Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre VI


LETTRE VI


Une jument bronco. — Accident. — Un pays de merveilles. — Triste histoire. — Les enfants des territoires. — Âpre avidité. — Heures de paix. — Vieux préjugés. — La colonie de Chicago. — Une bonne fortune. — Trois points d’exclamation. — Un bon cheval. — La Saint-Vrain. — Les montagnes Rocheuses, enfin ! — « Mountain Jim. » — Une étreinte mortelle. — Estes-Park.


Lower Canyon, 25 Septembre.

Je me trouve dans un tout autre monde, et voici comment y a été signalée mon entrée : Chalmers m’avait offert une jument bronco pour un prix raisonnable ; bien que ce fût une jeune bête, vive, à demi domptée, je l’avais montée jusqu’ici pour l’essayer, lorsque, juste au moment où je m’en allais, l’idée lui prit d’avoir peur, de ruer, et lorsque je la touchai du pied, elle sauta par-dessus un tas de bois. La sangle se rompit, et les spectateurs m’ont raconté que, pendant qu’elle sautait, je tombai d’une bonne hauteur, par-dessus sa queue, sur un sable dur, en recevant un dernier coup de pied sur le genou. On pouvait à peine croire que je n’eusse rien de cassé. La chair de mon bras gauche était en marmelade ; mais, avec des pansements d’eau froide, cela guérira bien vite ; j’avais au dos une blessure qui saigna abondamment ; tout ce sang que j’ai perdu, beaucoup de contusions et le choc général m’ont affaiblie. Cependant les circonstances ne permettent pas de « faire des embarras », et je crois, en vérité, que les déchirures de mon habit de cheval seront l’affaire la plus importante de l’accident.

Ici, tout ce qui m’entoure est charmant. La log-cabin, au-dessus de laquelle on a construit une pièce que surmonte un toit suisse, est dans une vallée, près d’une rivière impétueuse et limpide, sortant un peu plus haut d’un ravin inaccessible d’une beauté sublime. L’un des côtés de la vallée est formé de falaises et de terrasses d’un porphyre aussi rouge que la plus rouge des briques, et qui brillent au coucher du soleil d’une lueur de vermillon. À travers les fentes des montagnes les plus rapprochées, on aperçoit les pics revêtus de pins, qui passent, au crépuscule, par toutes les nuances du pourpre et du violet. Le ciel et la terre s’unissent pour créer chaque soir un pays de merveilles : — de riches coloris veloutés, cramoisis et violets : un ciel vermillon orange et vert ; des nuages d’écarlate et d’émeraude ; une pureté d’atmosphère et une sécheresse extraordinaires. Comme couleur, les montagnes Rocheuses dépassent tout ce que j’ai vu. Ces jours-ci, l’air était froid, mais le soleil chaud et brillant.

