Voyage d’une femme au Spitzberg (quatrième édition)/06

Hachette et Cie. Bibliothèque rose illustrée (p. 159-212).


LETTRE VI

LE SPITZBERG


Mes départs sont d’ordinaire marqués par des accidents dus sans doute aux petites conspirations occultes des génies qui s’opposent à mon humeur voyageuse : en traversant Paris, c’était un cheval mal attelé qui pensa nous faire verser dès le début ; au Havre, un coup de mer si violent que nous avons brisé plusieurs palettes de nos roues ; à Amsterdam, un banc de sable où on s’engrava ; à Drontheim, une brume qui obligea à jeter l’ancre presque dans la rade. En quittant le port d’Hammerfest, un virement de bord opéré trop près de terre faillit briser notre beaupré, et, à peine en mer, les vagues ayant fait de fortes avaries à la chaloupe du pilote, celui-ci prétendait nous faire rentrer au port afin de réparer sa barque ; mais tout s’arrangea : le charpentier vint en aide au pauvre pilote, et il put, après nous avoir mis en plein océan Glacial, retourner le cœur content près de sa femme et de ses enfants.

Nous avions quitté Hammerfest le 17 juillet, et je ne saurais vous rendre compte de mes impressions des premiers jours : ce serait trop monotone, car je trouvai à propos d’être très-malade ; j’entendais dire autour de moi que le vent était plein sud et que nous marchions très-bien ; mais ce m’était une faible compensation au triste état où me mettaient les complications du tangage et du roulis. Je m’y fis pourtant, et le quatrième jour je me sentis assez forte pour monter sur le pont et aller voir quel aspect a la mer par 74° de latitude, sous lequel nous nous trouvions le 20 juillet. Elle m’apparut belle et terrible ; ce n’était plus ma berceuse d’Havesund. Les vagues grondaient autour de nous en se précipitant sur notre avant comme si elles avaient tenté de nous barrer le passage ; un vent glacé tordait les cordages et secouait rudement les voiles ; les mâts craquaient sous l’effort de leur résistance ; la corvette allait couchée sur un côté, orientée grand largue, ce qui est une manière de placer les voiles un peu de biais, très-favorable à la marche. Tout le monde était content, nous avancions rapidement. Je jetai un coup d’œil curieux sur ce spectacle si nouveau pour moi, puis je redescendis afin de faire appel à ma réserve de flanelle pour pouvoir continuer mon rôle d’observateur ; car en quelques minutes, malgré le costume d’homme que j’avais endossé et qui paraît d’ordinaire si chaud aux femmes, j’avais senti trop vivement la dent aiguë de la bise polaire.

Tandis que nous subissions ces coups de vent et ce fatigant roulis, nous cherchions l’île Cherry. Elle nous apparut le 21 juillet au matin.

L’île Cherry, que beaucoup de géographes nomment Beeren-Eiland (l’île de l’Ours), fut découverte le 9 juin 1596, par un vaisseau hollandais qui s’était égaré en allant à la Nouvelle-Zemble. Guillaume Barentz était pilote de ce navire, et Heemskerke le commandait : deux noms fameux parmi ceux des plus infatigables explorateurs des régions polaires.

En descendant à terre, l’équipage tua un ours de neuf pieds de long, et Heemskerke appela l’île Beeren-Eiland à cause de cette circonstance. Le 17 août 1603, Étienne Bennet, Anglais commandant le navire the Grace, aborda à Beeren-Eiland, et changea son nom en celui d’île Cherry, du nom de master Cherry, propriétaire de la Grâce.

Cherry ou Beeren-Eiland, pour lui rendre son premier nom, paraît avoir été autrefois le rendez-vous général des morses de l’océan Glacial, puisque Welden raconte que, dans l’été de 1608, son équipage tua sur les côtes de cette île plus de mille morses, dont on fit sur place de l’huile qu’on porta en Angleterre.

Jamais, dans leurs différentes expéditions, les Français n’avaient abordé à Cherry ; nos navires l’avaient toujours trouvée entourée de plusieurs lieues de glaces, au milieu desquelles il était impossible de se frayer un passage. Cette année, la longueur de l’hiver, en retardant le dégel au Spitzberg, a laissé la mer libre et permis qu’on arrivât jusqu’aux côtes escarpées de l’île. Beeren-Eiland n’a ni golfe ni baie propre au mouillage des gros navires ; elle a, par contre, une très-redoutable ceinture d’écueils. Le capitaine, instruit de ces deux circonstances, mit la corvette en panne à une distance prudente, et permit seulement à deux chaloupes d’aller explorer cette terre inconnue. Je ne pris point part à cette expédition, et restai sur le pont admirant l’étrange et magnifique aspect de la côte.

De loin l’île ressemble à une enceinte fortifiée par des géants ; ses formidables rochers, minés sans cesse par les flots, ont contracté des formes tout à fait monumentales ; vers la pointe nord, quelques-uns de ces grands rochers, percés de part en part, s’avancent dans la mer comme les arches immenses de quelque pont antédiluvien, que l’Océan polaire avec ses béliers de glace a pu seul parvenir à rompre. Non loin du pont, on voit un cirque entouré de gradins parfaitement réguliers. Au moment où je contemplais cette architecture, œuvre de la furie des vagues, des myriades de gros oiseaux de mer, posés sur les gradins du cirque, complétaient l’illusion et ressemblaient à des spectateurs pressés les uns contre les autres.

Les oiseaux de mer sont en quantités innombrables dans ces parages ; mouettes, pétrels, stercoraires, goélands, eiders, guillemots, et tant d’autres dont j’ignore les noms, voltigeaient par bandes autour de la corvette. Sur les rochers de Beeren-Eiland, on tua plusieurs de ces oies sauvages qu’on nomme, je crois, bernaches[1].

Ces bernaches sont les mêmes oiseaux que les rot-gansen de Hollande ; elles arrivent par bandes chaque année sur les côtes du Zuyderzée, où les accueillent fort bien, je devrais plutôt dire fort mal, les marchands de plumes pour literie. Une superstition populaire, assez accréditée, prétend que ces oiseaux déposent leurs œufs dans le creux de certains arbres et les abandonnent ensuite, laissant au soleil le soin de les faire éclore. Pour donner à ce conte la plus
Guillemot à miroir blanc et pingouin macroptère.
grande vraisemblance, les vieilles mères l’oie néerlandaises ajoutent que les bernaches choisissent toujours des arbres situés près de la mer, afin que les petits oiseaux puissent aller nager tout de suite en sortant du nid. Tout ceci est ce qu’on peut bien véritablement appeler un canard d’histoire naturelle et même surnaturelle. La vérité est plus simple. Les bernaches sont des oiseaux émigrants ; l’été, ils vont faire leur ponte au milieu des paisibles solitudes des îles de l’océan Glacial, et, l’hiver, ils regagnent des régions plus tempérées. Tous ceux de ces pauvres oiseaux que l’on trouva dans l’île de l’Ours étaient si sauvages, qu’ils n’étaient pas craintifs ; les mères couveuses se laissaient approcher avec un mélange de tendresse maternelle et de confiance qui aurait dû humaniser les matelots, et se firent assommer sur leur nid sans chercher à se défendre ou à s’enfuir.

