Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre II


LETTRE II

Une dame de San-Francisco. — Les ours gris. — Le « joyau des sierras ». — Une histoire tragique. — Un carnaval de couleurs.
Cheyenne, Wyoming, 7 septembre.

À mesure que la nuit s’avançait, le froid devenait plus intense, et chacun était attiré par le poêle. Une dame de San-Francisco, très-peinte, vêtue de velours vert émeraude orné de dentelles de Bruxelles et portant des diamants, bavardait sans interruption pour l’amusement de la compagnie et décrivait des gens et des scènes, avec un fort accent de l’Ouest, sans se gêner le moins du monde pour ce qu’elle disait. Dans quelques années, Tahoe, grâce à sa facilité d’accès, sera inondé pendant l’été de gens aussi vulgaires. Je soutins la réputation que nous avons en Amérique, car j’étais « fagotée », et, sentant que j’allais servir de but aux saillies de l’orateur, je fus enchantée quand la maîtresse de l’hôtel, une Anglaise très comme il faut, me demanda de me joindre à elle et à sa famille dans le bar-room, où nous avons parlé longtemps des environs et de leurs bêtes sauvages, surtout des ours. La forêt en est remplie, mais ils ne vous attaquent jamais, à moins qu’ils ne soient blessés ou tourmentés par les chiens, ou encore lorsqu’une ourse croit que vous voulez inquiéter ses petits.

Je rêvai si bien des ours, que je me réveillai croyant sentir à la gorge une étreinte velue ; mais cependant, très-reposée, je montai à cheval après déjeuner ; le soleil était haut à l’horizon et l’air si vif et enivrant, que, lâchant la bride, je galopai du haut en bas de la colline. Je ne ressentais aucune fatigue. En vérité, cet air est un élixir de vie. Je fis une promenade splendide en revenant à Truckee. La route n’était pas aussi solitaire que la veille. Dans une partie profonde de la forêt, mon cheval se mit à ruer, et je vis une ourse couleur de cannelle, avec ses deux petits, traverser le chemin devant moi. J’essayai de faire tenir mon cheval tranquille, afin que la mère ne pût pas me soupçonner de desseins sur ses oursons à la démarche dandinante, et je fus très-satisfaite quand la bande gauche et velue traversa la rivière. Je rencontrai ensuite un attelage, que le conducteur arrêta pour me dire qu’il était bien aise que je ne fusse pas allée à Cornelian Bay, le chemin étant très-mauvais, et qu’il espérait que Tahoe m’avait plu. Le conducteur d’un autre attelage me demanda si j’avais vu des ours ; puis un homme pesamment armé, probablement un chasseur, me questionna pour savoir si j’étais la touriste anglaise qui, la veille, avait rencontré un ours gris. Je vis ensuite un bûcheron prenant son repas sur un rocher dans la rivière ; il toucha son chapeau et m’apporta de l’eau glacée que je pus à peine boire, tant mon cheval était inquiet ; il me cueillit aussi des œillets de montagne que j’avais admirés. Je mentionne ces petits incidents pour montrer quelles habitudes de respectueuse courtoisie envers les femmes règnent dans ce pays. Ces hommes auraient été excusables de parler d’une manière un peu libre à une femme montant seule et d’une façon qui n’est pas habituelle.

Mon cheval était si nerveux que j’évitai le centre de Truckee et me faufilai à travers une quantité de huttes de Chinois jusqu’à l’écurie, où l’on me fit voir, pour ma course au lac Donner, un prodigieux cheval rouen. Je demandai à mon propriétaire, qui prenait autant d’intérêt à mon plaisir que l’eût pu faire un Highlander de l’Ouest, s’il n’y avait point aux alentours des bandits qui pussent rendre dangereuse une promenade du soir. On racontait l’histoire d’un homme qui, deux jours auparavant, avait traversé Truckee, ayant dans un sac, derrière sa selle, un cadavre mis en morceaux, et, à tort ou à raison, on fait de cet endroit-ci le théâtre d’une foule d’histoires de brigands. Mon homme me répondit : « Il y a une mauvaise espèce de bandits, mais le plus vilain de tous ne vous touchera même pas. Les gens de l’Ouest n’admirent rien tant que le courage chez une femme. » Je fus obligée de monter sur un baril pour atteindre l’étrier, et, une fois en selle, mes pieds ne venaient qu’à la moitié des flancs du cheval. Je me faisais sur lui l’effet d’une mouche. La route traversait d’abord une vallée sans rivière, mais une certaine humidité nourrissait une herbe de marécage haute et touffue, la première herbe verte que j’aie vue en Amérique ; les pins aux troncs rouges tranchant sur ce vert étaient superbes. Je hâtai ma course et arrivai soudainement au lac Donner, qui me frappa par sa beauté. Il n’a que trois milles de long sur un et demi de large et se cache au milieu des montagnes. Il n’y a point d’habitation sur ses bords, si ce n’est quelques huttes de bûcherons abandonnées. Son isolement me plut beaucoup. Je ne vis ni homme ni bête, pas même un oiseau, depuis le moment où je quittai Truckee jusqu’à celui où j’y revins. Les montagnes, qui s’élèvent brusquement de la rive, sont couvertes d’épaisses forêts de pins, d’où surgissent et là des formes étranges de rochers gris et dénudés, crénelés ou en pointe. Du côté opposé, à une hauteur d’environ 6 000 pieds, on voit, à travers les pins, une ligne grise ascendante, d’où viennent de temps à autre des sons incohérents et pareils à un grondement. C’est l’une de ces galeries de bois du chemin de fer du Pacifique qui privent les voyageurs de la vue de tout ce que j’admirais. Le lac porte le nom d’un M. Donner qui arriva avec sa famille sur les bords de la Truckee, vers la fin de l’année, en compagnie d’une bande d’émigrants engagés pour la Californie. Embarrassé d’une quantité de bétail, il laissa les émigrants continuer leur route et, avec seulement seize personnes, y compris sa femme et quatre enfants, campa près du lac. Le matin, ils trouvèrent tout couvert de neige, et, après s’être consultés, il fut convenu que toute la bande, excepté M. Donner qui était souffrant, sa femme et un ami allemand, prendrait les chevaux et tenterait de traverser la montagne, ce qu’elle ne réussit à faire qu’après avoir couru de grands dangers. Cependant, comme la tempête continua pendant plusieurs semaines, il fut impossible de porter secours à ceux qui étaient restés en arrière. Au commencement du printemps, quand la neige fut assez dure pour permettre le voyage, une petite troupe partit à leur recherche, s’attendant à les trouver vivants et bien portants, puisqu’ils avaient assez de bétail pour se nourrir. Après plusieurs semaines de fatigues et de dangers, l’expédition gravit les sierras et atteignit le lac Donner. Lorsqu’en arrivant au camp, on ouvrit la porte grossière, on trouva, assis devant le feu, l’Allemand mangeant avec avidité un bras et une main rôtis. On se jeta sur lui, et ce n’est qu’avec difficulté qu’on lui arracha ces débris humains. Une courte recherche fit découvrir, gelé dans la neige et avec un bras de moins, le corps de la femme, encore ronde, grasse et fraîche, ce qui indiquait qu’elle était dans un parfait état de santé quand elle subit son malheureux sort. La petite troupe retourna en Californie, emmenant l’Allemand, qui racontait que M. Donner avait péri dans l’avalanche, que le bétail s’était échappé, ne leur laissant que peu de nourriture, et que, lorsque cette nourriture avait été épuisée, madame Donner était morte. On ne crut jamais à ce récit, et la vérité se fit jour. L’Allemand avait tué le mari, brutalement massacré la femme et s’était emparé de l’argent. Il n’y avait cependant pas de témoins, et le meurtrier s’en tira en rendant de force l’argent aux héritiers de Donner.