L’histoire de mon hôte est triste ; elle montre quelles personnes ne doivent pas venir au Colorado. Ni lui ni sa femme n’ont encore trente-cinq ans. Fils d’un médecin de Londres qui a une grande clientèle, il a reçu une éducation libérale dans le sens le plus étendu du mot ; il a l’esprit très-cultivé et du talent. Associé d’un médecin bien posé dans la seconde ville de l’Angleterre, il éprouva des symptômes qui le menaçaient de phtisie. Dans une heure néfaste, il entendit parler du Colorado, de son « climat sans pareil, de ses ressources illimitées », etc., et, séduit non-seulement par les avantages matériels, mais encore par l’idée de pouvoir fonder ou réformer une société d’après des théories sociales et avancées qui lui sont propres, il émigra. Mrs Hughes est l’une des femmes les plus charmantes, instruites et aimables que j’aie jamais vues. Ils forment à eux deux un ménage idéal. Ils brilleraient dans toutes les sociétés, mais ils n’avaient pas la plus légère connaissance des détails domestiques et de l’agriculture. Le docteur ne savait ni seller un cheval, ni le harnacher. Sa femme ignorait si, pour faire cuire un œuf, il fallait le mettre dans l’eau froide ou dans l’eau chaude. En arrivant à Longmount, ils achetèrent cette concession, séduits plutôt par la beauté du paysage que par les avantages matériels. On les trompa pour la terre, pour les marchandises, pour les bœufs, pour tout, à la honte des colons qui semblaient les considérer comme de bonne prise. Rien ne leur a réussi, et bien qu’ils se lèvent de bonne heure et se couchent tard, c’est à peine s’ils maintiennent leur tête au-dessus de l’eau. Une jeune Suissesse, qui leur est dévouée, travaille autant qu’eux. Ils ont un seul cheval, pas de chariot, un peu de volaille, quelques vaches, mais point « d’homme à gages ». C’est la lutte la plus dure et la moins idéale que j’aie vu soutenir par des gens du monde. Ils avaient à acquérir toute leur expérience et l’ont achetée au prix de pertes et de fatigues. Je suis surprise qu’ils aient pu faire autant. Le docteur et les deux femmes ont bâti, à eux seuls, la pièce supérieure et ce qui a été ajouté à la maison. Il a lui-même ensemencé la terre et appris l’art difficile de traire les vaches. Mrs Hughes fait tous les vêtements nécessaires à une famille de six personnes, et passe ses soirées, alors que le rude travail du jour est fini et qu’elle est au moment de tomber de fatigue, à raccommoder et à mettre des pièces. La journée n’est qu’une longue oppression, sans repos ni joie, sans le plaisir d’entrevues fortuites avec des gens cultivés. Les rares visiteurs sont des femmes aisées de colons prospères, pleines de l’orgueil de la ménagère et dont le but paraît être de faire sentir à Mrs Hughes combien elle leur est inférieure. Je voudrais qu’elle s’intéressât plus réellement à la venue du dernier veau, aux espérances de la récolte des courges, à la quantité et au prix du beurre ; — mais, c’est à contre-cœur qu’elle a appris à faire du pain et du beurre excellents. Leurs enfants sont charmants ; les garçons sont de petits gentlemen polis et courtois qui témoignent, dans toutes leurs actions et leurs paroles, l’amour qu’ils ont pour leurs parents. On n’entend jamais dans la maison un mot grossier ou dur ; mais l’atmosphère de luttes et de difficultés a déjà produit son effet sur ces petits êtres. Ils pensent toujours à leur mère, ne mangent pas de beurre quand ils pensent que la provision baisse, apportent de l’eau et du bois, fardeaux trop lourds pour eux, spéculent avec anxiété sur la perspective de l’hiver, sur les espérances de la récolte, et, avec tout cela, sont innocents et enfantins.

Je n’ai jamais vu d’enfants dans les États de l’Ouest ni au Colorado, mais des imitations dégradées d’hommes et de femmes corrompus par l’avidité, par l’égoïsme, revendiquant et obtenant de leurs parents une indépendance complète dès l’âge de dix ans. Ils vivent dans un milieu d’impiété et souvent de profanation ; c’est l’une des choses les plus pénibles à constater. Aussi les chers petits que je vois ici sont-ils comme des fleurs dans un désert. Si l’on en excepte l’amour, qui, ici comme partout, élève la vie jusqu’à l’idéal, cette existence est misérable. Les pauvres récoltes ont été détruites maintes et maintes fois par les sauterelles, et ce talent, ici déifié sous le nom « d’adresse », l’a emporté sur le docteur, dans tous ses marchés, en ne lui laissant guère que le pain de ses enfants. De toutes manières, l’expérience a coûté cher, et cet exemple peut servir d’utile avertissement aux hommes dans une situation professionnelle, mais sans connaissances de l′agriculture, et les engager à ne pas tenter, pour gagner leur vie, de venir prendre une ferme au Colorado.

En dépit de mes regrets et de mes inquiétudes pour cette famille intéressante, j’ai passé ici un temps délicieux, et j’aimerais à rester plus longtemps, s’ils ne m’avaient point cédé leur lit de paille. Mrs Hughes et son bébé couchent par terre, dans ma chambre ; le docteur également par terre, à l’étage inférieur, et les nuits sont très-froides. Le travail est leur ordre du jour et le mien aussi ; le soir, quand les enfants son couchés, nous raccommodons les vêtements et faisons des chemises toutes les trois ; le docteur nous lit les poëmes de Tennyson, ou bien nous parlons avec charme de ce monde d’esprits cultivés et de noble actions qui semble être ici « le pays très-lointain » ; ou encore, Mrs Hughes dépose son ouvrage pendant quelques instants et lit à son four, comme rarement je l’ai entendu faire, un passage préféré de prose ou de poésie ; elle a une voix d’une grande étendue et d’un timbre charmant, prompte à interpréter toutes les nuances des intentions de l’auteur, et des yeux doux et expressifs que le sentiment et La sympathie mouillent de larmes. Ce sont nos bonnes heures, alors que, ne songeant plus aux besoins du lendemain, aux hommes qui achètent, vendent, trompent et se battent pour de l’or, nous oublions que nous sommes dans les montagnes Rocheuses et qu’il est près de minuit. Mais le matin arrive, chaud et fatigant, et le travail, qui ne cesse jamais, nous accable. Deux ou trois fois par jour, le docteur revient des champs, faible et étourdi : il se désole avec sa femme, et je sens qu’un colon du Colorado doit être fait d’une plus rude étoffe et se plier plus facilement aux circonstances.

