E. Dentu, éditeur (p. 139-239).


DEUXIÈME PARTIE

LES RUINES DE BEDJAPOUR













DEUXIÈME PARTIE

LES RUINES DE BEDJAPOUR


Les Européens dans l’extrême Orient. — Quelques pages d’histoire. — Passage des Gaths. — La vallée des Panthères. — Un exploit de Mahadèva, l’éléphant. — Le lac des Hérons roses. — Le collecteur John Drift. — Une chasse au guépard. — Bedjapour. — Les Ruines.


Pendant que nous nous acheminons tranquillement vers les Gaths, à travers de véritables forêts de citronniers, de manguiers sauvages et de teks, le moment me paraît favorable pour satisfaire un désir que quelques lecteurs, qui me suivent depuis mes premiers voyages, ont bien voulu m’exprimer.

« Nous ne connaissons pas, m’ont écrit plusieurs d’entre eux, d’ouvrage qui résume en quelques pages l’histoire des tentatives, des efforts couronnés de succès ou non, faits par les Européens pour s’établir dans les différentes contrées de l’extrême Orient. À chaque pas, vous faites allusion aux dominations portugaise, hollandaise, anglaise ou française ; vous rencontrez des ruines, des champs de bataille qui rappellent leurs luttes, leurs conquêtes, leurs souffrances. Ne pourriez-vous pas nous donner un tableau rapide du rôle joué par ces différents peuples dans les contrées que vous parcourez ?… L’extrême Orient n’est point très-connu dans son ensemble. Bien peu ont les loisirs de pouvoir déchiffrer en quatre ou cinq langues les nombreux ouvrages que chaque peuple d’Europe a consacrés à son action, sur les rives du Gange, de l’Indus, du Brahmapoutre, les côtes du Malabare, de Coromandel, de Birmanie, de Malacca, de Java, Bornéo, Madagascar, Ceylan, etc. En remplissant cette lacune, vous mettriez une foule de vos lecteurs à même de vous suivre avec plus de fruits… »

Telles sont les observations qui, sous des formes diverses, me parviennent depuis quelque temps.

J’ai déjà eu l’occasion de le faire remarquer, je ne voyage ni en géographe, ni en historien, et laisse en général aux ouvrages spéciaux le soin de faire la lumière sur ces points de la science.

Ce qui m’attire, ce que je désire faire connaître, ce sont les mœurs si curieuses, si pittoresques, les habitudes particulières, les coutumes intimes, les croyances mystérieuses, les superstitions, les sciences occultes et les pratiques religieuses des contrées et des peuples que je n’ai pas seulement visités en voyageur, mais que j’ai pu étudier en vivant au milieu d’eux pendant de longues années. C’est à cela que se sont appliqués surtout les premiers voyages que j’ai déjà publiés.

Je sais bien que je ne suis pas souvent d’accord avec les touristes de paquebot qui écrivent sur l’Inde, la Chine, l’Océanie, pour y avoir fait escale pendant six heures ou huit jours, ce qui est tout un, dans les divers ports de la côte… Que voulez-vous, j’y suis resté de longues années, mes fonctions de magistrat m’ont permis de pénétrer le sens symbolique des croyances religieuses, des superstitions, de comprendre les coutumes, les usages des populations au milieu desquelles je vivais, et dont je parlais la langue… Il paraît que ce sont de mauvaises conditions pour bien voir, car messieurs les excursionnistes, qui croient connaître l’Inde pour en avoir contourné les côtes sur le pont d’un navire, ne se gênent pas parfois pour me dauber de leur belle encre.

Et cependant, combien de théories, présentées dans les sociétés de géographie, n’ont souvent d’autre origine que les récits singuliers de ces navigateurs superficiels. Chaque fois que je me trouve en présence d’une de ces explications fantastiques imaginées par un touriste pour donner le sens d’une coutume, d’une cérémonie religieuse qu’il n’a point comprises, cela me remet en mémoire un trait dont je ne me souviens jamais sans gaieté.

J’ai lu à Bénarès, dans une relation de voyage que le rajah Jung-Bahadour fit en France et en Angleterre, en 1851, publiée par un de ses aides de camp, le fait suivant que je traduis du bengali :

« Il existe dans certaines contrées de la France une coutume étrange : lorsqu’un enfant, appartenant à une classe élevée, sort du temple où on l’a conduit à sa naissance, porté par ses parents, tous les enfants des castes les plus infimes se précipitent sur le cortège avec des cris sauvages, et les parents sont obligés de les éloigner en leur lançant des poignées de petites pierres blanches qu’ils portent dans des sacs. »

Lors d’un relais de chevaux de poste, l’aide de camp du rajah aura vu dans quelque village de la Bourgogne passer un baptême : parrain, marraine et assistants jetaient, selon la coutume, des dragées aux enfants, qui s’abattaient sur ces friandises comme une volée d’oiseaux sur des épis mûrs, et cela a suffi pour que l’Indou imaginât là-dessus une histoire indoue.

Toute la relation est de cette force.

Ne rions point, les trois quarts des observations européennes sur l’Inde, la haute Asie, le centre Afrique et l’Océanie ont la même valeur.

Ne parlant point la langue des peuplades qu’il visite, jugeant tout du haut de la supériorité qu’il s’arroge, l’Européen, presque toujours, pour expliquer des faits dont il n’a pas la clef, imagine des histoires européennes.

Pour étudier une civilisation étrangère, si rudimentaire, si primitive qu’elle soit, il faut d’abord se défaire des préjugés de la sienne ; ce n’est qu’après de longues années d’habitation, quand on parle la langue des populations où l’on vit, qu’on commence à les aimer, que notre esprit s’est recouvert d’un large vernis de tolérance cosmopolite, qu’il est possible de bien comprendre leurs coutumes, leurs vieilles traditions civiles et religieuses, et de les décrire d’une plume scientifique qui ne se laisse aller ni à l’enthousiasme, ni au dénigrement de l’ignorance.

Veut-on un exemple, entre cent, des minces matériaux avec lesquels se construit parfois une opinion géographique et ethnographique ?

Un jour… ceci se passait dans un Institut quelconque d’Europe… un membre de la docte société exhibe une poignée d’hameçons en os de poisson et en nacre, ainsi que quelques haches en forts coquillages, qu’un marin de ses amis avait rapportés des îles Sous-le-Vent, groupe d’Huaïné et de Borabara, en Océanie.

S’appuyant sur ces instruments primitifs, notre homme occupa trois séances par la lecture d’un mémoire dont la conclusion fut :

1o Que la colonisation de ces îles devait être des plus récentes, puisque les habitants, n’ayant encore découvert ni le bronze ni le fer, ni aucun autre métal, en étaient réduits à se servir de ces engins primitifs, qui sont la négation de toute existence ancienne ;

2o Que d’après les rapports de similitude existant entre les instruments de pêche des Océaniens de ce groupe et ceux des sauvages de l’Amérique du Sud, on devait conclure à des liens de parenté peu éloignés entre les deux peuples, classés tous deux du reste dans la race jaune ;

3o Que l’Amérique du Sud devait être regardée comme le berceau de la race polynésienne.

Le savant, puisqu’il faut l’appeler par son nom, n’avait certes pas vu tout cela dans la poignée d’os qu’on lui avait rapportée ; mais il avait profité de l’occasion pour rééditer à son compte une des plus manifestes et des plus grossières erreurs de l’ethnographie officielle, celle qui se fabrique dans le silence du cabinet.

Je puis vous affirmer, après plusieurs années d’expérience, que ces engins de pêche des indigènes, trop primitifs de forme et de matière pour certains ethnographes, sont ceux qui donnent les meilleurs résultats, et que nos hameçons civilisés font triste figure en présence de l’hameçon kanaque. Dans ces mers profondes et claires, l’appareil de pêche nacré est celui qui éveille le moins l’attention du poisson, dont les yeux sont habitués à cette nuance par les écailles de ses congénères et les coquilles des mollusques. Loin d’être le signe d’une infériorité, il le serait plutôt d’un progrès.

L’homme invente suivant les difficultés qu’il rencontre pour subvenir à ses besoins, et les dangers qu’il lui faut repousser. De toutes les différentes branches des races humaines, le rameau polynésien est, sans contredit, celui qui a le moins senti la nécessité d’inventer. L’artocarpe, ou arbre à pain, lui donne sans culture un pain naturel qui, cuit sous la cendre, est des plus savoureux. Les marais regorgent d’ignames et de taro, énormes racines pesant jusqu’à 10 à 12 kilogrammes, et qui renferment un aliment aussi succulent que la pomme de terre.

D’innombrables cocotiers lui fournissent à profusion leur eau parfumée et leurs fruits ; les forêts sont remplies de ces petits porcs océaniens, dont la chair délicate et ferme ferait les délices des meilleures tables d’Europe.

La mer est tellement poissonneuse entre les récifs qui entourent les îles, qu’un seul coup de filet amène de la nourriture pour plusieurs jours et pour toute une famille.

Donc le Polynésien peut se servir d’instruments réputés primitifs pour les bien rares travaux auxquels il se livre, sans qu’il reçoive de cela une place inférieure dans la famille humaine, ou qu’on puisse en induire une colonisation récente des îles qu’il habite.

Vivant sous le plus tempéré et le plus égal des climats du globe, n’éprouvant ni le besoin de se vêtir, ni celui d’habiter d’autre maison qu’une case de feuillage, se procurant sa nourriture sans efforts, n’ayant à lutter avec aucun animal venimeux ou féroce, il n’a rien inventé, je le répète, parce qu’il n’avait besoin de rien.

Il y a environ une soixantaine d’années que les Européens ont commencé à s’établir par là ; eh bien, malgré ce laps de temps déjà considérable, je n’ai pas trouvé, à part ceux engagés sur des navires, deux indigènes faisant usage de couteaux, et ce n’est pas faute cependant qu’on leur en ait donné.

Ceux qui construisent les pirogues sont les seuls qui aient voulu quelque chose de notre civilisation. Ils nous ont pris la hache et la scie pour lesquelles ils ont marqué de suite une profonde admiration. Mais je dois me hâter d’ajouter que les pirogues creusées à la hache dans les troncs d’arbres ont cinq fois moins de valeur et de durée que celles qui sont creusées par le feu.

À côté de cette enfance industrielle et artistique, on rencontre chez ces populations, — fait que n’ont pu observer les touristes ou navigateurs qui ignorent leur langue, — un extraordinaire développement intellectuel.

Vives, spirituelles, aimant la plaisanterie, promptes à la riposte, d’une grande imagination poétique, douées d’un sentiment musical exquis qui les porte à s’assembler et à chanter en chœur des airs pleins de mélodie qu’elles composent elles-mêmes, je les place fort au-dessus des populations les plus avancées de France ou d’Angleterre, je ne parle pas de la brute germanique.

J’ai habité pendant plusieurs années cette partie de la Polynésie qui comprend le groupe des îles de la Société dont Taïti est la capitale, le groupe des îles Sous-le-Vent, Borabara, les deux Huaïné, Raïatéa et les groupes des Pomoutou et des Gambiers, et je dois déclarer que je n’ai pas rencontré un seul individu qui ne sût lire, écrire et compter convenablement.

Je puis affirmer aussi qu’il y a peu de peuples sur lesquels les préjugés sociaux et la superstition religieuse aient si peu de prise.

Si d’aventure à ce sujet vous consentez à descendre avec eux sur le terrain de la plaisanterie, vous êtes étonné du rare bon sens qui se cache sous les lazzis dont ils criblent certaines de nos coutumes européennes.

Pendant deux ans, j’ai fait une fois par mois le voyage de Taïti à l’île de Mooréa. Je partais en pirogue avec cinq rameurs indigènes, dont l’un tenait la barre et veillait au balancier, nous n’arrivions que le lendemain matin. Je m’asseyais d’ordinaire à côté du barreur, et je le faisais causer. Chaque fois ces conversations me plongeaient dans des rêveries sans fin… et j’arrivais à me demander si nos civilisations, toutes plaquées de lois et de coutumes singulières, d’égoïsme satisfait et d’appétits à satisfaire, de faux respects et de vertus hypocrites, étaient un progrès ou une décadence…

Depuis, je me suis toujours défié des sociologues qui régentent l’humanité comme on professe la gymnastique, et qui donnent à l’homme l’habitude, la conscience du bien et du devoir comme on lui apprend à faire du trapèze ou du tremplin…

Ainsi l’opinion de la science officielle sur les Polynésiens est fausse de tout point pour quiconque a vécu dans ces contrées.

Non-seulement l’Océanie polynésienne n’est pas de colonisation récente, mais encore on peut assigner aux peuplés qui l’habitent l’antiquité la plus reculée. Ils n’ont découvert ni le bronze, ni le fer, d’abord parce que leurs besoins ne les y ont point conduits, ensuite parce que ces métaux, qu’on rencontrera peut-être plus tard à de certaines profondeurs, n’affleurent pas le sol de ces îles…

Nous voilà loin de la question historique soulevée plus haut, mais j’ai tenu à spécifier une fois de plus que le but de mes voyages a toujours été l’étude intime de la civilisation, sous toutes ses faces, des peuples que je visitais… Cela dit, le lecteur comprendra les raisons qui, jusqu’ici, m’ont porté à ne toucher que fort incidemment aux questions de géographie et d’histoire.

Je vais déférer maintenant au désir qui m’a été exprimé, et donner le plus rapidement possible un résumé géographique et historique des contrées de l’extrême Orient, que j’ai parcourues pendant de longues années ; aussi bien l’idée qu’on m’a suggérée ne sera-t-elle pas sans jeter une certaine lumière et un certain intérêt sur les différents volumes de voyages qui vont avoir ces contrées pour objet… Et du reste, dans ce vieil Orient, l’histoire est toujours d’un intérêt si supérieur que je n’aurai certainement pas à regretter d’en avoir esquissé les principaux traits.

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Ce n’est guère qu’après le démembrement de l’empire de Delhi, fondé par les Mogols, démembrement arrivé vers la fin du XVIIIe siècle, que l’Inde entière a été bien connue.

Des guerres nombreuses soutenues par les Européens, soit entre eux, soit avec les indigènes, des études savantes, des relations commerciales sont venues compléter les connaissances assez confuses qu’on avait eues jusqu’alors sur cette antique contrée.

Du cap Comorin, situé par le septième degré cinquante-six minutes sud, l’Indoustan se prolonge au nord jusqu’aux montagnes du Thibet, par le trente-cinquième degré de latitude septentrionale.

En longitude, son étendue prise dans sa plus grande largeur commence au soixante-septième degré du méridien de Paris et finit au quatre-vingt-dixième degré à l’est du même méridien, ce qui donne en longueur environ sept cents lieues, et la largeur près de cinq cent cinquante.

L’Indeo-ko, suite prolongée du Taurus, forme aujourd’hui la frontière de l’Indoustan au nord et le sépare du petit Thibet.

À l’est, ses limites naturelles sont le Gange et le Brahmapoutre.

À l’ouest, l’Indus et le Candahar, et d’immenses forêts.

