aux paroles :

Ô ma patrie, c’est à toi,
Doux pays de la liberté, etc.

1er décembre.

Je devais partir aujourd’hui pour Canyon, mais j’ai été réveillée par une neige qui, piquant comme des pointes d’aiguille, me frappait les mains. Nous nous sommes tous levés de bonne heure, mais le temps ne s’est amélioré que vers midi. Dans la journée, je suis allée avec Lyman chez M. Nugent, auquel je voulais faire lire et corriger la lettre que je vous ai écrite, racontant notre ascension au pic de Long ; mais il me répondit qu’il ne le pouvait pas, et insista pour nous faire entrer. Lyman en avait plus envie que moi, car M. Kavan avait vu Jim le matin, et s’était départi de sa réserve habituelle jusqu’à dire : « Il y a quelque chose de mauvais chez cet homme ; il se tuera ou tuera quelqu’un. » Le mauvais accès avait cependant disparu, et il fut si aimable, si courtois, que nous sommes restés pendant toute l’après-midi. La seule pensée de Lyman était qu’il pourrait faire bruit de cette entrevue, et envoyer à quelque journal de l’Ouest une description du célèbre desperado. L’intérieur du repaire était effrayant, et cependant les objets noirs et hideux qui entouraient Jim ne faisaient que mieux ressortir l’élégance de ses manières et le charme de sa conversation. Je lus tout haut ma lettre, c’est-à-dire le récit de « l’ascension du pic de Long » que j’ai écrite pour l′ Out West, et le goût et la finesse de ses critiques m’intéressèrent sincèrement. C’est un véritable enfant de la nature ; ses yeux brillaient, son visage s’illumina, et enfin des larmes coulèrent sur ses joues, à la description du splendide coucher de soleil. Il nous fit entendre à son tour un article excellent qu’il est en train d’écrire sur le spiritualisme. L′antre était rempli de fumée et très-sombre, jonché de foin, de vieilles couvertures, de peaux de bêtes, d’os, de pots, de morceaux de bois, de poires à poudre, de revues, de vieux livres, de mocassins usés, de fers à cheval et de débris de toutes espèces. Il n’avait point à me donner d’autre siège qu’un tronc d’arbre, mais il me l’offrit avec autant de grâce que si c’eût été un fauteuil somptueux. Au mur étaient suspendus deux fusils de prix, un revolver de Sharp, l’écharpe et les insignes d’éclaireur. Je ne pouvais m’empêcher de regarder Jim tandis qu’il me parlait. Parfois l’ivresse le rend furieux, il jure d’une façon effroyable et son humeur est violente ; il a mené une vie de désespéré, et, de temps à autre, est sans doute encore un vrai bandit ; il n’y a guère de foyer au Colorado où l’on ne raconte les effroyables histoires de ses combats indiens ; lorsque les enfants sont méchants, les mères leur font peur, en disant que « Mountain Jim » va les prendre. Ses fautes sont manifestes, et cependant il est incontestablement séduisant et jouit d’une popularité ou d’une notoriété que personne ne possède. Il m’a offert de me servir de guide jusqu’aux plaines lorsque je partirai. Lyman m’a demandé si je n’avais pas peur d’être assassinée ; mais j’ai souvent entendu dire qu’on ne peut être plus en sûreté qu’avec Jim.

La rigueur de la température était vraiment excessive ; j’avais pris froid le matin, en mettant mes vêtements avant qu’ils fussent secs, aussi la chaleur du repaire enfumé était-elle fort agréable. Mais à la nuit, le retour fut effroyable ; le vent nous soulevait presque de dessus nos chevaux, chassait une neige fine qui nous aveuglait, et le mercure était descendu au-dessous de zéro. Je croyais que j’allais être obligée de garder le lit avec un rhume violent, mais les hommes m’indiquèrent un remède de trappeur (un grand verre d’eau chaude avec une poignée de poivre de Cayenne) qui me guérit promptement. Mes compagnons disent aimablement que si la neige me retient ici, ils resteront avec moi. Ils m’ont avoué qu’ils avaient été épouvantés en me voyant arriver, craignant de ne pouvoir me recevoir assez bien et que je n’eusse jamais été habituée à faire quelque chose moi-même. Nous nous sommes alors adressé des compliments à tour de rôle. Demain, si le temps le permet, je pars pour un voyage de cent milles, et ma prochaine lettre sera la dernière que vous recevrez des montagnes Rocheuses.