Aujourd’hui à été pour moi une bonne journée, quoique je ne me sois assise qu’une fois depuis neuf heures du matin et il est maintenant cinq heures. J’avais comploté d’envoyer la jeune Suissesse, dans le chariot d’un voisin, passer la journée avec deux des enfants au settlement le plus proche, et de donner au docteur et à sa femme une après-midi de repos et de sommeil, tandis que je ferais toute la besogne et un peu de nettoyage. J’avais, pour mon compte, une grande lessive que le mauvais état de mon bras m’avait empêchée de faire la semaine dernière : mais une machine à tordre le linge, qui se visse au côté du baquet, est d’un grand secours, et en pliant les effets avant de les y faire passer, je m’en suis servie à la place de calendreur et de fers. Après avoir fait le pain, lavé à fond la baratte et les palettes, je me suis mise aux pots et aux casseroles, dont le nettoyage était resté en arrière, et je travaillais ferme, barbouillée de noir et couverte de graisse, quand un homme entra pour demander à quel endroit il devait passer la rivière avec son attelage de bœufs. Comme je le lui indiquais, il me regarda avec pitié, en disant : « Êtes-vous la nouvelle servante ? Dieu me bénisse, vous êtes terriblement petite. »

Hier, nous avons mis en réserve, pour l’hiver, trois quintaux de tomates et environ deux tonnes de courges et de citrouilles pour le bétail ; deux des premières pesaient 140 livres. J’ai recueilli le maïs de près du quart d’un acre, mais c’était une pauvre récolte, et les gousses étaient peu remplies. Je préfère de beaucoup le travail des champs à l’écurage des pots graisseux et au baquet à lessive, et j’aime encore mieux faire ces dernières choses que de coudre ou d’écrire.

Nous ne sommes point en Arcadie. « La rouerie », qui consiste à attraper le voisin de toutes les manières qui ne sont point illégales, est la qualité la plus prisée, et Mammon est la divinité. On ne peut attendre grand’-chose d’une génération élevée dans l’admiration de l’une et l’adoration de l’autre. Dans des districts éloignés du culte, comme l’est celui-ci, il y a trois manières de passer le dimanche : l’une consiste à faire des visites, à chasser et à pêcher ; l’autre, à dormir et à ne point travailler ; la troisième, enfin, à poursuivre toutes les occupations habituelles, et de cette façon-là les récoltes, les coupes et les trains de bois avancent. Dimanche dernier, un homme vint replacer une porte ; il a déclaré qu’il ne croyait ni à la Bible ni à Dieu et qu’il n’allait pas sacrifier le pain de ses enfants à de vieux préjugés. L’indifférence est manifeste pour les obligations les plus élevées de la loi divine, mais en général les settlers sont rangés ; il n’y a que peu d’infractions flagrantes aux mœurs et le travail est la règle. La vie et la propriété sont beaucoup plus sûres qu’en Angleterre ou en Écosse, et la loi du respect universel envers les femmes est encore en pleine vigueur. Maintenant, les journées sont brillantes et les nuits très-froides. On se prépare pour l’hiver. Les touristes de l’Est se rassemblent à Denver, et les ingénieurs descendent des montagnes. Il est tombé de la neige sur les plus hautes chaînes, et mes espérances de gagner Estes-Park sont à zéro.

Longmount, 25 septembre.

La journée d’hier a été parfaite ; le soleil brillait, l’air était vif et fortifiant. Je me sentais mieux, et après une dure journée de travail et une promenade du soir avec mes amis, aux derniers rayons du soleil, j’allai me coucher, joyeuse et pleine d’espoir quant au climat et à ses effets sur ma santé. Ce matin, je me suis réveillée avec une sensation de lassitude extrême, et, une fois dehors, j’ai trouvé, au lieu de la délicieuse atmosphère de la veille, une chaleur suffocante, intolérable, un soleil flamboyant et un siroco semblable au vent chaud de Victoria. Il s’ensuivit une prostration extrême, de la névralgie et une inflammation des yeux. Mes hôtes, qui sont acclimatés, étaient quelque peu affectés de la même manière. L’éclat, l’atmosphère cristalline et la splendeur d’hier, tout avait disparu. Nous avons emprunté un chariot ; le cheval du docteur Hughes, fort mais paresseux, et une faible bête que nous avions louée, faisaient un pauvre attelage. Quoique de Canyon jusqu’ici il n’y ait que vingt-deux milles à travers la prairie, nous sommes restés huit heures et demie sous un soleil brûlant ; toutes notions de la localité me faisaient défaut dans la prairie, et le docteur n’en avait guère plus que moi. Après avoir suivi de fausses traces, nous être empêtrés dans des clôtures, enfoncés dans la boue profonde des fossés d’irrigation, nous étions découragés. Ce voyage, que nous faisions sous un soleil méchant, assis sur un tas de fourrage, était quelque chose d’affreux. À mi-chemin, nous avons campé près d’une rivière qui n’est, dans ce moment, qu’une série de trous boueux, et je me suis endormie à l’ombre légère d’un peuplier du Canada, redoutant la pensée du réveil, les pénibles cahots dans la prairie poudreuse et le sirocco impétueux sous un soleil féroce. De toute la journée, nous n’avons vu ni homme ni bête.

