Voyage d’une femme au Spitzberg (quatrième édition)/08

Hachette et Cie. Bibliothèque rose illustrée (p. 303-324).


LETTRE VIII

LA FINLANDE.


J’ai fait bien peu de chemin depuis ma dernière lettre ; mais, puisqu’un accident arrivé à ma voiture me retient une journée dans la peu distrayante ville de Calix, je veux mettre ce temps à profit pour revenir avec vous sur ces curieuses provinces finlandaises, dont je touche encore les frontières, pays trop peu connu, et, à mon sens, trop peu apprécié jusqu’à présent.

Les Finlandais ou Finnois forment une race à part des Lapons, des Russes et des Suédois, avec lesquels ils sont en contact continuel. Ils occupent les côtes du golfe de Bothnie et descendent toutefois beaucoup plus au sud sur la côte russe ; on trouve encore leurs mœurs et leur langage à Abo ; on ne rencontre plus sur la côte ouest que des Suédois, dès qu’on a atteint la petite ville de Piteä. Quelques savants veulent voir dans les Finnois une race orientale venue des plateaux ouraliens, et en font les descendants des Hongrois ; d’autres affirment reconnaître en eux les caractères de la race aborigène de tout le reste de l’Europe. J’ignore si ces conjectures ont rencontré la vérité, et j’ajoute même que les questions de filiation de races, si elles n’éclairent pas d’importants points d’histoire, me semblent des recherches d’une grave puérilité ; car aucune n’aboutit jamais à rien de positif. Admettons un moment que l’origine asiatique des Finnois soit prouvée. Ils ont occupé les sommets de l’Oural. Bien. Et après ? dirai-je. Les monts Ourals avaient-ils vu les premiers d’entre eux ? On arrive toujours à cette question si obscure de déterminer quels furent les premiers peuples autochtones. Tout cela est plongé dans un mystère dont aucune main savante n’a encore soulevé le voile ; aussi, sans me casser la tête à prendre parti pour ou contre les différentes opinions, j’aime autant m’en tenir à la Genèse et supposer les Finlandais descendant comme nous de Japhet, fils de Noé ; cela est plus facile et n’est pas plus absurde que beaucoup de suppositions à l’usage des académies de province. Vers le milieu du douzième siècle, nous voyons les Finlandais apparaître dans l’histoire ; le roi de Suède, Erik le Saint, vient les conquérir, et, sous prétexte de leur apporter le christianisme, s’empare de leur pays, aidé de saint Henry (l’Anglais), ne leur laissant d’autre alternative que le baptême ou la mort. Naturellement les Finlandais vaincus se convertirent en foule ; mais pendant bien longtemps ils gardèrent dans leur cœur l’amour de leurs anciens dieux. En abjurant le paganisme, ils ne l’oublièrent pas ; à l’heure où nous parlons, ce paganisme vit encore dans leur mémoire : seulement il s’est transformé ; de religion il s’est fait poésie ; ce n’est presque pas déchoir. Les dogmes sacrés sont devenus légendes populaires ; on les chante durant les longues nuits d’hiver, quand le foyer de la ferme rassemble toute la famille. Ces poésies se nomment runas.

Autant que j’en ai pu juger par d’imparfaites traductions, ces runas racontent toute une mythologie compliquée, originale, mystérieuse et bizarre à la fois, très-différente de la mythologie scandinave. Féconde en inventions, comme l’ancienne religion des Grecs, elle place partout des dieux, dans le ciel, sur la terre, au fond de la mer ; elle anime et vivifie les métaux, les pierres, les arbres ; elle personnifie le chaud, le froid, le vent, la pluie, la neige, les saisons ; elle divinise le chien et l’ours ; elle peuple les solitudes de la Finlande d’une foule innombrable de dieux, de déesses, d’esprits, de géants, de génies, de follets, de nains, de sorciers. Les uns habitent la plaine, d’autres les marécages, ceux-ci les halliers sombres des forêts, ceux-là les cavernes de la montagne et les rochers des cataractes. Chacun de ces êtres mystérieux vit de sa vie propre et, comme dans toutes les mythologies, est agité de passions qui le font ressembler à l’homme.

