E. Dentu, éditeur (p. 1-ill).


PREMIÈRE PARTIE

DE TRIVANDERAM À GOA












VOYAGE
AU
PAYS DES BRAHMES

PREMIÈRE PARTIE

DE TRIVANDERAM À GOA ET BEDJAPOUR


Trivanderam. — Le capitaine Barcley. — Goa. — Un intérieur indo-portugais. — Départ pour Bedjapour. — Le village de Nandapour. — Le Prasada, poëme des poëmes. — Légendes de l’époque patriarcale. — La grande incarnation de Vischnou. — La belle Kandâlikâ.


— Allons, capitaine, fis-je à mon compagnon, il est temps de s’arracher aux délices de Trivanderam… Je vais donner l’ordre à Amoudou de tenir prêt Mahadéva et les bufflones pour demain au lever du jour.

— Encore vingt-quatre heures de grâce, me répondit mon ami d’un ton suppliant.

— Voulez-vous, oui ou non, suivre l’itinéraire que nous nous sommes tracé, c’est-à-dire visiter les grandes ruines de Goa, Bedjapour, Golconde, Eléphanta, Ellara, Karly…, étudier sur la pierre et le marbre, les vestiges des vieilles civilisations disparues et soulever un coin de ce voile mystérieux qui recouvre depuis des milliers d’années la vie intime des Indous ?

Un soupir, accompagné de quelques bouffées odorantes d’un tabac vert de Coringuy, qui faisait les délices de mon ami, furent les seuls signes d’attention que je pus obtenir de lui, et je pris sur moi de tout faire préparer pour le départ.

Le capitaine au long cours Durand était un Bordelais qui commandait dans les mers de l’Inde pour une maison de Nantes. À la suite du terrible cyclone qui dévasta la côte de Coromandel, en 1865, son navire avait été vendu à Pondichéry pour innavigabilité, et il se préparait à rentrer en France par la voie des steamers, lorsqu’une dépêche de ses armateurs vint l’aviser de rester dans l’Inde, pour y attendre l’arrivée d’un nouveau navire dont il devait prendre le commandement. Le brave marin pestait déjà contre les sept à huit mois de loisirs forcés auxquels il allait se trouver condamné, lorsque le hasard nous ayant réunis, je lui proposai d’être mon compagnon de voyage. Il avait accepté avec enthousiasme, et nous venions de parcourir ensemble les trois provinces de Karnatic, Travencor et Malayalum[1].

J’appartenais alors comme conseiller auditeur à la Cour d’appel de Pondichéry, et grâce à cette qualité, j’avais pu obtenir des gouverneurs des présidences de Madras et de Bombay un bill of requisition qui mettait à nos ordres tous les thasildars ou chefs de villages du pays anglais.

Nous voyagions avec des charrettes recouvertes chacune d’un vaste dôme de paille tressée, dans lesquelles nous pouvions installer, le plus commodément du monde, nos lits, nos provisions et nos armes.

Ces véhicules étaient traînés par des bufflones, métis de buffles et de vaches, rebelles à la fatigue et d’une sobriété à toute épreuve.

Un éléphant du nom de Mahadéva, que j’avais engagé pour la durée du voyage, nous servait de monture et de forteresse, lorsque nous traversions des contrées infestées par les fauves.

Notre personnel se composait :

D’un noir originaire de la basse Nubie, nommé Amoudou, qui était à mon service depuis de longues années ; il m’avait donné de telles preuves de dévouement et de fidélité, que je m’en rapportais exclusivement à lui des soins à prendre pour la sûreté de notre petite caravane.

Les lecteurs qui ont bien voulu me suivre dans mes précédents voyages, connaissent cette figure singulière, mélange de sauvagerie et de naïve bonté, d’appétits brutaux et d’abnégation. C’était un type achevé de la pure race nègre… capable de toutes les cruautés sur un ordre du maître, terrible dans l’exaltation ; au repos, plus doux qu’un enfant, aussi courageux qu’un dogue et plus ivrogne qu’un Irlandais.

Il me craignait autant qu’il m’aimait, et j’avais, dans la mesure du possible, tempéré ses mauvais instincts au profit de ses bonnes qualités. Comme tout bon nègre, il était grand conteur d’histoires, vantard et braillard à l’excès.

Mon Bohis Tehi-Naga remplissait les fonctions de vindicara ou bouvier : j’avais en lui également la confiance la plus aveugle, et il la méritait à tous égards. C’était un Indou de race malabare, appartenant à une caste estimée, et qui ne m’a jamais donné l’occasion, soit à la maison, soit en voyage, de lui faire la moindre observation ; il était toujours gai et empressé dans son service, et je ne lui ai connu qu’une faiblesse, c’était de croire à toutes les histoires à dormir debout que lui débitait Amoudou et de professer pour lui un véritable culte.

Rien n’était amusant comme d’assister, pendant les veillées, aux hécatombes de bêtes fauves, d’étrangleurs et de maraudeurs de la jungle, qu’Amoudou massacrait régulièrement pour le plus grand plaisir de son ami… Le Bohis émerveillé, respirait à peine, et mon Nubien, qui ne s’arrêtait pas facilement en aussi beau chemin, en arrivait à se rouler au milieu des tigres et des éléphants sauvages… Ce qui avait établi son prestige d’une manière inébranlable, c’est que l’exagération portait seulement sur les circonstances incroyables dont il entourait ses récits, le nombre d’animaux qu’il avait tués d’un seul coup, et le chiffre des étrangleurs ou Thugs qu’il avait défaits en batailles rangées ; Amoudou n’avait pas son pareil pour aller tuer dans un combat singulier un tigre dans la jungle, ou un requin dans l’Océan, et vingt fois Tehi-Naga l’avait vu jouer sa vie avec une crânerie sauvage, sans y être poussé autrement que par le désir de montrer son mépris pour le danger.

Mahadéva, l’éléphant, était conduit par un cornac du nom de Vaïtilinga.

Ce dernier avait été chanteur ambulant, équilibriste et montreur d’ours ; aussi l’animal qu’il dirigeait était-il un des mieux dressés que j’aie rencontrés dans mes voyages. Le quatrième Indou que nous avions à notre service, se nommait Ponou-Saney, il conduisait la charrette du capitaine.

Notre personnel vivait en fort bonne intelligence sous les ordres d’Amoudou, ou de Tehi-Naga, qui suppléait son ami en cas d’absence, et nous n’avons jamais eu de bien graves reproches à adresser à aucun d’eux. Mon Nubien avait, il est vrai, une passion des plus vives pour les boissons alcooliques, mais il ne s’adonnait jamais à son goût favori en cours de voyage, et il ne m’obligeait à le surveiller que dans les stations un peu prolongées que nous faisions, soit dans l’intérieur, soit dans les villes de la côte. J’avais coutume alors de le relever de ses fonctions au profit de Tehi-Naga, qui recevait la garde exclusive de nos animaux, ainsi que de nos munitions et approvisionnements.

Pendant tout le temps que durait notre séjour, Amoudou ne quittait pas le bazar, lieu où tout se vend et s’échange dans les villes indoues, et fort abondamment pourvu de boutiques de tchandos, en raison de la grande affluence de visiteurs.

Le tchando est le débitant de liqueurs de l’endroit. Mon Nubien se remisait chez celui de ces industriels qui avait su gagner ses bonnes grâces par l’abondance plutôt que par l’excellence de ses produits, et n’en bougeait jusqu’au départ. Lorsque je jugeais cependant qu’il en avait assez, je l’envoyais chercher par les deux bouviers, qui le rapportaient sur leurs épaules, et quand la raison lui était revenue, je n’avais qu’à lui dire : « Amoudou, nous partons demain, » pour qu’il reprît ses habitudes de sobriété.

Ce n’était plus le même homme.

Assez souvent j’étais obligé d’aller le réclamer au thana, sorte de prison municipale destinée aux tapageurs, mais c’était toujours pour le même méfait. Amoudou n’avait pas le respect de la police indigène ; dès qu’il avait avalé une certaine quantité de callou, jus fermenté du cocotier, ou d’arrak, sorte d’eau-de-vie de riz, il provoquait le premier baudrier rouge qu’il rencontrait, et se livrait avec lui à un pugilat plein d’expression, à la grande joie des flâneurs et des petits marchands du bazar.

L’affaire n’était jamais bien grave et je la terminais d’ordinaire avec quelques pièces de menue monnaie, destinées en apparence aux uniformes endommagés, et en réalité aux boutiques des tchandos.

Ces présentations indispensables terminées, je vais reprendre le cours de mon récit. Le soir même tout était prêt pour le départ du lendemain ; un forgeron avait visité en détail nos charrettes, les brèches faites aux caisses de conserves étaient réparées, et j’avais moi-même démonté et nettoyé toutes nos armes pièce à pièce.

Nous avions à peine eu l’occasion de toucher à nos balles explosibles, pendant nos courses à travers le Travencor et le Malayalum, et nous allions aborder avec nos munitions au grand complet les dangereuses contrées du pays malabare.

Les Gathes ou longues chaînes de montagnes qui bordent la côte indoue, de Surate au cap Comorin, regorgent d’animaux féroces, et surtout de ces terribles panthères noires, qui, perchées sur des monticules ou entre les branches de quelque banian séculaire, attaquent le voyageur avant même qu’il ait pu se douter de leur présence.

Cette longue traversée de Trivanderam à Bedjapour, plus de cent cinquante lieues de forêts, de montagnes et de jungles, ne laissait pas que de me causer quelques appréhensions, et sans Mahadéva, dont les robustes épaules pouvaient nous servir de refuge en cas de danger pressant, j’eusse peut-être hésité à la tenter.

Cet itinéraire était adopté depuis longtemps, et nul doute que nous ne l’eussions suivi scrupuleusement, si le hasard, qui se joue plus facilement encore des projets des voyageurs que de ceux des autres humains, n’était venu se mettre au travers de nos résolutions.

Le jour n’allait pas tarder à disparaître, et, assis sous la vérandah de feuillage de la petite case indigène qui nous avait abrités pendant notre séjour, nous regardions, le capitaine et moi, ce splendide spectacle du soleil de l’équateur, incendiant l’horizon et les flots de l’océan Indien avant d’aller répandre la chaleur, la lumière et la vie sous d’autres latitudes, lorsque mon compagnon étendit la main dans la direction du sud-est.

— Un navire, me dit-il.

— Où cela ? répondis-je.

— Voyez-vous là-bas, ce petit point noirâtre, on dirait un léger coup d’estompe sur la ligne du ciel.

— Parfaitement… c’est un nuage.

— Vous vous trompez, c’est la fumée d’un steamer ; avant cinq minutes vous allez la voir se développer, et dans dix nous apercevrons le navire.

Mon ami avait raison, et moins d’une heure après le Hornet (Frelon), capitaine Barcley, petit vapeur qui tous les mois faisait la côte, de Colombo à Bombay, mouillait dans la rade de Trivanderam.

Le capitaine Barcley avait fait les années précédentes les escales de la côte de Coromandel et j’avais eu occasion de le voir fort souvent à Cocanadah ; à peine sa baleinière abordait-elle au rivage que nous nous reconnûmes et échangeâmes un vigoureux shake-hand.

C’était un Anglais cosmopolite qui courait le monde depuis vingt ans, et avait usé par le frottement cette morgue britannique de mauvais goût qui, du coutelier de Birmingham au membre de la Chambre des lords, n’est qu’une pose perpétuelle. Après les compliments d’usage, il s’enquit du but de notre excursion, et apprenant que nous allions remonter la côte jusqu’à Goa, il nous offrit une place à bord de l’Hornet pour nous et toute notre suite.

— Je dois vous prévenir, ajouta-t-il en terminant, que je n’accepterai pas l’injure d’un refus, et que si votre réponse n’est pas affirmative, je vous fais enlever par une escouade de débarquement.

Il n’y avait pas moyen de résister à une aussi cordiale invitation… Le capitaine Durand, en voyageur et chasseur néophyte, regretta bien les quelques douzaines de peaux de tigre et de panthère dont il se croyait déjà l’heureux possesseur, mais quand je lui eus affirmé qu’il trouverait « amplement à se dédommager dans la seconde partie de notre route, entre Goa, Bedjapour, Elephanta et Ellora, il accéda de bonne grâce aux propositions du commandant de l’Hornet. Je crois même qu’au fond, malgré les mystérieuses attractions qu’exerçaient sur son imagination les jungles et les fauves du pays malabare, il n’était pas mécontent de se retrouver pendant quelques jours sur son élément.

Le lendemain, dès l’aube, nos quatre bufflones furent conduits sur un radeau de bois de cocotier, par bâbord avant du steamer, soulevés peu à peu à l’aide du palan de la vergue de misaine, et installés à bord le plus commodément du monde, les charrettes prirent la même direction et à six heures du matin nous levions l’ancre, le cap sur Cochin, que nous devions atteindre le soir même.

Le brave Barcley avait voulu embarquer aussi Mahadéva, mais Vaïtilinga nous avait suppliés de lui permettre de faire la route à pied, et sur sa promesse d’arriver à Goa presque aussi vite que nous, je l’avais laissé libre d’agir à sa guise.

Je ne dirai rien des différentes escales faites par l’Hornet, à Cochin, Beïpour, Calicut, Mahé, Mangalore, Koudapour ; à moins qu’il n’arrivât de nuit, le petit steamer stoppait juste le temps de débarquer ses marchandises et d’en prendre d’autres, et il repartait à toute vapeur ; nous ne descendîmes qu’à Mahé, petit établissement français qui s’endort dans la verdure et l’oubli du passé, seul point sur cette côte qui vienne rappeler au voyageur les assauts gigantesques du héros, j’ai nommé Dupleix, qui nous eût donné l’Inde si la France n’eût été alors gouvernée par le triste amant de la Poisson.

Dix jours après avoir quitté Trivanderam nous étions à Goa ; là seulement allait commencer notre véritable voyage. Quel ne fut pas notre étonnement en débarquant sur le quai de Villanova, d’être reçus par Mohadéva et son cornac, arrivés depuis la veille !