À l’intérieur, Beeren-Eiland ne présentait qu’une vaste plaine de neige ; dans quelques endroits seulement, le dégel commençait et avait formé des ruisseaux qui glissaient silencieusement sur la neige, rubans d’argent posés sur du velours blanc.

Le géologue de l’expédition constata un fait curieux pour la science : il recueillit des fragments de polypiers, semblables, nous dit-il, à ceux qu’on trouve sous les tropiques. Les hydrographes firent une rectification importante pour les marins. Sur beaucoup de cartes, Cherry est indiquée comme étant par le 74° 30′ de latitude nord, tandis que sa position bien déterminée est par le 76° 30′ de latitude nord. C’est une erreur de cinquante lieues.

À peine les chaloupes étaient-elles revenues à bord, après une absence de quelques heures, qu’une épaisse brume nous enveloppa, et Cherry disparut à nos yeux comme si un immense rideau de gaze grise eût été subitement tiré entre nous et une fantastique décoration.

À partir de cette journée, le temps redevint constamment mauvais ; la mer, tantôt violente, tantôt houleuse, ne nous laissait guère de répit, et la neige qui couvrait souvent le pont me privait même du délassement de la promenade. Pendant plus de quinze jours de suite nous ne pûmes dîner sans que la table et les chaises fussent solidement arrimées. Quant à la façon dont notre dîner était servi, je la trouvais presque amusante. On posait d’abord sur la table un grand couvercle de bois percé d’un nombre infini de petits trous où s’adaptaient des chevilles mobiles ; cela représentait fort bien un immense jeu de solitaire, au milieu duquel erraient une certaine quantité de plats, d’assiettes, de verres, etc., et autres nécessités d’un dîner ; les chevilles, adroitement ajustées, maintenaient chaque chose en place, et avec cette méthode on pouvait dîner assez à l’aise, malgré les plus affreuses secousses.

Le 28 juillet, nous passâmes en vue des terres de Bellsund (baie de la Cloche), que les expéditions précédentes n’avaient pu dépasser.

Le 29, on fêta à bord l’anniversaire des journées de Juillet ; le capitaine réunit tous les passagers à son état-major dans un grand dîner servi dans le carré ; la chère fut luxueuse, quoique tout entière composée de mets conservés, et l’humeur très-gaie malgré le froid. Je noterai seulement ces deux
Vue du panorama de Bell-Sund.
particularités-ci : on dit des vers de circonstance qui se trouvèrent bons, et le cuisinier, pour faire prendre ses gelées, se contenta de les laisser pendant quelques moments exposées sur le pont.

Le 30, nous longeâmes une longue tranche de terre détachée de la grande côte, nommée l’île du Prince Charles. Enfin, le 31 juillet, nous entrâmes dans une petite baie profonde, désignée sur les cartes anglaises sous le nom de Magdalena-Bay (baie Madeleine).

Nous étions donc au but de notre long et aventureux voyage : au Spitzberg !

Le Spitzberg est une île plus au nord que le pays des Samoyèdes, que la Sibérie et que la Nouvelle-Zemble ; c’est une île bien véritablement placée aux confins du monde ; c’est un lieu étrange et peu connu en vérité : car, lorsque j’étais en Danemark et en Suède, plusieurs personnes, ayant entendu dire que j’allais au Spitzberg, me demandèrent si je comptais réellement monter jusqu’au sommet du Spitzberg. Le mot Spitzberg, qui signifie montagne pointue, les avait induites en erreur, et elles imitaient en cette circonstance le singe de La Fontaine, prenant le nom d’un port pour un nom d’homme.

Si peu connu qu’il soit, le Spitzberg a un maître ; il appartient à l’empereur de Russie, qui n’a pas encore imaginé d’en faire une succursale de la Sibérie. Ce serait du reste clémence ; là on serait sûr de mourir dès le premier hiver. En novembre, le mercure gèle, on casse l’eau-de-vie à coups de hache, et on peut constater de 45 à 50° de froid.

L’île du Spitzberg est située entre le 77° et le 81° de latitude nord. Elle a soixante lieues de long sur environ trente-cinq de large. L’île a à peu près la forme d’une grande N dont le second jambage serait fort déchiqueté. Elle est ainsi entaillée par deux golfes très-longs, l’un au sud, l’autre au nord, qui n’ont jamais été assez profondément explorés pour qu’on sache s’il n’y a pas de solution de continuité entre les terres. Quelques marins sont portés à croire que le Spitzberg forme deux îles toujours soudées entre elles par un large banc de glace ; mais qui ira voir ?

Des expéditions hollandaises et anglaises, qui ont hiverné dans ces parages, ont tenté de s’assurer du fait et n’ont pu réussir.

La côte que nous avons longée, celle où est située la baie Madeleine, est la côte ouest ; elle fait face aux terres encore inexplorées du nord du Groënland.

La baie Madeleine est à l’extrémité de l’île ; c’est le dernier mouillage possible pour un gros navire ; sa latitude est de 80° nord, c’est-à-dire une distance de deux cent cinquante lieues du pôle, un peu plus loin que de Paris à Marseille.

Le dernier rocher du Spitzberg, celui qui fait directement face au pôle, se nomme la pointe d’Hakluyt ; il est séparé de la baie Madeleine par une quinzaine de lieues.

La baie Madeleine, avec le goulet qui la précède, représente assez bien une carafe couchée ; elle est entourée de tous côtés par des montagnes de granit hautes de quinze ou dix-huit cents pieds ; entre chaque montagne il s’est formé d’immenses glaciers dont la hauteur augmente chaque année ; cette
Vue de la baie Madeleine.
élévation croissante de glaciers est inévitable : un été de quelques semaines ne peut fondre complétement ces immenses amas de neige que répand sur le Spitzberg un hiver de dix mois, et dans un temps donné les glaciers atteindront presque le sommet des pics de granit. Ces glaciers sont tous de forme convexe, contrairement à ceux des Alpes, qui sont concaves.

Le jour de notre arrivée il pleuvait de telle sorte que je ne pus quitter le bord ; mais le lendemain, de grand matin, je m’empressai d’aller à terre. Je dis à terre, par habitude de narrateur ; je devrais dire à neige, car nulle part je ne vis la moindre parcelle de terre.

Pendant la nuit (encore un mot dont je ne devrais pas me servir, puisque nous n’avions pas de nuit), pendant mon sommeil plutôt, le dégel avait commencé, et la physionomie de la baie avait changé comme par miracle. À l’immobile solitude de la veille avait succédé le spectacle le plus agité.

Une flottille d’îles de glace entourait la corvette et couvrait la mer, à perte de vue. Ces glaces du pôle, qu’aucune poussière n’a jamais souillées, aussi immaculées aujourd’hui qu’au premier jour de la création, sont teintes des couleurs les plus vives ; on dirait des rochers de pierres précieuses : c’est l’éclat du diamant, les nuances éblouissantes du saphir et de l’émeraude confondues dans une substance inconnue et merveilleuse. Ces îles flottantes, sans cesse minées par la mer, changent de forme à chaque instant ; par un mouvement brusque, la base devient sommet, une aiguille se transforme en un champignon, une colonne imite une immense table, une tour se change en escalier : tout cela si rapide et si inattendu, qu’on songe malgré soi à quelque volonté surnaturelle présidant à ces transformations subites. Du reste, au premier moment, il me vint à l’esprit que j’avais sous les yeux les débris d’une ville de fées, détruite tout à coup par une puissance supérieure, et condamnée à disparaître sans même laisser de vestige. Je voyais se heurter autour de moi des morceaux d’architecture de tous les styles et de tous les temps : clochers, colonnes, minarets, ogives, pyramides, tourelles, coupoles, créneaux, volutes, arcades, frontons, assises colossales, sculptures délicates comme celles qui courent sur les menus piliers de nos cathédrales, tout était là confondu, mélangé dans un commun désastre. Cet ensemble étrange et merveilleux, la palette ne peut le reproduire, la description ne peut le faire comprendre !