Nous sommes dans la colonie de Chicago, que l’on dit prospère. Elle est aussi peu attrayante que le fort Collins. Nous arrivons d’abord près de maisons de bois couleur de poussière éparses sur la plaine poudreuse, chacune ayant son champ poussiéreux d’orge ou de blé, dont la récolte ne peut être attribuée aux pluies du ciel, mais au débordement « du fossé d’irrigation n° 2 ». Puis, nous trouvons une route tracée par le passage de chariots allant tous dans la même direction, route qui devient une grande rue dans laquelle quelques maisons de bois et des boutiques se font face. L’hôtel de Saint-Vrain est une maison à deux étages, l’une des plus blanches et des plus éclatantes, et, comme toutes les autres, sans vérandah ; il porte le nom de la rivière de Saint-Vrain, d’où vient le canal qui permet à Longmount d’exister. Tout grillait à la chaleur d’un soleil oblique qui avait frappé pendant toute la journée sur les chambres de bois que rien n’abritait, À l’intérieur, la chaleur était plus pénible qu’au dehors, et tout, y compris notre visage, était couvert de mouches noires. Assis dans ma chambre, nous combattons contre les mouches jusqu’à ce qu’un splendide coucher de soleil sur la chaîne rocheuse qui s’étend là-bas, à une dizaine de milles, nous force de sortir pour l’admirer. Le souper a été servi sans nappe, à la mode de l’Ouest, et tous les hommes sans famille de Longmount sont venus prendre leur repas silencieusement et rapidement. C’était un grand régal d’avoir du thé, car je n’en avais pas bu depuis une quinzaine de jours. L’hôte est un brave homme jovial. Je lui racontai de quelle façon mes projets avaient échoué et comment, en conséquence, je partais demain à contre-cœur pour Denver et New-York, puisque je ne pouvais aller à Estes-Park. Il me répondit qu’il était encore possible que j’eusse la chance de voir arriver, ce soir même, quelqu’un y allant. Bientôt il vint dans ma chambre et me demanda ce que j’étais capable de faire : si je craignais le froid, si je pouvais « supporter une vie dure », si je savais monter à cheval et galoper. Estes-Park et ses environs, me dit-il, sont ce qu’il y a de plus beau au Colorado, et il ajouta : « Ce serait une vraie honte pour vous de ne pas le voir. » Nous commencions à prendre notre thé, lorsqu’il revint : « Cette fois-ci, me dit-il, vous avez de la chance : deux jeunes gens qui viennent d’arriver montent demain à Estes-Park. » Je suis assez satisfaite, et j’ai loué un cheval pour trois jours ; mais je ne suis pas très-rassurée, car cette chaleur suffocante me rend presque malade : je souffre encore de ma chute et, n’étant pas remontée à cheval depuis lors, trente milles seront une longue course. Puis, je crains que le logement ne soit aussi mauvais que chez Chalmers et que je ne puisse être seule. Une fois la nuit venue, nous avons erré dans la rue pour respirer le peu d’air en mouvement.


Estes-Park !!! 28 septembre.