Cent cinquante lieues en neuf jours, par les montagnes, les marécages et les bois. Les deux compagnons n’avaient pas dû s’amuser en route.

Le capitaine Barcley ne resta que vingt-quatre heures sur rade, un déjeuner d’adieu nous réunît une dernière fois sur l’Hornet, et en lui serrant



la main avant de le quitter, nous lui promîmes, si nous revenions par la côte malabare, d’aller le voir à Colombo, son port d’attache.

Notre traversée en steamer venait de nous faire rattraper à peu près le temps que nous avions perdu à Trivanderam, car nous eussions mis, avec nos charrettes à bœufs, près d’un mois pour accomplir ce trajet ; nous résolûmes d’en profiter, et de ne faire qu’un séjour très-court à Goa.

Nos approvisionnements et nos munitions étaient intacts, et nous nous fussions mis en marche immédiatement, si une excursion aux ruines de l’ancienne ville indo-portugaise des Albuquerques n’était venue tenter notre curiosité.

Je connaissais les sombres et cruels souvenirs laissés par l’inquisition portugaise dans l’Inde, qui nulle part ne fut plus acharnée et plus rigoureuse et dont le pouvoir ne prit fin qu’en 1815, grâce aux Anglais, qui ne rendirent Goa qu’à cette condition. J’en parlai à mon compagnon et nous nous décidâmes à aller visiter dans la vieille ville, distante de quelques milles de Villanova de Goa ou Pandjim, comme la nomment les Indous, le palais des grands inquisiteurs et les prisons du saint office ; nous désirions voir par nous-mêmes, à quarante-cinq ans de distance seulement de sa suppression, s’il ne me serait point possible de trouver encore quelques restes, quelques vestiges parlant aux yeux, de cette épouvantable domination religieuse. Nous partîmes en voiture avec un guide, après avoir recommandé à nos hommes de ne point s’écarter du quai. Dès notre retour en effet, nous devions aller camper en dehors de Goa pour être prêts à nous remettre en route le lendemain de bonne heure.

L’Indou est le peuple le plus attaché que je connaisse à ses croyances, à ses superstitions ; il est persuadé de la suprématie de son culte sur tous les autres, et cela avec autant de raison que les musulmans, les bouddhistes et les adorateurs océaniens du grand dieu Thi, qui passe pour avaler la lune tous les matins et la rendre tous les soirs.

À toutes les tentatives des missionnaires anglicans ou romains, il répond invariablement :

— Vous avez bien tort de venir d’aussi loin pour perdre votre temps. Vous adorez le sublime Esprit primordial, âme de tous les êtres, avec des paroles que je ne comprends pas, et moi avec d’autres que vous ne comprenez pas non plus ; mais en résumé, c’est toujours au même Être que cela s’adresse… Pourquoi voulez-vous que j’abandonne ma manière de parler au Grand Invisible, qui est celle de mes ancêtres, pour prendre la vôtre, qui est celle d’étrangers qui ne sont pas de ma race ? Pourquoi ne me demandez-vous pas aussi d’abandonner ma nourriture, qui est légère et appropriée à notre climat, pour la vôtre qui est lourde et indigeste, et de quitter mes habits, si commodes contre la chaleur, pour porter les vôtres qui sont faits pour le froid ?… etc…

Aussi, en dehors des parias à qui les jésuites servent de petites pensions pour se faire catholiques, et qui ne vont à l’église, bien entendu, qu’autant que les appointements sont régulièrement payés, n’y a-t-il dans l’Inde d’autres chrétiens que ceux faits par l’inquisition portugaise, au moyen du fer et du feu.

Le Portugal ne comptait presque au siècle dernier, dans ses possessions heureusement fort restreintes, que des catholiques. Quiconque était amené dans les prisons du saint office n’en sortait que converti ou mort !…

Combien de ces malheureux, après avoir résisté avec courage aux premiers supplices, finissaient par céder aux horribles tortures qu’on arrivait par degrés à leur imposer, et sortaient de là incapables de tout travail et affreusement mutilés !

Quand les pauvres diables étaient entrés dans la salle de torsion, ils s’appelaient Rama ou Moutoussamy, et possédaient l’usage de leurs membres… quand ils en sortaient, ils s’appelaient Joseph ou Pacôme, et étaient estropiés !…

Et cinquante années à peine nous séparaient de ces folies sacerdotales… L’homme des hécatombes, l’homme des bûchers, l’homme du passé sanglant est toujours là, luttant avec acharnement, disputant pied à pied chaque lambeau de son pouvoir qui s’envole, n’ayant qu’un souci, qu’une idée, qu’un but, tenir sous sa main le monde assoupli et dompté !… supprimer dans toutes les langues les mots de raison, de progrès et de liberté.

Et, chose étonnante, si tous les Torquemada et autres tourmenteurs jurés ne sont plus là pour dire au peuple : Crois ! obéis ! ou meurs ! si leurs successeurs n’osent plus se faire précéder de tortures et de supplices, ce n’est pas qu’ils aient renoncé à ces antiques moyens de domination… c’est qu’ils ne peuvent plus les employer…

Nous ne trouvâmes que peu de choses à observer dans les prisons du saint office ; cellules, cachots, oubliettes, puits et caveaux étaient envahis par les arbustes, les lianes et les plantes de toutes espèces, au point qu’il eût été imprudent d’y pénétrer à cause des reptiles. La main du temps semblait s’être hâtée de voiler ces lieux sinistres, et de répandre à profusion la verdure et les fleurs là où avaient coulé tant de larmes, où avaient éclaté tant de sanglots.

Seule, la chambre de torture, déblayée sans doute à l’intention des visiteurs, avec ses anneaux scellés dans le mur, ses foyers noircis, ses chevalets de fer, permettait de reconstituer par la pensée quelques épisodes affaiblis des scènes sauvages qui avaient dû s’y passer…

Au moment où nous sortions de ces ruines, nous vîmes venir à nous cinq ou six malheureux qui nous firent détourner la tête avec dégoût. Tous étaient affreusement estropiés et mutilés, et à quelques années près paraissaient du même âge, de soixante-cinq à soixante-dix ans environ.

L’un rampait plutôt qu’il ne marchait, le corps supporté par quatre moignons informes, tenant entre ses dents une moitié de coco en guise de sébile… un autre n’avait plus de langue ni d’yeux… un troisième avait les mains coupées ; un autre encore avait eu les pieds broyés dans les brodequins de torture… Ils étaient là, nous demandant l’aumône, avec des sons et des cris inarticulés… et nous laissâmes tomber notre offrande, les larmes aux yeux et la rage dans le cœur.

Au moment où nous quittions ces lieux sinistres, un vieux brahme, que nous croisâmes sur le sentier, nous lança ces mots en sanscrit :

« Kirata kahaas out soûras ! » stupides hommes noirs !

— Que dit-il ? me demanda immédiatement mon compagnon.

— Il nous fait comprendre, lui répondis-je, que nous avons devant nous les dernières victimes des inquisiteurs portugais à Goa !

Dès que nous eûmes rejoint notre petite caravane, nous traversâmes lentement les rues de la capitale des possessions portugaises dans l’Inde, pour gagner les marais de la Mandova, de l’autre côté desquels nous voulions établir notre campement et passer la nuit.

À part les quelques fonctionnaires qui, de temps à autre, arrivent de la métropole, les habitants de Goa se composent de métis qui, chose curieuse, sont beaucoup plus foncés en couleur que les Indous, et de moines de tous ordres.

Les rues sont encombrées de ces pieux fainéants qui là, peut-être mieux qu’ailleurs encore, sont passés maîtres dans l’art de vivre du travail des autres.

Quant aux métis, leur orgueil et leurs prétentions à la pureté de la race n’ont d’égales que leur indolence et leur malpropreté. On marche sur les Cabral, les Tristans d’Achuna, les Gomez da Silva, et Dieu me pardonne, le guide que nous avions pris pour nous conduire en dehors des lagunes, car Goa est située dans une île, répondait au nom d’Albuquerque.

Ces gens-là croiraient se déshonorer, comme descendants des anciens conquérants du pays, s’ils se livraient au moindre travail, et tout le commerce est aux mains des juifs et des parsis.

Il est juste de dire que tous ces Indo-Portugais s’affublent de noms historiques avec un sans-gêne dont personne ne se préoccupe, puisque tout le monde ou à peu près se trouve dans le même cas. Ceux qui ont quelques minces revenus, ce qui est rare, vivent dans l’intérieur de leur demeure à la manière indoue, c’est-à-dire avec un peu de riz, du carry et du poisson fumé quand ils en ont, et emploient toutes leurs ressources à s’acheter des costumes européens pour parader dans la rue et à l’église… et quels costumes ! Le jour de notre départ était précisément un dimanche, et nous avons pu voir toute la colonie dans ses vêtements de gala. C’était à se croire en plein carnaval. Ce que nous avons vu là de formes de chapeau, depuis le tromblon porté par le respectable aïeul jusqu’à la casquette à côtes, d’étoffes et de couleurs différentes, modelées sur un cantaloup, qui ornaient la tête des jeunes Alvare, Alonzo ou Francisco, ne se pourrait narrer. Les couvre-chefs des senoras et senoritas étaient non moins fantastiques… Mais ne disons pas de mal de ces dames, leur hospitalité a laissé dans le cœur du capitaine Durand de tels souvenirs, que mon vieil ami ne me le pardonnerait pas.

Pour dépeindre cette société singulière mieux que ne pourraient le faire quelques traits généraux d’observations, je vais conduire le lecteur dans une famille du pays, chez laquelle nous eûmes la bonne fortune de passer la soirée, le jour même que nous quittions Goa.

Le Mendova, fleuve qui a l’honneur de posséder à son embouchure l’île ouest bâtie la ville portugaise, coulait à pleins bords, la lagune n’était point guéable et nous dûmes la traverser en radeau. Des indigènes ayant de l’eau jusqu’au cou nous poussèrent tranquillement, bêtes et hommes, sur l’autre rive, où nous attendait le propriétaire de cette installation primitive, pour nous réclamer son salaire.

Inutile de dire que Mahadéva avait dédaigné un pareil mode de transport.

Le brave homme, qui exerçait ainsi la profession de passeur par mandataire, car pour rien au monde il n’eût voulu accomplir lui-même pareille besogne, se nommait don Francesco Soarès.

Dès les premiers mots que nous échangeâmes il daigna nous apprendre qu’il descendait en ligne directe du grand Lope de Soarès, ancien vice-roi de Goa, et nous pria d’excuser la nécessité qui le forçait d’accepter notre argent.

Nous lui répondîmes que tous les nobles seigneurs du moyen âge s’étaient emparés des carrefours, des bacs et des gués pour mieux rançonner les passants, qu’ainsi exerçant un métier de gentilhomme, il ne devait avoir nulle crainte de faire rougir les mânes de ses aïeux.

Cette explication parut le satisfaire beaucoup, et apprenant que nous allions passer la nuit dans son voisinage, il nous offrit de partager le souper de sa famille. Nous acceptâmes avec d’autant plus de plaisir, que notre promenade dans les rues de Goa nous avait inspiré un désir assez vif de pénétrer dans l’intérieur d’une de ces demeures indo-portugaises.

Laissant à Amoudou le soin de veiller à notre installation, nous suivîmes notre hôte improvisé dans l’intérieur de son habitation. À mesure que nous nous avancions sous une vérandah qui régnait sur les quatre côtés d’une cour quadrangulaire, une foule d’enfants des deux sexes, de trois à dix ans, complètement nus, et bronzés comme des Malabares, s’enfuyaient de tous côtés, ainsi que ces troupes d’oisillons qui s’envolent de buissons en buissons, à l’approche d’un voyageur.

— Ce sont mes petits-enfants, nous dit le vieux Soarès. Quelques instants après, il nous présentait à la senora, sa femme, aïeule de tous ces bambins. La vieille dame, sèche comme un parchemin, avec des tons de chair cuir de Cordoue, était entourée de huit à dix brus et d’autant de gendres, au teint chocolat, qui n’avaient plus d’européen que les vêtements… Elle nous tendit une main décharnée sur laquelle le capitaine eut l’audace de déposer un baiser… Ces façons vieux régime posèrent immédiatement mon ami Durand en homme galant et bien né ; pour ne point passer pour un grossier personnage, je fus obligé de m’exécuter, mais en me penchant sur la main de la noble dame, je devinai, au parfum d’oignon et d’échalote, qui s’en dégageait, que notre arrivée était venue la surprendre au milieu de ses travaux culinaires.