On se représente, n’est-ce pas, ce lieu, où tout est froid et inerte, enveloppé d’un silence profond et lugubre ? Eh bien, c’est tout le contraire qu’il faut se figurer ; rien ne peut rendre le formidable tumulte d’un jour de dégel au Spitzberg.

La mer, hérissée de glaces aiguës, clapote bruyamment ; les pics élevés de la côte glissent, se détachent et tombent dans le golfe avec un fracas épouvantable ; les montagnes craquent et se fendent ; les vagues se brisent furieuses contre les caps de granit ; les îles de glace, en se désorganisant, produisent des pétillements semblables à des décharges de mousqueterie ; le vent soulève des tourbillons de neige avec de rauques mugissements : c’est terrible
La corvette dans les glaces.
et magnifique ; on croit entendre le chœur des abîmes du vieux monde préludant à un nouveau chaos.

On n’a jamais rien vu de comparable à ce qu’on voit et à ce qu’on entend là ; on n’a jamais imaginé quelque chose de pareil, même en rêve ! Cela tient à la fois du fantastique et du réel ; cela déconcerte la mémoire, hallucine l’esprit et le remplit d’un indicible sentiment, mélange d’épouvante et d’admiration !

Si le spectacle de la baie m’apparut magique, celui du rivage était sinistre.

De tous côtés le sol était couvert d’ossements de phoques et de morses, laissés par les pêcheurs norvégiens ou russes, qui venaient autrefois faire de l’huile de poisson jusque sous cette latitude élevée ; depuis plusieurs années ils y ont renoncé, les profits ne valant pas les périls d’une telle expédition. Ces grands os de poisson, blanchis par le temps et conservés par le froid, avaient l’air d’être les squelettes des géants, habitants de la ville qui, près de là, achevait de s’abîmer dans la mer. Les longs doigts décharnés des phoques, si semblables à ceux d’une main humaine, rendaient l’illusion frappante et me causaient une sorte de terreur. Je quittai ce charnier, et, me dirigeant avec précaution sur le terrain glissant, je m’acheminai vers l’intérieur du pays. Je me trouvai bientôt au milieu d’une espèce de cimetière ; cette fois, c’étaient bien des restes humains qui étaient gisants sur la neige. Plusieurs cercueils, à demi ouverts et vides, avaient dû contenir des corps que la dent des ours blancs était venue profaner. Dans l’impossibilité de creuser des fosses, à cause de l’épaisseur de la glace, on avait primitivement mis sur le couvercle des cercueils un certain nombre de pierres énormes destinées à servir de rempart contre les bêtes farouches ; mais les robustes bras du gros homme en pelisse (comme les pêcheurs norwégiens appellent pittoresquement l’ours blanc) avaient déplacé les pierres et dévasté les tombes ; plusieurs ossements étaient épars sur le sol, à moitié brisés et rongés : tristes reliefs du festin de l’ours. Je les recueillis avec soin et les replaçai pieusement dans les bières. Quelques tombes avaient été épargnées et contenaient des squelettes ou des corps à différents degrés de conservation ; la plupart des cercueils ne portaient aucune indication ; sur l’un d’eux, cependant, une main amie avait inscrit, avec un couteau, ces mots : Dortrecht-Holland, 1783. Un nom avait précédé cette date, mais il était fruste au point d’être illisible. Un autre marin venait de Brême ; sa mort remontait à 1697. Deux cercueils, placés dans un creux de rocher, étaient encore intacts ; les corps qu’ils renfermaient avaient non-seulement leur chair, mais même leurs vêtements : aucune inscription n’indiquait l’époque de l’inhumation, ni le nom ou la nation des morts. Je comptai cinquante-deux tombes disséminées dans ce cimetière plus affreux qu’aucun autre ; cimetière sans épitaphes, sans monuments, sans fleurs, sans souvenirs, sans larmes, sans regrets, sans prières ; cimetière désolé, où il semble que l’oubli enveloppe deux fois le mort, où ne s’entend jamais ni un soupir, ni une voix, ni un pas humain ; solitude terrible, silence profond et glacé, troublé seulement par le sourd hurlement de l’ours blanc ou le mugissement de la tempête !

J’étais saisie d’un indicible effroi au milieu de ces sépultures ; la pensée que je pouvais venir prendre ma place près d’elles m’apparut tout à coup dans toute son horreur ; j’avais été prévenue des dangers de notre expédition ; j’en avais accepté et cru comprendre les risques ; cependant ces tombes me firent un moment frissonner, et, pour la première fois, je jetai un regard de regret vers la France, vers la famille, les amis, le beau ciel, la vie douce et facile que j’avais quittée pour les hasards d’une pérégrination si dangereuse ! Quant à ces pauvres morts que j’avais sous les yeux, leur histoire était la même pour tous. Ce n’étaient ni des savants excités par l’amour des découvertes, ni des curieux poussés par l’attrait de l’inconnu ; c’étaient d’honnêtes pêcheurs norwégiens, russes ou hollandais, venus là pour chercher, au milieu des plus rudes travaux, des dangers les plus certains, la subsistance de leur famille.

D’abord tout allait bien pour eux : les morses étaient nombreux, les phoques faciles à atteindre ; on les chassait avec succès, on faisait de l’huile sur la côte même, on embarquait les grandes dents d’ivoire vert des morses, si estimées en Suède, on parlait du prix de la cargaison, et des profits, et des joies du retour. Puis tout à coup un froid inattendu survenait ; l’hiver les avait saisis inopinément, la mer s’était immobilisée autour de leur petit navire, la route de la patrie était fermée, fermée pour neuf mois, pour dix mois peut-être ; dix mois en pareil lieu, c’est presque un arrêt de mort. Ainsi, ils se trouvaient exposés à subir quarante-cinq degrés de froid au milieu d’une nuit perpétuelle ! Quels drames ont vus ces solitudes ! Que durent être ces agonies ! Par quels prodiges de courage et de persévérance l’homme éloignait-il sa mort devenue de jour en jour plus inévitable ? De quelle manière soutenait-il cette lutte suprême ? D’abord on vivait sur le navire, économisant les provisions, se chauffant de graisse d’ours, d’os de poisson, d’huile et de tout ce qui se pouvait détruire à bord sans gêner par la suite la marche du bâtiment, car on ne touchait pas au navire lui-même ; l’homme songe à l’avenir, même dans les situations les plus désespérées, et sans doute chacun des pauvres pêcheurs a pensé voir s’accomplir pour lui ce miracle si rare : revenir d’un hivernage au Spitzberg. Les provisions épuisées, on se privait de plus en plus, et l’on chassait avec une nouvelle ardeur l’ours et le renard bleu, seuls habitants de ces parages. Puis un jour, jour terrible, après la mort de quelque compagnon, après d’intolérables souffrances, on se décidait à se chauffer avec le navire ; on creusait des trous dans la glace, on organisait là une espèce de hutte, on s’y installait le mieux possible et l’on se chauffait. Enfin, on se chauffait ! oui ; mais, pendant que le corps se ranimait momentanément à la chaleur, l’âme se glaçait sous le désespoir ; ce feu consumait l’espérance, ce feu détruisait la plus grande force que Dieu ait donnée à l’homme. Le reste n’était plus que le dernier combat de l’instinct de conservation contre la mort, et la mort était toujours victorieuse ; un à un le petit équipage s’éclaircissait, et chacun de ces obscurs martyrs se couchait à son tour dans le cimetière glacé où je les avais trouvés. Tous, tous ainsi
Pêcheurs norwégiens surpris par le froid et la famine.
jusqu’au dernier : celui-là, plus robuste et plus infortuné que les autres, n’avait nulle main amie pour l’assister à sa dernière heure et préserver sa dépouille par de pieuses précautions ; celui-là devenait la proie des ours aussitôt qu’il avait rendu le dernier soupir, ou peut-être dès qu’il ne pouvait plus se défendre.