Au sud, au sud-est et au sud-ouest, les bornes de l’Indoustan sont l’océan Indien qui l’environne pour ainsi dire tout entier.

Cet immense pays, qui ne tient que par un côté à l’Asie, est souvent considéré comme une presqu’île.

C’est au cap Comorin que la chaîne des Gaths prend naissance ; leur direction géographique est du sud au nord, et leur hauteur moyenne est de deux mille cinq cents à trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer.

Ces montagnes, célèbres par leur étendue et leur élévation, sont couvertes d’une végétation luxuriante, d’où émergent des arbres gigantesques ; elles forment une barrière immense et impénétrable qui arrête les vents et les tempêtes, sépare les saisons et produit le phénomène des moussons et des pluies périodiques.

Vers le onzième degré de latitude, les Gaths se divisent en deux branches, l’une au couchant, l’autre au levant, mais toutes deux inégales en longueur, en élévation et en profondeur.

Les intervalles de leurs chaînes secondaires forment des vallées couvertes de bois précieux, de riches moissons, et produisent du riz, du millet et du sorgho de différentes espèces. On y fait jusqu’à cinq récoltes en deux ans.

La branche occidentale recèle d’énormes quantités d’éléphants, de tigres, d’ours, d’élans, de buffles sauvages, d’antilopes, de cerfs, de chacals, de panthères, de jaguars et de renards d’une taille extraordinaire. Le gibier de toutes espèces y pullule littéralement.

C’est cette branche dangereuse des Gaths que nous allions bientôt traverser pour nous rendre à Bedjapour.

La côte qui protège cette immense chaîne de montagnes se nomme côte malabare. C’est sur cette côte, un peu au-dessus du pays Kanara, que se trouve la fameuse vallée de Palicatchery.

Vers cette passe, les Gaths présentent une interruption d’environ cinq lieues dans toute leur chaîne.

C’est par cette large coupure, occupée en grande partie par des forêts impénétrables, que les nuages qui produisent les pluies périodiques pénètrent alternativement sur l’une des deux côtes de Malabar et de Coromandel.

La côte malabare s’étend du cap Comorin jusqu’à Surate sur une longueur de trois cent cinquante lieues.

Rien ne saurait dépeindre la magnificence et le pittoresque des points de vue qu’offre ce rivage garni de forêts de cocotiers dans toutes ses sinuosités.

Dans toutes les vallées de la chaîne des Gaths qui règnent sur cette côte, on cultive les épiceries les plus estimées, telles que le poivre, la cannelle, le gingembre, le cardamome, au milieu des orangers, des citronniers et des bois de sandal.

Une infinité de ruisseaux arrosent cette terre si fertile, et de distance en distance de grandes rivières qui descendent des Gaths entretiennent une fraîcheur nécessaire à la végétation, sous un climat aussi ardent.

La côte est de l’Inde prend le nom de côte de Coromandel jusqu’au-dessus de Madras, et de ce point au golfe du Bengale, le nom de côte d’Orixa.

Parmi les fleuves nombreux qui arrosent l’Inde, trois sont remarquables entre tous : l’Indus, le Gange et le Brahmapoutre.

L’Indus se compose de plusieurs sources qui sortent des montagnes de la Tartarie, de la Perse et de l’Indoustan ; il reçoit dans son cours plus de quatre cents rivières, et parcourt jusqu’à son embouchure une distance de plus de six cents lieues.

Comme le Gange et le Nil, il forme un immense delta avant de se jeter dans la mer ; ses inondations périodiques remplacent les pluies, qui sont extrêmement rares dans cette partie de l’Inde.

C’est un des sept fleuves sacrés de la mythologie indoue, et tout indigène qui le traverse est considéré comme ayant quitté la terre des ancêtres ; il n’a plus ni famille, ni caste, ni patrie.

Le Gange, que les Indous regardent comme une divinité tutélaire, prend sa source dans les montagnes du Thibet et fait son entrée dans les riches contrées de l’Inde, en s’élançant d’une énorme caverne du mont Immaüs, qui figure, dit-on, la tête d’une vache.

Il s’avance alors majestueusement au milieu des vastes plaines du Bengale et se jette dans l’Océan par une foule de bras formant un delta de plus de soixante lieues de largeur.

C’est sur un de ces bras, qui reçoit le nom d’Hougly, que les Anglais ont bâti Calcutta et les Français Chandernagor. L’immense plaine du Bengale, qui s’étend sur un développement de plus de cinq cents lieues, est la plus admirable qui soit au monde par sa richesse et ses paysages variés.

Le Brahmapoutre, dont le nom signifie en sanscrit — Enfant de Brahma — limite l’Inde vers l’est ; il prend sa source dans les mêmes montagnes que le Gange, mais sur le versant opposé, dans le pays de Serinagar.

Émule du Gange par la largeur et la profondeur de son lit, il se confond avec lui à douze lieues de la mer et perd son nom. La jonction de ces deux fleuves produit le plus vaste et le plus imposant courant d’eau qui soit dans le monde. Il ressemble à une mer et a l’apparence d’un golfe parsemé d’îles.

La province de Karnatic occupe la côte de Coromandel presque dans toute sa longueur. Madras et Pondichéry en sont les principales villes ; elles furent longtemps les deux entrepôts du commerce de l’Angleterre et de la France, au-dessous se trouvent Négapatam et Tranquebar, anciens comptoirs hollandais, et Domois, qui appartiennent aujourd’hui à l’Angleterre.

Sur la côte occidentale, qui prend le nom de côte malabare, sont situées les deux îles de Goa et de Bombay, sur lesquelles les Portugais ont bâti la capitale de leurs établissements, bien minces aujourd’hui, et les Anglais le chef-lieu de la présidence du gouvernement de Bombay.

On y rencontre en outre plusieurs villes qui ont joui d’une certaine célébrité, telles que Cochin, Mahé, seule possession française de cette côte, Tellichéry, Calicut, Mangalore.

Les vastes plaines qui forment le territoire de l’Indoustan affectent trois états différents. Le premier comprend des plaines d’une admirable fertilité, produisant toutes espèces de cultures, mariant les légumes et les fruits délicieux de l’Asie aux légumes et aux fruits de l’Europe ; elles sont entrecoupées de distance en distance par des chaînes de montagnes secondaires, couvertes des essences les plus rares, telles que celles du teck, du sandal, du bois de rose, de palissandre, de rith et du campêche.

Le second comprend les plaines couvertes d’immenses marécages où tous les animaux aquatiques semblent s’être donné rendez-vous, et le troisième, celles qui, couvertes d’arbustes, de plantes grimpantes et de lianes enchevêtrées, offrent aux fauves un asile impénétrable, et sont connues sous le nom de jungles. Les provinces et royaumes principaux de l’Inde sont : le Cachmir, — le Pundjab, — le Kanawer, — le Gourval, — l’Agra, — l’Aoude, — le Népaul, — le Boutan, — l’Assam, — le Tipperah, — le Bengale, — le Ghoudwana, — l’Orixa, — le pays des Circars, — le Karnatic, — le Behar, — le Beder, — le Nizam, — le Tandjaour, — le Bedjapour, — le Malabar, — le Kanara, — l’Arungabad, — le Komdeich, — le Boudeleand, — le Malva, — le Goudjerate, — le Guicoovar, — le Meiwar, — le Mhairwara, — le Marvar et le Scinde.

La température dans l’Inde varie selon la différence de latitude et selon le plus ou moins d’élévation du sol. Les saisons y sont surtout caractérisées par les grandes pluies ou les chaleurs excessives.

Dans le Bengale, la saison de la sécheresse commence en mars et dure jusqu’à la fin de mai ; la saison des pluies commence en juin et finit en septembre. L’été commence en juin sur la côte de Coromandel et en octobre sur la côte malabare, en sorte qu’à des distances très-rapprochées et à des latitudes presque égales, la nature offre le phénomène de deux saisons diverses. Tandis que les pluies tombent périodiquement sur la côte de Malabar, le temps sec règne sur celle de Coromandel.

En outre de ses produits agricoles, cette admirable contrée offre de véritables merveilles à l’industrie humaine. Je ne fais qu’indiquer les châles cachemires, les toiles, tissus or et argent, les mousselines de Dacca, si fines qu’une pièce peut passer dans l’ouverture d’une bague.

C’est dans l’Inde également que se trouvent les plus beaux diamants ; aux mines de Bedjapour et de Golconde, que nous allons bientôt visiter.

Telle est, en quelques mots, la géographie de cette immense et fertile contrée, à laquelle, à toutes les époques, l’Europe fut obligée de demander ses marchandises les plus rares et les plus précieuses, et qui gémit aujourd’hui sous l’odieuse tyrannie des marchands anglais.

Le commerce de l’Inde a enrichi toutes les nations qui s’y sont livrées d’une manière exclusive.

Les Arabes, si voisins du golfe Persique, furent les premiers qui transportèrent leurs marchandises indoues. Ils les livraient aux Grecs qui en ignoraient la provenance, et ces derniers les répandaient dans le monde entier.

Plus tard, Alexandre bâtit Alexandrie pour en faire l’entrepôt des marchandises de l’Orient. Sous le règne de celui de ses lieutenants qui eut l’Égypte en partage, Ptolémée, le commerce de l’Inde par Alexandrie prit un accroissement extraordinaire. On établit sur la mer Rouge le port de Bérénice, qui fut agrandi sous ses successeurs ; d’énormes magasins y furent construits, on creusa un canal qui, partant d’un des bras du Nil, allait se décharger dans le golfe Arabique, et pour ajouter à la voie de mer une autre voie que pussent suivre les caravanes, on construisit à travers toute l’Arabie jusqu’au golfe Persique, des caravansérails et des citernes où les marchands pouvaient se reposer et renouveler leur provision d’eau.

Toutes les nations commerçantes et maritimes se rendaient dans les ports de l’Égypte pour acheter les produits de l’Inde.

Les guerres des Sarrasins firent ensuite passer la plus grande partie de ce commerce à Constantinople, qui devint le marché général des produits de l’extrême Orient, que les Grecs et les Italiens exploitèrent tour à tour.

Pendant la période de splendeur de la puissance ottomane, les Vénitiens employèrent tous leurs efforts à ouvrir de nouveau la route de l’Égypte ; Pise, Gênes, Florence se joignirent à eux pour partager leurs profits.

Ce fut l’époque où Venise atteignit à l’apogée de sa grandeur ; sa marine, la plus puissante de l’Europe, pouvait lutter avec celle des Turcs, et protégeait admirablement son commerce ; elle avait des manufactures de soie, d’or et d’argent, elle construisait des vaisseaux pour le monde entier ; son orfèvrerie était unique, et tous ces avantages, qui lui donnèrent un moment le premier rang en Europe, elle les dut aux profits considérables qu’elle retirait des marchandises de l’Inde.

Comprenant les causes de cette prospérité inouïe, les autres nations ne tardèrent pas à descendre dans l’arène, et pendant plusieurs siècles, Portugais, Hollandais, Français et Anglais vont se disputer le monopole de ce commerce de l’extrême Orient qui, tour à tour, donnera à ceux qui s’en empareront le premier rang financier et commercial en Europe.

Les Indous eux-mêmes venaient faire directement le commerce avec l’Europe par trois routes qui sont intéressantes à tracer.

Du Bengale et du Mazulipatam ils allaient à Delhi ; de là, se dirigeant vers l’ouest à Caboul et Candahar, ils gagnaient, par le Korassan et le nord de la Perse, le sud de la mer Caspienne, puis l’Arménie, d’où ils se rendaient à la mer Noire, et se distribuaient dans quelques-unes des échelles du Levant, et même jusqu’à Constantinople, où les Vénitiens, les Pisans, les Génois, prenaient leurs marchandises.

Les caravanes de la côte malabare, parties de Goa, traversaient les Gaths avec d’immenses convois de bœufs, gagnaient Candahar par Arconbad et Totta, et là se réunissaient à celles du Bengale. Le voyage, aller et retour, qui, par cette voie, se faisait tout entier par terre, durait trois ans.

Par la seconde route, les gens du Bengale et des côtes de Coromandel et de Malabar se rendaient par mer à Surate ; de ce port, le grand entrepôt de l’Inde, ils se dirigeaient sur Bassora au face du golfe Persique, chargeaient alors leurs marchandises sur le Tigre et arrivaient à Bagdad ; de là ils se rendaient à dos de chameau jusqu’à Alep, où ils rencontraient les marchands italiens, qui recevaient leurs marchandises pour les répandre en Europe.

Par ce chemin, l’aller et le retour, moitié par terre, moitié par eau, duraient deux ans.

La troisième voie partait également de Surate ; les marchands indous, réunis dans cette dernière ville, faisaient voile pour la mer Rouge, et abordaient à l’isthme de Suez. Là, ils avaient le choix entre deux routes pour gagner les stations de commerce avec l’Europe ; la plus longue, par le grand désert jusqu’à Alep, exigeait quarante jours de marche, et la plus courte, de Suez au Caire, par le désert de Suez, s’accomplissait en dix jours de marche. Cette dernière était des plus dangereuses, à cause des pillards arabes et africains, qui s’emparaient de toutes les caravanes qui n’avaient pas par avance payé un énorme tribut.

Par cette troisième route, le trajet, aller et retour, ne durait qu’un an, mais la crainte des Arabes était telle qu’elle était de beaucoup la moins fréquentée.

Pendant longtemps, l’Europe reçut ces marchandises précieuses sans s’inquiéter de leur centre de production ; les croisades commencèrent à entr’ouvrir les portes de l’Orient, puis, peu à peu, l’émulation à chercher un passage direct pour les Indes et par mer, fit découvrir les côtes de l’Afrique, le cap de Bonne-Espérance, les côtes de l’Inde, et enfin le nouveau monde.

Nous voilà, par une transition naturelle, arrivés à l’histoire du rôle des Européens dans l’Inde ; je vais tâcher, toute proportion gardée, d’être aussi bref dans cette notice que dans celle que je viens de consacrer à la géographie.

Ce fut le Portugal qui, le premier, entra en ligne.

Les Maures étaient chassés du royaume ; Henry, fils de Jean Ier, qui avait assisté aux dernières expéditions de son père, qui avait poursuivi ses ennemis jusqu’en Afrique, en rapporta un goût si vif pour les voyages et les découvertes, qu’il consacra le reste de sa vie à cette ambition.

Pendant son séjour en Afrique il avait consulté plusieurs Maures de Fez et du Maroc sur les Arabes qui bordent le désert et sur les peuples qui habitent les côtes. Il cultivait les sciences et était assez savant mathématicien pour introduire de nombreux perfectionnements dans l’art de la navigation, encore si peu avancé à cette époque.

Son génie tout spécial avait perfectionné l’astrolabe, et il fut le premier qui comprit l’utilité qu’on pouvait retirer de la boussole pour les voyages au long cours.

Ce prince intelligent avait fixé sa résidence à la pointe de Sagrès, au sud du cap Saint-Vincent, et de là ses pensées et ses regards se tournaient continuellement vers la mer. Ce fut lui qui fonda en Portugal la première école de navigation qui ait fonctionné en Europe.