Après cela commença le défilé de tous les Diaz, Alvaro, Diego, Vincente y Braga, y Cabral, y tout ce que vous voudrez, composant la troupe de fils, gendres, neveux et cousins, qui vivaient sous la paternelle autorité de notre hôte. Figurez-vous une trentaine de gaillards de seize à quarante-cinq ans, plus noirs (phénomène que je ne me charge pas d’expliquer) que les vrais Indous, pieds nus, les mains couvertes de bagues en strass, portant des chemises brodées, des redingotes et des chapeaux de 1830, et qui nous saluaient en nous demandant gravement des nouvelles de leur cousin don Luis, le roi de Portugal ; c’était à ne pas tenir son sérieux… Nous leur répondions que don Luis devait se porter à merveille, ils en paraissaient charmés et nous aussi. Tous les Portugais sont plus ou moins alliés à la maison de Bragance. Vint ensuite le tour des senoras et senoritas. Parmi ces dernières, nous en remarquâmes une plus blanche ou plutôt moins noire que les autres, (un caprice européen qui avait fait des siennes) qui se tenait debout derrière le fauteuil de son aïeule, dans une pose pleine de mélancolique rêverie ; de temps à autre, elle promenait sur nous ses grands yeux noirs, avec d’étranges mouvements de sourcils, dont la signification nous échappait complètement… Voyait-elle de mauvais œil ces étrangers, introduits si brusquement au milieu de sa famille… avait-elle conscience de l’impression ridicule que nous produisaient les siens ?… nous l’ignorions, et nous n’eûmes que dans la soirée l’explication de cette attitude singulière. C’était un tempérament exalté à qui l’occasion ne s’était pas offerte de trouver le calme en se fixant… Le capitaine Durand, toujours prêt à offrir des consolations aux belles affligées, devint en quelques heures son confident, elle lui lut des vers dans une espèce de charabia indigène, mélange atroce de kanara et de portugais, qui a la prétention de passer pour la langue de Camoëns, et lui chanta, en s’accompagnant de la harpe, des morceaux également de sa composition dans lesquels elle célébrait l’immensité de l’Océan et le vide de son cœur… Elle était belle, en somme, et le galant capitaine fut récompensé de son attention comme tous ses devanciers, du reste, par quelques heures d’un tête-à-tête charmant qu’elle voulut bien lui accorder… en n’y mettant d’autres conditions que celle d’escalader sa fenêtre qui ne s’élevait pas à plus de trois pieds du sol. La pauvre Juana, c’était son nom, avait la tête farcie de romanceros espagnols, où les chevaliers ont l’habitude d’envahir le balcon de leurs dames, et elle ne donnait que des rendez-vous avec escalade, sans effraction… la place étant forcée depuis longtemps. Sur le tard, alors que Juana s’était retirée en lui lançant un long regard, comme le capitaine me faisait part de son bonheur, il me demanda s’il ne ferait pas bien d’aller chercher ses pistolets, pour le cas où le vieux Soarès ou quelque Vincente y Braga voudrait venger sur lui l’honneur de la famille. En voyant mon ami prendre au sérieux toute cette mise en scène, je ne pus m’empêcher de rire, et j’allais lui en donner mes motifs, lorsqu’un des jeunes frères de Juana vint lui dire du ton le plus naturel du monde :

— Caballero, la senorita vous attend !… Mon pauvre ami hésita un instant comme étourdi sous le coup… je le regardais en riant sans nulle pitié ; il comprit qu’il y aurait peut-être encore plus de ridicule à rester qu’à partir, et il suivit le jeune garçon, qui, arrivé à l’extrémité de la vérandah, souleva complaisamment un tattis ou rideau de vétyver, qui recouvrait extérieurement la croisée de la belle, et forçait l’air à se parfumer en entrant dans la chambre.

— Boxis, murmura l’introducteur en tendant la main.

Le malheureux capitaine, qu’une désillusion nouvelle venait assaillir à chaque pas, jeta au gamin quelques pièces de menue monnaie, et disparut… parce qu’il ne pouvait taire autrement.

Boxis, bakchis ou batchis, sont trois mots de la même racine, qui à eux seuls composent toute une langue en Orient et dans l’extrême Orient.

Ces mots se prononcent avec des inflexions diverses, mais toutes ont pour but d’extraire de notre poche une aumône déguisée, un don, un cadeau, un droit quelconque de bienvenue.

Bakchis, le présent que reçoivent le bey ou le pacha de leur gracieux souverain.

Bakchis, les petits profits que les cadis musulmans ou le pundit-saëb indou extorquent aux plaideurs.

Bakchis, les petits oublis des employés des finances qui perçoivent deux fois l’impôt, une fois pour eux, une fois pour le maître.

Bakchis, ce que reçoit l’homme influent qui vous a fait avoir une fourniture, ou des travaux pour le compte du gouvernement…

Bakchis, le sou que vous jetez au santon, au fakir, ou au mendiant.

Bakchis enfin, tout ce qu’on vous arrache, tout ce qu’on vous extorque, tout ce qu’on vous vole, tout ce que vous donnez, tout ce qu’on obtient, de gré ou de force, par habileté — ou persuasion…

Bakchis en Turquie, batchis en Égypte et en Arabie, boxis dans l’Inde, sans ces trois mots magiques, l’Orient ne serait plus l’Orient…

Quelques esprits chagrins prétendront qu’il n’est pas besoin d’aller aussi loin pour observer cette merveille, et que la mendicité, le pourboire et le pot-de-vin fonctionnent assez bien dans la plupart des contrées de l’Occident.

C’est possible, mais remarquez qu’il nous a fallu trois expressions, différentes pour caractériser des situations que l’Orient traduit d’un seul mot : Bakchis ! Nous ne sommes pas encore de cette force-là…

Et puis là-bas on vous dit ouvertement : — Détrousse-Bey a reçu tant pour telle chose. Tandis que chez nous on n’en est encore qu’à se dire à l’oreille. — Vous savez Detroussemann… dans les spéculations financières !…

— Bah !

— C’est comme je vous le dis. Je connais son homme de paille.

L’Orient a brûlé l’homme de paille, tripote ouvertement, et ne daigne même pas avoir l’hypocrisie du vice…

Mon ami avait à peine disparu chez la belle Juana, que le vieux Soarès, voyant que je me promenais solitaire sous la vérandah, en fumant mon cigare, s’approcha de moi, et me dit à voix basse :

— Est-ce qu’aucune des senoras de la maison n’a eu le don de plaire à Votre Excellence ?

Voilà où en sont aujourd’hui la plupart des descendants des Vasco de Gama, des Almeida, des Cabral, sur cette côte encore toute farcie de moines, de fraters mendiants, de couvents et de souvenirs de l’inquisition. Cette race de métis, appelés aussi dans l’Inde topas, ou gens portant chapeau, quelle que soit la nationalité de leur ascendance, est plus méprisée que la caste la plus infime des Indous. Ces topas, issus d’Européens et de mères indigènes, ont pris tous les vices des deux races, sans avoir retenu une seule de leurs bonnes qualités. Dans la plupart des familles topasines de l’Inde, les femmes mariées ou non sont à la disposition des voyageurs, mais dans le but unique d’en tirer profit, tandis que dans celles des castes indoues où pareilles coutumes existent, les femmes ne s’y soumettent que pour exercer la vieille hospitalité de l’Orient caractérisée par ces trois mots sanscrits :

Nikaya — Nikara — Nikniga.

Le vivre, le couvert et l’amour.

Et elles repousseraient avec horreur tout présent qu’on tenterait de leur offrir… Elles donnent et ne reçoivent rien.

Le lendemain matin, je trouvai mon ami enthousiasmé de Juana ; la belle topasine n’avait pas eu grand’peine à charmer ce tempérament méridional, qui, avec son amour des grands horizons, du soleil, des parfums et des femmes, semblait avoir été créé exprès pour voyager sous les tropiques.

Pour un peu il m’aurait demandé de retarder notre départ de quelques jours, mais je fus inexorable, et fis semblant de ne pas comprendre les petits soupirs de regrets qu’il lançait de temps à autre pour m’attendrir. Je donnai l’ordre à Amoudou d’atteler les bufflones.

J’allais oublier une des plus réjouissantes surprises de notre séjour à la casa Soarès. La veille, quand nous fûmes introduits dans la pièce qui servait de salle à manger, nous fûmes un moment comme éblouis par le contraste qui existait entre le service dépareillé, ébréché, qui garnissait la table, et les mets somptueux dont cette dernière était chargée… Dindes appétissantes laissant apercevoir de larges rondelles de truffes sous la peau, pigeons en compote, étendus mollement sur des tranches de pain, entourées d’un glacis de petits oignons, rognons en brochettes, riz de veau garnis d’un hachis de champignons, tout cela s’étalait pêle-mêle, sans aucune science des entrées et des rôts, accompagné d’un dessert entièrement européen… Après plusieurs mois de voyages et de courses dans les jungles de l’intérieur, je dois avouer que ce réconfort imprévu, bien qu’il manquât de classique dans l’arrangement, nous fit échanger, le capitaine et moi, un petit sourire de satisfaction.

Notre joie fut de courte durée ; à peine avions-nous pris place à table, que nous nous apercevions, hélas ! de L’étrangeté de la mystification.

Tous ces mets appétissants étaient en bois, vernis avec un art tel, qu’une méprise était fort excusable à quelques pas.

Nous fûmes réduits à satisfaire notre appétit à l’aide d’un gigantesque plat de riz au carry, entouré de poisson fumé, qu’un cuisinier indigène apporta dans un récipient de terre noir.

Voilà tout ce qui reste du luxe de table des descendants des anciens conquérants qui régnèrent à Goa… des simulacres en bois !… J’avais déjà observé moi-même sur la côte de Coromandel des coutumes semblables, mais j’y avais été pris, cette fois encore, comme un voyageur novice, en raison de la rare perfection des objets simulés.

Au moment où nous pénétrions dans cet étrange atrium, un énorme capucin, qui faisait son entrée par une autre porte, nous était présenté comme le confesseur et le commensal habituel de la famille… Le brave homme était luisant, sale et gros ; il mangea comme quatre, et se retira avant tout le monde, pour aller faire sa sieste sur une natte, sous la vérandah.

Le lendemain, comme nous prenions congé du vieux Soarès, qui nous accompagnait à nos véhicules avec toute sa maisonnée, le capucin s’approcha de nous, et d’une voix onctueuse et papelarde nous engagea, pour nous assurer à tout hasard une bonne mort, étant données les dangereuses contrées que nous allions parcourir, à lui acheter un stock de trois ou quatre mois d’indulgences qu’il avait reçues directement de Rome… J’allais renvoyer le frater à ses orémus, lorsque le capitaine, toujours galant, se rendit, moyennant cinquante sous, acquéreur du solde du franciscain, et en fit cadeau à Juana… La belle enfant qui, paraît-il, avait refusé ses présents, accepta les indulgences. J’ai su plus tard que mon ami l’avait en outre récompensée de son désintéressement par l’offre d’une magnifique bague valant plusieurs centaines de roupies, qu’elle avait daigné accepter à titre de souvenir seulement.

À la pointe du jour, nous quittions les rives marécageuses de la Mendova, pour nous diriger en droite ligne vers les hautes montagnes de Bedanore, dont les sommets, chargés de lumière par l’astre qui se levait, nous apparaissaient à vingt milles de là comme embrasés.

Quarante lieues à peine nous séparaient des ruines de Bedjapour, la plus antique cité du Décan, et nous avions hâte de nous trouver au milieu des splendeurs de cette vieille architecture indoue, si féconde, si variée dans ses formes qu’elle a pu inspirer la Chaldée et l’Égypte, la Grèce et Rome. Cette partie de l’Inde est aussi celle qui abonde le plus en merveilleuses légendes, en hauts faits historiques.

Ma récolte, comme on va le voir, n’allait pas tarder à commencer.

Sur les onze heures, la route nous fut tout à coup barrée par un petit affluent de la Mendova ; comme la chaleur commençait à devenir accablante, nous remontâmes le cours d’eau pour chercher quelque endroit bien disposé qui pût nous abriter pendant le déjeuner et les heures de sieste obligées sous ces brûlantes latitudes.

Nous arrivâmes bientôt à un petit village du nom de Nandapour, dont les habitants, réunis en ce moment sous de vastes baobabs, écoutaient pieusement un pandaron, sorte de mendiant religieux, dont la profession est de parcourir les aldées pour réciter des vers, chanter des morceaux des Védas ou redire des légendes des premiers âges.

Chaque village qui peut le payer a son conteur attitré, dont la mission est de distraire les habitants pendant les heures de loisir.

Ce jour fut un de ceux qui doivent compter le plus dans mon existence de voyageur, car il éclaira la découverte d’un manuscrit que je cherchais depuis plusieurs années, le Prasada ou poëme des poëmes, dont je n’avais pu encore me procurer que des fragments, tant les brahmes étaient jaloux de la possession de ce curieux ouvrage. Le Prasada renferme une foule de morceaux qui remontent à l’époque védique, et qu’il serait impossible de rencontrer ailleurs.

Dans ces impressions de voyage, que je publie pour initier le lecteur aux mœurs si pittoresques de l’Inde et de l’extrême Orient, je ne puis, pour ne pas ralentir l’intérêt, donner de trop nombreuses traductions des chefs-d’œuvre littéraires des brahmes ; cependant, chaque fois que je me suis trouvé en face de morceaux essentiellement caractéristiques de cette civilisation singulière, je n’ai jamais hésité à les faire connaître.

Le pandaron de Nandapour avait tiré sa copie du Prasada, de la pagode de Darwar, et je fus assez heureux pour le décider à me la vendre ; j’ai pu depuis la collationner à Vilnour, sur un des plus anciens manuscrits qui existent, et me convaincre de sa fidélité.

Parmi les divers fragments de cet antique ouvrage, que j’ai traduits et publiés, en voici trois, que les amoureux des choses du passé ne liront pas sans un curieux intérêt.

Le premier, au milieu des renseignements précieux qu’il nous donne sur la vie patriarcale, renferme un des souvenirs les plus précis qu’ait gardé l’humanité, des nombreux diluviums qu’elle a supportés dans son enfance.

Il est intitulé :


SOUDAMA - DHARAKA.
(Soudama le semeur.)


— Au pays de Miltila, non loin du Godavéry, vivait un homme appelé Soudama ; du fleuve à la montagne, aussi loin qu’un éléphant pouvait aller dans un jour, la plaine lui appartenait ; il eût compté pendant trois jours, sans s’arrêter aux heures des repas et du sommeil, qu’il n’eût point su le nombre de ses troupeaux, et quand venait la récolte, le riz et le menu grain ne pouvaient point tenir dans les dwastras (réserves).

— Et cet homme avait une nombreuse famille, et son fils aîné, celui qu’il avait eu d’une vierge, et qui devait, après sa mort, laver son corps, l’oindre de parfums et accomplir sur sa tombe les cérémonies funéraires, était déjà en âge de se choisir une femme.

— Il avait encore de nombreux serviteurs pour la maison et pour les champs, qu’il conduisait doucement, selon la loi de Brahma.

— Et cet homme était aimé de sa famille et de ses serviteurs, car il était pieux et bon.

— Il était aimé aussi des voyageurs, qu’il recevait dans sa maison en leur disant : Vous ne trouverez rien ici qui ne m’ait été donné par le Seigneur des créatures, et tout ce que Brahma m’a donné est à vous.

— Et il était aimé encore des lépreux, des infirmes et des indigents, car il leur donnait toujours un asile pour la nuit et du grain pour plusieurs semaines, et il ne leur demandait jamais le nom de leur père, ce qui aurait pu les peiner.