Je restai longtemps seule, près de ces tombes, songeant à ces destinées, pleine de pitié, émue, absorbée, rêvant et priant ; puis, je fis le dessin de la petite presqu’île où est situé le cimetière, et comme, en revenant à bord, je fis remarquer qu’elle n’était pas indiquée sur les grandes cartes, le capitaine la nomma presqu’île des Tombeaux.

Pendant deux ou trois jours, la pensée d’un hivernage possible m’obséda ; il paraît que je n’étais pas seule à bord à m’en préoccuper, et voici comment j’en fus instruite :

Un matin, j’étais silencieusement assise sur un canon, blottie sous un énorme manteau de fourrure, regardant tour à tour le ciel, la mer et leurs aspects étranges, lorsque mon nom prononcé au milieu d’un petit groupe de matelots attira mon attention. Les premiers mots que j’entendis distinctement furent ceux-ci :

« Aussi quelle idée d’avoir emmené une femme ! Est-ce que c’est des courses de femmes, des voyages comme celui-ci ?

— Ah ! ça, c’est vrai, dit un autre, et si nous sommes pris dans ces beaux cristaux-là, comme tu viens de l’expliquer, on peut être bien sûr qu’elle partira la première.

— Eh ! mon vieux, reprit le premier, elle ouvrira seulement la marche ; nous la suivrons de près, va ; nous avons bien un an de vivres à bord, mais nous n’avons pas de combustible ; ici, on ne trouve pas de bois de quoi allumer une pipe, et l’hiver il doit y souffler une drôle de bise, à en juger par la canicule !

— Et puis quelle femme est-ce ? dit un timonier, sur un ton légèrement méprisant ; une femme pâlotte, menue, maigrette, avec des pieds comme des biscuits à la cuiller et des mains à ne pas soulever un aviron ; une femme à casser sur le genou et à mettre les morceaux dans sa poche. Si c’était une femme de chez nous, encore (il était Breton) ! Dans le Ponant nous avons des commères qui ne sont pas embarrassées pour hisser une voile et manœuvrer une barque ; nos femmes valent presque un homme ; mais celle-là, avec sa mine mièvre de Parisienne, elle est frileuse comme une perruche du Sénégal. À supposer que nous serions pris, elle mourra au premier froid : c’est sûr. »

Il y eut un silence pendant lequel chacun ranima sa pipe ; puis celui qui avait parlé le premier reprit en manière de conclusion :

« Ah ! au fait, ça ne nous regarde pas ; c’est à ceux qui ont fait la bêtise de l’amener à s’en inquiéter. Eh bien ! si on hiverne, elle fera comme elle pourra ; elle fera comme tout le monde. »

Le maître d’équipage avait jusque-là écouté la conversation sans y prendre part ; à ce moment, il en renoua le fil interrompu en disant :

« Mes enfants, j’en suis fâché pour vous, mais vous n’avez pas le sens commun pour le quart d’heure ; comment, vous, les quatre meilleurs et plus anciens matelots de l’équipage, vous n’avez pas plus d’esprit et de coup d’œil que ça ! Sur un point, je suis de votre avis : on a peut-être eu tort d’embarquer cette petite dame, mais c’est pour elle que ça peut être malheureux ; pour nous, c’est très-heureux, et plus heureux, si nous hivernons dans ce chien de pays, que si nous nous en tirons.

— Comment cela ? dirent les matelots.

— C’est bien simple ; je vais vous l’expliquer. Elle est faible, elle est délicate, n’est-ce pas ? Tant mieux ! Ce serait elle qui partirait la première si on était pris ? Tant mieux encore. Tout ça, c’est autant de raisons pour nous la rendre précieuse. Le plus dangereux dans les hivernages, voyez-vous, le plus difficile à éviter, c’est la démoralisation de l’équipage. Le capitaine Parry raconte que c’est contre le découragement de ses hommes qu’il eut surtout à lutter ; il dit dans sa relation combien il redoutait encore plus la faiblesse des esprits frappés d’épouvante que les rigueurs horribles du climat. Eh bien ! nous autres, ici, nous n’aurions rien à craindre de cette démoralisation si nous parvenions à conserver la vie de la jeune femme ; on dirait aux hommes qui molliraient : « Allons donc, n’avez-vous pas honte ? Le froid n’est pas encore trop dur, vous voyez bien, puisqu’une femme le supporte. » Et, je vous le dis, il faudrait tout faire pour conserver la vie de la petite dame ; sa présence au milieu de nous serait le courage et la santé de l’équipage ; du reste, le capitaine pense juste comme moi là-dessus, et il le disait l’autre jour au premier lieutenant en se promenant avec lui.

— Ah ! si le capitaine l’a dit, reprirent les matelots, alors c’est vrai. »

J’en avais assez entendu ; je me glissai doucement chez moi, dans la crainte d’être aperçue, et assurée que désormais, si la redoutable conjoncture d’un hivernage nous était destinée, l’égoïsme bien entendu de mes compagnons de voyage m’apporterait tout le secours nécessaire pour retarder ma mort autant que possible. Au reste, je regardais ma mort comme certaine, dans le cas où nous aurions été pris, à cause du malaise dont j’étais atteinte, malgré les soins qui m’étaient prodigués. J’occupais à bord l’appartement du capitaine, et il avait eu l’extrême bonté, en me le cédant, de le faire aménager de la façon la plus commode et la plus chaude : on avait couvert le plancher de plusieurs peaux de rennes, on avait hermétiquement fermé tous les hublots, on avait comblé le lit d’édredon ; c’était, à vrai dire, bien plus un nid qu’une chambre, et un nid où il y avait seulement la place, et à grande peine. Eh bien ! malgré toutes ces excellentes précautions, je souffrais beaucoup du froid, et j’étais parfois obligée de me relever la nuit pour faire de l’exercice afin de me réchauffer. Ajoutez que je dormais à peine ; je ne me couchais jamais avant deux ou trois heures du matin, et souvent même, à cette heure avancée, je ne pouvais trouver du repos. Ce jour continuel, ce ciel bizarre, invariable, ne subissant aucune modification à l’heure où nous avons coutume de le voir se couvrir d’ombres ; minuit devenu le frère jumeau de midi ; l’étrangeté de tout ce qui m’entourait, l’âpreté du climat, le bouleversement de toutes mes habitudes, et
Navires pris dans les glaces.
probablement aussi une nourriture ultra-tonique, indispensable dans ces latitudes, mais très-inusitée pour moi, tout cela me tenait dans une agitation nerveuse particulière ; il me semblait traverser un cauchemar.