Les runas racontent les aventures merveilleuses et incroyables de toutes ces divinités et les exploits d’une quantité de héros-dieux en rapport avec elles ; tout ce monde porte des noms bizarres, mal commodes à loger dans une cervelle française ; l’un d’eux pourtant, le vaillant Wanaïmoïnen, l’Odin finlandais, s’impose au souvenir par la fréquence de ses apparitions dans la légende.

On rencontre parfois dans ces récits des expressions pittoresques et délicates empreintes d’une vraie poésie ; on me traduisit un jour quelques vers d’une runa où une jeune mère nommait sa fille ma branche verdoyante, mon oiseau gazouillant, mon poëme. Ce dernier mot est exquis.

À côté de récits pleins d’une grâce primitive, on trouve les choses les plus singulières : un génie présidant à la colique, une déesse des veines qui les file et les débrouille sur son fuseaux d’airain.

Parfois les runas racontent l’origine du monde et forment alors comme une sorte de Genèse païenne qui ne manque pas de grandeur. L’une d’elles décrit ainsi comment fut créé le fer :

« Au commencement, dit le poëme, il y avait trois vierges aux mamelles gonflées et douloureuses ; elles arrosèrent la terre de leur lait, la première avec un lait blanc, la seconde avec un lait noir, la troisième avec un lait rouge ; les trois espèces de lait, en pénétrant dans la terre, formèrent les différentes espèces de fer. »

Partout on trouve mêlée au récit la lutte éternelle de deux principes, l’un bon, l’autre mauvais, se disputant l’empire du monde. Ainsi, au nord comme au midi, en Finlande comme en Perse, l’esprit de l’homme met toujours en présence le bien et le mal, le ciel et la terre, la lumière et les ténèbres ; en Finlande cela s’appelle Wanaïmoïnen et Hiisi, dans l’Inde c’est Oromaze et Ahriman ; les noms sont différents, la pensée est semblable.

Je regrette bien que la rapidité de mon voyage ne m’ait pas permis de recueillir des fragments plus complets de ces runas, qui forment des poëmes si neufs et si inconnus[1].

La tradition seule a conservé les runas finlandaises et les transmet de génération en génération, en les altérant ou en les embellissant. Mais, outre cette poésie primitive restée à l’état flottant dans les cerveaux, l’esprit du peuple est tourné vers la poésie ; il l’aime, la goûte et s’y essaye parfois avec bonheur ; les femmes semblent en particulier y réussir, et quelques-unes de leurs productions sont regardées par ceux qui les comprennent dans leur langue comme des modèles de simplicité et d’harmonie.

La poésie finlandaise emploie encore aujourd’hui le vers runique de préférence au vers rimé ; ce vers des anciens bardes se compose de huit syllabes sans hémistiche et sans rime et à la forme allitérative. En d’autres termes, il recherche la répétition de la même consonne commençant un mot deux fois dans chaque vers ; répéter la consonne sur les deux premiers mots du vers ou la placer plus de deux fois dans le vers, est considéré comme une richesse.

Pour bien faire comprendre mon explication, peut-être obscure, à des esprits habitués à une autre forme et à une autre harmonie, je citerai pour exemple ce vers si connu :

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?


qui offre par la répétition fréquente de la consonne un excellent vers allitératif.

On m’a donné la traduction en prose d’une chanson de nourrice, très-populaire en Finlande ; j’ai essayé de la mettre en vers français, tout en lui conservant autant que possible sa forme allitérative.

La voici :

Dors, dors, oiseau de nos champs d’orge ;
Dieu doucement t’éveillera,
Pose-toi, petit rouge-gorge,
Sur ce lit qu’il te prépara.

Ce grand rameau rempli de feuilles,
Que balançait un beau bouleau,
Dieu l’a donné pour que tu veuilles
Dormir dessous dans ton berceau.

Le sommeil survient à la porte,
Et murmurant bien mollement,
Dit : « Voulez-vous pas que j’emporte
Dans mon palais ce pâle enfant ?

Frêle et frileux dessous la laine,
Chaudement caché je le vois ;
Mais l’oiseau léger de la plaine
N’est nulle part mieux qu’avec moi. »

Dors, dors, oiseau de nos champs d’orge ;
Dieu doucement t’éveillera,
Pose-toi, petit rouge-gorge,
Sur ce lit qu’il te prépara.