— Il était si bon que, quand ses serviteurs et ses fils avaient retourné la terre et que le moment était venu de confier au sillon le riz et les menus grains de la récolte prochaine, il se rendait aux champs, et pendant que les ouvriers vaquaient à leurs occupations, il jetait au vent, à la manière de ceux qui sèment, du grain que les petits oiseaux venaient ensuite ramasser autour de lui en gazouillant, et pour ce qu’il faisait là, il avait été surnommé Dhâraka le semeur.

— Et jamais il n’eût approché de sa bouche la nourriture, ni permis que ses fils et ses serviteurs ne prissent leurs repas, sans avoir auparavant adressé à Brahma la prière du Bralouyahouta, qui est la consécration des aliments.

« Ô Brahma, purifiez ces graines et ces fruits, car vous avez dit à votre créature : Toute plante que je n’ai pas plantée périra, toute pensée qui ne viendra pas de moi est maudite, et tout ce qui n’est pas consacré et que la bouche reçoit agit comme un poison et donne la lèpre. »

« Il ne me verra jamais face à face, il ne sera point reçu dans le séjour céleste, celui qui ne m’offre point la nourriture qu’il va prendre ; il n’est pas digne de prononcer mon nom ni de l’enseigner à ses enfants, et les cérémonies funéraires accomplies par son fils n’auront pas le pouvoir de purifier ses fautes. »

« Ô Brahma ! purifiez ces graines et ces fruits, qu’ils soient doux à mon corps et le fortifient comme la prière et la vertu fortifient l’âme, et qu’à l’heure de mon dernier repos, mes oreilles puissent entendre votre voix me convier à la nourriture sacrée dans la céleste demeure. »

— Or, un soir que les troupeaux étaient rentrés, que les femmes avaient tracé sur le seuil de la demeure les signes consacrés qui procurent le repos des nuits et éloignent les mauvais présages, le riz du repas chantait dans les téselles de cuivre pendant qu’on l’arrosait de beurre clarifié. Un étranger se présenta sous le portal de la demeure de Soudama.

— Salam ! dit-il au padial qui, après avoir remisé les éléphants, gardait la porte de la maison, laisse-moi reposer ici quelques instants : puisses-tu voir ta vieillesse comblée de jours heureux, et que les cérémonies funéraires soient accomplies sur ta tombe par ton fils aîné entouré des fils de ses fils.

— Et ayant dit cela il s’assit sur une pierre, car il paraissait fatigué.

— Salam, répondit le padial ; tu confonds le serviteur avec le maître, mais tu peux te reposer, car la demeure de Soudama n’est jamais fermée à l’heure des repas, et il allait répondre aux souhaits d’usage qu’on lui avait adressés, bien qu’il ne fut pas le chef de la maison, car celui qui ne rend pas par orgueil le vœu du voyageur, de l’infirme ou du mendiant, est capable de méconnaître son père.

— Mais Soudama parut :

— Et le voyageur ayant reconnu que cette fois il ne se trompait pas, il dit à Soudama : Salam ! puisses-tu voir ta vieillesse comblée de joies, que les cérémonies funéraires soient accomplies sur ta tombe par ton fils aîné entouré des fils de ses fils.

— Et Dhâraka lui répondit : C’est ici la maison de Brahma, celui qui est fatigué peut s’y reposer, celui qui a faim et soif peut y manger et y boire, celui qui est loin de sa famille et de la terre où il est né, et qui sent sa fin approcher peut entrer y mourir en paix, les cérémonies de la purification dernière seront accomplies sur sa tombe.

— Ayant dit, il a guidé l’étranger dans l’intérieur de sa demeure, et s’étant fait apporter de l’eau dans une aiguière de cuivre, il lui lava les pieds et lui versa sur la tête et sur le corps un parfum délicieux.

— Et ayant bu et mangé, le voyageur demanda à continuer sa route malgré l’heure avancée de la nuit, et comme on insistait pour le retenir, il reprit sa gourde, son chapelet et son bâton.

— Et alors Soudama lui dit : Pourquoi refuses-tu de passer la nuit sous mon toit ? Ne saurais-tu reprendre ton chemin au lever du jour ? La contrée où tu vas est donc bien éloignée d’ici, que tu sois obligé de marcher à l’heure où tout se repose ?

— Je vais au pays de Gangea ; jusqu’à mon arrivée je ne dois point prolonger mon repos au delà du moment où le chant des éléphants sacrés indique le milieu de la nuit.

— Dis-moi ton nom, poursuivit Soudama, afin que je m’en souvienne ; le nom d’un hôte est toujours doux à prononcer.

— Et celui-ci prenant la parole de nouveau lui dit : Écoute, Soudama, toi qu’on a surnommé le Semeur, les temps ne sont pas éloignés où de grandes calamités vont fondre sur cette contrée, tu verras ta terre ravagée et tes récoltes perdues.

— Louange à Brahma et à son saint, lui répondit Soudama.

— Tes troupeaux périront, et au milieu de l’affreuse tempête qui viendra de la mer, les génisses ne reconnaîtront plus la voix plaintive de leurs petits, l’éléphant affolé se sauvera dans les réduits les plus obscurs des montagnes et des bois.

— Brahma est Brahma, et sa volonté est la loi.

— Tes enfants seront tous frappés jusqu’au dernier, tu ne reconnaîtras plus la place où fut ta maison, et il ne te restera pas même une aiguière pour puiser ton eau, une téselle de terre pour faire cuire ton riz, un bâton pour te soutenir dans ta marche, une pierre pour y poser ta tête.

— Que Brahma soit béni dans sa colère !

— Et comme l’étranger s’apprêtait à partir, Soudama lui dit : Qui es-tu, toi qui, après avoir mangé avec moi et t’être reposé sous mon toit, viens m’annoncer de pareils malheurs ?

— Je suis celui qui annonce à tous, depuis le pays de Madura jusqu’au pays de Gangea, la venue du grand vent de la mer, qui entraîne dans sa course rapide Ma (la lune) et les étoiles, qui fait pâlir Sourya (le soleil) et fait voler dans les airs comme un fétu de paille les arbres vieux de plus de dix générations.

— Depuis plus de quinze jours, l’eau du ciel tombe en cascade sur les plus hautes montagnes de Lanka (Ceylan) ; le Samanta-Kounta est couvert de nuages noirs, l’Océan gronde sourdement dans ses profondeurs, les antarapotama (hommes des eaux) m’ont dit : C’est le signe précurseur du vent terrible, va et rapporte cela à nos frères.

— Comme il achevait ces mots, un son rauque et aigu se fit entendre : Voilà, dit-il, les éléphants sacrés qui annoncent le milieu de la nuit, je dois me mettre en route, car il y a loin encore du pays de Milhila aux rives où les cents fleuves (l’embouchure du Gange) se jettent dans l’Océan, et il ne faut point que les gens du Nord disent que les Andhara du Sud ne les ont point prévenus.

— Il dit et disparut en un instant sur la route poudreuse et blanchie par la lune, et Soudama rentra pensif dans sa demeure, ne sachant comment expliquer les paroles qu’il avait entendues, et ce qu’il devait faire.

— Et il ne manqua pas, avant de s’étendre sur sa natte, d’adresser à Brahma la prière du repos, et de s’en remettre à lui du soin de le protéger.

— Et il arriva ainsi qu’il avait été prédit par l’étranger. Un jour Sourya ne parut pas à l’horizon, le ciel était noir et un vent violent, tel qu’on ne l’avait point encore vu dans ces parages, se leva à l’ouest, détruisant tout sur son passage, et faisant remonter l’eau du Godavéry vers sa source.

— Et de toutes parts les animaux fuyaient épouvantés, le tigre se rencontrait avec l’agneau, la panthère avec la biche, et les serpents malfaisants qui rampent sur l’herbe sortaient de leurs trous envahis par les eaux, et cherchaient à s’enrouler autour des jambes des taureaux et des buffles pour échapper à la mort.

— Et Soudama, qui s’était prosterné entouré de sa famille, et priait en attendant la mort, vit aussi passer devant lui ses troupeaux qui fuyaient, ne connaissant plus la voix de leurs maîtres.

— D’abord ce furent les chevaux, les taureaux, les génisses qui ruaient pour se débarrasser de leurs petits ; puis ce furent les éléphants, qui, réunis en masse, semblaient charger dans un combat, et faisaient trembler la terre sous leurs pas.

— Quand le troupeau d’éléphants passa près de Soudama, un d’entre les plus forts, qu’il avait l’habitude de monter, s’arrêta tout à coup devant lui, et son maître l’ayant appelé par son nom, qui était Nourmali, l’animal se précipita sur lui, l’enleva malgré sa résistance, et l’ayant placé sur son dos, il reprit sa course à travers les rizières et les plaines marécageuses, les fleuves débordés et les bois, jusqu’aux montagnes prochaines où, étant en sûreté, il s’arrêta.

— Et Soudama, qu’il avait sauvé, se mit à se lamenter en disant : Rends-moi mes fils qui étaient la joie et l’orgueil de ma vieillesse, et voilà maintenant que j’ai peur de mourir ; qui donc lavera mon corps, entourera mes membres de bandelettes sacrées, et accomplira les cérémonies funéraires ?… Malheur, malheur à moi !

— Ô Brahma ! seigneur de toutes les créatures, où sont les fils que tu m’avais donnés ? Qui perpétuera ma race dans l’avenir suivant ta loi ?

— Que me font ces montagnes, que me font ces vallées, que me fait la vie, que me fait la nature entière, puisque j’ai perdu ceux que j’aimais ?

— Seigneur des créatures, ô Brahma ! pourquoi m’avoir sauvé en me séparant de mes fils ? Vous avez coupé les branches et les racines de l’arbre, comment l’arbre pourrait-il vivre encore ?

— Voyez, mes cheveux sont devenus blancs sous le poids des ans, mes membres se sont affaiblis, je ne pourrai plus demander ma nourriture à la terre, et si je vais chercher un asile, qui me le donnera parmi les hommes de ce pays ?

— Et ainsi il se lamentait, et il priait Brahma de lui donner la mort par le feu du ciel, ainsi qu’il fait pour les saints ermites dont la fin approche, et qui, loin de leurs fils, ne verraient pas s’accomplir les cérémonies de la purification près de leur brahme.

— Mais le bruit s’étant répandu que le riche Soudama, du pays de Mithila, ayant échappé au vent de la mer, se trouvait en Madura, aussi nu et aussi pauvre qu’un ver de terre, de toutes parts, ceux qu’il avait obligés au temps de sa fortune accoururent autour de lui, et chacun lui donna une portion de son bien.

— Et ils vinrent en si grand nombre, et de Lanka, et de Jaffnat, et de Soumanta, et de Harspoor, et de l’est et de l’ouest, du côté des deux mers, qu’en peu de temps Dhâraka fut plus riche encore qu’auparavant.

— Et ayant remercié le seigneur des créatures, Brahma au triple visage, le semeur épousa une nouvelle femme, qu’il connut vierge et dans la saison favorable, et en ayant eu un fils, il le nomma Devagana (envoyé de Dieu).

— Il eut par la suite beaucoup d’autres fils, et des filles tellement belles que tous les jeunes hommes les désiraient pour épouses ; et ainsi il fut récompensé, car il avait toujours été bon pour tous, et n’avait point maudit le maître de l’univers.

L’antiquité de cet épisode patriarcal ne saurait être un instant discutée. On peut dire que la preuve peut s’en faire par le récit lui-même ; il n’y est, en effet, question, pas même par allusion, ni de prêtres, ni de rois, ni de temples, ni de palais, ni de société organisée, la tribu même ne paraît pas encore formée, les villes n’ont point jeté leurs fondations, nous sommes au règne de la famille, tout s’incline sous la puissance paternelle… Ces antiques poésies étaient chantées par les pasteurs du Gange et de l’Indus, des milliers d’années avant que les pasteurs de Thèbes et de Memphis aient commencé à balbutier les louanges d’Amonra, le dieu lumière.

La seconde de ces légendes forme, pour ainsi dire, la deuxième partie de celle d’Adgigarta, que j’ai donnée dans le Second voyage au pays des Éléphants… C’est un curieux épisode de la vie de ce patriarche indou, qu’héritière des traditions de l’Orient, la Bible (ce livre aujourd’hui si moderne), a chanté sous le nom d’Abraham.

Cette légende porte au Prasada le titre de


NATALIKY
(la vierge modeste).


— Adgigarta, voyant sa peau se rider et ses cheveux blanchir, sentant que le moment n’était pas éloigné où son fils devrait accomplir les cérémonies funéraires sur sa tombe, songea que le moment était venu de lui choisir une femme pour perpétuer sa descendance.

— Et l’ayant fait venir devant lui, il lui dit : J’arrive sur le soir de ma vie, ô Viashagana, ta mère s’est endormie dans le Seigneur des créatures, et il n’y a plus de femme à la maison pour surveiller le travail du nelly. Voilà qu’il te faut choisir une épouse pour donner une mère à tes sœurs, et procréer un fils qui soit l’honneur de notre race.

— Et Viashagana répondit : Qu’il soit fait, mon père, selon votre volonté.

— Adgigarta continua : Prends un couple de jeunes éléphants blancs, charge-les des riches tapis de Kanawer, des vases d’or et d’argent de Nepâl, des soieries de Dakka et des parfums qui viennent de l’Iran, et rends-toi en la contrée de Mithila, qui borne ce pays, chez Nimi, qui en est le chef, et est fils de Pavaca, qui fut le père de ta mère Parvady. Quatre filles, jeunes et belles, ornent sa maison, qui sont : Anoumaty, Tamary, Anniama et Parvady, ainsi nommée parce que ce fut ta mère qui, à sa naissance, la plongea trois fois dans les eaux du Mahaar, pour la purifier (Mahaar, grande rivière, un des noms du Gange, du sanscrit Maha, grand, aar, rivière).

— Et après avoir mangé et bu dans la maison de Nimi, tu donneras les présents à celle que tu auras trouvée belle dans ton cœur, et l’ayant obtenue de son père, tu la ramèneras en cette maison afin que j’aie la joie de vous bénir tous les deux, et la postérité qui naîtra de vous.