Dans des conditions d’existence si exceptionnelles, mon costume avait aussi dû subir de profondes variations ; il était devenu très-commode et parfaitement disgracieux : je portais un pantalon d’homme et une chemise de mousse en gros drap bleu faisant blouse, une grosse cravate de laine rouge, une ceinture de cuir noir ; des bottes doublées de feutre et une casquette de marin complétaient cet ensemble de toilette qui ne sera pas imité ; inutile d’ajouter qu’en dessous j’étais bourrée de flanelle. Lorsque je montais sur le pont, j’ajoutais à cette montagne de lainage un épais caban à capuchon qui faisait de moi le plus informe paquet ; j’avais coupé mes cheveux, devenus impossibles à démêler, à cause de leur longueur, par les roulis effroyables de la traversée ; additions et retranchements concouraient, comme vous voyez, à me rendre étrangement laide : mais, en pareil lieu, on ne songe qu’à souffrir du froid le moins possible, et toute coquetterie a tort.

Je vous parlerai tout à l’heure de mes occupations ; mais, dès à présent, je mentionne le seul divertissement qui me fût permis et offert par le pays ; il était, comme vous allez en juger, tout à fait en harmonie avec mon costume. Lorsqu’il ne neigeait pas, nous nous réunissions cinq ou six personnes du bord, et allions jouer à un jeu de montagnes russes beaucoup plus en droit de porter ce nom que tout ce qu’on a encore vu dans ce genre. Il fallait gravir deux ou trois cents pieds de hauteur, presque à pic, le long du flanc roide d’une des montagnes ; cette ascension était favorisée par une épaisse couche de neige ; les pieds des premiers voyageurs formaient des espèces de marches à l’aide desquelles les autres s’élevaient sans trop de difficultés. Arrivé à quelque plateau, on s’asseyait sur la pente et on se laissait glisser jusqu’en bas, en se dirigeant tant bien que mal avec les mains, afin de ne pas perdre l’équilibre ; ainsi on redescendait en deux ou trois minutes ce qu’on avait mis souvent deux heures à gravir ; c’était singulièrement amusant, et, ce qui valait encore mieux, fort réchauffant. Mon adresse ne fut pas tout de suite à la hauteur de ma hardiesse ; les premières fois il m’arriva souvent de perdre l’équilibre et de rouler comme une masse, tantôt sur la tête, tantôt sur le côté, soulevant autour de moi des tourbillons de neige dans mes efforts pour me raccrocher, riant de bon cœur de ma maladresse et faisant rire les autres, du reste ne risquant jamais de me faire grand mal, la neige fraîche formant sur la pente comme une couche de mousse épaisse ; le seul désagrément de ce jeu d’écoliers était de déposer toujours une certaine quantité de neige entre le cou et la cravate. Mais on risquerait bien davantage pour trouver un exercice amusant à faire au Spitzberg.

Au pied des grandes montagnes de granit, la neige forme seule le sol à une assez grande profondeur ; si avec le bâton ferré on creuse cette couche de neige, on trouve au fond, non de la terre, mais de la glace ; en donnant quelques coups de bâton
Ascension aux montagnes du Spitzberg.
ferré dans cette glace, elle se divise en une innombrable quantité de petits cristaux en forme d’aiguille, tout semblables à ceux qu’on voit pendre autour de certains lustres ; rien n’est plus joli à voir et plus agréable à croquer, même par le froid, et, s’il était possible d’en obtenir de semblables artificiellement, cela figurerait à merveille dans nos bals, entre les sorbets et les fruits glacés. La neige a aussi sa singularité : elle perd parfois sa blanche et proverbiale couleur, pour devenir vert tendre ou rose pâle ; cette coloration, qu’on voit souvent envahir des plaines entières, est due à la présence de cryptogames imperceptibles qui se développent à la superficie de la neige, sous l’influence de certaines combinaisons atmosphériques. Ceci constitue la végétation la plus apparente du Spitzberg ; cependant, de patientes investigations peuvent faire découvrir au fond de quelques vallées, dans d’étroites crevasses garanties par des rochers, de petites plantes maigres, chétives, étiolées, qui penchent tristement leur tête vers le sol : c’est la saxifrage étoilée, la renoncule jaune, le pavot blanc. Sur les rochers mêmes il croît un lichen pierreux très-adhérent, assez pareil à de gros champignons séchés ; on rencontre aussi quelques touffes de mousse noirâtre, si imprégnées de l’humidité qu’elles se détachent par mottes sous le pied et ont l’aspect d’une éponge moisie ; lorsque, après plusieurs heures de courses dans les rochers, j’avais réussi à réunir un petit faisceau de plantes gros comme une botte d’allumettes, je revenais triomphante et je rangeais orgueilleusement mon butin de la journée dans des feuilles de papier gris. Voilà pour la Flore de la baie Madeleine ; la nomenclature d’histoire naturelle ne sera guère plus étendue.

Le Spitzberg abonde, dit-on, en ours blancs et en rennes sauvages. C’est possible ; pourtant nous n’avons vu aucun de ces animaux : est-ce effet du hasard, ou étions-nous arrivés à une latitude qu’ils abandonnent faute d’y pouvoir trouver leur nourriture ? Je ne résous pas la question. Nous fûmes en revanche entourés d’un grand nombre de phoques. Vous savez que le phoque est l’animal vulgairement appelé chien marin ; c’est un cétacé long de quatre ou cinq pieds, couvert d’un pelage court et rude, jaune sale ou grisâtre tacheté de noir comme la peau du léopard ; deux paires de mains fort longues lui tiennent lieu de nageoires et de pattes ; il s’en sert pour nager et pour se traîner sur les glaces ; sa tête ressemble à celle d’un chien à qui on a coupé les oreilles, et est embellie par deux grands yeux vert de mer, doux et limpides comme des yeux d’enfant. Ces pauvres phoques, avec leurs allures tranquilles et confiantes, m’intéressaient vraiment ; je ne pouvais voir tirer un coup de fusil sur eux sans ressentir un regret, et lorsque l’un d’eux, étant blessé, rougissait les glaces de son sang et tournait vers nous son regard presque humain, il me semblait avoir vu commettre une sorte de crime.