Ceci est de la poésie populaire, faite par on ne sait qui et répétée par tout le monde, mais la Finlande se vante de posséder de véritables auteurs, se faisant imprimer et produisant des œuvres où se décèle un vrai talent ; on m’a beaucoup parlé de M. Berndston, fort connu et fort estimé chez ses concitoyens. Je m’abstiens de porter un jugement sur M. Berndston, n’ayant pu le lire que par fragments traduits, et sachant combien la traduction altère en poésie les grâces de l’original. On me donna, en Suède, une ballade de M. Berndston, composée sur la mort d’une jeune et charmante fille finlandaise, qui se tua par désespoir amoureux, fait fort rare dans ce pays au sang calme. J’ai reproduit cette ballade en vers français ; la difficulté d’en conserver le refrain m’a empêchée de chercher l’allitération. Quant à l’exactitude d’expression, elle est presque textuelle.

LES FIANCÉS
ballade de berndston

L’aube fraîche aux rayons amis
A réveillé la jeune fille ;
Elle s’est levée, elle a mis
Sa robe de noce ou l’or brille ;
Sur son chemin, dans le gazon,
Des perles se sont amassées ;
Des fleurs des champs c’est la saison :
Les roses sont sitôt passées !

« D’où vient la pâleur de ton teint ?
De tes yeux une larme tombe.
Où vas-tu de si grand matin,
Lui dit sa sœur, ô ma colombe !
— Ma sœur, je viens de prier Dieu ;
Les larmes vont aux fiancées,
Car leur prière est un adieu.
Les roses sont sitôt passées !

Pour le mêler à mes cheveux,
Je vais chercher un lis sauvage ;
Puis, avant de partir, je veux
Errer seule sous le feuillage.
Ne me retiens pas, bonne sœur ;
Les couronnes par toi tressées
Ne pouvaient pas plaire à mon cœur.
Les roses sont sitôt passées !


Je veux un instant près du bois
Écouter chanter l’alouette
Et fouler encore une fois
La mousse où croit la violette ;
Je veux respirer les senteurs
Des forêts au vent balancées ;
Je veux revoir toutes mes fleurs :
Les roses sont sitôt passées !

Si ma mère s’inquiétait,
Dis, ma sœur, que je suis allée,
Tandis que chacun s’apprêtait,
Cueillir des fleurs dans la vallée ;
Embrasse-moi, je veux jouir
Des heures qui me sont laissées ;
Je puis tarder à revenir…
Les roses sont sitôt passées ! »

Aux bords du lac elle arriva ;
Un homme était assis dans l’ombre ;
Sur la jeune fille il leva
Un long regard, mais froid et sombre ;
Sur son front triste l’on voyait
Empreintes ces mornes pensées :
« Ô mon Dieu ! le bonheur me hait !
Les roses sont trop tôt passées ! »

S’approchant doucement de lui :
« Pourquoi, mon bien-aimé, dit-elle,
Cet éclair sauvage a-t-il lui
Dans ton regard ? Je suis fidèle.
N’es-tu pas maître de mon cœur ?
Si mes douleurs sont effacées,
Le chagrin causa ma pâleur,
Les roses sont sitôt passées !

— Quoi, tu parles de tes serments ?
Tu viens à moi, calme et joyeuse ;
Adieu, va, je sais que tu mens ;
Aux bras d’un autre sois heureuse !

Nos douces promesses d’amour
De ton souvenir sont chassées.
Tu les gardas à peine un jour :
Les roses sont sitôt passées !

Prenant les mains de son ami,
Et le conduisant vers la rive
Où brillait le lac endormi :
« Notre plainte serait tardive ;
De nos maux montrons-nous vainqueurs
Toutes nos larmes sont versées ;
Viens, l’amour seul règne en nos cœurs :
Les roses sont sitôt passées !

Allons plutôt, comme autrefois,
Sur le lac dans notre nacelle,
Que j’entende ta douce voix
Me dire ta chanson fidèle ;
Que par tes accents amoureux
Mes oreilles soient caressées.
Allons, ami, soyons heureux !
Les roses sont sitôt passées !

Alors le jeune homme monta
Dans la barque aux flots balancée,
Et l’écho du bois répéta
La chanson de la fiancée :
Au milieu de ce chant si pur
Quelques plaintes s’étaient glissées,
Qui disaient, montant vers l’azur :
Les roses sont sitôt passées !

Sur l’eau le calme s’étendit,
Et quand on fut loin de la terre,
Alors la jeune fille dit :
« Est-il donc, ami, nécessaire
De retourner à nos douleurs ?
Ici nos mains sont enlacées,
Restons à l’abri des malheurs :
Les roses sont sitôt passées !