— Et ayant entendu cela, Viashagana dit à son père : Et si je les trouve toutes quatre également belles, et si leur père me dit qu’elles sont toutes quatre également vertueuses, et craignant le Seigneur, pourrais-je donner ces présents à l’une sans que les autres n’en conçoivent du chagrin, et ne pleurent en secret, ce qui ferait dire à Nimi : Pourquoi cet homme est-il venu dans ma maison apporter la douleur à mes filles ?

— Alors Adgigarta : Prends quatre fois autant de riches tapis, de vases d’or, de soieries et de parfums, et les leur donne à chacune en cadeau, et elles ne seront point jalouses entre elles, parce qu’il n’y en aura pas eu d’oubliées.

— Mais Viashagana dit encore : Quand je leur aurai donné à chacune des présents, ne seront-elles point fâchées quand j’en choisirai une pour la conduire en la maison de mon père ?

— Remets-t’en au Seigneur du soin d’indiquer celle que sa sagesse te destine, et que la première que tu apercevras en t’approchant de la maison de son père soit saluée par toi comme l’épouse que tu aurais choisie, et tu lui passeras au cou le tali des fiançailles.

— Satisfait par ces dernières paroles, Viashagana prit un couple d’éléphants blancs qui n’avaient point encore porté la baoudah, il les chargea de quatre lots de riches tapis de Kanawer, d’autant de vases d’or et d’argent de Népal, de soieries de Dakka et de parfums de l’Iran, et ayant reçu la bénédiction de son père, il se mit en marche pour se rendre à Mithila, qui était le pays où le frère de sa mère Parvady était chef.

— Après avoir marché pendant plusieurs jours, il aperçut un enclos de vastes champs de nelly bien arrosés, et l’herbe verte de toutes parts s’étendait aussi loin que la vue.

— S’étant adressé à un vaidehâ (sanscrit, cultivateur) qui faisait mouvoir en chantant le balancier d’un étang, il lui demanda à qui étaient ces rizières si bien entretenues.

— Et le vaidehâ, sans se déranger de son travail, lui répondit : Ces champs appartiennent à Nimi, fils de Pavaca.

— Et ayant rencontré plus loin d’immenses troupeaux de génisses, avec de grands taureaux aux cornes recourbées du pays de Birmah, il s’adressa à un kélivala faucheur et lui demanda à qui étaient ces animaux qui paissaient en aussi grande quantité dans la prairie.

— Et le kélivala répondit, en continuant à faucher l’herbe le long des chemins : Ces taureaux aux longues cornes recourbées et ces génisses appartiennent à Nimi, fils de Pavaca.

— Et ayant aperçu encore un grand nombre d’éléphants qui venaient du nord, chargés de figues sèches, de pistaches, de noix et de grenades, ainsi que de fines étoffes tressées du poil des chèvres de Kaboul, il dit au padial qui les conduisait : À qui toutes ces richesses et les animaux qui les portent ?

— Et le padial lui répondit, en poursuivant son chemin : Ces éléphants, ces fruits secs et ces riches étoffes de Kaboul sont à Nimi, fils de Pavaca.

— Et Viashagana émerveillé se disait en lui-même : Que vais-je faire avec mes modestes présents chez un homme aussi riche ? mais peut-être se souviendra-t-il que je suis le fils de sa sœur. Et il s’aperçut bientôt que le bruit de son arrivée s’était répandu partout, car à mesure qu’il approchait du terme de son voyage, de tous côtés les bergers et les serviteurs de Nimi accouraient sur les bords de la route, l’appelaient par son nom et lui souhaitaient la bienvenue.

— Ayant eu à traverser un ruisseau, il rencontra sur la rive une dizaine de jeunes filles qui lavaient dans l’eau courante les chambous et les plats de cuivre du repas, et une d’elles, qui paraissait les diriger, se leva et dit : Salam à Viashagana, fils d’Adgigarta, qu’il soit le bienvenu dans la maison de Nimi. Je suis Nataliky, et Nimi est mon père.

— Salut à Nataliky, répondit Viashagana ; et la voyant jeune et belle il s’en réjouit, et pensant que le Seigneur l’avait ainsi placée sur sa route pour qu’il la choisît pour femme, il ajouta : Reçois, ô fille de Nimi, qui fut fils de Pavaca, ce tâli, signe du mariage que ma mère Parvady a porté.

— Je me nomme aussi Parvady, s’écria la jeune fille, qui fut dans le ravissement d’être choisie la première, quoique la plus jeune entre toutes ses sœurs. Et quittant ses compagnes, elle se dirigea avec Viashagana vers la maison de son père.

— Et Nimi les voyant venir tous deux les admira, tellement ils étaient jeunes et beaux, et comme ils s’approchaient, il dit à ses autres filles : Voilà le fils de ma sœur Parvady qui a choisi Nataliky pour sa femme, et elles en conçurent une grande jalousie.

— Alors Viashagana s’étant incliné et portant la main sur son front, dit : Salut, ô Nimi, je t’apporte les paroles d’amitié d’Adgigarta, accorde-moi d’emmener cette femme, qui est ta fille, dans la maison de mon père : c’est Brahma qui m’a inspiré de passer autour de son cou le tâli que mon père donna autrefois à Parvady en la maison de Pavaca.

— Que la volonté de Brahma soit faite, répondit Nimi ; je reçois les paroles de ton père Adgigarta, et tu peux conduire ta femme auprès de lui pour qu’il accomplisse les cérémonies d’usage. Entre dans cette maison, qui est la tienne, pour y manger avec nous et t’y reposer pendant quelques jours.

— Cette manière de se choisir une épouse fut observée depuis sous le nom de mode du Seigneur, car il fut reconnu que c’était Brahma lui-même qui l’avait instituée.

— Et Viashagana ayant distribué ses présents selon l’usage, reprit le chemin du pays de Gangea, où était la maison de son père, et Nataliky le suivit sur un des éléphants blancs qu’elle avait reçus en cadeau.

— Adgigarta les attendait avec tous ses parents et amis, car il avait su en songe le moment précis du retour de son fils, et de ses mains, que l’âge avait rendues tremblantes, il les bénit tous deux en prononçant l’invocation consacrée, car Nataliky ne pouvait entrer comme épouse dans la maison avant d’avoir été unie devant le Seigneur des créatures.

— Et les mains élevées vers le ciel, Adgigarta dit :

« Que Brahma unisse vos âmes d’un lien indissoluble, et que l’amour soit ce lien ! Que dans vos cœurs n’entrent jamais ni le dégoût, ni l’oubli ; un mari qui dédaigne sa femme est maudit de Brahma ! Une femme qui dédaigne son mari ne peut espérer d’entrer au séjour céleste !

« Respectez dans votre union les époques qui ne sont point favorables, car celui qui se livre en tout temps aux plaisirs de l’amour offense Brahma qui, pour ce fait, ne lui accorde point une nombreuse postérité.

« Vous consacrerez au Seigneur des créatures l’aîné de vos fils, car c’est lui qui accomplira sur votre tombe les cérémonies funéraires qui lavent les dernières souillures et qui vous permettront d’entrer dans le séjour des âmes purifiées. »

— Ayant ainsi parlé, Adgigarta offrit à Nataliky du riz grillé, un jeune chevreau à toison rouge et deux jeunes colombes.

— Et la jeune femme, les ayant reçus, mangea le riz grillé avec son mari, rendit la liberté aux deux colombes, puis, ayant pris le jeune chevreau dans ses bras, elle franchit le seuil de la maison en disant :


« Je suis vierge, n’ayant point encore connu d’homme, que mes yeux se ferment pour toujours à la lumière plutôt que de s’arrêter sur un autre visage que celui de mon époux. Que ma voix se sèche dans mon gosier plutôt que de prononcer des paroles d’amour qui n’iraient point à ses oreilles. Que je meure plutôt que de laisser délier mon pagne par une autre main que la sienne. »


— Et le jeune chevreau ayant été égorgé, chacun en mangea en mémoire de cela.

— Adgigarta fit alors cadeau à tous ceux qui avaient assisté à l’invocation et au repas, d’un anneau d’or sur lequel était incrusté le signe consacré de sa maison, et dit à tous ses parents et amis assemblés : Voici l’anneau du souvenir, que tous mes amis le conservent comme un témoignage, que mes parents le gardent précieusement en l’ajoutant à la chaîne de la famille, car c’est ainsi que nos arrière-petits-enfants pourront se dire entre eux : Nous sommes issus du même père.

— Et ainsi furent unis Viashagana, fils d’Adgigarta et de Parvady, et la belle Nataliky, fille de Nimi et d’Aonoumaty. Leur premier-né fut consacré à Brahma, en sortant de l’eau de purification, et reçut le nom de Pavaca, en l’honneur de son bisaïeul, car c’est à lui qu’il avait été promis que de sa race naîtrait celui qui devait illuminer le monde. »

Celui dont il est ici question dans cette singulière prophétie, n’est autre que Christna, le rédempteur indou, fils de la vierge Devanaguy, qui fut le prototype de toutes les incarnations bouddhiste, chaldéenne, égyptienne, phénicienne et judaïque. Cette dernière même ne se contenta pas d’imiter, elle copia servilement ; les chrétiens, non contents de prêter les mêmes aventures à leur Dieu, lui ont donné jusqu’au nom du fils de Vischnou et de Canya (la vierge), Christna dans l’Inde, Christ en Judée.

La rénovation chrétienne n’a été que la vulgarisation des vieux mystères de l’Orient, dont la connaissance avait été réservée à des castes privilégiées.

Ce fut l’accession du même peuple aux croyances religieuses des classes sacerdotales brahmes, gymnosophistes, philosophes et anachorètes. Le légendaire Christna fut continué dans le Christ… Les vieux christnéens des bords du Gange, de l’Indus, de l’Euphrate et du Nil ont passé la main aux jeunes chrétiens des bords du Jourdain.

La science des religions s’est constituée, comme toutes les autres sciences, par la tradition, l’apport des siècles et l’œuvre successive de tous les peuples.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lecteur pourra comprendre ma joie quand il saura que ce Prasada est pour ainsi dire l’histoire littéraire, philosophique et religieuse de l’Inde ancienne par la légende, et il lira avec d’autant plus d’intérêt ce troisième morceau que je lui emprunte, et qui est une parabole du rédempteur Christna.


CHRISTNASYA UKTI VIDSANÉ VANÊ.
(Paroles de Christna dans la forêt déserte.)


« — Christna étant revenu en Madura, lieu de sa naissance, avec ceux qui suivaient sa loi et Ardjanna, le plus fidèle entre les plus aimés, il se retira dans la forêt appelée Urvana, pour y jeûner et se purifier pendant neuf jours, ainsi qu’il en avait la coutume chaque année, par les ablutions, la prière et la contemplation.

« — Or, une grande foule de peuple s’était portée sur son passage, et Ardjanna lui dit : Maître, ne ferez-vous rien pour ces gens qui sont venus d’aussi loin pour entendre la parole sacrée ?

« — Et Christna répondit : Qu’il soit fait ainsi qu’ils le désirent, car le Véda a dit : Celui qui connaît la loi ne doit pas la cacher aux autres.

« — Et s’étant approché du chemin, il commença à parler.

« — Semblables au feu dans lequel on répand le beurre clarifié, et qui ne fait que s’enflammer davantage, les désirs de l’homme ne sont jamais satisfaits. Que voulez-vous de moi ?

« — Et de tous côtés s’élevèrent mille cris. Enseignez-nous, disait la foule, un memtram (prière, invocation, formule magique) qui nous fasse gagner le mokcha (immortalité).

« — Christna leur dit alors :

« — En ce pays, non loin de Gokoulam, vivait autrefois un saint ermite du nom de Vaidhéa. Après avoir passé, selon les préceptes de l’Écriture, les deux premières périodes de sa vie à accomplir ses devoirs de père de famille, il s’était retiré au désert, pour y finir ses jours dans la contemplation de Swayambhouva (l’être existant par lui-même). Et il se livrait aux austérités les plus méritoires pour faire que son âme fut purifiée de toute souillure, au jour où elle dépouillerait son enveloppe mortelle.

« — Souverain Maître des deux et des mondes, disait-il souvent, qui peut me répondre qu’à la dernière heure une faute involontaire, ou dont je n’aurai pas le souvenir, ne m’obligera pas à recommencer la série de transmigrations prescrites par le Véda ?

« — Daignez créer pour votre serviteur une invocation qui ait le pouvoir d’effacer toutes mes fautes, et de transporter mon âme au swarga.

« Or, un jour, comme il faisait la sandia du matin, en répétant les paroles suivantes :

« Éternel Brahma, vous êtes la vérité, vous êtes la justice, vous êtes le Véda, vous êtes le maître du monde ; par vous, tous nos péchés nous sont remis, je vous offre mes adorations.

« Dieu de la lumière. Dieu du jour, vous êtes le Dieu des planètes et de tout ce qui a vie, vous êtes le Dieu qui purifie les hommes et qui efface leurs péchés, je vous offre mes adorations.

« — Brahma lui apparut dans le feu du sacrifice et lui dit :

« Écoute, ô Vaidhéa, tes prières, tes offrandes pieuses et tes mortifications m’ont touché, et je vais te faire connaître la substance même du Véda qui a été exprimée de l’âme suprême.

« Rien de tout ce qui est ne peut périr, car tout ce qui est a toujours été et sera toujours, et tout ce qui est est contenu dans le mystérieux monosyllabe Aum.

« Sache, quand tu prononceras ce mot avec

ferveur, que tu feras la plus sublime des invocations à Brahma, à la création, à toutes les merveilles de la nature et à l’immortalité de l’œuvre divine.

« Sache, quand tu prononceras ce mot avec ferveur, que ton âme, étant une parcelle du Grand Tout, sera immédiatement en communication avec la Grande Âme dont elle est descendue, et que toutes tes souillures seront à l’instant purifiées.

« Car Aum représente le triangle mystique

A
U M


dans lequel est inscrite la triade sublime


BRAHMA
VISCHNOU — SIVA


avec le soleil, image de la chaleur, de la fécondité, de la vie, au centre.

