Voyage d’exploration en Indo-Chine/Commerce de la vallée du fleuve, de Bassac à Pnom Penh


RADEAU LAOTIEN.


VIII

COMMERCE DE LA VALLÉE DU FLEUVE DE BASSAC À PNOM PENH. — NAVIGABILITÉ, DÉBIT ET MARNAGE DU CAMBODGE.


Bassac est le point de jonction des deux courants commerciaux qui se partagent le sud du Laos et dont l’un se dirige vers Pnom Penh par le fleuve, et l’autre vers Bankok par la route d’Oubôn et de Korat. Les échanges qui suivent la première voie, se font entièrement par eau. J’ai déjà décrit (page 160), l’installation des pirogues qui servent au transport des voyageurs et des marchandises. Le chargement moyen qu’elles peuvent prendre peut être évalué à deux tonneaux et demi ; pour les matières légères et encombrantes, telles que le coton, on augmente quelquefois la capacité des pirogues en ajoutant au-dessus des fargues deux bordages supplémentaires. En outre des pirogues, les marchands se servent aussi, quand ils descendent le fleuve, de grands radeaux, composés de plusieurs plans de bambous superposés, qui atteignent quelquefois des dimensions très-considérables. Celui, dont le dessin est ci-joint, a 26 mètres de long sur 7 de large, et peut prendre environ une vingtaine de tonneaux de chargement.


COUPE ET RAME-GOUVERNAIL D’UN RADEAU.

Les cataractes de Khon ne sont qu’un empêchement secondaire à la navigation du fleuve, qui est possible par barques en toute saison entre Bassac et Pnom Penh. Peu de travaux suffiraient d’ailleurs pour améliorer ce passage et faciliter le transbordement qu’il rend nécessaire.

Les productions des tribus sauvages qui habitent les montagnes de la rive gauche du fleuve, forment environ la moitié de l’apport commercial de Bassac, Attopeu, Stung Treng et Khong. Les régions qu’habitent les sauvages manquent de coton, de tabac et d’indigo ; elles fournissent, en échange de ces denrées, de la poudre d’or, de l’ortie de Chine, de l’ivoire, de la cire, du cardamome bâtard, des cornes de rhinocéros, des plumes de paon, des peaux et des os d’animaux sauvages. Ces objets ont tous une grande valeur sur le marché chinois et pourraient donner lieu à un trafic très-important et très-lucratif. Le taux auquel se font aujourd’hui les échanges fait ressortir environ un bénéfice de 75 pour 100. La livre d’arec, qui vaut 35 centimes sur le marché de Pnom Penh, s’échange à Stung Treng contre une livre de cire qui vaut au moins 3 francs sur le même marché.

Il serait du plus haut intérêt pour notre colonie d’attirer vers elle celles de ces marchandises qui, sollicitées par le marché plus considérable de Bankok, abandonnent la route du fleuve, si courte et si économique, pour se diriger vers Oubôn ; mais il faudrait pour cela supprimer, ou du moins adoucir, les droits de douane prélevés à Pnom Penh, au profit du roi de Cambodge, sur toutes les marchandises venant du Laos. Il faudrait obtenir aussi du gouvernement siamois qu’il renonçât aux échanges forcés auxquels se livrent les envoyés de Bankok, qu’il s’entendît avec le gouvernement de la Cochinchine pour la suppression du commerce des esclaves, et qu’il rendît à toutes ces contrées, en retour de l’impôt régulier que la conquête lui a donné le droit de prélever sur elles, une entière liberté commerciale. Il faudrait enfin améliorer les routes déjà existantes, ou même en construire de nouvelles.

La suppression du commerce des esclaves est de toutes ces mesures la plus urgente et celle qui intéresse le plus la dignité de la France. Il ne faut pas que le marché de Pnom Penh demeure plus longtemps l’un des points d’écoulement de cette denrée humaine. La moralisation des habitants, le développement des ressources et la sécurité de la contrée, l’augmentation du prestige des Européens seraient les conséquences immédiates de l’interdiction de cet odieux trafic.