Pendant tout notre séjour nous ne vîmes qu’un seul morse (vache marine). Le morse est beaucoup plus gros, plus singulier et plus laid que le phoque ; le nom d’éléphant marin lui serait mieux approprié ; il a de l’éléphant la forme colossale, lourde et disgracieuse, la peau épaisse et rugueuse, les petits
Barque attaquée par des morses.
yeux, et, signe caractéristique, les défenses. Il sort de son énorme museau aplati comme une face de lion deux longues dents d’ivoire, différant de celles de l’éléphant en ce qu’elles se recourbent en dessous au lieu de se relever ; l’ivoire en est aussi plus verdâtre et plus poreux. Le morse est amphibie et a, comme le phoque, des nageoires-mains ; ses défenses lui servent à se cramponner aux glaces ou aux rochers lorsqu’il veut se hisser hors de l’eau ; sa taille varie de neuf à douze pieds de longueur ; il est recouvert d’une épaisse couche de graisse, ce qui le rend très-précieux pour les pêcheurs norwégiens ; la pêche du morse est regardée par eux comme plus productive et moins dangereuse que celle de la baleine. Le morse n’est pas féroce et n’attaque pas l’homme, mais il se défend avec un indomptable courage ; on me raconta à Hammerfest que l’an dernier des pêcheurs, ayant découvert un petit morse dans une caverne au bord de la mer, s’en emparèrent et le mirent dans leur bateau ; le père et la mère morses, furieux de ne plus retrouver leur petit, poursuivirent l’embarcation, et l’un d’eux, s’étant accroché au bateau avec ses formidables défenses, le fit tellement pencher, qu’un des pêcheurs glissa dans la mer ; le morse se jeta sur lui avec fureur, et il fut impossible aux autres pêcheurs de sauver leur compagnon.

Outre l’huile que la chair du morse produit en abondance, les pêcheurs tirent parti de la peau de l’animal, dont on fait des soupentes de chariots, et de l’ivoire de ses dents, qu’on emploie de diverses manières. Les Russes sont très-adroits pour travailler l’ivoire ; ils fabriquent de menus bijoux, des coffrets découpés comme de la dentelle, et particulièrement des chaînes formées de petits anneaux, comme celles que l’on nomme jaseron : ces chaînes ainsi exécutées en ivoire rappellent l’habileté chinoise. La plupart de ces petites œuvres d’art et de patience arrivent de la Sibérie, où les prisonniers sculptent l’ivoire de morse comme nos galériens emploient à Toulon la noix de coco. Les morses, si rares à Magdalena-Bay, se trouvent en grand nombre sur les côtes méridionnales du Spitzberg ; un bateau pêcheur en tue d’ordinaire deux ou trois cents par saison.

Sans être aussi nombreux qu’à Beeren-Eiland, les oiseaux de mer se montraient en grand nombre sur les glaces et sur les rochers, mais ils n’égayaient pas notre séjour, au contraire. L’oiseau de mer est à peine un oiseau ; il ne l’est ni par le ramage, ni par les mœurs ; il est vorace, farouche, criailleur et querelleur ; eût-il, comme le guillemot, les jolies pattes de corail de la perdrix rouge, il n’en a jamais la grâce craintive. L’oiseau de mer n’a pas de ramage, mais un cri qui varie du rauque au lugubre ; certaines espèces de goëlands se plaignent comme des enfants qui pleurent ; d’autres, nommés par les matelots goddes, poussent des ricanements étranges : rien ne repose l’œil dans ce sinistre pays, rien ne charme l’oreille ; tout y est triste, tout, jusqu’aux oiseaux !…

Quelques renards bleus furent tués par nos chasseurs ; ils étaient petits, chétifs et laids. Les renards bleus du Spitzberg ne ressemblent en rien aux renards d’Islande ou de Sibérie, dont la fourrure est si
Renards bleus du Spitzberg.
belle et si estimée. À force d’être bien garantis contre le froid, ils n’ont même plus sur le corps une fourrure, mais plusieurs couches de poils très-épais et si mêlés, si pelotonnés, que c’est bien plutôt un matelas qu’une fourrure ; en outre, au lieu d’être de couleur un peu fauve comme les renards d’Islande, ils sont gris cendré. Leur peau est tout au plus bonne à faire des tapis. Comme toutes les bêtes destinées à notre table étaient mortes de froid, on essaya de manger de ces renards : mais, quoique très-fatiguée de la nourriture conservée, je la préférais cependant à la chair de ces animaux, qui a un goût sauvage très-repoussant.

D’ours, de loups ou de rennes, nous n’en vîmes pas l’ombre, et les animaux dont je viens de vous parler forment, avec les méduses bleues et quelques autres zoophytes, les seuls êtres animés que nous aperçûmes pendant un séjour de six semaines à la baie Madeleine.

Dans tout autre lieu que ces régions polaires, un navire au mouillage est en sûreté ; au Spitzberg, je vous l’ai dit, la plus terrible chance n’est pas celle d’un naufrage, c’est celle d’un hivernage ; d’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre, la baie qui vous abrite peut se changer en prison, et quelle prison ! Aucun cachot n’inspire une pareille terreur ! J’ai bien pu m’en rendre compte un jour : c’était le 7 août ; plusieurs personnes de l’expédition, voyant le temps clair et la neige balayée par un bon vent d’est, voulurent aller en chaloupes jusqu’à la pointe d’Hakluyt, le dernier cap au nord de la côte du Spitzberg. L’excursion devait durer une journée ; on n’avait pas voulu m’admettre ; je restai seule à bord avec le capitaine, qui, vous le savez, ne quitte jamais son navire. La première partie du jour se passa bien, et j’enviais le sort de ceux qui allaient se rapprocher du pôle de quelques lieues encore ; ils allaient peut-être arriver jusqu’à la grande banquise de glace, but de toutes nos ambitions. Je me fis des raisonnements de nature à calmer mon regret ; je finis par trouver ma situation déjà suffisamment élevée en latitude, et je me dis qu’il ne fallait pas trop jalouser ces pauvres hommes, dont l’orgueil n’avait pas exigé plus de douze ou quinze lieues d’avantage sur moi. Pour occuper ces longues heures où la corvette, privée de tous ses passagers, me semblait si déserte, je me mis à écrire des lettres et à remplir ainsi ma solitude avec tous les êtres chers que j’avais laissés loin de moi. Vers quatre heures, je fus forcée de m’interrompre ; je n’y voyais plus dans ma chambre ; une brume épaisse ne laissait plus passer de lumière à travers les épaisses rondelles de verre qui me tenaient lieu de fenêtre. Je montai sur le pont ; j’y trouvai le capitaine occupé à regarder à l’aide de sa lunette toute une flottille de grosses glaces qui prenait position à l’entrée de la baie ; ce spectacle me remplit d’une indicible angoisse.

« Capitaine, dis-je, que se passe-t-il ? La baie va être bientôt fermée par toutes ces glaces.

— Ne vous inquiétez pas, me répondit le commandant, il n’y a rien à craindre encore ; il ne fait pas assez froid pour que les glaces se soudent ; au reste, je vais envoyer une chaloupe là-bas pour reconnaître s’il s’est formé un barrage.

— Et si le banc est formé, que ferons-nous ? »

Le capitaine ne me répondit pas et donna l’ordre à la chaloupe de partir. Je la suivis des yeux avec anxiété ; je vis les hommes nager avec ardeur, tourner les grosses glaces, passer entre les plus petites, puis disparaître enfin dans ce champ d’îles flottantes. Au bout d’une heure ils étaient de retour ; ils avaient vainement essayé de sortir de la baie, il n’existait aucun passage ; ce froid, dont on ne se méfiait pas, avait été suffisant pour souder les glaces et en faire un infranchissable mur de rochers. Quoiqu’un marin se fasse une habitude de dissimuler ses impressions fâcheuses, le capitaine devint soucieux en écoutant le rapport des matelots ; quant à moi, mon cœur se serrait, et pour la première fois l’effroi m’entrait dans l’âme :

« Et nos voyageurs ! m’écriai-je ; comment vont-ils revenir ?