Je voudrais pouvoir vous envoyer ces trois points d’exclamation à la place d’une lettre. Ils expriment tout ce qui peut transporter d’enthousiasme et ravir : grandeur, allégresse, puissance, nouveauté, liberté, etc., etc. Je suis tombée juste sur l’endroit que je cherchais, et il dépasse tout ce que j’avais rêvé. On respire la santé dans chaque bouffée d’air : je suis déjà beaucoup mieux et me suis levée sans peine à sept heures, pour le déjeuner. Tout est confortable de la manière que j’aime. J’ai, pour moi seule, une log- cabin élevée sur six poteaux, sous laquelle un skunk a creusé son terrier ; un petit lac s’étend à côté. Il gèle toutes les nuits et les journées sont assez fraiches pour qu’on fasse un feu ronflant. Le maître du rancho, moitié chasseur, moitié marchand, et sa femme, sont de joyeux et braves Gallois de Llanberis, au rire gai et bruyant ; ils sont francs, hospitaliers, et empilent les bûches de pitch pines jusqu’à la moitié de la grande cheminée, Depuis que je suis ici, il y a eu, tous les jours, de la viande fraiche, du pain frais délicieux, des pommes de terre excellentes, du thé, du café, et, en abondance, du lait comme de la crème. J’ai un lit de foin très-propre avec six couvertures ; ni puces ni punaises. — Le paysage, qui est ce qu’il y a de plus splendide, nous environne de tous côtés : il est à notre porte. Beaucoup de gens m’avaient conseillé d’aller aux sources du Colorado, mais une seule personne m’avait parlé de cet endroit-ci, et, jusqu’à mon arrivée à Longmount, je n’avais pas rencontré un être qui y fût allé. Cependant, d’après la position du pays, je voyais que ce devait être admirablement situé. On disait qu’il était fort difficile d’y arriver, que la saison était passée. Il n’y a rien de tel, en voyage, que de disséquer les récits des gens ; ils les colorent habituellement de l’idée qu’ils se font des moyens ou des goûts de la personne à laquelle ils parlent ; rien de tel que de faire toutes les questions raisonnables et puis de suivre avec opiniâtreté, mais tranquillement, ses propres idées. Ici, j’ai trouvé la perfection avec toutes les conditions pour se bien porter, y compris des chevaux tant qu’on veut et du gazon pour galoper.

Après avoir passé dix heures à cheval, il n’est pas facile de se mettre à écrire, et surtout dans une log-cabin remplie de monde ; puis cette saine fatigue peut rendre ma lettre plate, alors qu’elle devrait être enthousiaste. La chaleur suffocante m’avait tenue éveillée toute la nuit à Longmount ; je m’étais levée nerveuse et mal à mon aise, prête à abandonner le projet de venir ici, quand le lever du soleil sur les plaines et le rouge merveilleux des montagnes Rocheuses, qui reflétaient le ciel de l’Orient, me donnèrent du courage. L’hôtelier avait trouvé un cheval, mais ne pouvait m’assurer d’une manière satisfaisante que ce fût une bête tranquille. Aussi, très-ébranlée encore par la chute que j’avais faite à Canyon, aurais-je bien voulu que la Greeley-Tribune ne m’eût pas donné la réputation d’écuyère qui m’a précédée ici. Les jeunes gens qui devaient m’escorter « paraissaient très-innocents », m’assura-t-il ; je n’ai pas encore démêlé ce qu’il voulait dire par là. Lorsqu’à huit heures et demie, le cheval fit son apparition dans la rue, je vis avec effroi une bête superbe ; les narines frémissantes, les oreilles et les yeux inquiets. Comme à Hawaï, mon paquet était attaché derrière la selle mexicaine, et mon sac de toile pendait à la fourche. Mais ce cheval n’avait pas l’air fait pour porter des effets, et semblait avoir besoin de deux hommes pour le tenir et le flatter. Il y avait là un tas de fainéants, et je reculai à l’idée de monter avec mon vieux costume hawaïen, quoique le docteur et sa femme m’eussent assuré que je n’avais rien de remarquable. Nous partîmes à neuf heures ; l’hôtelier ne faisait que répéter : « Vous allez être héroïque. »

Le ciel était sans nuage, d’un bleu profond et brillant. Malgré la chaleur du soleil, l’air était frais et réconfortant. Pour sa splendeur et son charme, j’inscrirai cette course à côté d’une que j’ai faite à Hanalei, et d’une autre à Mauna Kea (Hawaï). Je ne tardai pas à aller mieux ; comme tempérament et allure, mon cheval se trouva être une perfection : plein de ressort et de feu, les mouvements souples, le pas vif et doux, et dès que l’on pressait les rênes, il galopait d’un mouvement gracieux et léger. Une journée dans la montagne semblait être une partie de plaisir pour ce joyeux animal. Il était si doux que, lorsque je descendais pour marcher, il me suivait sans être mené, et me laissait monter d’un côté ou de l’autre, sans qu’il fût besoin de le tenir. Au charme de ses mouvements, il joint la sûreté de pied féline d’un cheval hawaïen, traverse les rivières rapides et profondes, galope parmi les pierres et les souches et descend les collines escarpées avec la même assurance. Avec lui, j’aurais pu faire cent milles aussi facilement que trente. Nous n’avons passé que deux jours ensemble ; cependant nous sommes de solides amis, et nous nous comprenons. Je ne demanderais pas d’autre compagnon pour faire une longue excursion dans la montagne. Tout ce qu’il fait est d’un cheval élevé sans frein, sans fouet, sans éperon, qu’on a dressé en lui parlant, et qui a été habitué à être bien traité, comme c’est heureusement le cas pour la plupart des chevaux des États de l’Ouest. Aussi, à moins que ce ne soient des broncos, ils se servent de leur intelligence à votre avantage, et accomplissent leur besogne plutôt comme des amis que comme des machines.