Deux vaisseaux équipés par ce prince découvrirent d’abord le cap Bojador, mais n’osèrent pas le franchir. À la suite de ce premier voyage, Gonzalès Zarco découvrit Madère.

L’île Santa-Maria, le cap Blanc, les îles Arguins, de las Garzas, de Nar de Tider, le Sénégal, le cap Vert, les Canaries, les Açores, la côte de Sierra de Léone, Fernando-Po, les îles Saint-Thomas, du Prince, d’Anobon, toute la côte de Guinée, du Congo, d’Angola et de Benguela, et enfin le cap des Tempêtes, auquel Jean II donna le nom de cap de Bonne-Espérance, furent successivement découverts.

Ce fut sous Emmanuel, successeur de Jean II, que fut doublé pour la première fois ce fameux cap des Tempêtes. Ce prince, parmi tous les officiers de sa marine, jeta les yeux sur Vasco de Gama pour diriger une nouvelle expédition à la recherche si ambitionnée de cette route des Indes.

C’était un homme d’une habileté éprouvée, d’une force d’âme et d’une persévérance inébranlables ; profondément patriote, il ne considéra dans cette entreprise périlleuse que les avantages et la gloire qui devaient en revenir à la nation. Les rapports effrayants qui avaient précédé Gama dans ces parages avaient frappé tous les esprits ; malgré cela, il jura de ne pas revenir sans avoir doublé ce cap terrible et mystérieux, et son courage fut regardé par les uns comme de la folie, et par les autres comme une audace surhumaine.

Toute l’Europe avait les yeux tournés vers le petit coin du globe d’où allait partir une aussi aventureuse expédition. Enfin, l’escadre, composée de trois vaisseaux et d’une grande barque, c’est ainsi qu’à cette époque on nommait les goélettes, portant en tout cent soixante hommes, mit à la voile et quitta le port de Belem, le 8 juillet 1497, au milieu d’une affluence considérable de gens de toutes les nations.

Trois mois après, Vasco de Gama tenait sa parole et doublait le cap des Tempêtes, et remontait le long de la côte est de l’Afrique ; peu après, il atteignait Mozambique, port fréquenté par une foule de marchands de l’Afrique, de la mer Rouge, de l’Arabie et de l’Inde, qui venaient y faire le commerce des épices, des pierres précieuses, des perles, des soieries et autres produits d’une grande valeur. D’abord bien reçu, l’amiral se vit bientôt susciter une foule de difficultés à l’instigation des Maures, qui, en possession d’une partie du commerce de la contrée, devinèrent des concurrents dans les nouveaux venus. Vasco de Gama continua son voyage et arriva à Malinda après s’être, par vengeance, emparé d’un vaisseau maure chargé d’or et d’argent. Il fut très-bien reçu du sultan qui régnait dans cette ville, et fit avec lui un traité d’alliance. Le prince lui donna un pilote indou très-habile qui, en vingt-cinq jours, le conduisit à Calicut.

La première flotte européenne venait de toucher à la côte de l’Inde.

Le royaume de Calicut était alors le plus important de la côte malabare ; les États de Cananor, de Granganor, Cochin-Perka, Koulan et Travencor, en étaient tributaires. La ville de Calicut était l’entrepôt et le marché le plus renommé de la contrée.

Comme à Mozambique, les Portugais reçurent tout d’abord l’accueil le plus empressé, mais ils eurent affaire encore aux mêmes ennemis, les Maures, qui craignaient de se voir enlever le monopole du commerce avec cette partie de l’Inde dont ils jouissaient sans conteste.

Ces derniers s’empressèrent donc de peindre, aux yeux du nabab de Calicut, les Portugais comme des pirates déguisés, dont le chef, sous le nom d’ambassadeur, ne cherchait que des occasions de pillage, et ils citaient en exemple le navire enlevé par eux sur la côte de Malinda.

Ce fait, qui était parvenu à la connaissance des Malabares, leur fit redouter un traitement pareil, et ils prêtèrent l’oreille aux suggestions des Maures. Mais ce qui plus que tout cela diminua dans une grande proportion le crédit de Gama à la cour de Calicut, fut la pauvreté des présents qu’il offrit au nabab.

Habitués à commercer avec les noirs de la côte ouest de l’Afrique, les Portugais n’avaient emporté avec eux, comme marchandises d’échange, que quelques couvertures et des verroteries sans valeur. Aussi ce que Gama offrit au prince excita-t-il la risée universelle.

L’amiral portugais fut même, à la suite de cette aventure, retenu prisonnier pendant quelque temps dans la maison où il était logé à terre.

Rendu à la liberté, il parvint à échanger ses marchandises sur la côte, et à se charger d’épices et de marchandises précieuses. Il reprit alors le chemin de l’Europe, et toucha à Malinda pour y prendre un ambassadeur que le roi avait promis d’envoyer en Portugal. Après avoir surmonté une foule de dangers causés par les calmes, les tempêtes, les maladies, il doubla de nouveau le cap de Bonne-Espérance et mouillait à Belem, le 20 mars 1499, après plus de deux ans d’absence.

Son arrivée à Lisbonne fut un triomphe. Le roi se flattait d’étendre sa domination sur les contrées les plus riches et les plus commerçantes du globe, les marchands voyaient s’ouvrir pour eux une source inépuisable de profits. Il n’est pas jusqu’aux moines qui n’entrevissent avec bonheur de nouvelles contrées plus belles encore que les autres à exploiter, sous prétexte de propager leurs croyances. Vasco de Gama fut donc traité en héros par tout le monde.

Une nouvelle expédition fut immédiatement résolue, mais pour donner à Gama le temps de se reposer, le commandement en fut donné à Pedro Alvarès Cabral. La flotte comptait douze cents hommes, et une vingtaine de religieux de Saint-François et de prêtres.

C’est dans ce voyage que les Portugais inaugurèrent cette stupide politique coloniale qui ne leur permit de rien fonder de durable, et qui fait que l’histoire impartiale ne peut, malgré leurs efforts et leurs découvertes, les considérer que comme des pirates doublés de sectaires.

En effet, les ordres de l’amiral portaient de commencer par la prédication de l’Évangile, et s’il trouvait les cœurs mal disposés, de les contraindre par la force.

La question commerciale, la seule dont aurait dû s’occuper l’expédition, était rejetée au second plan.

Jetée au large par une tempête, la flotte toucha sur une terre inconnue où elle séjourna quelques jours. Alvarès Cabral ne se doutait pas qu’il venait de découvrir la terre, qui, plus tard, recevrait le nom de Brésil.

Quand il arriva en face de Calicut, sa flotte était diminuée de quatre navires qu’il avait perdus par le mauvais temps. En passant il avait renouvelé l’alliance du Portugal avec le souverain de Malinda.

Une tactique identique à celle employée avec Vasco de Gama fut suivie avec Alvarès : réception empressée d’abord, mauvais traitements ensuite. Moins prudent que son prédécesseur, Cabral vit massacrer une partie des siens, et le facteur portugais Corria, qu’il avait mis à la tête du comptoir qu’il avait fondé à Calicut.

Il en tira une éclatante vengeance en anéantissant toute la flotte du nabab, composée de quatre-vingts barques armées en guerre, et après ce fait d’armes, qui donna une haute idée de la force des Européens et de la supériorité de leurs engins de guerre, il reprit la route de Lisbonne.

Au lieu d’employer la conciliation et l’habileté pour détrôner les Maures sur la côte de Malabar, le roi de Portugal fut persuadé par les rapports de Cabral qu’il était nécessaire d’employer la force des armes, si l’on voulait entretenir des relations solides et avantageuses avec les Indes. Mettant d’ailleurs sa gloire à soutenir une entreprise dans laquelle l’intérêt de sa nation et de sa religion se trouvait également compromis, il donna l’ordre d’équiper une flotte capable de porter sur les rivages de l’Inde la terreur du nom portugais. Vingt vaisseaux divisés en trois escadres furent mis sous les ordres de Vasco de Gama, qui reçut le titre d’amiral des mers d’Orient.

Sur toute leur route, les Portugais se conduisirent en véritables pirates, l’intérêt de leur commerce n’était point suffisant au point de vue de la morale absolue pour les autoriser à ruiner par la force celui des autres. Les villes de Mozambique et de Quiloa n’échappèrent au pillage qu’en se rachetant à prix d’or, et sur sa route Gama s’empara de tous les vaisseaux qu’il put rencontrer, passant au fil de l’épée ou livrant aux flammes leurs équipages.

Arrivée à Calicut, la flotte portugaise brûla la ville pour venger la mort du facteur Corria, et tous les Malabares qui se laissèrent prendre furent immédiatement pendus.

À partir de ce moment, toute l’histoire des Portugais dans l’Inde peut se résumer en deux mots : pillage et assassinat.

À Vasco de Gama, retourné en Portugal, succèdent les deux Albuquerque. À leur arrivée ils assiégent et brûlent la ville de Repeline, où plus de six mille personnes, hommes, femmes et enfants, trouvent la mort. Le commandement de la station échoit ensuite à Edouard Pacheco et à Lope de Suarès, qui, à l’exemple de leurs prédécesseurs, ne marchent que le fer et le feu à la main.

Tous ces condottières, dont le Portugal a élevé si haut la réputation que de bons et naïfs historiens s’y sont laissé prendre jusqu’à leur donner du héros, s’inquiétaient bien moins de fonder des établissements durables et de s’enrichir par le commerce, que de demander à la violence des gains plus rapides et plus importants.

Les Albuquerque et les d’Alméida ne sont arrivés à plus de renommée que les autres chevaliers d’aventures, que parce que leurs expéditions, leurs vols et leurs massacres furent plus importants que ceux des autres.

Quoi ! me dira-t-on, traiter ainsi les héros lusitaniens ?

Dans ces quelques pages, destinées surtout à caractériser le rôle joué dans l’Inde par les différentes nations de l’Europe, je dois m’arrêter dans le détail de leurs faits et gestes, dès que la question se trouve suffisamment élucidée ; cependant, pour bien montrer que je n’exagère en rien la conduite de ces audacieux chefs de bandes, que le prisme historique à travers lequel nous les voyons a beaucoup trop grandis jusqu’à ce jour, je vais donner, d’après les écrivains portugais eux-mêmes, le récit des exploits de celui qu’on a appelé le grand Albuquerque devant Ormuz, puis je laisserai à chacun le soin d’accepter ou de blâmer mes appréciations.

Albuquerque, avec une flotte de sept vaisseaux, montés par six cent soixante hommes, alla croiser sur la côte d’Arabie, commença par ravager les côtes et piller les villes dépendantes d’Ormuz ; son intention, en commettant tous ces brigandages, était d’inspirer de la terreur à une puissance qu’il ne se croyait pas en état de réduire par la force.

Alors qu’il eut atteint le but qu’il se proposait, il forma le projet de s’emparer de la capitale de ce royaume, défendue par trente mille hommes et quatre cents barques de guerre.

Ormuz était depuis longtemps une dépendance de la couronne de Perse dont ses rois étaient tributaires. Située à l’entrée du golfe Persique, elle était le centre, l’entrepôt d’une grande partie du commerce de l’Inde avec l’Arabie et l’Europe.

Aux époques de l’année où les trafiquants étrangers se rendaient à Ormuz, cette ville offrait le tableau le plus varié de la richesse et de la magnificence ; le pavé des rues était couvert de nattes et en quelques endroits de tapis ; des toiles, tendues d’une maison à l’autre, interceptaient les brûlantes ardeurs du soleil des tropiques. Toutes les demeures étaient ornées de vases de porcelaine de la Chine et du Japon, et d’énormes vaisseaux en bronze doré des Indes contenant des arbustes en fleur et des plantes aromatiques. Des chameaux chargés d’eau fraîche stationnaient à tous les coins de rue et sur les places publiques. Là se trouvaient en abondance les vins de Perse, les parfums et les mets les plus exquis, enfin toutes les jouissances que peuvent procurer la richesse et un luxe ingénieux alimentés par un immense commerce.

Albuquerque, qui connaissait parfaitement de quelle importance serait pour les Portugais la possession de cette place qui les rendrait maîtres de la navigation du golfe Persique, se présenta devant le port et alla jeter l’ancre au milieu des plus gros vaisseaux d’Ormuz, en faisant une décharge de toute son artillerie ; il envoya ensuite un parlementaire au commandant de la place. Ce dernier, effrayé d’abord, consentit à entrer en pourparlers avec Albuquerque qui lui déclara qu’il avait ordre du roi, son maître, de prendre le souverain d’Ormuz sous sa protection et de lui permettre de faire le commerce dans ces mers, à condition qu’il payerait au roi de Portugal un tribut égal à celui qui lui était imposé par la Perse, que si, d’aventure, il refusait d’accéder à ces propositions, il devait s’attendre à ce que tous ses navires marchands fussent saisis en mer par les Portugais, et en outre à toutes les extrémités d’une guerre sans merci.

Une déclaration aussi audacieuse fut repoussée, et une flotte, composée de vaisseaux ormuziens, arabes et persans, vint attaquer les Portugais. On combattit avec la dernière fureur, la mer était teinte de sang et le rivage éclairé par la lueur de trente navires embrasés. L’épouvante et la consternation étaient au comble dans la ville. Malgré leur infériorité numérique, les Européens furent victorieux grâce à leur artillerie et à leurs armes perfectionnées.

Les Ormuziens se soumirent à payer un tribut annuel considérable et concédèrent à leurs ennemis un terrain qui dominait la ville et le port, pour y bâtir une citadelle.

En partant de là, Albuquerque s’en fut ruiner Mascate par les mêmes moyens.

Supposez que la Chine soit assez forte, assez puissante, pour envoyer des pirates brûler Marseille, Bordeaux, Londres, Amsterdam et piller toutes les marchandises renfermées dans ces immenses entrepôts, et vous aurez une idée exacte de la nature des exploits des héros lusitaniens.

Après s’être ainsi fait connaître sur toute la côte par la terreur, les Portugais songèrent à s’établir d’une façon définitive sur un point quelconque où ils pussent posséder un port, des arsenaux, tous les moyens enfin de centraliser leurs efforts et de protéger efficacement leurs brigandages. Albuquerque s’empara de Goa, par des moyens aussi honnêtes que ceux que nous lui avons déjà vu employer plus haut, et déclara cette ville capitale des établissements portugais dans l’Inde.

Calicut, ainsi que je l’ai dit, était la ville la plus importante de la côte malabare ; par le plus odieux de tous les raffinements, les Portugais, après l’avoir pillée, la laissaient, tranquille pendant quatre ou cinq ans, se remettre de ses désastres, puis, lorsque son port était garni de navires, que les marchandises affluaient revenues en quantités considérables, une flotte se présentait de nouveau devant la malheureuse ville et quelques heures après elle était la proie des bandits réguliers qui venaient la piller périodiquement. En moins de trente ans, elle fut prise et saccagée dix fois par les Portugais.

Albuquerque nommait Calicut « son grenier d’abondance. »

Après avoir, par la prise de Goa, assis sa domination d’une façon sérieuse, Albuquerque tourna ses regards du côté de l’île de Ceylan, contrée splendide dont son prédécesseur, Alméida, avait déjà pris possession au nom du Portugal.