« Consolé par ces paroles, Vaidhéa attendit la mort sans terreur.

« Aum représente toute la félicité des cieux et toute l’espérance de la terre.

« Or, sachez-le bien, je ne suis pas venu pour changer la céleste parole, il n’y a rien de nouveau en moi, suivez les préceptes du Véda, récitez le monosyllabe sacré et vous êtes assuré de l’immortalité.

« Mais, sachez-le aussi, cette parole ne sera rien sans les œuvres, et seule, elle ne vous sauvera pas du naraca, car c’est par les œuvres que vous serez jugés.

« Un homme riche du pays de Mithila avait engagé de nombreux corvas (travailleurs) pour faire sur ses terres la récolte du nelly et du menu grain.

« Au chant du tchocrovaca (oiseau rouge des marais qui passe pour saluer le jour de ses cris), à l’heure où le padial fait Sortir tous les troupeaux des étables, tous les corvas reçurent du gomasta une portion égale de champs à moissonner.

« Après avoir travaillé de leur mieux pendant la journée, chacun dans l’endroit qui leur avait été assigné, ils se réunirent de, nouveau pour venir, le soir, toucher leur salaire.

« Le gomasta avait fait les parts de chacun en proportion de leur travail, et tous, trouvant cela juste, avaient reçu sans se plaindre ce qui leur revenait.

« Or, le maître voyant ceci, dit à son serviteur : Pourquoi y a-t-il des corvas qui touchent un salaire moins élevé que les autres ? sont-ils venus plus tard aux champs, ou bien se sont-ils reposés plus longtemps pendant la journée ?

« Et celui-ci ayant répondu : Tous les corvas sont venus ensemble aux champs et ils ont travaillé pendant le même temps, avec la même ardeur, seulement les faibles n’ont pu moissonner autant de nelly que les forts ;

« Le maître lui dit : Vous allez donner à tous ces gens le même salaire, il ne serait pas juste de faire une différence entre eux, puisqu’ils ont mis à travailler aux champs le même temps et la même ardeur.

« En voyant comme cet homme était juste et bon, quelques rhodias (vagabonds) s’approchèrent et réclamèrent aussi une part.

— Avez-vous donc aussi travaillé à la moisson ? leur demanda-t-il.

« Et ils répondirent :

« — Maître, nous ne savons point manier la faucille, mais nous avons encouragé les corvas au travail en célébrant tes louanges, et en chantant les hymnes consacrés aux dieux.

« Et le maître dit au gomasta :

« — Donnez à ces gens cinquante manganis de riz pour leur repas du soir ; celui qui, comme l’oiseau, ne fait que chanter quand les moissons jaunissent dans les plaines, comme lui reçoit sa nourriture, mais il n’a droit à aucun salaire, ce ne sont pas les chants qui rentrent les grains dans les dwastras.

« Je vous le dis, habitants de Madura, Gokoulam, Brahmawarta et autres lieux, et répétez cela à vos proches, à vos amis, aux voyageurs que vous rencontrerez sur votre route, afin que la parole de celui qui m’a envoyé — l’immortel Vischnou — soit connue sur la terre entière.

« Vous recevrez votre salaire, non en raison du travail ; mais en raison de vos intentions, comme les corvas.

« C’est par les bonnes actions en elles-mêmes et non par la quantité que vous serez jugés.

« À chacun selon ses œuvres, mais aussi à chacun selon ses forces.

« On ne peut pas demander à la bufflone le même travail qu’à l’éléphant ;

« À la tortue la même agilité qu’à la biche ;

« À l’oiseau de nager, au poisson de s’élever dans les airs.

« On ne peut pas exiger de l’enfant la sagesse du père. « Mais toutes ces créatures vivent pour un but et celles qui accomplissent, dans leur sphère, ce qui a été prescrit, se transforment et s’élèvent en parcourant toutes les séries de migration des êtres.

« La goutte d’eau qui renferme un principe de vie que la chaleur féconde peut devenir un dieu (c’est-à-dire peut s’absorber dans le sein du Grand Tout, atteindre au mokcha).

« Mais, sachez-le tous, nul ne parviendra à s’absorber dans le sein de Brahma par la prière seulement, et le mystérieux monosyllabe n’effacera vos dernières souillures que quand vous arriverez sur le seuil de la vie future chargés de bonnes œuvres, et les plus méritoires parmi ces œuvres seront celles qui auront eu pour mobiles l’amour du prochain et la charité.

« Sanctifiez votre vie par le travail, aimez et secourez vos frères, purifiez vos corps par les ablutions, et votre âme par l’aveu de vos fautes, attendez, sans crainte, l’heure de la transformation suprême.

« Il avait dit.

« Un long murmure parcourut la foule, et chacun en se retirant désirait encore l’entendre parler. »

En possession de ce bienheureux livre, le soir même, pendant les longues heures de la veillée, car nous ne quittâmes Nandapour que le lendemain matin, je commençai à en traduire quelques morceaux, pour mon brave compagnon ; ce sont précisément ceux que je donne aujourd’hui. Les légendes patriarcales le plongèrent dans le plus profond étonnement ; comme tout esprit qui ne s’est pas dégagé complètement des idées fausses de l’enfance, renforcées encore par l’absurde éducation de la jeunesse, le capitaine Durand en était encore aux traditions bibliques qu’il se figurait être les plus anciennes de l’humanité. Quand je lui terminai la lecture rapide de la parabole christnéenne, il resta quelques instants comme absorbé dans ses pensées, puis, revenant à lui, il me dit d’un ton mélancolique et avec une ampleur de vues et une poésie dont je ne l’aurais pas cru capable :

— Allons, l’humanité se compose de petites fourmilières… chaque fourmilière se croit un monde, et écrit son histoire pour elle seulement… Dans le commun des habitants de la fourmilière européenne, se doute-t-on de ce que fut, dans le passé, la fourmilière asiatique ?… Le christianisme ressemble à tout ce que vous me lisez, comme les levers de soleil que nous voyons doivent ressembler aux levers de soleil disparus…

— Et pour compléter votre image, répondis-je, nous pouvons dire avec les Védas !…


Ô séculaires aurores,
Aurores qui disparaissez,

Dites, n’êtes-vous pas les mères
Des aurores qui renaissent ?

C’est ainsi que les croyances religieuses modernes sont sorties des croyances anciennes. Tout ce que crurent les Chaldéens, les Égyptiens, les Hébreux, tout ce que nous croyons est issu des Védas, le culte naturaliste s’est transformé en se symbolisant, mais au fond il est resté le même, et les livres de ce vieil Orient, inconnus hier, nous permettent de remonter jusqu’au berceau de cette œuvre humaine.

Je viens de vous montrer, mon cher capitaine, Chistna prêchant sous une forme que la Bible a imitée même dans ses expressions ; permettez-moi de vous présenter le fils de Vischnou, le Christna né d’une vierge, sous une autre figure, de vous le montrer thaumaturge :

Comme tous les pasteurs d’hommes, Christna tenu à prouver son origine céleste par de nombreux miracles on emplirait des volumes avec la simple nomenclature des hauts faits que la tradition et les poëmes indous lui prêtent ; il en est de tellement extraordinaires, que nous comprenons que les apôtres, qui, cependant, ont suivi assez textuellement l’histoire de la vie de Christna, n’aient pas osé les attribuer au Christ. Ainsi, le roi Angachouna, partisan de Christna, ayant déclaré la guerre au tyran Kansa, l’Hérode indou, qui avait fait massacrer tous les enfants nés la même nuit que Christna, pour atteindre ce dernier, et l’ayant tué de sa main à la tête de ses troupes, dans une grande bataille qu’il lui livra… Christna, encore enfant, ressuscita d’un geste tous les soldats au nombre de trente mille qui avaient succombé dans le combat. Seul, le corps de Kansa resta sur le terrain où il fut dévoré par des animaux immondes… La célèbre multiplication des pains, à l’aide desquels le Nazaréen nourrit cinq mille personnes, n’est rien à côté de la multiplication des trois manganis de riz (trois poignées) dont Christna nourrit l’Inde entière pendant une famine, et Lazare sortant du tombeau est bien moins étonnant que les quarante mille bergers, tués d’un coup de foudre dans les plaines de Somapoor et que Christna rappela à la vie d’une parole.

Les apôtres furent obligés de soumettre la légende aux nécessités de leur temps, et à part ce massacre des innocents, impossible à l’époque où on le place, et qui à lui seul suffirait pour démontrer la copie des légendes orientales, ils n’en prirent généralement que les côtés les moins merveilleux.

Voici, d’après le Prasada, le miracle de la résurrection de Kalavatty, fille du roi Angachouna, miracle que les évangélistes ont rajeuni dans le récit de la résurrection de la fille de Zaïre, chef de la synagogue. Il en est fait mention également au Hari-Pourana : le morceau est en vers et par strophe.

« Le roi Angachouna faisait célébrer avec grande pompe à sa cour les fiançailles de sa fille, la belle Kalavatty, avec le jeune fils de Vamadéva, le puissant roi de l’Antarvedi, nommé Govinda.


« Or, comme Kalavatty se réjouissait dans les bosquets avec ses compagnes, elle fut piquée par un serpent et mourut. Tous les assistants furent plongés dans la désolation ; Angachouna déchira ses vêtements, se couvrit de cendres et maudit le jour où il était né.


« Tout à coup une grande rumeur éclate dans le palais, et on entend les cris suivants mille fois répétés : Pacya pitaram ! Pacya gourou ! Voici le père ! voici le maître ! et chacun se rangeait pour lui faire place.


« Et Christna s’approche en souriant, appuyé au bras d’Ardjouna : J’ai appris, dit-il, que vous vous réjouissiez ici et je suis venu, car la joie des cœurs purs fait le bonheur des cieux.


« Mais pourquoi les cris de douleur ont-ils succédé aux chants des plaisirs ?… — Maître ! s’écrie Angachouna en se jetant à ses pieds et les inondant de larmes, voilà ma fille ! Et il lui montre le corps de Kalavatty étendu sur une natte, couvert encore de ses joyaux de fête.


« Pourquoi pleurez-vous ? répondit Christna d’une voix douce, ne voyez-vous pas qu’elle dort ? Écoutez le bruit de sa respiration semblable au souffle de la nuit qui agite les feuilles du margousier.


« Voyez ses joues qui se colorent, ses yeux dont les cils tremblent, comme s’ils allaient s’ouvrir ; ses lèvres s’agitent comme pour parler : elle dort, vous dis-je, et tenez, la voilà qui s’agite. — Kalavatty, lève-toi et marche !


« À mesure que Christna parlait, le souffle, la chaleur, le mouvement, la vie, revenaient peu à peu dans le cadavre, et la jeune fille, obéissant à l’injonction de l’homme-dieu, se leva de dessus sa couche et rejoignit ses compagnes.


« Et la foule émerveillée s’écriait : Celui-ci est un dieu, puisque la mort n’est pas plus pour lui que le sommeil. »


— Il me semble que je suis le jouet d’un rêve, me dit le capitaine, quand j’eus fini de lui traduire ce passage… L’Inde m’ouvre des horizons intellectuels que je n’avais, jusqu’à ce jour, jamais eu l’idée de fouiller…

— Voulez-vous encore la transfiguration de Christna… les parfums de Madeleine, etc. ?

— Soit, la veillée est longue, et puisque nous ne partons que demain, autant l’employer à fouiller dans la cendre des âges disparus.

— Écoutez donc, la moisson est inépuisable.

— Voulez-vous me permettre une observation ? fit mon ami.

— Volontiers.

Le brave capitaine Durand aimait ses aises… il appela mon domestique Amoudou, fit apporter du thé froid, du rhum, du sucre et des citrons, des œufs, du lait, confectionna un punch indou à satisfaire dix personnes, alluma un cigare de Coringuy et prit la parole.

Il me semble voir le lecteur s’arrêter un instant sur cette mixture, et se demander ce que peut bien être cette boisson singulière.

Je me rends à ce secret désir, et malgré la gravité de notre conversation, j’interromps mon ami pour donner la recette de ce breuvage, estimé.


Le récit de voyage a cela d’intéressant, à mon sens, qu’il est la représentation exacte des sensations du voyageur qui glane, buissonne, vagabonde à droite et à gauche, s’interrompt pour revenir sur ses pas, ouvre des parenthèses, laisse un entretien philosophique, pour admirer un horizon qui étincelle au soleil couchant, croquer un indigène qui passe, drapé dans ses haillons, une belle fille qui fait ses ablutions à l’étang de la pagode, sans autre voile que ses longs cheveux, ou s’arrête au premier carrefour pour écouter un rapsode, et tout cela sans souci d’un moule littéraire spécial… La pensée du voyageur ressemble à ces horizons des pays accidentés qui changent à chaque détour de chemin… tantôt les gorges étroites, tantôt les grands pics et les forêts sans fin…

Puisque nous buvons du punch indigène, prouvons au lecteur, en le mettant à même de faire comme nous, que cette invention des colons indous n’est point sans mérite. Pour cela, nous n’avons qu’à suivre l’opération du capitaine.

Il introduisit d’abord, dans un récipient en argent qui nous servait de soupière, toute la moelle d’une gousse de vanille, deux livres de sucre réduit en poudre, six jaunes d’œuf, les blancs étant mis à part, et le jus de quatre gros citrons… Il mit bien un gros quart d’heure à amalgamer le tout, qui se présenta bientôt sous la forme d’une pâte du plus bel aspect. Un demi-litre de thé noir très-chargé servit à délayer la composition, dans laquelle fut ensuite versé un litre de vrai tafia de canne à sucre et deux litres de lait. Ce divin breuvage fut enfin parachevé par l’adjonction des blancs d’œuf battus en neige… Ceci fait, mon ami, à l’aide d’un petit balai de paille rapidement roulé entre ses mains, fit mousser le liquide à plein bord ; après en avoir rempli deux larges calebasses qui nous servaient de coupes, le capitaine en avala une d’un trait, alluma son cigare et me dit entre deux bouffées :

— Si vous le permettez, voici mon observation ; vous venez de faire de nombreuses allusions à la vie du rédempteur indou, à ses miracles, à son mode d’enseignement, à sa mère, la vierge…

— Devanaguy !…

— Eh bien, ne pourriez-vous, en quelques mots, me donner rapidement les principaux traits de cette légende. Prise dans son ensemble, elle en vaut certes la peine, puisqu’elle a servi de base aux fictions religieuses modernes.