Son amant l’écoute et sourit.
Puis, saisissant celle qu’il aime,
Il s’élance : et le flot s’ouvrit
Sous eux à ce moment suprême !…
Sur le lac on entend souvent
Se plaindre des voix oppressées,
Se mêlant aux soupirs du vent.
Les roses sont sitôt passées !


Cet essai, quoique incomplet, peut néanmoins vous donner une idée assez juste de cette poésie finlandaise, pâle, douce et mélancolique comme le pays qui l’a vue naître.

La Finlande accepta facilement le luthéranisme imposé par la domination suédoise ; aujourd’hui elle est complétement luthérienne, et peu de familles ont embrassé la religion grecque dans les provinces soumises à la Russie depuis 1808.

Les Finnois ont toujours été pacifiques ; ils l’ont prouvé en se laissant conquérir par les Suédois et en résistant peu aux Russes, envers lesquels aucune tentative de révolte n’a eu lieu depuis près de quarante ans, quoique le régime russe leur soit peu sympathique. Sans être belliqueux, ils sont courageux et opposent la persévérance et la résignation aux maux de la vie ; ils sont loyaux, paisibles et mélancoliques, reconnaissants jusqu’au plus absolu dévouement, et par conséquent vindicatifs au point de ne jamais oublier une offense. C’est un peuple, vous le voyez, chez lequel on trouve des éléments nobles et intelligents ; l’âpreté de leur climat, qui les prive du contact civilisateur des autres peuples, empêche seul, sans doute, le développement de toutes leurs facultés. Ils sont généralement laboureurs et pêcheurs ; peu sont marchands d’une façon fixe, tous le deviennent quand les circonstances l’exigent ; l’hiver, ils partent en traîneaux et vont en Suède ou en Russie vendre des fourrures, du poisson salé, du gibier et du beurre ; le reste de l’année, ils cultivent une terre ingrate, où ils voient rarement mûrir l’orge qu’ils ont semée.

Comme toutes les habitations septentrionales, les maisons finlandaises sont construites en troncs de sapin, et composées de plusieurs petits corps de bâtiments ayant chacun un emploi différent : le plus grand est le logement de la famille ; les autres servent d’étable, de grange, de magasin et de salle de bain, appendice de toute maison finlandaise. Le bain finlandais est le bain russe tel que nous le connaissons : une étuve de bois remplie de vapeur d’eau bouillante, et un réservoir d’eau froide pour les douches ; seulement le mécanisme trop compliqué des chaudières est remplacé par de larges pierres plates sur lesquelles on verse de l’eau après les avoir fait rougir au feu. Par ce moyen on obtient jusqu’à 60° de chaleur (centigrade). Dans quelques cantons on ne fait pas usage des affusions et des immersions d’eau froide, et on ôte ainsi à cet excellent bain ses qualités toniques et fortifiantes.

Les mœurs sont très-pures en Finlande, et le sang tiède comme les rayons de son rare soleil.

À l’heure qu’il est, le langage, les mœurs et toutes les coutumes finlandaises conservent encore toute leur originalité, et sont, par cela même, curieux à étudier. Il n’en est pas de même du costume ; il a subi cette décoloration qui fait le désespoir des peintres ; le bien-être du peuple a sans doute gagné à recevoir les ballots de lainages allemands et les cotonnades de l’Angleterre, mais le pittoresque s’est évanoui. Adieu les manteaux de peaux de bêtes, les habits étrangement coupés, les bijoux baroques, les armes bizarres ! toutes ces choses charmantes à rencontrer pour le voyageur ont disparu : il faut aller les chercher maintenant jusque chez les Lapons, et c’est bien rude ! Les femmes finlandaises portent de longues robes de laine à tailles courtes, dont les manches s’arrêtent au-dessus du coude pour laisser passer une manche de toile blanche ; elles nouent sur leur tête la fanchon suédoise en cotonnade rouge ou bleue ; les hommes ont des vestes rondes en wadmel gris, des pantalons larges et des casquettes de cuir à longues visières. Hommes et femmes se chaussent de bottes laponnes, faites de peau de jarrets de rennes, et, sans cet indice, ressembleraient tout autant à des Picards qu’à des Finlandais. Dans les grandes fêtes, m’a-t-on dit, et particulièrement à Noël et le jour de leur mariage, on voit sortir des coffres de magnifiques costumes : la fiancée porte une couronne dorée, ses cheveux flottent sur ses épaules, sa robe est brodée de mille couleurs ; sa poitrine brille de l’éclat des bijoux d’or et d’argent ; malheureusement pour moi, n’ayant pu assister à aucune de ces solennités, j’ai dû me contenter du récit de toutes ces magnificences. J’y crois néanmoins, sachant combien le paysan au travail diffère partout du paysan en fête ; qui devinerait dans notre Normandie la belle coiffure cauchoise sous le hideux bonnet de coton des femmes ! Ajoutez que j’ai seulement traversé les plus pauvres provinces de la Finlande ; j’aurais vu de beaux pays et de beaux costumes, si j’avais voulu pénétrer un peu plus avant en Russie.