La navigation par barques ou par radeaux suffira de longtemps encore à la circulation commerciale de la vallée du fleuve, en admettant même que cette circulation prenne un accroissement considérable. On parviendrait peut-être à créer, à très-peu de frais, une voie de communication plus rapide, plus sûre et presque aussi économique que la route du fleuve, en construisant un tramway dans la région plate, sablonneuse et riche en forêts, qui s’étend entre la province de Saigon et Stung Treng. On transporterait par cette voie les marchandises européennes, dont le faible volume et la valeur relativement considérable ne s’accommoderaient pas des transports en barque, trop lents et trop sujets à avaries quand on remonte le fleuve. À partir de Stung Treng, le Se Cong fournirait une voie fluviale, très-probablement navigable pour des chaloupes à vapeur, qui donnerait accès à la route de chars, qui relie Sieng Pang à Khong et à la vallée supérieure du Cambodge, au marché d’Attopeu et aux régions forestières, riches en or et probablement en argent et en plomb, situées au nord et à l’est de ce dernier point.

Le fleuve restera dans tous les cas, entre Bassac et Pnom Penh, la voie de retour la plus commode et la plus rapide pour les marchandises indigènes. Les bois de construction, les marbres dont nous avons signalé l’existence sur les bords mêmes du fleuve, en un mot toutes les matières lourdes et encombrantes, ne prendront jamais une autre route.

Le meilleur moment pour remonter le fleuve est novembre, alors que les eaux ont déjà baissé de plusieurs mètres. À cette époque, on a devant soi un laps de temps assez considérable pour gagner Bassac en barque, faire ses échanges et contracter des marchés livrables à la saison suivante. En outre des denrées que j’ai déjà désignées comme d’une défaite avantageuse à Stung Treng (p. 171), des objets de mercerie et de quincaillerie, du savon, des cotonnades seraient bien reçus des Laotiens. Les sauvages recherchent avidement du fil de laiton, des verroteries, de la poudre.

À l’origine, il sera nécessaire de faire aux mandarins de petits cadeaux et d’employer leur intermédiaire pour tous les marchés. Presque tous les produits d’échange se réunissent entre leurs mains et entre celles des négociants chinois qu’ils commanditent et qu’ils protègent. Ce n’est que peu à peu que les échanges directs deviendront possibles : l’initiative individuelle et la production locale se développeront en raison de la demande extérieure, des garanties qu’elle offrira, des facilités de trafic qu’elle procurera.

Les mines de fer de la province de Tonly Repou réclament les premiers efforts de l’industrie européenne. Elles sont abondantes et les communications sont faciles à établir. Les mines de cuivre de Bassac, les gisements aurifères d’Attopeu peuvent également donner lieu à des exploitations fructueuses. L’augmentation des cultures pourrait provoquer une exportation réellement importante en soie, en tabac et en coton.

Malheureusement, on ne peut guère estimer la population laotienne, répartie entre les provinces de Bassac, Stung Treng, Khong, Sieng Pang, Saravan, Attopeu, etc., à plus de cent mille âmes et la population totale de cette zone n’atteint pas cent cinquante mille individus. C’est bien peu pour un espace que l’on peut évaluer à 74,000 kilomètres carrés, c’est-à-dire au huitième environ de la France.

L’émigration chinoise et annamite peut faciliter beaucoup l’exploitation agricole et industrielle de cette riche contrée. Le contact direct des Européens avec les indigènes sera plus à redouter. La simplicité et la douceur des habitants encouragent à en abuser, et il serait nécessaire qu’il y eût à Bassac un résident français auprès duquel les indigènes et les Européens pussent, en cas de contestation commerciale, trouver un juge équitable. Il ne serait pas difficile sans doute d’attirer et de fixer dans les régions salubres et fertiles des environs de Bassac, les cultivateurs chinois qui émigrent annuellement de Chine vers Saĩgon. Leurs relations avec leurs compatriotes de Cochinchine, leur activité commerciale, la suppression des douanes de Pnom Penh, seraient les plus sûrs moyens de diriger vers notre colonie le courant des échanges qui hésitent encore entre Bankok et Pnom Penh.