La position de Ceylan était admirable et devait tenter tout peuple à qui viendrait l’ambition de dominer exclusivement dans ces mers. Placée au centre de l’Orient, des escadres nombreuses, parties des ports de cette île, pouvaient faire respecter le nom de leurs maîtres dans toute l’Asie, et rien n’était plus facile, à des vaisseaux croisant dans ces parages, que d’en interdire la navigation aux autres peuples.

Séduits seulement par l’appât du gain que donnait l’exploitation de sa cannelle, de ses épices de toutes espèces, de ses pierres précieuses, de ses perles, les Portugais ne comprirent pas l’importance de cette station au point de vue maritime et ils se bornèrent à y installer des factoreries.

Toujours insatiables, ils songèrent à s’emparer de Malaca. Cette ville était devenue, par sa situation, le marché le plus important de l’Inde avec l’extrême Orient. Son port était toujours rempli d’une multitude de vaisseaux et de marchands de la Chine, du Japon, des Moluques, des côtes orientales du Bengale, de Coromandel, de Perse et d’Arabie.

Tous ces navigateurs traitaient et vivaient avec les habitants dans la plus grande sécurité.

Les Portugais se présentèrent d’abord à Malaca comme de simples négociants, mais leur ruse fut promptement dévoilée ; leurs usurpations dans l’Inde les avaient fait exécrer sur toutes les côtes de l’extrême Orient, et tous les marchands se liguèrent pour n’entretenir aucunes relations commerciales avec eux.

Albuquerque se couvrit de ce prétexte pour dissimuler l’injustice de son agression et ne différa plus l’exécution de son projet, mais il trouva, en arrivant devant la place, les dispositions prises pour le recevoir. Mohammed, prince de race maure, qui y régnait, avait reçu de puissants secours de Pahang, et il opposa aux envahisseurs une résistance tellement opiniâtre, que jamais conquête ne coûta plus cher aux Portugais. Jamais aussi ils ne versèrent plus de sang ; ils méritèrent, ce jour-là, d’être mis au ban de l’humanité.

Le massacre dura neuf jours, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus un seul Maure dans la ville. Les vainqueurs durent la repeupler avec des étrangers et des Malais.

Ils y trouvèrent des trésors immenses, de grands magasins et on y construisit une citadelle pour garantir la stabilité de la conquête.

Les Portugais se bornèrent à la possession de la ville, ceux des habitants qui ne voulurent pas subir leur joug s’enfoncèrent dans les terres ou se répandirent sur la côte.

Après la prise de Malaca, la puissance portugaise atteint son apogée dans l’extrême Orient ; les rois de Siam, de Pégu, de Narsingue, de Bedjapour envoyèrent des ambassadeurs à Albuquerque pour le féliciter et lui demander son alliance et sa protection.

L’éternelle lutte avec Calicut s’était terminée par la soumission du nabab, qui dut laisser bâtir à ses ennemis un fort qui commandait Calicut, et, pour comble d’humiliation, il fut forcé de livrer l’artillerie de sa propre capitale pour l’armement de ce fort.

Pendant ce temps-là, une flotte détachée allait fonder un comptoir aux Moluques.

Au faîte de la gloire et de la puissance, Albuquerque, à qui on ne saurait refuser sans injustice une extraordinaire intelligence, comprit qu’il était impossible de rien fonder de durable avec le pillage et les massacres en masse, et changea de ligne de conduite ; il s’appliqua avec une main de fer à réprimer les vols, les vices de tous genres de ses compatriotes, rétablit l’ordre dans une administration tellement corrompue qu’il avait été obligé d’en renvoyer les principaux chefs en Europe, il raffermit également la discipline militaire et se montra jusqu’à la fin de son administration si prévoyant, si sage, si humain pour les Indous que ces derniers, dans la vénération qu’ils conservèrent pour sa mémoire et ses vertus, longtemps après sa mort, allaient à son tombeau pour lui demander justice des vexations de ses successeurs indignes, dont aucun ne comprit l’excellence de la politique nouvelle d’Albuquerque.

Le vice-roi était malade, lorsqu’il apprit qu’on envoyait pour le relever Soarès, son plus mortel ennemi, accompagné de Vasconcello et de Diego Pereira qu’il avait renvoyés en Portugal comme criminels, ne voulant point les faire juger dans l’Inde malgré leurs méfaits, pour ne pas affaiblir le prestige des Européens en face des Indous… Il en mourut de douleur et fut enterré en grande pompe à Goa.

Les Portugais, qui sous les dernières années de ce chef illustre avaient, grâce à son influence, cherché à faire oublier leurs cruelles victoires, retombèrent après sa mort dans leurs premiers errements, l’abus des richesses amena la corruption la plus immonde. Les cruautés atroces et l’insolent brigandage des commandants et des soldats rendirent le nom portugais exécrable sur toutes ces côtes. Les révoltes furent fréquentes, et plus d’une fois, les Indous trouvèrent l’occasion de se venger de leurs vainqueurs.

Et cependant quelle situation brillante ne possédaient-ils pas à cette époque, et quel immense empire oriental ils eussent pu fonder si les idées d’Albuquerque fussent demeurées la règle de conduite absolue des gouverneurs qui lui succédèrent.

En 1515, les Portugais dominaient par le commerce et par les armes sur quatre mille lieues de côtes, depuis le cap de Bonne-Espérance, au sud de l’Afrique, jusqu’au cap Lingpô à l’extrémité orientale de l’Asie, et en outre la mer Rouge et le golfe Persique où ils possédaient Mekran et Ormuz.

Leurs principaux établissements étaient sur la côte d’Afrique, Mina, Sofala, Mozambique ; dans le golfe de Cambeze, Bazaïm et Diu. En suivant la côte indoue du Malabar, ils possédaient Calicut, Goa, Cachin, Cananor, Comorin, et en remontant le long de la côte de Coromandel, leur pavillon flottait sur Négapotani, Méliapour et Mazulipatam.

En descendant de l’autre côté du golfe du Bengale, le long de la côte de la Malaisie, ils possédaient Malaca, la clef du détroit de la Sonde ; au delà encore, ils s’étaient établis à Timor et à Macao, qui leur livrait l’entrée de la Chine.

Ils tiraient la cannelle de Ceylan où ils avaient bâti un fort à Colombo, dont le roi leur payait un riche tribut.

Ils disputaient les Moluques aux Espagnols, qui étaient venus par le sud-ouest. Ils tiraient le girofle de Ternate et de Tidor.

Les étrangers à qui ils permettaient de faire le commerce dans ces mers, ne pouvaient l’étendre à la cannelle, au gingembre, au poivre, au bois de charpente, au fer, à l’acier, au plomb, à létain, aux armes enfin, dont les conquérants s’étaient réservé le trafic exclusif.

Une foule d’objets précieux sur lesquels tant de nations ont depuis élevé leur fortune étaient dans leurs mains, le monopole les rendait les "arbitres absolus du prix des productions des manufactures de l’Europe et de l’Asie.

Mais cette puissance fut détruite presque aussi rapidement qu’elle avait été formée, par l’ineptie de quelques commandants, l’abus des richesses, celui de la puissance et l’éloignement de la métropole.

Sous l’impulsion des moines, le fanatisme religieux arriva à de telles atrocités, que tous les indigènes qui leur tombaient sous la main étaient contraints au baptême par les plus horribles supplices, et un historien du temps a pu dire que dans les rues de Goa on ne voyait que des malheureux estropiés dans les prisons du saint-office.

Trois cents Maures furent en une seule fois livrés aux flammes, parce qu’ils n’avaient point consenti à renier Mahomet.

Les Portugais, en pleine décrépitude, en étaient arrivés à n’avoir entre eux ni plus de bonne foi ni plus d’humanité qu’avec les indigènes.

Les revenus de l’État étaient, du bas en haut, gaspillés par les fonctionnaires de tous ordres qui ne songeaient qu’à s’enrichir rapidement, et cela par tous les moyens.

Après la mort du roi Sébastien, le Portugal ayant passé sous la domination de Philippe II, roi d’Espagne, la désagrégation marcha à pas de géant dans cet empire de l’Inde, si rapidement constitué par les Alméida et les Albuquerque.

Les Portugais de l’Inde croyant n’avoir plus de patrie, les uns se déclarèrent indépendants, les autres reprirent leur premier métier de pirates, et ne respectèrent plus aucun pavillon ; plusieurs se mirent au service des princes du pays, et ceux-là devinrent presque tous ministres ou généraux, tant leur nation possédait encore de prestige aux yeux des indigènes.

Chaque Portugais ne travaillait plus que dans son propre intérêt, il agissait donc sans zèle et sans concert pour l’intérêt commun.

Leurs conquêtes dans l’Inde étaient partagées en trois gouvernements qui ne se prêtaient aucun secours, et dont les projets et les intérêts devinrent différents.

Les soldats et les officiers ne connaissaient plus aucune discipline, aucune subordination ; l’amour même des aventures, qui avait si bien servi leurs ancêtres, les trouvait insensibles ; les vaisseaux de guerre ne sortaient plus des ports ou n’en sortaient que mal armés ; les mœurs se dépravaient plus que jamais, aucun chef n’avait la force de réprimer les abus, la plupart même de ces chefs en vivaient, et étaient les plus corrompus de leur gouvernement. Aussi, à la première apparition des autres nations européennes dans l’Inde, les Portugais perdirent-ils peu à peu toutes leurs conquêtes avec leur dernier prestige.

Échafaudé par la violence et le pillage, en moins d’un siècle cet immense empire s’écroula sous la corruption.

Je ne crois pas que licence plus effrontée se soit jamais étalée en plein soleil sur aucun autre point du globe. Il semblerait, du reste, que les Arabes, avec lesquels, lors de la conquête ibérique, ils s’allièrent plus qu’aucun autre peuple de la péninsule espagnole, leur ont laissé dans les veines une forte dose de ce sang nomade et pillard qui semble être l’apanage des races sémitiques, car nulle part ils ne surent rien fonder de durable, et encore aujourd’hui, sur les rares coins de terre où s’étalent quelques lambeaux de puissance de ces anciens aventuriers des mers, la vénalité, la corruption et un orgueil aussi vaste que leur ancien empire, sont les seules qualités qui distinguent les descendants lusitaniens…

Au moment de cette irrémédiable décadence, la Hollande, victime du fanatisme de Philippe II, avait fini par conquérir son indépendance ; cherchant partout des armes et des appuis, elle ouvrit ses ports aux corsaires de toutes les nations, dans le dessein de s’en servir contre les Espagnols. Ce fut là le fondement de sa puissance maritime.

Des lois sages, une constitution qui conservait l’égalité parmi les hommes, une excellente police, la tolérance, firent bientôt de cette république un État puissant.

Peu d’années après sa déclaration d’indépendance, elle avait déjà humilié à plusieurs fois la flotte espagnole. Son commerce prenait une extrême importance, et ses vaisseaux s’étaient fait les charretiers des mers ; ne produisant rien chez eux, ils se chargeaient des marchandises d’une nation pour les porter chez les autres.

Leurs flottes militaires protégeaient leurs flottes marchandes. Leurs négociants, dont l’ambition s’était éveillée, aspiraient à étendre de plus en plus leur commerce, ils s’étaient peu à peu emparés de celui de Lisbonne tout entier, où ils achetaient les marchandises des Indes pour les revendre sur tous les marchés de l’Europe.

Philippe II, devenu maître du Portugal, crut ruiner son ancienne vassale, en défendant à ses nouveaux sujets de commercer avec elle. Cette interdiction, qui devait affaiblir les Hollandais, ne fit que les rendre bientôt plus redoutables.

Ces aventureux navigateurs, exclus d’un port d’où dépendait tout le succès de leurs opérations, résolurent d’aller chercher à leurs sources les marchandises de l’extrême Orient ; mais pour réussir dans cette entreprise il fallait des pilotes expérimentés, et des facteurs qui connussent le commerce de l’Asie ; les Hollandais cherchèrent d’abord un chemin plus court par le Nord, tentative qui, on le sait, renouvelée par toutes les nations, n’a pas encore abouti aujourd’hui. Ils étaient hésitants sur la voie qu’ils devaient suivre, lorsque Corneille Houtmann, qui avait vécu à Lisbonne et avait étudié là dans tous ses détails la navigation et le commerce des Indes, offrit à ses compatriotes de les diriger vers ces riches contrées.

Sa proposition fut immédiatement acceptée, et quatre navires furent expédiés dans l’extrême Orient, avec Houtmann comme facteur des comptoirs qu’on allait fonder.

La flotte se dirigea en droite ligne sur Java, où elle se chargea de poivre et d’épices à très-bon compte. Houtmann fit un traité d’alliance avec le souverain qui y régnait, puis ramenant les navires par le détroit de la Sonde, Malaca, il visita toute la côte indoue du golfe du Bengale au golfe Persique, et il reprit le chemin de la Hollande avec un pilote engagé dans le Gougerate, qui connaissait toutes les côtes de l’Inde et de l’Indo-Chine.

C’est à la suite de ce voyage que les Hollandais fondèrent leur premier établissement à Java, où aucune puissance européenne ne s’était encore établie d’une manière durable ; ils se trouvaient là également à proximité de l’Inde, de la Chine et du Japon, et au centre d’îles fertiles en productions de toutes sortes.

Le branle était donné, l’émulation excitée ; une foule de petites sociétés se formèrent pour exploiter ces riches contrées, mais les états généraux, sages et prévoyants qu’ils étaient, comprenant que la multiplicité des associations allait exciter de nombreuses rivalités, réunirent toutes les sociétés en une seule, sous le nom de Compagnie des grandes Indes.

Elle reçut le droit de faire la paix et la guerre avec les princes de l’Orient, de bâtir des forteresses, de choisir ses gouverneurs, d’entretenir des garnisons et de nommer des officiers de policé et de justice. En somme, toute la Hollande commerçante s’incarna dans cette immense Compagnie.

La création de cette seconde puissance souveraine dans l’État, mais qui ne pouvait exercer sa souveraineté que dans l’extrême Orient, c’est-à-dire au delà du cap de Bonne-Espérance, fut la plus grande œuvre politique de l’époque. Tout en permettant à une nation entière de faire passer dans l’œuvre à accomplir toute sa puissance, l’État en lui-même semblait demeurer étranger à la chose, et partant, n’assumait envers les autres nations européennes aucune responsabilité directe. Et également sans avoir à engager son pavillon et froisser l’amour-propre national, l’État, en cas de plainte de la part d’une nation étrangère contre la Compagnie, pouvait obliger cette dernière à céder, sans rien perdre de son prestige souverain.

Nous verrons bientôt quel parti l’Angleterre a su tirer de ce dualisme qui lui a permis de flétrir, par des jugements, ses gouverneurs généraux de l’Inde, et malgré cela de profiter de leurs rapines, de leurs exactions.