Les Finlandais forment une race forte et vigoureuse ; ils sont de haute taille, ont généralement les cheveux blonds, les yeux bleu pâle ou gris, la peau très-blanche. Avec ces caractères extérieurs si différents de ceux de la race laponne, on doit s’étonner qu’il se soit rencontré des gens disposés à leur assigner une commune origine ; les savants qui soutiennent cette opinion l’ont probablement puisée dans un certain rapport du langage des deux peuples, et non dans une étude de visu de leurs caractères distinctifs. Deux peuples, amenés par de continuels contacts à s’emprunter des mots, cela s’est vu dans tous les temps ; mais une même race arrivant, sous un même climat, à se scinder de façon qu’une fraction de ce peuple change sa physionomie, ses mœurs et son costume, ceci sort des limites du raisonnable. Il suffit donc d’avoir des yeux et de comparer un Finlandais et un Lapon, pour regarder comme impossible la plus lointaine confraternité entre eux.

Les femmes finlandaises sont robustes et bien proportionnées ; quelques-unes sont vraiment belles ; toutes sont très-fraîches pendant la première jeunesse, mais la beauté dure peu sous ce climat rigoureux ; à trente ans les femmes semblent vieilles, et cependant l’enfance se prolonge tard chez les jeunes filles ; leur jeunesse est comme leur été : un éclair rapide et éclatant, qui fait tout éclore à la fois et est suivi d’un long hiver.

Les Finlandais ont des habitudes d’ordre et de travail ; ils sont persévérants et industrieux ; chaque famille se suffit à elle-même, cultivant ses champs, construisant sa maison, fabriquant ses meubles, ses ustensiles et ses chaussures, tissant sa toile et son drap, et de plus instruisant ses enfants, car chez eux comme en Suède et en Norwége tous les paysans savent lire et écrire ; ils possèdent même souvent des notions élémentaires d’histoire et de géographie. Nouveau contraste avec les Lapons, qui vivent oisifs, ignorants et nomades, prenant de la peine seulement pour subvenir à leurs besoins matériels, et rentrant dans leur morne stupidité dès qu’ils les ont satisfaits. Il y aurait beaucoup à dire encore sur la Finlande, pour la bien faire connaître ; cette tâche sera sans doute entreprise un jour ; pour moi, j’ai voulu seulement par ces quelques pages vous tracer une légère esquisse de ce peuple peu connu, et j’espère vous avoir intéressé.

Je reviens à ce qui m’est personnel, et à Mattaringuy, où vous m’avez laissée.

Pour beaucoup de gens, Mattaringuy est le cœur de la Laponie ; comme là s’arrête la route qui du sud (comprenez Stockholm) monte vers le nord, les voyageurs russes et suédois ne poursuivent pas plus loin leur pérégrination, heureux de contempler sur la montagne voisine ce fameux soleil du 20 juin, qui ne quitte pas l’horizon pendant vingt-quatre heures. Du reste, pénétrer en Laponie en remontant les fleuves Muonio et Torneä, est une entreprise presque impraticable, à cause de la violence des courants et surtout des cascades, qui nécessiteraient des portages trop multipliés. Lorsque les Finlandais des bords des fleuves entreprennent ce voyage, c’est pendant l’hiver, alors qu’une couche épaisse de neige permet aux traîneaux de glisser indifféremment sur les fleuves et sur la terre.