— C’est ce qui me préoccupe, dit le capitaine ; ils n’ont que deux jours de vivres ; c’est une imprudence.

— Et ils sont sur des chaloupes non pontées, exposés au froid, à la neige ; mon Dieu ! capitaine, cela peut devenir affreux ; que comptez-vous faire ?

– Tirer demain quelques coups de canon sur tout cela, et tenter d’y faire une trouée ; du reste, nous verrons ce que fera le vent cette nuit. »

Le capitaine demeura silencieux, se promenant de long en large sur le pont, sa lunette à la main, interrogeant à chaque instant le ciel et la mer. Pendant de longues heures rien ne changea d’aspect ; les pointes aiguës des glaces déchiraient çà et là l’épais voile de brume qui s’abaissait sur nos têtes, mais restaient immobiles ; mon cœur était plus triste encore que ce lugubre horizon, et je fis alors mes premières réflexions sur notre témérité, d’être venus exposer notre vie dans ces affreux parages, où tout incident est une catastrophe, où un changement de vent, un léger abaissement du thermomètre, peuvent apporter la mort !

Un vent qui avait toutes les allures d’un ouragan s’éleva vers minuit ; le vieil Océan secoua avec fureur sa crinière blanche d’écume ; d’énormes vagues se précipitèrent sur les glaces ; le banc craqua avec un grand bruit et se disjoignit ; jamais plus terrible tumulte ne causa une impression plus joyeuse ; la baie était libre, les chaloupes pouvaient rentrer !… Elles arrivèrent quelques heures après, et le danger qu’elles avaient couru leur prépara une réception doublement cordiale.

Le lendemain de ce jour, des hommes de l’équipage furent chargés de graver profondément, sur un gros rocher placé près de la côte, la date de notre arrivée, le nom de la corvette et celui de toutes les personnes faisant partie de l’expédition ; on me fit l’honneur de me mettre en tête de la liste, et si mon nom n’était pas le plus remarquable de tous, il était à coup sûr le plus étonnant à trouver dans un pareil lieu. Cette simple inscription, ne contenant que des noms et des dates, est bien loin du style emphatique de certains voyageurs ; si Regnard fût parvenu jusqu’au nord du Spitzberg, on ne peut imaginer ce qu’il aurait inscrit sur ce rocher ; il aurait probablement eu la prétention d’être sorti des limites du monde, lui qui affirme avoir touché l’essieu du pôle à Sukajerfi, en Laponie, par le 67° de latitude, c’est-à-dire treize degrés plus au sud que la baie Madeleine !

Ce rocher est la seule trace visible de notre séjour ; mais les cartes de géographie augmentées de côtes soigneusement relevées, les musées enrichis d’animaux, de plantes et d’échantillons minéralogiques, font foi qu’il n’a pas été mal employé. Je n’entreprendrai pas de vous communiquer le résultat des observations faites sur les oscillations de l’aiguille magnétique ; ceci est le domaine de la science, non le mien ; je me bornerai seulement à vous rappeler que nous nous trouvions éloignés d’environ 10° de latitude du lieu où le commandant Ross place le pôle magnétique, qu’il dit être par 70° 5′ 17″ de latitude, et 96° 46′ 45″ de longitude ; il le constata en 1832, lors de cette terrible expédition où il passa sous ces latitudes quatre années, pris dans les glaces, sans que jamais la température permît au vaisseau de reprendre la mer. Si pareil malheur lui fût arrivé au Spitzberg, où le froid est plus intense, où les secourables Esquimaux ne se rencontrent pas, aucun homme ne serait probablement revenu de cette expédition, et le monde aurait à regretter deux de ses plus illustres voyageurs.

Les hydrographes avaient une large carrière à leurs travaux : côtes à relever, hauteurs à prendre, montagnes à dessiner, l’occupation ne leur manquait pas. Les naturalistes et les botanistes étaient moins heureux : on draguait à outrance pour ne conquérir que quelques zoophytes pareils à des morceaux de cristal, vraies pierreries de la mer qu’il fallait s’empresser de plonger dans l’esprit-de-vin si on ne voulait les voir se fondre et se décomposer à l’air ; on explorait le pays en tous sens pour rapporter une maigre pincée de ces petites plantes dont je vous ai parlé ; on chassait avec ardeur pour tuer quelques oiseaux de mer, un phoque ou un renard. La plupart du temps on était même privé par la neige de ces laborieux plaisirs, et l’on restait à bord ; le pont de la corvette offrait alors l’aspect le plus triste : il disparaissait sous un désagréable tapis blanc qui enveloppait tout, hors quelques coins où les matelots avaient tendu des toiles cirées pour se mettre à l’abri ; nos hommes, cachés sous de gros vêtements de fourrure ou de toison de chèvre, étaient bien les sauvages personnages de ce morne tableau.

Notre séjour ne pouvait, sans grave imprudence, se prolonger à la baie Madeleine ; aussi multipliait-on, dans les derniers jours, les excursions à terre. Il était rare que je n’en fisse pas partie, et d’ordinaire je m’isolais de mes compagnons de voyage ; j’aimais à me trouver par moments seule au milieu de cette nature grandiose et terrible ; j’y étais envahie par ce sentiment profondément religieux qui domine l’homme quand il se trouve face à face avec l’immensité. Les déserts ont leur poésie propre : déserts de sable, déserts de glace, c’est toujours l’infini de la solitude, et nulle voix ne parle à l’âme un langage plus émouvant. Oui, lorsque j’avais en face de moi le vaste océan Polaire chargé de bancs de glaces, quand les grands rochers noirs me masquaient la vue de la corvette, si tout à coup le vent s’élevait, si la mer grondait, si les glaciers s’écroulaient autour de moi avec leurs bruits formidables, si la neige m’enveloppait de ses violents tourbillons, alors il me semblait que j’entendais la voix même du Tout-Puissant, dont un souffle peut bouleverser le monde, et je me recueillais dans une muette prière.

Un jour cependant, un seul jour, il nous fut donné de voir le Spitzberg égayé : c’était le 10 août. Dès le matin, les grands rideaux de brume qui voilaient sans cesse l’horizon furent tirés comme par une main invisible, et, miracle ! le soleil, un vrai, beau, éclatant soleil apparut ; sous son influence, la baie devint admirable ! les nuages coururent dans le ciel, emportés comme de légers flocons ; les grands rochers laissèrent glisser leurs manteaux de neige ; la mer s’agita et frémit sous les glaces étincelantes qui s’y abîmaient de toutes parts : il semblait que les rayons du soleil eussent donné la vie à ce pays mort et sinistre, et que la terre entrât en travail de printemps. C’était le dégel, le dégel complet, bruyant et joyeux ; le dégel salué partout comme la fin de la saison triste. Hélas ! au Spitzberg, le dégel, le printemps, l’été, tout cela dure quelques heures ! Le lendemain même de ce beau jour, la brume obscurcit le ciel ; une sombre atmosphère fit place au jour éclatant, le froid revint plus intense, la rafale gémit lugubrement, les glaces restèrent immobiles, se soudant de nouveau aux rochers, et tout commença à se rendormir de ce sommeil glacé et funèbre qui dure plus de onze mois.