Il y a déjà quelques Chinois mariés avec des indigènes et établis comme agriculteurs dans cette partie du Laos. Depuis une dizaine d’années, un certain nombre de Pégouans s’y introduisent à leur tour et entrent en concurrence avec les négociants chinois, surtout pour le colportage. Quelques-uns paraissent vouloir se fixer définitivement dans le pays, et, près de Bassac, on en voit un groupe d’une vingtaine qui ont construit des maisons et épousé des Laotiennes. Ce sont les Pégouans qui apportent de Moulmein les quelques cotonnades anglaises que l’on trouve dans le pays.


UN CULTIVATEUR CHINOIS, À BASSAC.

Pendant longtemps encore le mouvement commercial de la vallée du fleuve ne pourra justifier une tentative de navigation à vapeur sur le Cambodge. Cette navigation, si elle est rigoureusement possible jusqu’au pied des cataractes, présente, comme on l’a vu, des difficultés excessivement nombreuses ; entre Cratieh et l’île de Khon, il est douteux qu’il existe un chenal offrant aux basses eaux une profondeur suffisante. À l’époque des hautes eaux, la profondeur ne saurait plus faire question ; mais la vitesse du courant atteint son maximum, et elle est assez considérable pour annuler la marche d’un navire à vapeur, ou du moins pour gêner ses évolutions. Les changements d’aspect dans la forme des îles, la disparition de certains points de repère, rendront sa route incertaine, et cette incertitude sera d’autant plus dangereuse qu’un grand nombre d’îlots et de rochers seront alors recouverts par les eaux. À quelques jours d’intervalle, certaines parties de la rivière deviendront absolument méconnaissables, et une carte ne pourra jamais traduire autre chose que les limites extrêmes atteintes par le fleuve pendant la sécheresse et pendant l’inondation. Les difficultés sont plus graves encore, si on considère la descente du fleuve. Un navire à vapeur devra conserver une grande vitesse pour gouverner au milieu d’un courant lui-même excessivement rapide. Il faudra donc reconnaître, avec la plus grande promptitude et la plus rigoureuse précision, le chenal étroit et sinueux qui se perd au milieu d’un dédale d’îles d’un aspect uniforme ; une seconde de retard, le moindre faux coup de barre, occasionneront presque toujours un malheur irréparable, et un échouage dans de pareilles conditions de vitesse et de courant deviendra une catastrophe.

Ces considérations, si l’on admet l’existence d’un chenal praticable à toute époque de l’année, doivent faire préférer la saison sèche pour la navigation du fleuve : des berges plus nettement dessinées, un courant moins fort, des points de repère plus nombreux et plus élevés, les dangers eux-mêmes devenus autant de signaux indicateurs rendront la reconnaissance du chenal plus facile et les échouages moins dangereux.

La question de la navigabilité du fleuve entre Cratieh et les cataractes ne pourra être définitivement résolue qu’après qu’une hydrographie minutieuse aura été faite de cette partie de son cours. Il est à désirer que ce travail soit entrepris le plus tôt possible.

Aux cataractes mêmes s’arrête forcément, à moins de travaux gigantesques, toute navigation continue du Mékong. On peut estimer environ à une vingtaine de mètres la différence de niveau que ces chutes établissent entre le bassin sud et le bassin nord du fleuve. De Khong à Bassac et même jusqu’à l’embouchure du Se Moun, c’est-à-dire pendant un espace de 90 milles environ, le fleuve est facilement navigable. Mais au delà se présentent une série de rapides qui rendent excessivement problématique la possibilité de prolonger la navigation sans une interruption nouvelle.