Mattaringuy a acquis une certaine célébrité scientifique par le séjour de l’académicien Maupertuis ; c’est près de là, sur le mont Avasaxa, qu’il fit les observations nécessaires pour compléter sa théorie de la terre. Mattaringuy est un bourg composé seulement de quelques maisons dominées par le clocher rouge d’une église ; j’y trouvai une nouveauté pleine de charme pour moi, je veux dire une chiven (maison de poste), et en lisant ce mot sur une porte, j’eus la preuve que j’en avais enfin fini des déserts marécageux et des fleuves violents. Nous nous hâtâmes de payer nos bateliers, de congédier notre interprète finlandais et de demander au maître de la maison une voiture pour nous mener jusqu’à Torneä. Après avoir fait un très-frugal repas composé de laitage sous plusieurs formes : soupe au lait, crème froide, lait caillé, fromage, nous allâmes examiner notre équipage ; on nous présenta un tilbury champêtre, sans ressorts ni coussins, semblable à ceux dont se servent les förbud (courriers) en Norwége, en somme une très jolie petite charrette. Le cheval était beaucoup plus élégant que le carrosse ; il portait un grand harnais de bois couvert de houppes de laine et de grappes de grelots qui babillaient très-haut à chacun de ses mouvements, ce harnachement bizarre et pittoresque sentait le voisinage du gout oriental de la Russie. La route de Mattaringuy à Haparanda côtoie la Torneä, dont le cours devient très-majestueux en approchant de son embouchure ; à droite, la vue est bornée par une forêt de sapins coupée à de rares intervalles par des champs de lin ou d’orge. Tout cela est d’un calme un peu monotone ; néanmoins la route me parut charmante, tant j’étais dominée par la joie de me sentir sur la terre ferme ; notre cheval, plus gai encore que moi, trouva bon de nous verser dans un fossé ; mais, comme fort heureusement notre véhicule n’avait pas de ressorts, nous en fûmes quittes pour un saut prodigieux et un retard d’une heure ; le soir même nous entrions dans Haparanda.

À Haparanda, miracle du progrès ! je trouvai une auberge ! Je ne voulus rien voir, rien entendre, rien manger avant d’être dans un lit. Depuis vingt-deux jours je ne m’étais pas déshabillée pour dormir ! Il faut avoir éprouvé nos fatigues, subi nos longues privations, pour comprendre comment un lit devient la chose du monde la plus impérieusement désirable.

J’expliquai mon vœu à la maîtresse de l’auberge, et, sur un mot d’elle, une grande fille blonde et fraîche me conduisit par un escalier de bois resté blanc à force de propreté, dans la plus belle chambre de la maison. Les voyageurs sont précieux et rares à Haparanda ; pour ce motif, sans doute, on les loge dans des espèces de boîtes ; celle dont je pris possession était toute petite, avec des boiseries lilas rechampies de filets jaunes et des meubles peints en blanc relevés de filets et d’ornements vert tendre ; le papier découpé de cette boîte de bonbons était représenté par des stores de toile à jour, qui pendaient devant les fenêtres : tout cela éblouissant de propreté, frais, coquet, rangé, charmant ! J’étais alors une bien indigne papillotte de ce nid digne de la robe de soie des dragées ; et je le lus dans les regards de ma conductrice ; quel aspect que le mien ce jour-là ! J’étais couverte de poussière ; mon malheureux costume d’homme ne luttait même plus, il s’anéantissait en haillons ; rien de plus dévasté et de plus affreux : en m’apercevant dans une glace, je fus moi-même surprise ; je ne me reconnaissais plus ! J’avais hâte de changer de physionomie ; je fis une longue toilette me plongeai avec délices entre deux beaux draps blancs.

Je restai quarante-huit heures dans ce lit sans pouvoir me décider à en sortir ; j’y serais restée huit jours si j’avais pu ; mais il fallait continuer notre route, et je voulais voir Torneä.

Haparanda, où l’on trouve des chambres si coquettes et de si bons lits, est une petite ville suédoise posée en face de Torneä, à l’embouchure du fleuve de ce nom, qui, comme vous le savez, sépare aujourd’hui la Suède de la Russie ; la Torneä est fort belle et fort large en cet endroit, et le trajet qu’on fait en bateau pour aller d’une ville à l’autre dure plus de vingt minutes. Vues du milieu du fleuve et embrassées ainsi dans leur ensemble, ces deux villes qui se regardent offrent le contraste le plus parfait. Haparanda, avec ses maisons bariolées, entourées de parterres, ses toits rouges, ses fenêtres ouvertes en dehors, où le soleil vient gaiement briser ses rayons, est comme un collier de verroteries égrené sur la rive droite du fleuve ; Torneä montre des murailles grises, épaisses, discrètes, dépassées d’espace en espace par de lourdes charpentes rougeâtres, par des clochers ou des dômes couverts de plomb, surmontés de croix de fer. D’un côté, un jardin plein de kiosques ; de l’autre, une nécropole.