Cette histoire tragique me remplissait l’esprit tandis que je m’avançais vers la source du lac ; à chaque instant il devenait plus grandiose et d’une beauté impossible à décrire. Le soleil se couchait rapidement, et les promontoires verts, boisés de pins splendides, recevant ses rayons d’or, se détachaient l’un derrière l’autre sur un fond d’un magnifique bleu sombre, tandis que des sommets d’un gris pâle, à pic et en forme de tourelles, s’amoncelaient au-dessus d’eux, brillant d’une lumière ambrée. L’ombre s’obscurcit ; il tombait une forte rosée, des odeurs aromatiques flottaient dans l’air, et les grands pics brillaient toujours d’une vive lumière, jusqu’au moment où, en une seconde, elle s’évanouit, les laissant de la pâleur cendrée d’un visage mort. Il faisait froid et sombre à l’ombre des montagnes ; le frisson glacial des hauteurs m’enveloppait, la solitude était écrasante ; mais c’est à contre-cœur que je ramenai mon cheval vers Truckee, me retournant souvent pour regarder les sommets cendrés dans leur charme surnaturel. Vers l’est, l’aspect du paysage changeait incessamment, tandis que le lac resta longtemps « une nappe polie d’or vif ». Truckee était complètement hors de vue dans un creux rempli de laque et de cobalt. Peu de temps après, commença un carnaval de couleurs que je ne puis décrire que comme délirant ; enivrant comme une joie trop grande, une angoisse tendre, un désir indescriptible, une musique surnaturelle riche d’amour et d’adoration. Il dura beaucoup plus d’une heure, et, quoique la route devint très-noire et que le train qui devait m’emmener fût en train de gravir rapidement les sierras, je ne pouvais aller qu’au pas.

Les montagnes de l’est, grises tout à l’heure, se colorèrent d’un rose pâle qui devint rose, puis rouge ; elles perdirent alors toute apparence de solidité, et devinrent claires et pures comme une améthyste, tandis qu’au-dessous, toutes les chaînes ondulées et les cimes revêtues de pins prenaient aussi un aspect éthéré, mais d’un bleu magnifique et sombre, et qu’un effet étrange de l’atmosphère fondait le tout en un tableau parfait. Le temps changea, s’assombrit, rougit, s’adoucit, devint de plus en plus merveilleux, tandis qu’il faisait nuit sous les pins, jusqu’à ce que, s’étant fait voir pendant une heure, les pics couverts de pierreries devinrent subitement comme ceux des sierras, pâles comme la mort. Beaucoup plus tard, une froide lumière dorée se traînait à l’est, les pins se dessinant en relief sur sa pureté, et là où avait brillé la lueur rose, se soulevait une lune énorme ; la lumière vacillante des feux de la forêt striait lugubrement, de loin et de près, les flancs de la montagne. Je compris que la nuit était venue avec son étrangeté, et, mettant mon grand cheval au galop, je me cramponnai à lui, jusqu’à ce que je l’eusse arrêté à Truckee, qui était à l’apogée de ses réjouissances du soir. — Les feux brûlaient en plein air ; les bar-rooms et les cafés étaient remplis, les lumières brillaient, les tables de jeu étaient encombrées, le violon, la guitare en affreuse discordance, et l’air résonnait de blasphèmes et d’obscénités.