Lorsque l’Espagne et le Portugal, unis alors sous la même couronne, virent les Hollandais marcher peu à peu à la conquête de tout le commerce de l’extrême Orient, ils cherchèrent à les arrêter par la force des armes, mais battus dans la plupart des rencontres, ils furent obligés de céder devant la supériorité d’un adversaire plus jeune, plus résolu, et qui, sur le terrain commercial, par son honnêteté, sa fidélité à tenir les engagements pris avec les indigènes, sa bonne foi en toute matière, ne tarda pas à les battre encore plus victorieusement que sur mer.

Les noms des amiraux Warvich et Van der Hagen sont célèbres dans toutes ces mers.

C’est à ce moment où la puissance hollandaise commençait à dominer dans tout l’Orient, que sous Élisabeth les Anglais fondèrent une compagnie sur le modèle de la compagnie hollandaise, exemple qui ne tarda pas à être imité par les Danois sous Christian IV.

En vain les Anglais cherchent à créer des difficultés à leurs rivaux, à Java les Hollandais poursuivent le cours de leurs expéditions ; ils fondent Batavia, découvrent la Nouvelle-Hollande, établissent solidement leur commerce au Japon, s’emparent de Ceylan sur les Portugais, bâtissent des forts sur les côtes du Bengale et à l’embouchure du Gange, sur la branche Hougly, et chassent peu à peu les Portugais de toute la côte malabare et s’emparent enfin de tout le commerce des Moluques.

Pour s’assurer les produits exclusifs de ces îles, les Hollandais ont employé tous les moyens que pouvait leur fournir une avarice éclairée. Ils étaient déjà les maîtres exclusifs de la cannelle à Ceylan, du poivre à Java, ils voulurent le devenir du girofle, de la muscade, du cardamome aux Moluques, de façon que le monde entier fût à peu près leur tributaire pour les épices.

Maîtres des points les plus importants de cet archipel par les différents forts qu’ils y avaient bâtis, ils se trouvèrent assez puissants pour faire entrer les rois de Ternate et de Tidor dans leurs plans.

Ces princes furent réduits à consentir qu’on arrachât des îles laissées sous leur domination le muscadier et le giroflier, et ces deux arbres n’eurent plus la permission de croître qu’à Banda et à Amboine.

La première de ces îles fournissait la muscade et la Compagnie avait concentré la culture du giroflier dans la seconde.

La nature semblait avoir favorisé les Hollandais dans les spéculations de leur monopole.

De fréquents tremblements de terre rendent la navigation très-dangereuse dans ces parages ; ils font disparaître tous les ans des bancs de sable dans ces mers, et tous les ans il s’en forme de nouveaux autre part.

Durant une grande partie de l’année, les vaisseaux, repoussés par les vents et les courants contraires, ne peuvent aborder aux Moluques ; il faut donc attendre la mousson favorable qui suit ces temps orageux.

Mais alors des gardes-côtes expérimentés et vigilants s’emparaient de cet Océan devenu paisible, pour écarter ou pour saisir tous les bâtiments que l’appât du gain y aurait pu conduire.

Ce sont ces périodes de temps calmes que les gouverneurs d’Amboine et de Banda employaient chaque année à parcourir les îles, où la Compagnie, dès les premiers temps de sa puissance, avait fait arracher les arbres à épices. Mais la nature libérale, reproduisant avec profusion les essences qu’on avait extirpées, obligeait les Hollandais à les détruire périodiquement.

Je suis entré dans quelques détails sur ces derniers faits, car ils caractérisent admirablement la domination des Hollandais, et le rôle qu’ils ont joué dans l’extrême Orient.

Ce rôle fut absolument commercial, jamais une conquête inutile, jamais une expédition aventureuse, nulle lutte d’ambition pure ; les amiraux envoyés dans ces mers, prévoyants, flegmatiques, semblaient avoir été retirés d’un comptoir d’épicier pour être mis à la tête d’une flotte ; les gouverneurs étaient des négociants qui avaient fait leurs preuves. Bref, toutes les possessions hollandaises n’étaient que d’immenses dépôts où venaient se centraliser pour l’Europe ou pour l’Orient, à titre d’échange, toutes les productions et marchandises du monde entier.

Tout ce qui pouvait conserver à la Hollande son monopole mercantile, elle se le permit, seulement je dois dire à sa louange qu’elle se montra presque toujours bonne et humaine pour ses sujets indigènes.

Les Portugais avaient été dans l’Inde et l’Indo-Chine des chevaliers d’aventure, des condottieres d’un jour, que le sang et le pillage enivraient.

Les Hollandais y furent d’honnêtes négociants en denrées coloniales, habiles à tout attirer à eux, et sachant extraire d’une contrée, comme pas un, tout ce qu’elle est capable de produire. Gens de raisonnement et de réflexion, ils surent prévoir et les bouleversements européens qui pouvaient leur porter atteinte, et l’insatiable ambition de l’Angleterre, et naviguant au milieu de ces divers écueils, ils ont su conserver jusqu’à nos jours la plus grande partie de leur puissance coloniale.

Un nouvel ennemi point contre eux à l’horizon. La brute germanique couve les belles colonies de Java… Espérons que la Hollande ne sera pas seule à les défendre.

Je viens de dire que les Anglais avaient fait leur apparition sur la scène orientale, au milieu de la décadence portugaise, et en pleine période de la puissance hollandaise ; mais Portugais et Hollandais possédaient dans l’Inde des places fortes, des ports, des provinces entières. Ces avantages, en les mettant à l’abri des tentatives des naturels, leur donnaient le moyen de faire un commerce d’autant plus avantageux qu’ils pouvaient éloigner les concurrents d’Europe, profiter des années d’abondance pour remplir leurs magasins, et maintenir les marchandises à un taux assez élevé, tandis que les Anglais, sans forts et sans asile, ne tiraient leurs ressources que de la mère patrie ; ils sentirent ce qui leur manquait, et résolurent de faire tous leurs efforts pour former des établissements stables.

En 1612, la Compagnie envoya à Surate quatre vaisseaux commandés par Thomas Best, pour y fonder un comptoir. Il fut favorisé par les autorités qui y commandaient au nom du Grand Mogol. Mais les Portugais ayant appris à Goa ce qui se passait, le vice-roi équipa promptement une flotte nombreuse dans le dessein de détruire les bâtiments anglais ; mais le courage et l’habileté de Best suppléèrent au nombre des vaisseaux, il battit les forces portugaises en vue des côtes et en présence d’une foule d’Indous accourus sur le bord de la mer pour voir un combat si extraordinaire et si inégal.

La réputation du commandant anglais étant parvenue jusqu’à la cour de Delhi, le Grand Mogol, plein d’admiration pour ce fait d’armes, lui fit dire qu’il favoriserait de tout son pouvoir l’établissement des comptoirs de sa nation.

La Compagnie anglaise pensa qu’une ambassade solennelle à la cour de l’empereur de Delhi contribuerait beaucoup à avancer ses affaires, et serait de nature à flatter l’orgueil et le faste des Orientaux.

Le chevalier Thomas Roë fut nommé ambassadeur et se transporta immédiatement à Delhi. Il suivit la cour pendant plusieurs mois, gagna la confiance de l’empereur, reçut de riches présents et obtint des priviléges considérables pour la Compagnie anglaise. Dès 1616, elle avait des établissements et des comptoirs à Surate, à Amedabad, à Agra, Azimir, Borampour, Calicut, Mazulipatam et plusieurs autres points maritimes des Indes.

Mais les Hollandais ne pouvaient voir sans inquiétude les succès des Anglais, ils les poursuivirent dans tous les marchés, et se montrèrent sans cesse acharnés à leur nuire.

Ces disputes entraînèrent de longs démêlés et des guerres maritimes dans lesquelles la compagnie anglaise finit par succomber.

Les dissensions religieuses qui, à cette époque, inondèrent de sang l’Angleterre et de graves intérêts politiques qui occupèrent toutes les forces de la métropole, firent oublier aux Anglais les avantages du commerce de l’Inde, de sorte que la Compagnie négligée n’était plus qu’une ombre à la mort de Charles Ier.

Cromwell ayant fait une guerre heureuse aux Hollandais, parvint, par un traité favorable, à rendre un peu de vie au commerce de la Compagnie et aux spéculations privées interrompues par les guerres civiles, et l’on voit reparaître le pavillon anglais sur les marchés de l’Arabie, de la Perse, de l’Inde et de la Chine. Charles II accorda de nouveaux priviléges à la Compagnie, elle cumula l’autorité civile et militaire, et le droit de traiter de la paix et de la guerre avec les princes de l’Inde ; bref on imita la charte octroyée à la Compagnie hollandaise, dont on avait compris toute l’habileté.

Le mariage du roi avec l’infante de Portugal valut à l’Angleterre, à titre de dot, l’île de Bombay, dont le sol est stérile et l’air insalubre, mais qui possède le meilleur port de la côte.

Sa situation sur la côte malabare la rend importante pour les bâtiments qui commercent dans ces mers, auxquels elle fournit un abri nécessaire dans l’hivernage. C’était un immense avantage pour les Anglais qui n’avaient sur ces côtes aucun port où ils pussent radouber leurs vaisseaux.

On envoya une escadre sous les ordres de lord Marleburgh pour prendre possession de cette île et la recevoir des mains du vice-roi qui avait reçu de Lisbonne les instructions nécessaires ; ce dernier était sur le point d’exécuter ses ordres lorsque, sous prétexte de religion, le clergé refusa de céder l’île à des hérétiques. L’opposition était si forte qu’on se préparait à en venir aux mains, mais la crainte de la vengeance de l’Angleterre engagea les Portugais à consentir à un traité. Il fut convenu que les habitants de Bombay conserveraient le libre exercice de leur religion et la paisible possession de leurs biens sous l’autorité de la couronne d’Angleterre.

Un envoyé du nom de Cook signa le traité, prit possession de l’île au nom de Charles II en qualité de gouverneur, et fit immédiatement construire un fort.

Mais le peu d’avantage que la couronne tira de cette colonie, les dépenses qu’elle exigeait, et des préoccupations politiques de diverses natures firent céder Bombay à la Compagnie des Indes, à titre de fief. Cette première station, qui lui permettait enfin d’avoir des magasins, des arsenaux, devint en peu de temps le centre de tout le commerce anglais au Malabar et dans les golfes Persique et d’Arabie.

Les affaires de la Compagnie prospéraient, lorsqu’un événement vint lui porter un rude coup. Ayant été chassée de Bantam à Java par les Hollandais, elle se détermina à tenter de ressaisir à tout prix un poste qui était des plus avantageux pour son commerce. Elle équipa une flotte de vingt-trois navires, dont plusieurs de soixante canons, montée par huit mille hommes de troupes régulières.

Avec de pareilles forces, elle eût pu facilement rétablir ses affaires à Bantam et humilier l’orgueil des Hollandais. Mais la cour vénale et corrompue de Charles II ne vit dans ces armements qu’un moyen d’extorquer de grandes sommes à la Compagnie, et dans ce but un embargo fut mis sur cette expédition. Enfin l’ambassadeur hollandais arrêta complétement le départ de la flotte, par un présent de cent mille francs fait à une des favorites du roi.

La Compagnie, épuisée par ses dépenses, effrayée de se voir au-dessous de ses affaires, abandonna alors, pour ne plus les reprendre, les principes de modération qu’elle avait suivis jusqu’à ce jour et les remplaça par la ruse, l’injustice, les plus immorales déprédations, et l’abus de la force chaque fois qu’elle fut en état de se le permettre.

Josias Child, alors directeur de la Compagnie, expédia aux Indes l’ordre de frustrer sous tous les prétextes les porteurs de leurs créances pour se procurer des ressources extraordinaires, et de demander à la piraterie et au brigandage le moyen de remplir leur caisse vide. Ce fut à John Child, son frère, gouverneur de Bombay, que le directeur confia l’exécution de ce plan odieux.

John Child se mit alors à écumer la côte malabare, se saisissant de tous les navires, quelle que fût leur nationalité, qui n’avaient pas la force de lui résister ; il poussa l’audace jusqu’à s’emparer d’une flotte chargée de vivres qui appartenait aux sujets du Grand Mogol, et cela sans aucune déclaration de guerre.

Aureng-Zeb, prince énergique qui régnait alors à Delhi, résolut de venger immédiatement cet outrage. Il envoya Yacoub, un de ses généraux, avec vingt mille hommes, demander raison de cette piraterie. À l’approche de l’armée mogole, les Anglais effrayés abandonnent le fort avancé de Mazagan avec une telle précipitation qu’ils y oublient de l’argent, quantité de vivres, des armes, des approvisionnements de toutes espèces, et même des canons de gros calibre.

Yacoub les poursuit dans la plaine, enfonce leurs bataillons, les met en déroute, les contraint à se réfugier dans la principale forteresse qui défendait Bombay, et les investit.

Child, plus brave contre les barques marchandes que contre des soldats, voyant qu’il ne pourrait résister longtemps, envoya une députation à Aureng-Zeb pour lui demander grâce.

Reçus d’abord avec colère, les Anglais, à force de présents, furent enfin admis à une audience d’Aureng-Zeb, mais ils durent se présenter devant l’empereur, à genoux, et les mains liées comme des esclaves.

Aureng-Zeb, qui tenait à conserver des relations utiles à ses États, finit par leur accorder la paix.

Cette aventure interrompit pendant plusieurs années le commerce de la Compagnie, et ruina le crédit et l’honneur des Anglais dans l’Inde.

Cependant, grâce à leur persévérance, les marchands de Londres parvinrent à rétablir peu à peu leurs affaires ; ils achetèrent d’un prince mahratte, Boumraja, le territoire de Tegapatam où ils fondèrent le comptoir de Gandlaur, et celui de Chinapatam, où leur agent William Laugboure bâtit le fort Saint-Georges et Madras.

Bien que cette ville, comme toutes celles de la côte de Coromandel, ne possédât, au lieu de port, qu’une rade dangereuse, l’établissement prospéra, et la Compagnie parvint à en faire une des plus importantes places des Indes, et après Batavia, le plus riche port européen de l’Asie. Pour comble de bonheur, elle obtint de l’empereur mogol Schah-Djehan, en 1716, un firman qui lui permit d’importer et d’exporter ses marchandises sans payer aucuns droits. Tant que dura l’empire de Delhi, la Compagnie anglaise considéra ce firman comme la charte de son commerce dans l’Inde, et s’appliqua à le défendre contre toutes les autres nations.

Sa prospérité ne faisait que croître, lorsqu’une nouvelle nation, entrant en scène, la France, les intérêts anglais furent menacés d’une ruine totale qu’ils n’évitèrent que grâce à la corruption et à l’infamie de la cour de Louis XV.

Ce fut François Ier qui, à la nouvelle des découvertes des Portugais, s’efforça le premier d’inspirer aux Français le goût de la navigation et du commerce de l’Orient, en promettant des récompenses importantes à ceux qui se distingueraient par la hardiesse de leurs entreprises. Henri III renouvela ces promesses, et Henri IV fonda la première Compagnie des Indes, avec des priviléges spéciaux pour commercer au delà du cap de Bonne-Espérance.