Le contraste se complète si on visite l’intérieur des deux villes ; je venais de quitter Haparanda, où tout était mouvement et bruit ; c’était jour de marché, les rues s’emplissaient de jeunes Suédoises vêtues de jupons bleus ou rouges, le cou orné de chaînes d’argent, portant sur leurs têtes des corbeilles où s’entassaient de beaux poissons, du gibier, des légumes ; les jeunes garçons allaient et venaient, promenant des chevaux, des vaches, des porcs, des moutons ; tout ce monde occupé, achetant, vendant, causant, riant, formait une mêlée active et joyeuse. À Torneä, je vis des rues solitaires, où l’herbe cachait les pierres ; des maisons hermétiquement fermées ; de temps en temps, sans bruit, s’ouvrait une porte garnie de fer pour livrer passage à une ombre enveloppée d’un manteau de laine noire, la tête cachée sous un bonnet pointu ; pas un mot n’était prononcé, si une ombre en rencontrait une autre : on eût dit autant de fantômes, habitants de lourds tombeaux que surmontait cette forêt de croix et de cloches. Cloches muettes, du reste, car jamais je ne vis tant de cloches ni un lieu plus silencieux : ce silence était si profond que j’entendais dans les rues le bruit de mes pas, et le froissement de ma robe ; j’ai erré ainsi plusieurs heures dans cette cité qui se meurt, me demandant quelle volonté inconnue a rendu cette ville déserte, ses cloches muettes, son peuple morne ; pourquoi la mort lui vient-elle avant la vieillesse ? Elle est dépeuplée, attristée, elle n’est pas en ruines ; tout est jeune, gai, vivant, sur la rive droite de la Torneä ; tout est, sur la rive gauche, désert et immobile.

Il en est de l’existence des villes comme de celle des hommes : leur durée tient à des causes mystérieuses. À chaque minute du jour la vie d’un homme s’achève et celle d’un autre commence ; à un moment marqué sur l’horloge de l’éternité, une ville s’éteint et une autre s’élève ! Et j’ai vu Torneä au commencement de l’automne, lorsque le soleil lui apportait encore un peu de vie et de clarté ; mais pendant le sombre et rigoureux hiver, c’est bien pire. Voici ce qu’en dit Maupertuis :

« La ville de Torneä, lorsque nous y arrivâmes le 30 décembre, offrait véritablement un aspect affreux ; ses maisons basses se trouvaient enfoncées jusqu’aux toits dans la neige, et le jour n’aurait pu pénétrer dans la neige, s’il y avait eu du jour ; mais les neiges tombant toujours ou près de tomber ne permettaient presque jamais au soleil de se faire voir, même au midi, pendant les quelques moments qu’il paraît à l’horizon.

« Le froid fut si grand dans le mois de janvier, que nos thermomètres de mercure, de la construction de Réaumur, descendirent à 37° ; ceux d’esprit-de-vin gelèrent. Lorsqu’on ouvrait la porte d’une chambre échauffée, l’air extérieur convertissait sur-le-champ en neige la vapeur qui s’y trouvait, et en formait de gros tourbillons blancs. Lorsqu’on sortait, l’air déchirait la poitrine ; nous étions avertis de l’augmentation du froid par le bruit avec lequel le bois dont toutes les maisons sont bâties se fendait. À voir la solitude qui régnait dans les rues, on eût dit que tous les habitants étaient morts ; enfin on voyait à Torneä des gens mutilés par le froid, et les habitants de ce climat perdent quelquefois le bras ou la jambe. Quelquefois il s’élève tout à coup des tempêtes de neige, et c’est un nouveau péril ; il semble que le vent souffle de tous les côtés à la fois ; il lance la neige avec une telle impétuosité que tous les chemins disparaissent. Le voyageur surpris par un ouragan de cette espèce voudrait en vain se retrouver par la connaissance des lieux ou les marques faites aux arbres ; il est aveuglé par la neige, et englouti s’il fait un pas. »

Et Torneä est à vingt-deux jours de marche du cap Nord, et à 14 degrés de la baie Madeleine, d’où nous venons ! Je ne puis plus songer sans frémir à ce que nous fussions devenus dans un hivernage dont Dieu nous a sauvés !