— Volontiers, répondis-je… La nuit vient, l’ombre des grands baobabs s’incline à l’est, une brise plus fraîche s’échappe des sommets des Gaths, et vient calmer les ardeurs de l’atmosphère ; il n’y a pas d’heure plus propice pour parler des vieux mystères de l’Orient…

Et pendant toute cette soirée, dans un village ignoré du pays malabar, nous causâmes, mon ami et moi, de toutes ces antiques spéculations brahmaniques, que de siècle en siècle la fiction religieuse a copiées et rajeunies comme un merveilleux instrument de despotisme sacerdotal…

Redire au lecteur ces entretiens qui durèrent une partie de la nuit, serait peut-être abuser de sa patience, mais en voici la quintessence extraite de mes études religieuses sur ces matières, qui donnent la clef de tant de superstitions.

Cette légende du Christna indou est inattaquable comme authenticité.

« Environ l’an 3500 avant l’ère moderne, dans le palais du rajah de Madura, petite province de l’Inde orientale, une fille vint au monde dont la naissance fut entourée d’étranges événements et de merveilleux présages.

« La sœur du rajah, mère de l’enfant, quelques jours avant sa délivrance, eut un songe dans lequel Vischnou lui apparaissant dans tout l’éclat de sa splendeur, vint lui révéler les destinées futures de celle qui allait naître.


« Vous appellerez l’enfant Devanaguy (en sanscrit, formée par Dieu), dit-il à la mère, car c’est par elle que les desseins de Dieu doivent s’accomplir. Qu’aucune nourriture animale n’approche jamais de ses lèvres : le riz, le miel et le lait doivent seuls concourir à sa subsistance.

« Surtout gardez-vous qu’un homme s’unisse à elle par le mariage, il mourrait et tous ceux qui l’auraient aidé dans cet acte, avant de l’avoir accompli.

« La petite fille reçut en naissant le nom de Devanaguy, ainsi qu’il avait été ordonné, et sa mère, craignant de ne pouvoir exécuter les prescriptions de Vischnou dans le palais de son frère qui était un méchant homme, l’emporta dans la maison d’un de ses parents du nom de Nanda, seigneur d’un petit village sur les bords du Gange, et célèbre par ses vertus. Son frère, à qui elle annonça qu’elle partait en pèlerinage sur les bords du fleuve sacré, n’osa pas s’opposer à ce dessein, par crainte des murmures du peuple.

« Cependant, pour marquer son mauvais vouloir, il ne lui accorda qu’une escorte des plus médiocres, composée de deux éléphants seulement, ce qui eût à peine suffi pour une femme d’extraction ordinaire.

« Sur le soir, Lakmy venait à peine de se mettre en marche avec son enfant qu’une suite, composée de plus décent éléphants caparaçonnés d’or, conduits par des hommes somptueusement vêtus, vint se joindre à elle, et comme la nuit était venue, une colonne de feu parut dans les airs pour les diriger, au son d’une musique mystérieuse qui semblait venir du ciel.

« Et tous ceux qui assistèrent à ce départ merveilleux comprirent que tout cela n’était point ordinaire, et que la mère et l’enfant étaient protégées par le Seigneur.

« Le rajah de Madura en conçut une jalousie extraordinaire, et poussé par le prince des Rakchasas (démons), qui voulait traverser les desseins de Vischnou, il envoya par un chemin détourné des hommes armés pour disperser le cortège et ramener sa sœur dans son palais.

« Il lui aurait dit alors : — Voyez, les chemins ne sont point sûrs, et vous ne pouvez espérer de faire sans danger un aussi long voyage ; envoyez un saint ermite à votre place, et il accomplira votre vœu.

« Mais à peine les soldats qu’il avait envoyés furent-ils en vue du cortège de Lakmy, qu’éclairés par l’esprit de Vischnou, ils se joignirent à la troupe pour protéger pendant la route la mère et l’enfant.

« Et le rajah entra dans une furieuse colère en apprenant que sa mauvaise action n’avait pu aboutir. La même nuit, il sut en songe que Devanaguy devait plus tard mettre au monde un fils qui le détrônerait et le châtierait de tous ses crimes.

« Il pensa alors à cacher dans son cœur ses noirs projets, et il se dit qu’il parviendrait facilement, plus tard, à attirer sa nièce à sa cour en cas que sa sœur ne voulût pas revenir auprès de lui, et qu’il lui serait possible de la faire mourir et d’éviter le sort dont il était menacé.

« Pour mieux déguiser son dessein, il fit partir des exprès chargés de nombreux présents qui devaient être remis à Lakmy pour être offerts à leur parent Nanda.

« Le voyage de Lakmy jusqu’aux rives du Gange ne fut qu’une marche triomphale ; de tous côtés les populations accouraient en foule sur son passage, se disant entre elles :

« — Quelle est cette ranie (reine) qui possède un si beau cortège ? Ce doit être la femme du prince le plus puissant de la terre. Et de toute part on lui apportait des fleurs dont on jonchait la route, ainsi que des fruits et de riches présents.

« Mais ce qui causait le plus d’étonnement à la foule, était la beauté de la jeune Devanaguy, qui, quoique âgée de quelques semaines à peine, avait déjà la figure sérieuse d’une femme, et semblait comprendre ce qui se passait autour d’elle et l’admiration dont elle était l’objet.

« Pendant soixante jours que dura le voyage, la colonne de feu, qui cessait d’être visible avec le soleil, reparaissait la nuit, et ne cessa jamais de diriger le cortège jusqu’à l’arrivée. Et chose bien extraordinaire, les tigres, les panthères et les éléphants sauvages, loin de s’enfuir épouvantés comme ils ont coutume de faire aux approches de l’homme, venaient doucement considérer la suite de Lakmy, et leurs rugissements devenaient aussi tendres que le chant du boulboul, afin de ne pas effrayer l’enfant.

« Nanda ayant appris l’arrivée de sa parente par un messager de Vischnou, vint l’attendre à deux jours de marche de son habitation, suivi de tous ses serviteurs, et dès qu’il aperçut Devanaguy il la salua du nom de Mère, disant à tous ceux qui s’étonnaient de cette parole : — Celle-là sera notre mère à tous, puisque d’elle naîtra l’Esprit qui doit nous régénérer…

« Les premières années de Devanaguy s’écoulèrent en paix dans la maison de Nanda, et sans que le tyran de Madura ait fait la moindre tentative pour l’attirer auprès de lui ; il saisissait en outre toutes les occasions de lui envoyer des présents et de remercier Nanda de l’hospitalité qu’il avait accordée à Lakmy et à sa fille, ce qui faisait croire à tous que la lumière du Seigneur l’avait touché et qu’il était devenu bon.

« Cependant la jeune vierge s’élevait au milieu de ses compagnes, les dépassant toutes en sagesse et en beauté ; nulle mieux qu’elle, quoique âgée de six ans à peine, ne savait veiller aux soins du ménage, filer la laine et le lin, et répandre dans toute la maison la joie et la prospérité.

« Elle aimait à se retirer dans la solitude, s’abîmant dans la contemplation de Brahma, qui répandait sur elle toutes ses bénédictions et lui envoyait souvent des pressentiments de ce qui devait lui arriver.

« Un jour qu’elle se trouvait sur les bords du Gange à faire ses ablutions au milieu d’une foule d’autres femmes venues dans le même but, un oiseau gigantesque vint planer au-dessus d’elle, et descendant doucement, il déposa sur sa tête une couronne de lotus bleu.

« Et tous les assistants furent émerveillés, et ils songèrent que cette enfant était destinée à de grandes choses.

« Sur ces entrefaites, Lakmy vint à mourir après une courte maladie et Devanaguy apprit en songe que sa mère avait vu s’ouvrir devant elle les portes du séjour de Brahma, parce qu’elle avait toujours eu une vie chaste et pure, et qu’il n’était point nécessaire, d’accomplir sur sa tombe les cérémonies funéraires d’usage. Devanaguy, dont le corps était sur la terre, mais dont toutes les pensées étaient au ciel, ne pleura point sa mère et ne porta pas son deuil, suivant la coutume, car elle regardait la mort, ainsi qu’il est dit dans les livres saints, comme une naissance en l’autre vie.

« Ayant appris le malheur qui venait de frapper sa nièce, le tyran de Madura jugea le moment venu de mettre ses perfides projets à exécution ; il envoya des ambassadeurs à Nanda avec de nombreux présents, en le priant de lui remettre la jeune Devanaguy dont il était le plus proche parent.

« Nanda conçut une grande douleur de cette démarche, car il aimait cette enfant à l’égal des siens, et ne pouvait se défendre de pressentiments qui lui faisaient considérer sous le plus sombre aspect l’avenir de Devanaguy à la cour de son oncle.

« Cependant, comme la demande était juste, il laissa la jeune fille libre de l’accueillir ou de la repousser.

« Devanaguy, qui savait que sa destinée l’appelait à Madura, suivit les ambassadeurs envoyés par son oncle, après avoir appelé toutes les bénédictions du Seigneur sur la maison qu’elle quittait.

« — Souviens-toi, lui dit Nanda, que nous serons heureux de te revoir si le malheur te ramène auprès de nous.

« Les pressentiments de son protecteur ne l’avaient point trompé : à peine Devanaguy fut-elle au pouvoir de son oncle, que celui-ci, jetant le masque, la fit enfermer dans une tour dont il fit murer la porte pour lui enlever toute possibilité d’en sortir.

« Mais la vierge n’en fut point chagrine, il y avait longtemps qu’elle avait reçu du ciel la science de ce qui devait lui arriver, et pleine de confiance, elle attendait le moment marqué par Vischnou pour l’accomplissement de ses célestes desseins.

« Cependant le tyran de Madura n’était point tranquille, une famine affreuse désolait ses États, la mort lui avait ravi un à un tous ses enfants, et il vivait dans les craintes continuelles de catastrophes plus sombres encore.

« Poursuivi par l’idée qu’autrefois il avait eue en songe, qu’il devait être détrôné par le fils qui naîtrait de Devanaguy, au lieu de se repentir des crimes nombreux qu’il avait commis et qui l’avaient déjà fait châtier si rudement par le Seigneur, il résolut, pour s’enlever toute crainte sur ce sujet, de faire périr sa nièce. Dans ce but, il fit mêler du poison, extrait des plantes les plus dangereuses, à l’eau et aux aliments que chaque jour on faisait passer à Devanaguy dans sa prison ; mais, chose extraordinaire et qui le remplit d’effroi, la jeune fille non-seulement n’en mourut pas, mais encore sembla ne point s’en apercevoir.

« Il la laissa alors sans nourriture, pensant que la faim serait peut-être plus puissante que le poison. Il n’en fut rien, et Devanaguy continua à jouir de la plus parfaite santé, et malgré la surveillance la plus active, il lui fut impossible de savoir si elle recevait des aliments d’une main mystérieuse, ou si l’esprit divin qui l’embrasait tout entière suffisait à la soutenir.

« Ce que voyant, le tyran de Madura abandonna son intention de la faire mourir, et se borna à placer une forte garde autour de sa prison, menaçant ses soldats des supplices les plus affreux si Devanaguy parvenait à tromper leur surveillance et à leur échapper.

« Mais ce fut en vain, toutes ces précautions ne devaient pas empêcher la prophétie de Poulastya[2] de s’accomplir :

« Et l’esprit divin de Vischnou traversera les murailles pour se joindre à sa bien-aimée. »

« Un soir que la vierge priait, une musique céleste vint tout à coup charmer ses oreilles, sa prison s’illumina et Vischnou lui apparut dans tout l’éclat de sa divine majesté. Devanaguy tomba dans une profonde extase, et ayant été obombrée, dit l’expression sanscrite, par l’esprit de Vischnou, qui voulait s’incarner, elle conçut.

« Tout le temps de sa grossesse s’écoula pour elle dans un perpétuel enchantement ; l’enfant divin procurait à sa mère des jouissances infinies qui lui faisaient oublier la terre, sa captivité et jusqu’à son existence.

« La nuit de l’accouchement de Devanaguy, et comme le nouveau-né jetait son premier vagissement, un vent violent fit une trouée dans les murs de la prison et la vierge fut conduite, ainsi que son fils, par un envoyé de Vischnou dans une bergerie appartenant à Nanda, qui était située sur les confins du territoire de Madura.

« Le nouveau-né fut appelé Christna (en sanscrit sacré).

« Les bergers, mis au courant du dépôt qui leur était confié, se prosternèrent devant l’enfant et l’adorèrent.

« La même nuit, Nanda connut par un songe inspiré par Vischnou ce qui venait d’arriver, et il se mit en marche avec ses serviteurs, et plusieurs autres saints personnages, pour aller chercher Davanaguy et son fils, et les soustraire aux embûches du tyran de Madura.

« Ce dernier, en apprenant l’accouchement et la fuite merveilleuse de sa nièce, entra dans une rage indescriptible ; au lieu de comprendre qu’il était inutile de lutter avec le ciel, et de demander grâce, il résolut de poursuivre par tous les moyens possibles le fils de Davanaguy, et de le faire mettre à mort, croyant éviter par cela le sort dont il était menacé.

« Ayant eu un nouveau rêve, qui l’avertissait d’une manière plus précise encore du châtiment qui l’attendait, « il ordonna le massacre, dans tous ses États, des enfants du sexe masculin, nés pendant la nuit où Christna était venu au monde, » pensant ainsi atteindre sûrement celui qui, dans sa pensée, devait plus tard le renverser du trône.

« Guidée sans doute par l’inspiration perfide d’un rakchasa, qui voulait tenter de traverser les desseins de Vischnou, une troupe de soldats arriva à la bergerie de Nanda, et bien que ce dernier ne fût pas encore arrivé, les serviteurs allaient s’armer pour défendre Devanaguy et son fils, quand tout à coup, ô prodige ! l’enfant, que sa mère allaitait, se mit à grandir subitement ; en quelques secondes il eut atteint la taille d’un enfant de dix ans, et courut s’amuser au milieu d’un troupeau de brebis.