Louis XIII confirma tous les priviléges de cette Compagnie et lui en accorda d’autres, mais les querelles religieuses et les troubles de la Fronde empêchèrent cette Compagnie de pouvoir se soutenir, et elle ne tarda pas à se dissoudre.

Richelieu avait fait de vains efforts pour la soutenir. Colbert consacra son génie à la relever.

La ville de Pondichéry fondée, attira, par l’habileté et la sagesse de son premier gouverneur ; François Martin, une population considérable.

Le conseil souverain de la Compagnie, qui, par les soins de Colbert, avait été installé à Surate, se transporta sur la côte de Coromandel, et la ville de Pondichéry devint le siège du gouvernement général, dont l’autorité, par des accroissements successifs, allait s’étendre sur les comptoirs de Balassor, Cassimbazar, Jougna, Mazulipatam, Daka, Ougli et Chandernagor au Bengale et sur les côtes d’Orixa et de Coromandel.

Devenue chef-lieu de nos colonies indoues, cette ville fut en peu de temps une des places les plus importantes que les Européens eussent en Asie, et de cinq cents habitants qu’elle comptait à ses débuts, en peu d’années elle arrivait à dépasser quatre-vingt-dix mille.

Privée de port comme toutes les autres villes élevées sur cette côte, elle a cependant sur elles l’avantage d’une rade plus sûre et plus commode. Une côte assez élevée la préserve des grandes chaleurs, et offre aux navigateurs un point de repère précieux sur ces rivages généralement assez bas. Des eaux abondantes fournies par plusieurs rivières et de vastes étangs arrosent les campagnes voisines de la ville, et elle est admirablement située pour recevoir les marchandises du Carnatic, du Mysore et du Tandjaour, ayant devant elle le golfe du Bengale ; ses magasins étaient fournis non-seulement des productions de la côte, mais de toutes celles des autres contrées de l’Inde. Elle servait aussi d’entrepôt aux marchandises d’Europe. Son principal commerce consistait en toiles, dont les plus belles se fabriquaient à la côte d’Orixa, et étaient peintes à Pondichéry même. On y recevait aussi d’énormes quantités de soies, tant écrues que travaillées, des étoffes brochées d’or et d’argent, des parfums, des épiceries et des diamants, de sorte que l’activité de ses habitants suffisait pour la maintenir dans la prospérité.

Dumas, son second gouverneur, par une administration ferme et habile, sut lui donner un nouveau lustre et de nouveaux accroissements. Il obtint du Grand-Mogol le droit de frapper monnaie ; l’acquisition de Karikal lui donnait le moyen de centraliser les marchandises du Tandjaour, celle de Mahé lui permettait d’avoir accès sur la côte malabare.

Sur ces entrefaites, un événement qui vint faire priser très-haut la générosité et l’esprit chevaleresque de la France, augmenta encore le prestige de la Compagnie.

Aly-Khan, nabab d’Arcot, ayant été battu par les rajahs du sud du Deccan, alliés aux Mahrattes, qui ne voulaient pas reconnaître son autorité, sa veuve, car il fut tué dans le combat, ses parents, ses généraux et les personnages les plus puissants de la cour vinrent à Pondichéry demander asile et protection contre la fureur du vainqueur.

Le gouverneur Dumas, de l’avis de son conseil, reçut les alliés malheureux avec les plus grands égards, et il leur promit de les défendre contre l’armée mahratte.

Baggie-Bonsola, le rajah victorieux, s’approcha des murs de Pondichéry et demanda impérieusement qu’on lui livrât les réfugiés.

Il réclama en même temps une somme de douze cents livres en forme de tribut, prétendant que c’était une ancienne redevance à laquelle les Français avaient toujours été assujettis, et accompagnant de menaces toutes ces demandes, dans la vue d’intimider le gouverneur. Mais l’énergique Dumas, trop pénétré de ses devoirs pour être accessible à la crainte, trop généreux pour livrer lâchement des amis dans le malheur, fit une réponse pleine de grandeur d’âme et de fermeté.

Voici la lettre que remporta pour son maître l’envoyé mahratte qui avait apporté les propositions du vainqueur. On ne saurait la lire sans ressentir un orgueil légitime d’appartenir à la seule nation qui ait su donner de pareils exemples dans l’extrême Orient.

au soubadar des makhattes le soubadar français
salut.

« Je viens répondre aux propositions qui m’ont été faites en ton nom.

« Tant que les Mogols ont régné dans ces contrées, ils ont toujours été les alliés des Français, et les ont traités avec la considération due à l’une des plus illustres nations du monde. À son tour la France se fait gloire de protéger ses alliés et ses bienfaiteurs.

« Il n’est pas dans le caractère d’un peuple magnanime d’abandonner une troupe de femmes, d’enfants et de malheureux fugitifs. Ils sont maintenant dans l’enceinte de cette ville comme dans un asile sacré, et sous la protection de mon roi, qui s’honore de la qualité de protecteur des infortunés.

« Tout ce qu’il y a de Français dans Pondichéry perdrait plutôt la vie pour les défendre, partageant à cet égard les sentiments magnanimes de leur souverain.

« Quant à moi, il m’en coûterait la tête, si j’écoutais seulement la proposition d’un tribut humiliant ou d’une redevance quelconque.

« Ainsi, dites bien à tous vos alliés que je suis disposé à défendre la place jusqu’à la dernière extrémité, et que si la fortune m’était contraire, vous ne pourriez même pas vous emparer des malheureux à qui j’ai donné asile, car je les embarquerais avec moi sur mes vaisseaux avec la garnison et toutes nos richesses ; c’est donc à toi de voir s’il te convient d’exposer ton armée à une destruction certaine, pour t’emparer seulement d’un monceau de ruines, car c’est tout ce que je te laisserai de la ville, si le sort des armes m’oblige à la quitter. »

Cette fière missive fit réfléchir le général, et après quelques pourparlers, il se retira avec son armée.

Le fils du nabab défunt, remis sur son trône par les troupes du Grand Mogol, vint en personne à Pondichéry pour remercier le gouverneur général et emmener sa mère.

Dumas qui, par le génie et l’habileté, fut le véritable précurseur de Dupleix, reçut le nabab avec les plus grands honneurs et, suivant la coutume des cours de l’Inde, le combla de riches présents.

Le nabab répondit par le don de son plus bel éléphant, avec tout son harnachement et les bijoux qu’il portait, il fit en outre la donation de terres considérables, donation qui fut ratifiée par le Grand Mogol.

Dumas reçut en outre la dignité de nabab qui, en le faisant prince indou, mettait les possessions de la Compagnie à l’abri de toute attaque de la part des princes indigènes. En habile politique, le gouverneur demanda que toutes ces donations et dignités fussent transportées à perpétuité à ses successeurs dans le gouvernement de Pondichéry, et il l’obtint.

C’est vers cette époque que la Compagnie formait deux établissements maritimes aux îles de France et de Bourbon, dont elle avait pris possession ; les débuts furent pénibles, et après avoir hésité sur le point de savoir si elle n’abandonnerait pas ces comptoirs, elle se résolut à une dernière tentative et en confia le gouvernement à Mahé de La Bourdonnaie.

À son arrivée à l’Île de France, en 1736, ce gouverneur trouva cette colonie dans le plus mauvais état, les habitants, en petit nombre, manquaient des choses les plus nécessaires, mais sous son administration habile tout changea bientôt de face. La culture encouragée devint florissante, des routes de communication furent ouvertes, des magasins, des dépôts, des quais, une caserne, un hôpital furent construits, et un aqueduc conduisit au port l’eau douce prise dans les montagnes, dont il avait été privé jusque-là, ce qui avait jusqu’alors fait obstacle à son développement.

Cet homme infatigable, voyant qu’il ne pouvait tirer que peu de chose de la métropole, se mit en tête de doter les deux colonies maritimes qu’il gouvernait d’une marine défensive ; en moins de deux ans, il mit à l’eau huit bâtiments dont l’un de six cents tonnes ; il fut enfin le véritable créateur de ces deux comptoirs, dont les communications allaient devenir si importantes avec les établissements français de la côte de Coromandel.

Déjà les vaisseaux de la Compagnie qui allaient aux Indes trouvaient les rafraîchissements et les secours nécessaires, après une longue navigation, dans des magasins et des arsenaux bien fournis, et des forts placés dans des lieux convenables suffisaient pour protéger la colonie contre une attaque extérieure, et mettre en sûreté une escadre poursuivie par l’ennemi. Tandis que cet homme actif et habile faisait fleurir les établissements français sur deux îles intéressantes de la mer des Indes, un autre homme plus extraordinaire encore, un homme de génie, j’ai nommé Dupleix, qui eût donné à son pays l’empire de l’extrême Orient, si ce dernier eût voulu seulement faire l’effort d’étendre la main pour le prendre, allait paraître dans la lice et porter les affaires de la Compagnie si haut, en s’illustrant lui-même par les plus étonnantes conceptions, que son nom et ses exploits sont déjà passés à l’état de légende populaire au Bengale et sur la côte de Coromandel.

Je passerai rapidement sur cette grande figure que j’ai suffisamment caractérisée dans mon précédent volume[1] ; elle fut dans l’Inde l’incarnation chevaleresque et brillante de notre nation.

C’est à Chandernagor que débuta ce grand homme.

Cette ville avait été concédée avec son territoire à la Compagnie dès 1688. Elle possédait un grand nombre de manufactures, son port sur le Gange était excellent et l’air beaucoup plus sain qu’à Calcutta.

Quoique située dans la région de l’Inde la plus propre au commerce, elle languissait parce que la Compagnie ne pouvait y faire les dépenses nécessaires.

Doué d’un puissant génie d’organisation, animé par l’ambition patriotique la plus vaste et la plus ardente, Dupleix, dont le but était déjà de donner l’Inde entière à la France, débuta dans ce petit comptoir auquel, grâce à son immense fortune personnelle, il vint rendre le mouvement et la vie.

En moins de rien, il s’ouvrit de nouvelles sources commerciales jusque dans la Mongolie et le Thibet. En arrivant, il n’avait pas trouvé même une chaloupe dans le port et il arma en six mois jusqu’à trente bâtiments à la fois ; ses vaisseaux négociaient sur toutes les côtes de l’Inde et il en expédiait jusque dans la mer Rouge, pour le golfe Persique, pour Surate, pour Goa, pour les Maldives, pour Manille, pour toutes les mers enfin où il était possible de faire un commerce avantageux. Chandernagor, en moins de douze ans, était devenu le marché le plus important du Bengale et le nom français était craint et respecté sur toutes les côtes, car Dupleix avait armé tous ses navires de commerce en guerre, et donnait à tous ses capitaines les ordres les plus formels de ne supporter aucune atteinte à leur pavillon.

Dupleix fut alors appelé à Pondichéry avec le titre de gouverneur général de toutes les possessions françaises dans l’Inde et la mer des Indes ; il hérita également du titre de nabab concédé au gouverneur Dumas avec hérédité dans ses successeurs.

Dupleix était un génie trop élevé pour jouer à la pompe et à l’ostentation orientales, mais il connaissait trop bien le pays pour ne pas savoir qu’il fallait parler aux yeux des populations de l’Inde si l’on voulait en être respecté.

Après avoir porté au plus haut point la prospérité de Pondichéry et des nouveaux territoires qu’il gouvernait, cet homme audacieux commença l’exécution de son plan qui se résumait ainsi :

1o Plus d’Anglais dans la péninsule de l’Indoustan.

2o Conquête de tout le Deccan.

3o Renversement du Grand Mogol qui possédait encore la suzeraineté nominale de toute l’Inde et son remplacement par la suzeraineté effective de la France.

Je ne puis faire assister le lecteur à l’incroyable épopée à laquelle ces vastes projets donnèrent naissance et dont Dupleix et le marquis de Bussy, qui commandait les armées, furent les deux héros. Plusieurs volumes suffiraient à peine à retracer les efforts gigantesques de ces deux hommes qui, en quelques années, édifièrent un empire qui comprenait tout le Deccan, le Carnatic, le Maïssour, le Travencor, le Malagalum, l’Orixa et une partie du Bengale avec plus de cent millions de sujets…

Oui, ce rêve a été fait de faire flotter le pavillon français sur l’Inde entière, fait par un homme réduit à ses seules ressources, abandonné de la cour corrompue de Louis XV et de la triste compagnie d’épiciers et de trafiquants et qui, malgré cela, lutta avec une poignée d’hommes contre toute la puissance anglaise.

Après des exploits à faire pâlir ceux des Cortez, des Pizzare et des Albuquerque, Dupleix vit les deux premières parties de son programme accomplies. Après la prise de Madras avec les secours de Mahé de la Bourdonnaie… il n’y avait plus d’Anglais dans l’Inde et tout le Deccan obéissait à ses lois.

La cour de France, qui avait vu avec admiration les premiers succès de Dupleix, fut bientôt effrayée des vastes projets de ce gouverneur général, et elle lui donna l’ordre de s’arrêter. S’arrêter, c’était perdre le fruit de tout ce qui avait été accompli, la grandeur de l’entreprise obligeait de l’accomplir en entier. Dupleix ne tint compte de l’injonction et continua ses conquêtes.

Mais les craintes de l’Angleterre croissaient, elle se vit perdue dans tout l’extrême Orient. Les directeurs de la compagnie anglaise, réduits à un lambeau de territoire que la France avait contraint Dupleix à leur restituer, écrivaient aux directeurs de Londres : « Jetez quelques millions dans les jupes de la Pompadour et faites rappeler Dupleix ou nôtre rôle est fini dans tout l’Indoustan. »

Et le gouvernement anglais ne pouvant résister au génie d’un seul homme, jeta les millions demandés dans les jupes de la prostituée royale, et Dupleix fut rappelé au faîte de la puissance.

au moment où son autorité incontestée s’étendait, je l’ai dit plus haut, sur cent millions d’Indous.

Et, honte éternelle des hommes qui dirigeaient alors les destinées de la France, intervint un traité par lequel notre pays, renonçant à toutes ses conquêtes dans l’Inde, se restreignait à ses minces comptoirs d’autrefois, et les Anglais recouvraient tout ce qu’ils avaient perdu… Et, amère dérision, les Compagnies française et anglaise se juraient une amitié éternelle…

Il n’existe pas dans l’histoire un fait de lâcheté et de corruption semblable à celui-ci.

Un pays victorieux sur toute la ligne, abandonnant sans motif apparent tout ce qu’il a…, se ruinant au profit d’un autre.

Et pour comble d’infamie, Dupleix, le grand Dupleix dont un gouverneur anglais me disait à Madras :

« Si Dupleix nous eût fait l’honneur de naître Anglais, il aurait sa statue sur toutes les places de Londres. » Dupleix qui avait porté si haut le nom français, que tout le prestige qui nous reste encore sur la côte de Coromandel et au Bengale, date de là…

Dupleix fut mis à la Bastille, et mourut dans la misère…

Les nations ne trouvent pas tous les jours des hommes de cette taille et de cette trempe, le rappel de Dupleix fut la fin des établissements français dans l’Inde.