J’ai cité cette description de Maupertuis, parce qu’elle est, m’a-t-on dit dans le pays même, parfaitement exacte. Dans d’autres circonstances, je me suis abstenue d’appeler à mon aide le témoignage des voyageurs, craignant de tomber sur des hâbleurs tels que Regnard, qui écrivit à Sakajervi, à huit milles de Torneä, quelques vers emphatiques terminés par celui-ci :

Sistinus hic tandem, nobis ubi defuitorbis.

Regnard, 18 août 1681.

« Nous nous arrêtons enfin ici, où la terre nous a manqué. »

L’illustre auteur du Joueur et du Légataire universel faisait, du reste, beaucoup mieux les vers que les narrations de voyage ; la sienne est un tissu de fables sur la Laponie ; il devait mal la connaître : ne l’ayant pas visitée ; car il s’arrêta, non aux limites de la terre, mais aux frontières laponnes, qu’il dépassa à peine de quelques milles.

En quittant ce sombre Torneä, je me retrouvai avec plaisir au milieu de l’active population d’Haparanda ; je parcourus la ville dans le double but de la voir d’abord, de me procurer une voiture ensuite. Comme toutes les villes nouvelles, Haparanda n’a pour habitants que des marchands ; elle est l’entrepôt des provenances du sud, si utiles au nord, et de celles du nord, recherchées par le sud ; elle sert d’intermédiaire entre les Russes, les Suédois, les Lapons et les Finlandais ; elle possède à la fois dans ses magasins des fourrures d’ours, de rennes, de loups, de renards, d’hermines, des peaux de phoques et de morses, des planches, du goudron, du beurre, du poisson salé, surtout du saumon et du blé, de l’eau-de-vie, des pommes de terre, du vin, des cotonnades, des draps, des rubans, même des livres, des bijoux, du café, du tabac, et quelques autres objets comme ceux-ci, de grand luxe dans un tel pays. L’hiver, Haparanda n’est pas moins active que l’été ; la mer est immobile ; son port est fermé et désert ; mais le froid, en gelant les lacs et les fleuves ; la neige, en comblant toutes les inégalités du terrain, ont rendu praticables les pays abrupts de l’extrême nord ; alors le Lapon arrive avec ses rennes, le Finlandais avec ses chevaux, tous avec leurs traîneaux légers et rapides, chargés de chair de renne et de gibier qui s’expédient jusqu’à Stockholm dans un parfait état de conservation. Le gibier, dont les forêts finlandaises abondent, consiste principalement en perdrix, en gelinottes et en coqs de bruyères. Le jour où je visitai Haparanda, le froid avait déjà rendu la chasse fructueuse, et je vis une énorme abondance de gibier sur la place du marché ; il me fut très-agréable de retrouver la même abondance dans la cuisine de notre hôtesse, et de faire enfin un vrai repas, avec soupe, rôti, confitures, vin, etc., ce dont je m’étais fort tristement déshabituée.

Après ce repas succulent, on nous amena la voiture qui devait nous conduire à Stockholm ; c’était une sorte de mylord rustique, posé sur des morceaux de fer biscornus ayant la prétention mal justifiée d’être des ressorts ; l’extérieur était enduit d’un badigeonnage de teinte douteuse ; l’intérieur était du wadmel, cachant des coussins de foin ; on nous demanda, je crois, quatre cents francs de ce précieux véhicule ; il fallut se décider à les donner, sous peine d’hiverner à Haparanda. Le marché se conclut, et notre départ le suivit de près. Le premier jour, tout se passa assez bien ; mais le second, en traversant Calix, une roue se brisa, et le temps pris par le charron pour la réparer, je l’emploie, moi, à mettre en ordre toutes ces notes et à vous les envoyer.

Maintenant, cher frère, au revoir en pays civilisé, je vous écrirai le mois prochain de Stockholm.



  1. À l’époque où j’écrivais ceci, on n’avait pas encore l’excellente traduction du Kalewala, de M. Léouzon Le Duc.