Je commençai bientôt non-seulement à me sentir mieux, mais à me réjouir de cette allure délicieuse. Nous avions le soleil derrière nous, et des bouffées d’un air frais et élastique descendaient des splendides montagnes que nous avions en face Nous avons galopé pendant six milles à travers la prairie et avons gagné le beau canyon de la Saint-Vrain, qui, vers son ouverture, est une vallée boisée, étroite et fertile, à travers laquelle une rivière rapide, que nous traversâmes plusieurs fois, se précipite en faisant d’innombrables détours. Ah ! comme ses ondes dansaient en brillant aux rayons du soleil ! comme elles exhalaient un murmure musical semblable à celui des fleuves d’Hawaï ! Nous nous sommes égarés maintes et maintes fois, quoique les « innocents » jeunes gens eussent déjà passé par là. Il faudrait un certain talent pour bien connaître les difficultés de ce sentier écarté. Heureusement, des settlers qui faisaient les foins apparaissaient toujours au bon moment pour nous remettre dans le droit chemin. Après les plaines brunes et grillées, le paysage devint très-beau et d’une variété infinie. Les peupliers du Canada étaient verts et luisants ; le feuillage d’or des trembles frissonnait, les vignes sauvages laissaient traîner à terre leurs feuilles jaunes, et la clématite de Virginie suspendait çà et là ses rameaux cramoisis, faisant ressortir la splendeur de l’or et du vert. Parfois, nous passions de l’ombre fraiche de ce fouillis coloré, à la froide Saint-Vrain. Nous étions alors pressés entre ses bords et de hautes falaises, des terrasses d’un aspect incroyable, des rochers fantastiques tachetés de carmin, de vermillon, de vert de toutes les nuances, de bleu, de jaune, d’orange, de violet, de rouge foncé, couleurs qu’aucun artiste n’oserait reproduire et dont j’ose à peine parler en simple prose. Les merveilleux pics de Long, qui, jusque-là, étincelaient au-dessus de la verdure, disparurent alors, et pendant vingt milles nous ne les vîmes plus. Nous étions entrés dans une vallée montueuse, où les tons splendides des rochers étaient rendus plus intenses encore par le contraste du bleu sombre des pitch pines ; prenant alors un sentier au nord-ouest, nous avons laissé derrière nous un monde moins sauvage, toute trace de l’homme et de ses œuvres, et nous nous sommes enfoncés dans les montagnes Rocheuses. Nous avons fait alors de merveilleuses ascensions, où je conduisais mon cheval à la main ; des vues fantastiques et sauvages s’offraient continuellement aux regards. C’était une suite de surprises ; à chaque mille, l’air devenait plus vif et plus pur, la sensation de la solitude plus étrange. Une ascension effrayante parmi des rochers et des pins nous a amenés, à une hauteur de 9 000 pieds, à un passage de sept mille pieds de large, dans une muraille de rochers, avec une descente abrupte de 2 000 pieds, et, au delà, une montée plus formidable encore. Lorsque je me retournai, je vis le spectacle le plus étrange. Nous n’avions traversé qu’un seul et gigantesque sommet en forme de couteau, fait entièrement de grandes masses de rocher d’un rouge brillant, quelques-unes aussi considérables que le Royal-Institution d’Édimbourg, entassées l’une sur l’autre comme par des Titans. Les pitch pines sortaient des crevasses, mais il n’y avait pas trace de terre. Plus loin, des murailles et encore des murailles d’une construction semblable, et des chaînes de montagnes au-dessus de chaînes de montagnes s’élevant dans le ciel bleu. Quinze milles de plus sur de grands sommes, le long de passes noires d’ombre et si étroites que nous étions obligés de marcher dans le lit des torrents qui les avaient creusées, en contournant la base de colossales pyramides de rochers couronnés de pins, nous conduisent à de beaux « parcs » où le toxicodendron formait des taches écarlates. Ces parcs étaient si bien formés par la nature, qu’à tout moment je m’attendais à trouver quelque superbe château. Mais ce jour-là, ils appartenaient tout à fait aux geais bleus huppés et aux écureuils. Aux heures matinales, c’est ici que viennent paître le daim et l’élan magnifique ; c’est là que, pendant la nuit, rôdent et grondent le lion des montagnes Rocheuses, l’ours gris et le loup poltron. La beauté s’unissait à la grandeur, l’une pour troubler, l’autre pour inspirer un sentiment d’effroi ; ravins d’une profondeur immense que le bleu foncé des pins faisait paraître sombres ; montagnes au sommet desquelles la neige étincelait ; rivières paisibles et lacs ombragés ; fraches profondeurs d’ombre ; montagnes encore, avec leurs pins épais et leurs groupes de trembles brillant comme de l’or ; vallées où le peuplier jaune se mélangeait au chêne rouge, et ainsi de suite à travers les ombres qui s’allongeaient, jusqu’à ce que le sentier, qui par endroits était à peine visible, se dessinât nettement et que nous soyons entrés dans un long ravin aux larges ondulations herbeuses entourées de pins.