Les Anglais, qui avaient compris les plans du grand homme, les reprirent en sous œuvre… ils les ont conduits à la domination universelle de l’Inde…

Quelques mots pour caractériser le rôle de ces deux peuples, et je reprendrai le cours de ce voyage que je n’ai interrompu que pour satisfaire aux désirs exposés plus haut.

La France, pendant les quelques années qu’elle domina l’Inde, s’y fit aimer de tous les peuples qui avaient accepté sa direction, par la douceur de son gouvernement et l’esprit de chevaleresque générosité qui présida à tous ses actes.

Sa domination est absolument regrettée dans l’Inde, et lors de la révolte des musulmans contre les Anglais en 1857, tous les rajahs indous du Deccan y firent offrir à Pondichéry de se révolter au nom de la France. Hélas !… nous n’avions pas un homme de génie en ce moment dans l’Inde, car jamais la puissance anglaise ne courut pareil danger. Les Indous de race autochtone ne se soulevèrent pas, le triomphe des musulmans ne les faisait que changer d’esclavage.

Si les deux cents millions d’Indous s’étaient levés en masse, et ils l’eussent fait à la voix de la France, c’en était fait de l’Angleterre. Mais l’heure est passée et le jour où notre pays reprendra sa politique coloniale, il devra jeter les yeux sur une autre scène.

Quant à la conduite des Anglais dans l’Inde, elle sera, ainsi que je l’ai déjà dit autre part, « …conforme à la politique générale de ce peuple de marchands qui bombarde Copenhague en pleine paix, et impose à coups de canon aux Chinois son opium qui les abêtit… Ne considérer dans les traités que ce qui peut leur être utile et nuire à leurs alliés ; ne les accepter que tant qu’ils sont d’accord avec leurs intérêts, les briser en toute occasion favorable, se faire souple, rampant, lâche même, dans la défaite ; abandonner sans pitié ses alliés de la veille, les combattre au besoin ; susciter les haines et les passions des princes indigènes, les anéantir les uns par les autres, les réduire en esclavage en leur prêtant des troupes contre des ennemis qu’on leur a habilement suscités, troupes qui ne sont plus rappelées ; leur emprunter de l’argent sans jamais le rendre, défendre aux fils de rajahs de se marier afin qu’ils ne laissent pas d’héritiers, flatter leurs vices et les plonger dans l’ivrognerie, leur envoyer des vétérinaires de régiments, sous prétexte de médecins attachés à leurs personnes quand ils tardent trop à mourir, les attirer à Calcutta, les retenir prisonniers et confisquer leurs royaumes… » Telle est la politique que vont suivre les gouverneurs anglais, et à l’aide de laquelle ils donneront l’Inde à leur pays. De temps en temps, comme Clive et Waren-Hastings devant l’immense mouvement d’opinion publique soulevé en Europe, l’Angleterre les traduira devant le Parlement pour vols, tortures, pillages, concussions, mais après les avoir déclarés coupables, elle les dispensera de rendre compte pour services rendus, et gardera pour elle l’argent extorqué et les provinces volées… Hurrah ! hep ! hep ! hurrah ! c’est le combat de la vie, dit la formule anglaise, tant pis pour les faibles. Mein Gott ! la force prime le droit, hurlent les brutes germaniques… Ah ça ! est-ce que nous allons longtemps encore nous battre pour les autres, et laisser brûler nos maisons ?…

Le lecteur a eu raison de me demander cet aperçu général du rôle joué par les Européens dans l’Inde ; peut-être cette esquisse historique contribuera-t-elle à lui démontrer qu’il est temps que notre pays abandonne la politique du rêve et de la spéculation, pour la politique des intérêts, si nous ne voulons avant peu n’être plus qu’une tradition historique.

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Depuis trois jours nous avions fait de magnifiques étapes, et le soir du troisième, nous arrivions au pied des Gaths, où nous attendait un des plus magnifiques spectacles de ma vie de voyageur. Sur une hauteur de deux mille à deux mille cinq cents mètres, s’échelonnaient une foule de pics couverts de la base au sommet de cette incomparable végétation équatoriale, qui ne laisse pas un seul coin de terre sans le couvrir d’herbes, de fleurs, de lianes ou d’arbres gigantesques, et au milieu de ce fouillis de verdure qui s’étendait à perte de vue devant nous, les derniers rayons du soleil couchant faisaient saillir d’admirables oppositions d’ombres et de clartés. Le feuillage des grands bois se confondait, sous la chute du jour, dans une demi-teinte uniforme incendiée çà et là par des flots de lumière multicolore ; on eût dit des projections de feux affectant toutes les nuances solaires, sur un immense et sombre fond de velours vert. Autour de nous, pas un champ cultivé, pas une rizière, pas une terre à bétel, partout la jungle et la nature vierge, mais la jungle animée par les cris des chacals, les hurlements des fauves, les chants des oiseaux, qui saluaient de leurs cris joyeux l’approche de la fraîcheur, et le bruit des ruisseaux qui tombaient en cascade des ravins de la montagne ; plus de routes frayées non plus, mais des sentiers serpentant sous bois, beaucoup plus fréquentés des tigres et des panthères que des voyageurs.

Ces solitudes, malgré l’animation que leur donnent leurs hôtes habituels, aras de toutes nuances, rats palmistes, écureuils violets, singes qui vous regardent passer, suspendus sur la branche, ont quelque chose d’imposant et de mystérieux qui excite en vous les plus étranges sensations. Aux dernières lueurs du crépuscule principalement, tout prend un aspect singulier ; les arbres géants, qui atteignent parfois cent mètres de haut, semblent s’allonger indéfiniment dans l’ombre, les gouffres paraissent sans fond, et il n’est pas jusqu’à la voix du tigre qui remonte les vallées, en quête de nourriture, qui ne vous arrive plus sonore et plus grave.

Il avait fait une chaleur étouffante ce jour-là ; au pied des montagnes, l’air était lourd et tellement chargé d’émanations balsamiques, empruntées aux champs de vétyver, et aux forêts d’orangers, de cannelliers, de tamarins et de girofliers, que nous ne respirions qu’avec peine, et nous tînmes conseil pour savoir si nous ne ferions pas bien de nous élever un peu, et d’aller camper sur quelque plateau où nous pourrions jouir d’une salutaire fraîcheur.

Ni Amoudou, ni les deux bohis Tchi-Naga et Ponousamy, ne connaissaient la contrée, il nous restait à interroger Vaïtilinga le cornac, car nous ne pouvions nous engager de nuit, dans ces passes dangereuses, sans un guide. Nous étions bien dans la direction que suivent tous les voyageurs pour aller de Goa à Kolanpour, mais par quel point aborder la montagne, c’est ce que nous ne pouvions décider par nous-mêmes, sans risquer de nous égarer, ou d’envoyer toute notre petite caravane au fond d’un ravin.

Nous venions de terminer notre repas du soir, et la température était si accablante, que nous ne pouvions quitter d’une minute la feuille de palmier qui nous servait d’éventail.

Vaïtilinga était en train de donner quelques cannes à sucre sauvages à son éléphant, lorsque, prévenu par Amoudou, il se dirigea près de nous.

— Les saëbs (seigneurs) m’ont fait demander ? nous dit-il.

— Nous voulons savoir, lui répondis-je, si tu n’as pas déjà fait le voyage de Bedjapour par les Gaths.

— J’ai couru l’Inde entière dans ma jeunesse avec les fakirs et les jongleurs, et j’ai souvent passé les Gaths pour aller de Goa à Bedjapour.

— Alors tu pourras nous guider à travers la montagne ?

— Les saëbs peuvent se fier à moi.

— C’est bien, prends la tête avec Mahadèva, nous te suivons.

— Impossible, saëbs.

— Pourquoi cela ?

— Parce que seul un indigène de cette province pourrait vous faire traverser les Gaths la nuit.

— Nous ne voulons qu’atteindre les plateaux les plus rapprochés pour échapper à la chaleur qui règne dans ces vallées…

— Le danger est le même, saëb ; le moindre oubli, sur ces pentes escarpées, et demain il ne resterait de nous que ce que les chacals et les panthères auraient bien voulu laisser.

— C’est bien, nous allons rester ici jusqu’au lever du soleil.

— La perspective n’est guère agréable, interrompit le capitaine, j’étouffe littéralement.

— Si les saëbs, reprit le cornac, veulent absolument aller camper là-haut, je puis aller chercher un Tchaléa ; pour quelques caches[2] il vous conduira où vous voudrez. i.

La caste des Tchaléas est celle des écorceurs de cannelle. C’est surtout dans les profondes solitudes qu’on rencontre ces indigènes, car le précieux épice qui fait l’objet de leur industrie, n’est nulle part plus franc et plus parfumé, que dans les hautes vallées du Samanta Kounta à Ceylan, et des Gaths à la côte malabare.

Nous agréâmes la proposition du cornac ; c’eût été un véritable supplice pour nous que de passer la nuit au milieu d’une étuve, alors qu’au-dessus de nous les fraîches brises de nuit rafraîchissaient les sommets de la montagne.

Vaïtilinga, se fabriquant une entrave avec de la corde de kair, grimpa lestement au sommet d’un cocotier, dont il redescendit immédiatement pour s’enfoncer sous bois… Il avait découvert un feu à moins de deux milles de là, ce qui annonçait la présence de Tchaléas en train de préparer la nourriture du soir ; il était certain qu’il allait trouver là, le guide dont nous avions besoin.

Le mode d’ascension du cornac étonnera plus d’un lecteur, qui se demandera de quelle utilité peut être une entrave pour grimper à un arbre ; je dois satisfaire cette curiosité. Les Indous qui sont obligés de monter constamment au sommet des cocotiers, soit pour en cueillir les fruits, soit pour en retirer les vases pleins de callou, ou jus de palmier, ont trouvé un moyen ingénieux de le faire rapidement et presque sans danger. Ils nouent ensemble, par les deux bouts, une corde qui, ainsi doublée, possède une longueur d’environ quarante centimètres ; ils placent alors les deux jambes dans ce cercle de corde, prennent l’arbre à bras-le-corps, et saisissant le tronc avec les deux pieds comme avec les mains, ils n’ont qu’à écarter légèrement les jambes, pour que les deux pieds retenus au-dessus de la cheville par le lien fassent office de tenailles, en cet état ils montent avec une rare dextérité et sans fatigue.

Moins d’une demi-heure après son départ, Vaïtilinga était de retour avec un écorceur de cannelle, presque noir à force d’être bronzé et entièrement nu. La vie que mènent les Tchaléas dans les forêts, au milieu des fauves, leur fait considérer tout vêtement comme un luxe inutile. Ils s’habillent cependant les jours de fête, quand ils descendent dans les villages.

Le bruit des broussailles violemment repoussées devant eux nous avait annoncé leur arrivée, plus d’un quart d’heure avant qu’ils fussent parvenus près de nous ; la nuit était si calme, si silencieuse, que nous entendions les singes jouer dans les branches à plus d’un mille de notre campement ; les oiseaux chanteurs s’étaient tus peu à peu ou avaient gagné les sommets, chassés de la plaine par la chaleur.

Nous ne nous expliquions pas les causes qui poussaient le cornac et son compagnon à cette course rapide qui n’était pas sans danger la nuit. Avant que nous ayons eu le temps de les interroger, Vaïtilinga nous cria dès qu’il nous aperçut :

Ingué po… ingué po ! chicroum ! c’est-à-dire : Vite, vite, sortez d’ici !

Il ne faut jamais discuter dans l’Inde, lorsqu’un indigène, qui n’adresse jamais la parole à son maître sans y être convié, prend sur lui de vous parler ainsi, c’est que le danger n’est pas loin.

Les bufflones, dans l’incertitude du lieu où nous établirions notre campement, fort heureusement, n’avaient pas été dételés, nous nous hâtâmes de nous placer dans le haoudah de Mahadèva, et toute la colonne s’ébranla sous la direction du Tchaléa, qui nous fit brusquement tourner à droite en animant l’éléphant par ses cris : au bout d’un quart d’heure nous commençâmes à monter, et l’Indou mit nos animaux au pas. Jugeant que le moment était venu de l’interroger, je le fis appeler par Amoudou.

Le pauvre diable vint s’agenouiller aux pieds de notre monture, et après nous avoir fait deux fois le salam obligé, il attendit.

— Salam, Tchaléa, lui répondis-je avec la formule habituelle, je te souhaite une vie heureuse, et après ta mort la fin de tes transmigrations terrestres… Pourquoi nous as-tu fait quitter si brusquement le campement provisoire que nous avions choisi ?

— Le saëb ne connaît pas le lieu où il se trouvait ?

— C’est la première fois que je traverse les Gaths dans cette direction.

— Cet endroit se nomme la vallée des Panthères ! à cause du nombre de ces animaux qui le fréquentent, et vous étiez justement sur le chemin qu’elles suivent chaque nuit pour aller s’abreuver dans la petite rivière qui coulait à quelques pas de vous.

— Ne penses-tu pas que la présence de Mahadèva eût suffi pour les tenir en respect ?

— Les panthères eussent laissé Mahadèva et sauté sur les hommes, et les buffles effrayés se fussent sauvés sous bois.

— Ne t’exagères-tu pas un peu le danger ? Je connais la panthère noire de la côte malabare, et l’ai toujours vue fuir plutôt qu’attaquer.

— Le saëb ne les a jamais forcées dans leurs repaires, et quand elles sont en nombre, fit l’Indou en secouant la tête…

— Je l’avoue, ne les ayant jamais rencontrées qu’isolées ou par couple.

— Dans les plaines, quand la panthère s’égare à la poursuite de sa proie, le moindre bruit la fait fuir et regagner la montagne… ici elle est chez elle et ne céderait pas facilement le terrain.

— Je te crois, car tu dois posséder une rare expérience des lieux et des mœurs de ces dangereux animaux.

— S’il faisait jour, j’aurais pu montrer aux saëbs tous les ossements d’hommes, de cerfs et de buffles qui jonchent la vallée.

— Quoi ! même le buffle succombe sous leurs attaques ?

— Les panthères se mettent quinze ou vingt pour l’assaillir, et malgré la force de leur ennemi, finissent par en avoir raison.

— C’est bien, Tchaléa. Le cornac de Mahadèva t’a dit que nous désirions camper sur un des plateaux supérieurs ?

— Oui, saëb.

— Sommes-nous complétement à l’abri de toute attaque ?

— Pas ici, saëb, les tigres et les jaguars sillonnent la montagne toute la nuit.

— Si la lune était levée, nous ne les redouterions guère, avec Mahadèva et nos armes perfectionnées, fis-je au capitaine.

La nuit était si profonde en ce moment que nous entendions le bruit de nos attelages qui gravissaient péniblement les pentes derrière nous, mais qu’il nous était impossible de les distinguer. De temps à autre, la voix grave d’Amoudou troublait le silence pour recommander aux bouviers de se tenir sur leurs gardes.