Le débit du fleuve à Bassac, le 5 décembre, moment où les eaux avaient baissé de 9 mètres et où le courant n’avait plus qu’une vitesse moyenne de 1m,00 par seconde, a été calculé de 9 000 mètres cubes par seconde[1]. Le 20 septembre, jour du niveau maximum atteint par le fleuve, ce débit devait probablement dépasser 30 000 mètres cubes. Il serait intéressant de constater ce débit au moment du niveau le plus bas et du courant le plus faible. En admettant que les eaux aient baissé de 3 mètres encore après notre départ de Bassac, le débit minimum du fleuve en ce point peut être évalué à 2 ou 3 000 mètres cubes par seconde. Il faut remarquer que Bassac est au-dessus du confluent de la rivière d’Attopeu et de celle de Tonly Repou, et que la première de ces deux rivières roule une masse d’eau qui peut être évaluée, au moment de l’inondation, au quart au moins du débit du Cambodge à Stung Treng. De telle sorte que l’on peut estimer à 60 ou à 70 000 mètres cubes la masse d’eau que le Cambodge, à l’époque des hautes eaux, déverse par seconde à Pnom Penh. Les mesures prises par M. Delaporte à Lakon, situé à deux degrés plus au nord que Bassac, font ressortir en ce point, à la fin de la saison sèche, un débit de 1 350 mètres cubes par seconde. (Voy. p. 266-269.)

Comme points de comparaison, on peut citer, à côté de ces chiffres, le débit minimum de l’Iraouady, évalué par M. T. Login à la tête du delta, à 2 130 mètres cubes ; celui du Gange qui, pendant la saison des pluies, est de 167 000 mètres cubes, et enfin celui de la Seine qui débite à Paris 150 mètres cubes par seconde.

Il faudra des observations, suivies pendant plusieurs années, pour arriver à constater les changements moyens de niveau du fleuve d’une saison à l’autre. On reste certainement plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité en l’évaluant à 12 mètres dans la partie de la vallée comprise entre Cratieh et Pnom Penh. Le marnage ne paraît pas différer sensiblement au-dessus ou au-dessous des cataractes de Khon. Les quelques chiffres qui suivent peuvent donner une idée de la marche descendante des eaux du fleuve :

  BASSAC. KHONG. KHON[2]. STUNG-TRENG.
Époque du niveau maximum en 1866. 20 septembre. »» »» »»
Baisse des eaux le 14 octobre 5m,80 »» »» »»
— le 3 novembre 7 ,20 4m,00 0m,60 6m,15
— le 18 novembre 8 ,08 5 ,00 0 ,80 7 ,10
— le 1er décembre 8 ,80 »» »» »»

On voit que la baisse des eaux se prononce moins rapidement dans le bassin inférieur du fleuve, ce qui s’explique par la plus longue durée de la saison des pluies dans cette région. Comme on devait s’y attendre, plus on s’approche des cataractes, plus le marnage diminue. Aux points de chute, il devient insignifiant. Il y a donc entre Bassac et les cataractes 12 mètres de différence de niveau de plus à l’époque des hautes eaux que pendant la saison sèche ; c’est là une des causes qui, au moment de l’inondation, viennent augmenter la vitesse du courant.



  1. La section du fleuve a été prise vis-à-vis le sala de la Commission pour le grand bras et un peu au-dessous de la pointe de l’île Deng pour le petit bras. La vitesse moyenne a été déduite de la vitesse à la surface par la formule de Prony. Peut-être, en raison de la forme de la section, large et peu profonde, aurait-il fallu réduire davantage la vitesse superficielle. Voyez la carte, p. 184-5.
  2. Au sala situé près de la pointe nord de l’île, à trois kilomètres environ en amont de la chute de Salaphe.