Une très-jolie jument entravée y paissait, un chien de berger aboya après nous, et parmi les buissons, à peu de distance du chemin, se trouvait une }log-cabin grossière, noire, aussi rustique que peut être un abri et dont la fumée sortait par le toit et la fenêtre. Nous nous sommes dirigés de ce côté ; il importait peu que ce fût la demeure ou plutôt le repaire d’un bandit bien connu, d’un « desperado ». L’un de mes compagnons avait disparu depuis plusieurs heures, et celui qui était resté avec moi était un jeune homme élevé dans les villes. J’avais besoin de parler à quelqu’un qui eût l’amour des montagnes. J’ai appelé la hutte un repaire : elle avait l’air de la tanière d’une bête sauvage. Le grand chien était étendu à l’entrée dans une attitude menaçante et grondait. Le toit de boue était couvert de fourrures étendues là pour sécher, et des pattes de castor étaient clouées sur les poutres. À l’une des extrémités de la hutte, un daim mort était suspendu ; à l’intérieur, près de la porte, un castor écorché gisait devant un monceau de pelleteries, et tout autour du repaire, on voyait des cornes d’élan, de vieux fers à cheval et des carcasses d’une quantité d’animaux. Réveillé par les grondements du chien, le propriétaire sortit, et je vis un homme de taille moyenne, large et trapu, un vieux chapeau sur la tête et vêtu d’un habit de chasse gris tout usé, en haillons à vrai dire ; une écharpe de mineur était enroulée autour de sa taille ; il avait un couteau à la ceinture, et un « ami de Cœur », un revolver, sortait de la poche de côté de son habit. Ses pieds, très-petits, étaient presque nus, car il ne portait que des mocassins déchirés en cuir de cheval. Il était merveilleux que ses vêtements tinssent ensemble et sur lui : l’écharpe devait y être pour quelque chose. Son visage était remarquable. C’est un homme de quarante-cinq ans environ, et il a dû être d’une beauté frappante ; les yeux d’un bleu gris, grands et très-enfoncés, les sourcils très-marqués, le nez aquilin et bien fait, et la bouche fort belle. Le visage est rasé, À l’exception d’une épaisse moustache et d’une impériale, Des cheveux de couleur fauve s′échappaient de son bonnet de chasseur, en boucles négligées, et tombaient sur son cou. Il a perdu un œil, et de ce côté le visage est repoussant, tandis que l’autre pourrait être modelé en marbre. Ce mot « desperado » était écrit en larges caractères sur toute sa personne. Je me repentais presque d’avoir cherché à faire connaissance avec lui. Son premier mouvement fut de jurer contre le chien ; mais en voyant une femme, il se contenta de lui donner un coup de pied, et s’approchant de moi, il ôta son chapeau, laissant voir ainsi un front et une tête admirables. Il me demanda, du ton d’un homme bien élevé, s’il pouvait faire quelque chose pour moi. Je désirais de l’eau, il m’en apporta dans un pot cassé, s’excusant avec grâce de n’avoir rien de plus présentable. Nous nous mîmes à causer, tandis qu’il parlait, j’oubliai sa réputation et son extérieur, car ses manières étaient celles d’un gentleman chevaleresque, et il s’exprimait avec élégance et facilité. Je lui fis quelques questions sur les pattes de castor en train de sécher, et un instant après elles pendaient à l’arçon de ma selle. À propos des bêtes sauvages du pays, il me raconta qu’il avait perdu l’œil dans une rencontre récente avec un ours gris qui, après l’avoir serré dans une étreinte terrible, le déchirant, lui cassant le bras et lui arrachant l’œil, l’avait laissé pour mort. Au moment où nous parlions, car le soleil baissait, il me dit avec courtoisie : « Vous n’êtes pas Américaine ; j’ai reconnu à votre accent que vous êtes une compatriote. J’espère que vous m’accorderez le plaisir de vous aller voir. » Cet homme, connu dans tous les territoires et au delà sous le nom de « Rocky Mountain Jim » (Jim des montagnes Rocheuses), par abréviation, Mountain Jim, est l’un des fameux éclaireurs des plaines et l’original de plusieurs héros d’aventures de roman des guerres indiennes. D’après ce que j’ai entendu dire, c’est un homme pour lequel il n’y a plus de place à présent, car dans cette partie du Colorado, le temps des luttes sanguinaires est passé, et la renommée de maints exploits audacieux est souillée de crimes qu’on ne pardonne pas facilement ici. Il a maintenant un droit de squatter, mais gagne sa vie en faisant le métier de trappeur, et c’est tout à fait un enfant des montagnes. Il ne semble pas y avoir de doutes sur sa chevalerie envers les femmes ni sur sa remarquable intelligence, mais c’est un être désespéré, sujet à de mauvais accès pendant lesquels il est bon de l’éviter. On regrette qu’il se soit établi à l’entrée de l’unique issue du Park, car il est dangereux avec ses pistolets, et le chemin serait plus sûr s’il n’était pas là. Mon hôte, dans le verdict qu’il a prononcé sur lui, a indiqué son péché habituel : « Quand Jim est sobre, c’est un parfait gentleman : mais quand il a bu, c’est le plus terrible bandit du Colorado. »