Le retour subit de l’hiver nous obligea à songer au départ ; toute tentative pour pénétrer plus au nord devenait impraticable ; quatre jours après cet avertissement, le 14 août, nous quittions la baie Madeleine, ramenés vers la pleine mer par nos chaloupes, montées par de vigoureux rameurs. Je ne m’embarquai pas sans aller faire une dernière prière sur la tombe de ces infortunés marins qui, après notre départ, ne recevraient peut-être plus jamais aucune visite humaine.

Je vis, avec un sentiment de profond allégement, disparaître successivement à mes yeux les montagnes déchirées, les pics aigus, les glaciers immenses de la baie Madeleine ; je me sentais sauvée d’un danger imminent, le plus grand assurément que je pusse jamais courir, celui d’être emprisonnée dans ces horribles glaces et d’y mourir, comme nos prédécesseurs, dans les affreuses tortures du froid ; en outre, la contemplation des sinistres beautés du Spitzberg m’avait jeté sur l’esprit un voile d’insurmontable tristesse. Ce pays est étrange et effrayant en effet, et, s’il ne saisit pas d’une épouvante absolue lorsqu’on l’aborde, c’est qu’on a été préparé par degrés à son lamentable aspect. Les îles de la Norwége, le cap Nord, sont des étapes ; leur vue habitue peu à peu à la désolation ; mais s’il était possible d’être transporté sans transition de notre riant Paris à ces latitudes glacées, je ne doute pas qu’on ne vît les plus courageux saisis d’un sérieux effroi.

Le vent nous favorisa au retour comme à l’aller ; le 15, nous étions en vue des glaciers nommés les Trois-Couronnes, dont parlent Parry et Scoresby dans leurs relations.

Ces trois couronnes sont trois pyramides de glace d’une dimension colossale, qui dominent l’Océan comme les pyramides de pierre des Égyptiens dominent le désert. Sont-elles en glace pure, sont-elles en granit recouvert d’une épaisse couche de glace ? nul ne le sait ; elles apparaissent toujours immuables et éclatantes à l’œil charmé du voyageur. J’ignore si elles ont jamais été abordées. À mesure que nous revenions vers le sud, nous retrouvions un peu de vie autour de nous, les oiseaux étaient plus nombreux, quelques dauphins blancs montraient au-dessus des vagues leur dos de nacre. Le quatrième jour, nous nous vîmes entourés de baleines ; elles venaient curieusement autour de la corvette, comme pour bien examiner ce poisson inconnu plus gros qu’elles ; parfois elles s’avançaient très-près de nous, et on aurait pu les distinguer dans leurs moindres détails, si elles se fussent tenues un seul moment tranquilles ; mais ces énormes bêtes sont extrêmement agiles, nagent avec une grande rapidité, font toujours des ricochets et n’élèvent leurs têtes monstrueuses hors de l’eau que juste le temps nécessaire pour respirer ; alors on ne peut pas même les examiner, car l’eau chassée violemment par leurs évents produit deux colonnes d’une sorte de neige au milieu de laquelle elles disparaissent.

Le 18 août, pour la première fois depuis le mois de juin, le soleil quitta l’horizon, mais bien peu d’instants ; car l’aube se confondit avec le crépuscule pour former une lueur incertaine et indéfinissable. Nous marchâmes toutes voiles dehors avec un bon vent frais jusqu’au 21 ; mais alors la mer, houleuse jusque-là, devint violente et se rua sur la corvette comme elle ne l’avait pas encore fait. Nous fîmes plusieurs avaries ; notre poulaine fut enfoncée, malgré son armature de fer ; les vagues submergèrent le pont ; les baies et les cordages flottaient de toutes parts comme sur une petite mer ; on ferma les écoutilles, on cargua toutes les voiles et on laissa faire le coup de vent. À chaque instant nous éprouvions des secousses terribles, et le capitaine dut faire tendre des cordes sur le pont pour aider chacun ; on s’y accrochait, car il était impossible de se tenir debout. J’eus le mal de mer de façon lamentable ; je ne quittai pourtant pas le pont, ne voulant pas perdre cette occasion de voir un vrai gros temps de l’océan Polaire. Bien empaquetée dans mon caban, montée sur un canon, cramponnée au bastingage pendant toute la journée, je regardai. Les vagues étaient hautes, minces et transparentes, au point qu’on apercevait le ciel à travers chacune d’elles comme à travers un miroir trouble ; une écume légère s’agitait au-dessus de chaque vague comme un panache blanc ; toutes ces grandes vagues se précipitaient les unes sur les autres avec une fureur inouïe et faisaient un bruit étourdissant ; je n’avais jamais vu la mer ainsi, et je la trouvai si belle que j’oubliai d’en avoir peur. Cet ouragan avait considérablement refroidi l’atmosphère, et, le soir de ce jour, le froid m’obligea à me tenir dans ma chambre entre mes peaux de renne et mon édredon. Ce froid ne dura heureusement pas ; le lendemain il s’était changé en brouillard épais. Les variations de température dans les régions polaires sont fréquentes et brusques ; du matin au soir, d’une heure à l’autre quelquefois, le thermomètre varie de dix et même de quinze degrés ; cela produit sur le voyageur une impression double : l’effet physique et l’effet optique, si je puis m’exprimer ainsi. On s’aperçoit tout naturellement que le temps s’est subitement refroidi ou réchauffé ; mais, en outre, on est tout étonné de passer sans transition d’un jour sombre à un jour clair, et vice versâ. Lorsque, pendant notre traversée, le soleil, en se montrant, dissipait un moment la brume et la neige qui nous entouraient habituellement, il me semblait sortir d’un cauchemar affreux pour me retrouver dans la douce atmosphère des climats tempérés.

Le 22, le vent se reprit à souffler avec une nouvelle force, et, quoiqu’il servît notre marche, nous en fûmes fort incommodés ; le 24, nous étions en vue du cap Nord, mais il n’était pas possible d’essayer de s’approcher de terre par un pareil temps : nous eussions été infailliblement brisés sur les rochers de l’île Mageroë. Il fallut se tenir au large et attendre. Le 25, pour la première fois, la nuit eut environ une heure de complète obscurité. Enfin, le 26 au matin, le vent tomba, l’aube nous montra une mer blanche comme une plaine d’écume ; on déploya de nouveau les voiles, et en quelques heures nous gagnâmes le port d’Hammerfest.

Ô triste plage, collines nues et stériles, pauvres masures, misérables habitants ! avec quelle inexprimable émotion je vous revis ! J’étais de retour, j’étais sauvée, je me sentais fière et ravie. Si vous aviez pu me voir alors, vous m’eussiez trouvée bien pâle et bien maigrie, mais vous auriez eu, j’espère, quelque considération pour une femme ayant fait un voyage que nulle n’avait entrepris encore, et que nulle autre ne fera après, j’ose le prévoir.

Voici une lettre interminable, cher frère, presque un volume ; je vous en dirai encore très-long dans ma suivante, car je ne pourrai vous écrire maintenant que lorsque j’aurai traversé la Laponie.



  1. Bernaches, Anas leucopsis.