Les yeux perçants du Nubien, sondant l’obscurité, apercevaient à des distances que les nôtres ne pouvaient franchir, des éclairs rapides qui paraissant et disparaissant en un instant dans les fourrés, indiquaient le voisinage de quelques-uns des fauves habitants de ces contrées. Tout à coup, trois hurlements prolongés qui se firent entendre coup sur coup, au-dessous de nous dans la vallée, vinrent donner raison aux appréhensions du Tchaléa. Je le rappelai immédiatement près de nous. Mahadèva donnait des signes évidents de colère, et il était urgent de savoir au plus tôt où nous allions passer la nuit.

— Où nous conduis-tu ? fis-je à l’écorceur de cannelle.

— À la plus prochaine tour des rajahs, saëb !

— Quelle distance avons-nous encore à parcourir ?

— Un demi-kalpa.

— C’est bien, reprends la tête de la caravane.

Nous en avions environ pour une heure de marche, et cette heure ne devait pas s’écouler sans alerte.

Les anciens rajahs de l’Inde ont fait construire dans tous les lieux solitaires où le voyageur peut être surpris par les fauves, des tours carrées en briques destinées à leur servir d’abri ; ces tours, tombées en ruine sous la domination mongole, n’ont pas été mieux traitées par les Anglais, et la plupart sont aujourd’hui envahies par les arbustes, les plantes grimpantes et les serpents. De grandes quantités d’oiseaux de nuit y ont également établi leur domicile. Cependant, dans l’état où elles se trouvent, elles peuvent encore rendre quelques services.

Sur les routes fréquentées périodiquement par les petites caravanes de fakirs, d’exorcistes, de charmeurs ou de ces marchands ambulants qui transportent, de provinces en provinces, les marchandises européennes, ces abris sont relativement dans une situation meilleure, non qu’il y soit jamais fait de grosses réparations, mais chaque troupe qui passe les débarrasse de la luxuriante végétation qui les encombre, ce qui, sans les purger complétement des serpents qui les envahissent, diminue cependant dans une notable proportion le nombre de ces dangereux hôtes.

Je ne sais rien d’émouvant comme cette ascension nocturne des montagnes de la côte malabare.

Le sentier que nous suivions était tellement étroit, que les basses branches des arbres venaient frapper violemment le haoudah dans lequel nous étions enfermés, sur le dos de Mahadèva, et qu’à tout moment nous craignions qu’un rameau plus fort que les autres ne vînt à briser notre frêle abri.

À mesure que la nuit était devenue plus épaisse, les hurlements des fauves qui montaient jusqu’à nous des vallées inférieures augmentaient d’intensité, et nous le constations avec un certain plaisir, car cela nous prouvait que le danger s’éloignait des lieux que nous traversions ; plus nous montions et plus nous avions de chance de ne pas faire de fâcheuses rencontres ; les sauvages habitants de ces contrées, quittent en effet la montagne au soleil couchant pour aller courir la jungle, où ils trouvent plus facilement à apaiser leur faim.

Près d’une heure s’était écoulée depuis notre dernier entretien avec le cornac, et nous devions approcher de la tour des rajahs, si les calculs de notre guide étaient justes. Le balancement régulier de l’éléphant nous avait plongés, le capitaine et moi, dans une de ces demi-somnolences qui jettent l’esprit dans le rêve, sans lui enlever cependant la faculté de diriger ses pensées… Tout à coup, un cri déchirant se fait entendre à deux pas de nous.

Ayo Sami ! (oh ! mon Dieu !)

Avant que nous ayons eu le temps de nous rendre compte de ce qui se passait, un rugissement rauque de l’éléphant lui avait répondu, et nous sentîmes notre monture faire un saut en avant et se roidir sur ses jambes de derrière, et nous comprîmes, en entendant renâcler Mahadèva, qu’il luttait contre un ennemi invisible pour nous… et pour augmenter l’horreur de cette terrible scène, de faibles gémissements qui partaient de la broussaille, presque sous nos pieds, nous prouvaient qu’un de nos guides avait été atteint.

En moins de rien, Amoudou, qui marchait à l’arrière avec les bufflones, était à nos côtés.

— Saëbs, nous cria-t-il de cette voix que le danger n’avait jamais troublée, ne quittez pas le haoudah, Mahadèva est attaqué par un tigre.

Avec ses yeux de lynx, le Nubien s’était rendu compte immédiatement de ce qui se passait. Les arbres formaient au-dessus de nos têtes une voûte si épaisse que nous ne distinguions absolument rien ; je dois dire du reste que l’émotion, en nous faisant affluer le sang au cerveau, avait paralysé pendant quelques instants chez nous toute faculté de perception.

Le combat, si on peut l’appeler ainsi, ne dura pas vingt secondes, car après le premier bond qui nous avait surpris, l’éléphant resta immobile, et en entendant râler son ennemi, nous comprîmes que notre vaillant défenseur l’avait saisi de sa trompe puissante, et était en train de l’étouffer en le pressant contre ses robustes défenses.

Avec la rapidité de l’éclair, Amoudou avait enlevé le Tchaléa, qui avait reçu le premier choc. Par le plus grand des hasards, et grâce surtout à la promptitude de Mahadèva, l’écorceur de cannelle avait eu plus de peur que de mal. Quant à Vaïtilinga, il s’était enfui à demi mon de frayeur, et l’on eut toutes les peines du monde à le faire sortir d’une des charrettes à bœufs dans laquelle il s’était réfugié.

Il nous fallut un moment pour nous rendre compte de la situation. Amoudou, qui songeait à tout, s’était hâté d’allumer un falot, nous descendîmes de notre poste malgré les efforts que le brave garçon faisait pour nous en empêcher, craignant un retour offensif du compagnon du terrible félin, au cas où il eût été accouplé, et nous pûmes, non sans un certain frisson, admirer un des plus beaux tigres royaux que j’aie jamais vus, que Mahadèva pressait encore sur ses défenses.

Le Tchaléa en était quitte pour une légère déchirure à l’épaule. Bien lui en avait pris de marcher sous la protection immédiate de la trompe de l’éléphant.

Nous laissâmes à l’intelligent animal le soin d’emporter le corps de son ennemi, et ayant éteint le flambeau qu’Amoudou avait pris dans nos ustensiles d’approvisionnement, nous nous hâtâmes de franchir la faible distance qui nous séparait encore de l’asile où nous désirions achever la nuit.

Le lecteur s’étonnera sans doute de voir qu’avec les moyens d’éclairer notre marche, nous préférassions nous replonger dans l’obscurité ! Bien simples en sont les motifs. Habitués à traverser en tout temps les bois et les montagnes, les bufflones (métis de la vache et du buffle) marchent d’un pas sûr dans les sentiers les plus difficiles et par les nuits les plus noires ; si vous éclairez votre route, il suffit d’une branche d’arbre, dont l’ombre s’allonge sur le chemin, d’un rien pour que l’attelage prenne peur et s’élance dans le ravin, ou, si vous êtes en plaine, brise leur charrette dans une course folle.

Ce fut avec un véritable sentiment de bien- être que nous vîmes tout à coup se dresser devant nous, sur un plateau moins chargé de végétation, la forme noire et massive du refuge qui terminait notre ascension. Ce n’était plus qu’une cour carrée, garnie de murailles élevées et à ciel ouvert, car il y avait longtemps que l’étage supérieur et le toit étaient tombés en ruine. Le sol était garni de dalles, ce qui avait suffi pour paralyser la reproduction des arbrisseaux et des lianes ; cependant un gros flamboyant, deux fois centenaire au moins, avait poussé au milieu même de la cour, et de ses branches épaisses qui dépassaient de beaucoup les murailles sur les quatre côtés, remplaçait par un toit de verdure celui que la main du temps avait enlevé.

Lorsque notre falot, allumé de nouveau, eut été accroché à un des rameaux inférieurs de l’arbre, nous jouîmes d’un spectacle imprévu et surtout des plus pittoresques, nous étions sous une véritable voûte de feuillage. En voyant cette clarté qui vint subitement illuminer son repaire, un makara, sorte de hibou énorme qui lutte avec avantage contre les plus gros serpents, fit entendre un hululement plaintif.

Certes, il avait bien choisi sa demeure. À peine avions-nous éclairé ces ruines, que nous vîmes une foule de trigonocéphales, de cobra-capels et de couleuvres s’enfuir à toute vitesse, et comme le gaillard se nourrit principalement de ces animaux, il avait là le vivre et le couvert. Notre présence devait le déranger singulièrement, car pendant tout le restant de la nuit il ne cessa de pointer à intervalles inégaux ses notes tristes et monotones. Après une légère collation, nous parquâmes les bufflones dans l’intérieur, et ayant confié à Mahadèva la garde de l’ouverture démantelée qui jadis avait servi de porte, nous nous étendîmes dans nos charrettes à bœufs. Nous ne tardâmes pas à nous endormir, bercés par les bruits étranges qui montaient jusqu’à nous des vallées et des bois, cris des fauves, chants des cascades, murmures de la brise qui nous jetait à flots les senteurs des cannelliers et des champs de vétyvers ; tous ces échos réunis formaient le plus pittoresque et le plus singulier de tous les concerts…

Au soleil levant nous étions sur pied, l’éléphant n’avait pas quitté son poste de gardeur, et près de lui Amoudou, sur pied avant l’aube, achevait de préparer la peau du tigre qu’il avait dépouillé avec sa dextérité habituelle.

La tour des rajahs était située à peu près au sommet des Gaths, et le Tchaléa, avant de nous quitter, put nous indiquer, au loin dans la plaine, la petite ville de Kolanpour comme enfouie dans un nid de verdure.

Le brave écorceur de cannelle nous quitta tout joyeux. Nous lui avions donné quarante roupies, environ cent francs, comme salaire, c’était plus qu’il ne gagnait en six mois.

En toute autre circonstance, trois ou quatre roupies eussent dépassé même ses exigences, mais nous voulions lui panser largement sa blessure assez profonde, quoique sans gravité.

Nous fûmes près de trois heures à descendre le second versant, et malgré des pentes assez escarpées, nous atteignîmes la plaine sans encombre ; avant d’arriver à Kolanpour, nous rencontrâmes un petit lac, tout entouré de multipliants, de tulipiers, de ficus et de touffes de bambous. Un alligator, qui glissait à la surface des eaux, plongea à notre approche et disparut dans les hautes herbes, pendant que des milliers de hérons roses, debout sur une patte le long de la rive, le cou enroulé autour du corps, nous regardaient passer immobiles comme des cariatides emplumées… Ce ne fut qu’une échappée !… Un coup d’œil, et tout disparut avec le sentier qui tournait sous bois dans le sens opposé ; mais ce petit paysage était si frais, si coquet, la lumière se jouait si amoureusement dans le feuillage des banians, le lac, avec sa couronne d’oiseaux qui semblaient dormir dans du duvet rose, était si gracieux, tout, jusqu’à cet alligator qui avait paru tout d’un coup pour donner une pointe de montant à la scène… concourait si bien à l’harmonie pittoresque de l’ensemble, que ce coin de nature équatoriale n’est jamais sorti de mon souvenir…

Que de fois, en face de ces sites charmants ou pleins de grandeurs qui m’émouvaient ou me frappaient d’admiration, n’ai-je pas désiré d’avoir à mon service la palette du peintre !… mais ces envies duraient peu ; on ne rapetisse pas sur quatre mètres de toile ces pays de la lumière et des végétations sans fin…

Nous ne fîmes que traverser Kolanpour ; un collecteur anglais y tenait actuellement ses assises et ramassait, pour la plus grande gloire de l’Angleterre, sous prétexte d’impôt, jusqu’au dernier sol des pauvres diables, qui ne comprennent pas très-bien tout l’honneur qu’il y a pour eux à engraisser le drapeau britannique. Master John Drift, je crois qu’il répondait à ce nom, occupait ses loisirs à dresser des coqs de combat, il nous en montra avec orgueil une pleine cage, tous plus ou moins déplumés ou écorchés ; son plus terrible champion avait eu un œil crevé la veille, et il le soignait avec amour, pour qu’il pût prendre sa revanche le plus tôt possible… Et dire que ce gaillard-là, comme tout bon Anglais, devait certainement être membre de trois ou quatre sociétés protectrices des animaux…

Après déjeuner, nous reprîmes notre marche sur Bedjapour avec l’intention de ne plus faire de station jusqu’à notre arrivée dans cette ville.

Sur le soir, nous rencontrâmes une troupe d’indigènes qui chassaient au guépard ; mon compagnon avait acheté un de ces animaux pendant notre traversée du Travencor, mais il n’avait pu le conserver que jusqu’à Trivanderam, où son bouvier l’avait laissé échapper. Il profita de cette occasion pour s’en procurer un autre qu’on lança devant nous, et il eut la satisfaction de voir qu’il avait fait une bonne emplette, car en moins d’une demi-heure l’animal étrangla sous nos yeux deux biches et un sanglier. On sait que le guépard est un félin de la taille d’une petite panthère, que l’homme parvient à apprivoiser comme un jeune chien.

Quand on veut chasser avec son aide on l’emmène sur une espèce de petit char à deux roues très-élevé, d’où il domine toute la campagne. Pendant que deux Indous poussent ce véhicule, une dizaine d’autres, faisant fonctions de rabatteurs, fouillent les fourrés avec de longues perches. Dès qu’un gibier quelconque s’en échappe, depuis le lièvre jusqu’au cerf, le guépard fait un bond, le rejoint en un instant, et l’étrangle. Il ne fait alors nulle difficulté de céder la proie qu’il vient d’abattre à son maître.

Cette chasse a cela d’amusant qu’elle abonde en péripéties.

Les choses se passent ainsi que je viens de le dire quand la poursuite a lieu en plaine, et dans des lieux où les arbustes ne sont point trop touffus, mais quand cette situation change, le guépard, qui n’a pas de flair, malgré sa vue perçante, perd souvent l’animal qu’il poursuit ; il faut voir alors l’intelligente bête, quand elle a été bien dressée, monter immédiatement au sommet d’un arbre et inspecter avec ardeur le lieu où elle vient de perdre la trace de sa victime. Quelquefois, lièvre ou sanglier se sont tapis dans un fourré ; malheur à eux, si le moindre mouvement des herbes vient à déceler leur présence ; avec la vitesse de la pensée, leur ennemi fond sur eux et les égorge.

Quelquefois c’est une panthère que le bruit fait sortir de sa tanière, alors commence un combat terrible qui ne se terminera que par la mort d’un des deux adversaires, et il n’est pas rare de voir le guépard remporter la victoire.

Le capitaine Durand se promit bien, pendant la station que nous allions faire dans l’ancienne capitale du Deccan, de perfectionner ses talents cynégétiques, qu’il n’avait plus osé exercer depuis le jour où, par son imprudence, il nous avait fait assaillir par une armée de pécaris[3] !…

Avec le guépard, mon ami était au moins sûr de tuer du gibier.

Cinq jours après notre traversée des Gaths, les hautes tours du palais à sept étages nous apparaissaient tout à coup dans le lointain… Bedjapour, la vieille cité en ruine des anciens rajahs mahrattes, était devant nous.

  1. Les ruines de Golconde.
  2. La cache vaut un peu plus d’un centime.
  3. Voir Voyage aux ruines de Golconde.