Du sommet où aboutit ce ravin, à une altitude de 9 000  pieds, nous avons enfin aperçu Estes-Park, à 1 500  pieds plus bas, dans la gloire du soleil couchant ; c’est un bassin irrégulier animé par les eaux brillantes de l’impétueuse Thompson, ayant pour sentinelles des montagnes d’une forme fantastique et d’une taille monstrueuse ; au-dessus se dresse le pic de Long dans sa grandeur inaccessible, tandis que la Snowy Range, avec ses contre-forts lointains couverts de bois épais, descend vers le parc, déchiquetée par d’étonnants canyons noyés dans des profondeurs de pourpre. La rivière impétueuse était d’un rouge de sang ; le pic de Long tout enflammé ; la terre réfléchissait la splendeur du ciel embrasé. Je n’ai jamais rencontré rien de pareil à cette vue d’Estes-Park. Les montagnes du « pays lointain », maintenant bien rapprochées, sont de près plus belles encore que de loin ; la réalité dépasse le rêve. Saisie de la fièvre des montagnes, j’encourageai de la voix mon cheval fatigué ; il partit au grand galop et parcourut un mille sur une herbe très-douce, avec une allure endiablée, Mais j’avais faim, l’air était froid, et je me demandais quelles pouvaient être les perspectives d’abri et de nourriture dans ce pays enchanté, quand nous arrivâmes soudain à un petit lac, près duquel était une log-cabin à toit plat, en très-bon état, entourée quatre autres plus petites. À côté et pittoresquement posés, deux corrals, un grand hangar devant lequel on tuait un jeune bœuf, une laiterie à roue hydraulique, des meules de foin et différents indices d’un bien-être évident. Deux hommes montés sur des chevaux de travail ramenaient les vaches pour les traire. Un petit homme d’aspect agréable courut vers moi et, à mon grand étonnement, me serra joyeusement les mains. Il m’a avoué depuis que, à cette heure du soir, il croyait que j’étais Mountain Jim habillé en femme. Je reconnus en lui un compatriote, et il se présenta lui-même sous nom de Griffith Evans, Gallois des ardoisières de llanberis. Lorsque la porte de la maison s’ouvrit, j’aperçus une grande pièce construite avec des troncs d’arbres, dont toutefois les interstices n’avaient pas êté comblés, avec deux fenêtres à vitres horribles, ayant vue de deux côtés, et un grossier foyer de pierre dans lequel brûlaient des pins presque aussi gros que moi. le sol était planchéié ; il y avait une table ronde, deux rocking-chairs, un lit de colon recouvert d’un tapis ; les murs étaient décorés de peaux, de flèches et d’arcs indiens, de ceintures de wampum, et dans les coins ni des fusils étaient suspendus. Sept hommes étaient étendus par terre et fumaient tous ; il y avait un homme dans le lit, et une femme entre deux âges écrivait à la ; table. Je sortis pour demandes à Evans s’il pouvait me garder, ne m’attendant à rien de mieux qu’au lit improvisé ; mais à ma grande joie, il me dit qu’il pouvait me donner une cabin pour moi seule, à deux minutes de la sienne. De sorte que, dans ce monde splendide des hauteurs, ayant les sapins de la montagne derrière moi, devant moi le lac transparent ; dans ce creux bleu au pied du pic de Long, à 7 500 pieds d’altitude, où le givre crispe l’herbe toutes les nuits de l’année, j’ai trouvé beaucoup plus que je n’osais espérer.