« Les soldats passèrent auprès de lui sans se douter de rien, et ne trouvant dans la ferme aucun enfant de l’âge de celui qu’ils cherchaient, ils s’en retournèrent à la ville, et leur insuccès leur faisait craindre la fureur de celui qui les avait envoyés.

« Peu de temps après, Nanda arriva avec toute sa troupe, et son premier soin fut de se prosterner, avec les saints personnages qui l’accompagnaient, devant la vierge et son divin enfant ; comme il ne les trouvait pas en sûreté dans ce lieu, il les emmena avec lui sur les bords du Gange, et c’est ainsi que Devanaguy put revoir les lieux où s’était écoulée son enfance.

« À peine âgé de seize ans, Christna quitta sa mère et son parent Nanda, et se mit à parcourir l’Inde en prêchant la doctrine nouvelle.

« Dans cette seconde partie de sa vie, la poésie religieuse des Indous le représente comme luttant sans cesse contre l’Esprit du mal et les mauvais instincts des princes et des peuples ; il surmonte des dangers extraordinaires, lutte à lui seul contre des armées entières envoyées pour le tuer, sème les miracles sous ses pas, ressuscitant les morts, guérissant les lépreux, rendant l’ouïe aux sourds et la vue aux aveugles, partout soutenant le faible contre le fort, l’opprimé contre le puissant, et déclarant hautement à tous qu’il est la seconde personne de la Trinité, c’est-à-dire Vischnou venu sur la terre pour racheter l’homme de la faute originelle, chasser l’Esprit mauvais et ramener le règne du bien.

« Et les populations accouraient en foule sur son passage, avides de ses leçons et de ses sublimes enseignements, et elles l’adoraient comme un Dieu, en disant : Celui-ci est bien le Rédempteur promis à nos pères.

« Après quelques années de prédication, le novateur sentit le besoin de s’entourer de quelques disciples fervents et courageux, à qui il pût léguer le soin de continuer son œuvre, après les avoir initiés à ses doctrines.

« Parmi ceux qui, depuis quelque temps, le suivaient le plus assidûment dans ses pérégrinations, il distingua Ardjouna, jeune homme appartenant à une des plus grandes familles de Madura, et qui avait tout quitté pour s’attacher à lui : il lui confia ses projets et Ardjouna jura de consacrer sa vie à le servir et à propager ses idées.

« Peu à peu ils s’adjoignirent une petite troupe de fidèles, qui partagea leurs fatigues, leurs travaux et leur foi. La vie qu’ils menèrent fut rude et on le conçoit : les enseignements égalitaires de Christna, la pureté de sa vie et de ses exemples avaient réveillé les peuples de leur assoupissement ; un souffle de force et de jeunesse commençait à circuler dans l’Inde entière, et les sectateurs du passé, ainsi que les rajahs, poussés par le tyran de Madura, ne cessaient de leur tendre des embûches et de les persécuter, car ils sentaient leur puissance et leur trône trembler sous le flot populaire qui commençait à monter.

« Mais rien ne pouvait leur réussir ; il semblait qu’une force plus puissante qu’eux tous se chargeait de faire échouer leurs desseins et de protéger les proscrits.

« Tantôt des villages entiers se soulevaient et chassaient les soldats envoyés pour arrêter Christna et ses disciples ; tantôt, ces soldats eux-mêmes, comme entraînés par la parole du divin prophète, jetaient leurs armes et le suppliaient de leur pardonner.

« Un jour même, un des chefs de ces troupes dirigées contre le novateur et qui avait juré de ne céder ni à la crainte, ni à la séduction, ayant surpris Christna dans un lieu isolé, fut si frappé de la majesté de son regard, qu’il se dépouilla de ses insignes de commandement, et supplia ce dernier de vouloir bien l’admettre au nombre de ses fidèles.

« Sa prière fut accueillie, et à partir de ce moment, la foi nouvelle n’eut pas d’adepte et de défenseur plus ardent que lui. Il se nommait Sarawosta.

« Souvent Christna disparaissait au milieu de ses disciples, les laissant seuls pour les éprouver dans les moments les plus difficiles, et inopinément il revenait au milieu d’eux pour relever leur courage abattu et les soustraire au danger.

« Pendant ces absences, c’était Ardjouna qui commandait à la petite communauté et remplaçait le maître dans les sacrifices et la prière, et tous se soumettaient à ses ordres sans murmurer.

« Un jour que le tyran de Madura avait envoyé une nombreuse armée contre Christna et ses disciples, ces derniers, saisis de frayeur, voulaient se soustraire par la fuite au danger qui les menaçait.

« La foi d’Ardjouna lui-même paraissait ébranlée ; Christna, qui priait à quelques pas de là, ayant entendu leurs plaintes, s’avança au milieu d’eux et leur dit :

« Pourquoi une peur insensée s’empare-t-elle de vos esprits ? Ignorez-vous donc quel est celui qui est avec vous ?

« Et alors, abandonnant la forme mortelle, il parut à leurs yeux dans tout l’éclat de sa majesté divine, et le front couronné d’une telle lumière, qu’Ardjouna et ses compagnons n’en pouvant supporter la vue, se jetèrent le visage dans la poussière et prièrent le divin fils de Vischnou de leur pardonner leur indigne faiblesse.

« Et Christna ayant repris sa forme première, leur dit encore :

« N’avez-vous donc point foi en moi ? sachez que, présent ou éloigné, je suis toujours au milieu de vous.

« Une autre fois, Christna se promenait aux environs de Madura avec ses disciples, suivi d’une grande foule de peuple avide de le contempler, et on disait de tous côtés : « Voilà celui qui nous a délivrés du tyran qui nous opprimait, » faisant ainsi allusion à Kansa, qui avait fini par porter la peine de ses crimes, et que Christna avait chassé de Madura.

« — Et on disait encore : « Voilà celui qui ressuscite les morts, guérit les sourds, les aveugles et les boiteux. »

« Tout à coup, deux femmes de la plus basse extraction, s’approchant de Christna et lui ayant versé sur la tête des parfums qu’elles avaient apportés dans un petit vase de cuivre, elles l’adorèrent.

« Et comme le peuple murmurait de leur hardiesse, Christna leur dit avec bonté :

« — Femmes, j’accepte votre sacrifice ; le peu qui est donné par le cœur vaut plus que toutes les richesses données par ostentation ; que voulez-vous de moi ?

« — Seigneur, lui répondirent-elles, les fronts de nos époux sont soucieux, le bonheur a fui de nos maisons, car le ciel nous a refusé la joie d’être mères.

« Et Christna les ayant relevées, car elles s’étaient mises à genoux et elles embrassaient ses pieds,

« Il leur dit :

« — Votre demande sera exaucée, car vous avez cru en moi, et la joie rentrera dans vos maisons.

« À quelque temps de là, ces deux femmes, nommées Nichdali et Saraswati, accouchèrent chacune d’un fils, et ces deux enfants devinrent plus tard de saints personnages que les Indous vénèrent encore aujourd’hui sous les noms de Soudouna et de Soudâra.

Je passe rapidement sur les actions légendaires de la vie de Christna, pour ne pas allonger outre mesure cet épisode religieux, et cependant je ne puis pas le clore sans caractériser sa morale et ses leçons.

Nous avons déjà vu, par la parabole du semeur, que ce mode d’enseignement joua un grand rôle dans l’œuvre de Christna ; il affectionnait cette forme imagée qui s’adresse au peuple, moins apte à comprendre les spéculations métaphysiques.

Voici une autre parabole, fort célèbre dans l’Inde.

« Christna revenait d’une expédition lointaine, et rentrait à Madura avec ses disciples. Les habitants s’étaient portés en foule à sa rencontre, et avaient jonché la terre de branches de cocotiers.

« A quelques lieues de la ville, le peuple s’arrêta, demandant à entendre la parole sainte. Christna monta sur une petite éminence qui dominait la foule, et commença ainsi :

PARABOLE DU PÊCHEUR.

« Sur les bords du Gange, au-dessus des lieux où des centaines de bras viennent diviser son cours sacré, vivait un pauvre pêcheur du nom de Dourga.

« Dès l’aube, il s’approchait du fleuve pour y faire ses ablutions, selon la manière prescrite par les livres saints, et tenant à la main une tige fraîchement coupée de l’herbe du cousa, il récitait pieusement la prière de la Savitri, précédée des trois mots mystiques :

Bhour ! Bouvah ! Souar !

puis, le cœur et l’âme ainsi purifiés, il se mettait courageusement à l’ouvrage pour subvenir aux besoins de sa nombreuse famille.

« Le Seigneur lui avait donné par la femme qu’il avait épousée à l’âge de douze ans, vierge et dans toute la fleur de sa beauté, six fils et quatre filles qui faisaient sa joie, car ils étaient pieux et bons comme lui.

« Le plus âgé de ses fils pouvait déjà l’aider à conduire sa barque et à lancer ses filets, et ses filles, enfermées dans l’intérieur de la maison, tressaient le poil soyeux et long des chèvres pour en faire des vêtements, et pilaient pour le repas le gingembre, la coriandre et le safran, dont elles faisaient une pâte qui, mélangée avec le jus du piment rouge, devait servir à préparer le poisson.

« Malgré un continuel labeur, la famille était pauvre, car, jaloux de son honnêteté et de ses vertus, les autres pêcheurs s’étaient réunis contre Dourga et le poursuivaient chaque jour de leurs mauvais traitements.

« Tantôt ils dérangeaient ses filets pendant la nuit, transportaient sa barque dans le sable, afin qu’il perdît la journée entière du lendemain pour la remettre à flots.

« D’autres fois, quand il allait à la ville pour vendre le produit de sa pêche, ils lui arrachaient ses poissons de force, ou les jetaient dans la poussière pour que personne n’en voulût en les voyant souillés.

« Assez souvent Dourga revenait fort triste au logis, songeant qu’il ne pourrait bientôt plus subvenir aux besoins de sa famille. Malgré cela il ne manquait jamais de porter les plus beaux poissons qu’il prenait, aux saints ermites, et recevait tous les malheureux qui venaient frapper à sa porte, les abritant sous son toit et partageant avec eux le peu qu’il possédait, ce qui était un continuel sujet de dérisions et de moqueries pour ses ennemis, qui lui adressaient tous les mendiants qu’ils rencontraient en leur disant : Allez trouver Dourga, c’est un nabab déguisé, qui pêche seulement pour se distraire.

« Et ainsi, ils plaisantaient sur sa misère, qui était leur ouvrage.

« Mais les temps devinrent très-durs pour tout le monde, une effroyable famine désola le pays tout entier, le riz et les menus grains ayant complètement manqué à la dernière récolte. Les pêcheurs ennemis de Dourga furent bientôt aussi misérables que lui, et ne songèrent plus à le tourmenter, en face du malheur commun.

« Un soir que le pauvre homme revenait du Gange, sans avoir pris le moindre poisson, et comme il songeait amèrement qu’il ne restait plus rien au logis, il rencontra au pied d’un tamarinier un petit enfant qui pleurait en appelant sa mère.

« Dourga lui demanda d’où il venait, et qui l’avait ainsi abandonné.

« L’enfant répondit que sa mère l’avait laissé là en lui disant qu’elle allait lui chercher à manger.

« Ému de pitié, Dourga prit dans ses bras le pauvre petit et l’emporta dans sa maison ; sa femme, qui était bonne, lui dit qu’il avait bien fait de ne pas le laisser mourir de faim.

« Mais il n’y avait plus ni riz ni poisson fumé, la pierre à carry n’avait pas retenti ce soir-là sous la main des jeunes filles qui la frappent en cadence.

« Ma (la lune) montait silencieusement dans l’orbe céleste ; la famille entière se réunit pour l’invocation du soir.

« Tout à coup le petit enfant se mit à chanter :

« Le fruit du cataca purifie l’eau, ainsi les bienfaits purifient l’âme. Prends tes filets, Dourga ; ta barque flotte sur le Gange, et les poissons attendent.

« Voici la treizième nuit de la lune, l’ombre de l’éléphant touche à l’est ; les mânes des ancêtres demandent du miel, du beurre clarifié et du riz bouilli. Il faut leur en offrir. Prends tes filets, Dourga ; ta barque flotte sur le Gange, et les poissons attendent.

« Tu donneras des repas aux pauvres où l’onurita coulera aussi abondante que les eaux du fleuve sacré ; tu offriras aux Boudras et aux Adytias (ancêtres décédés) la chair d’un chevreau à toison rouge, car les temps d’épreuves sont finis. Prends tes filets, Dourga ; treize fois tu les jetteras ; ta barque flotte sur le Gange, et les poissons attendent. »

« Dourga, émerveillé, pensa que c’était un conseil qui lui arrivait d’en haut ; il prit ses filets et descendit avec le plus fort de ses fils sur les bords du fleuve.

« L’enfant les suivit, monta dans la barque avec eux, et, ayant pris une rame, se mit à la diriger.

« Treize fois les filets furent lancés dans l’eau, et à chaque coup la barque, ployant sous le nombre et le poids des poissons, fut obligée d’aller les déposer à terre pour s’alléger. Et la dernière fois l’enfant disparut.

« Ivre de joie, Dourga se hâta de porter à ses enfants de quoi apaiser leur faim, puis songeant immédiatement qu’il y avait d’autres souffrances à calmer, il courut chez ses voisins les pêcheurs, oubliant le mal qu’il avait reçu d’eux, pour leur faire part de ses richesses.

« Ceux-ci accoururent en foule, n’osant croire à tant de générosité, et Dourga leur distribua sur-le-champ le résultat de sa pêche miraculeuse.

« Pendant tout le temps que dura la famine, Dourga continua non-seulement à nourrir ses anciens ennemis, mais encore à recevoir tous les malheureux qui accouraient auprès de lui. Il n’avait qu’à jeter ses filets dans le Gange pour en obtenir immédiatement tout le poisson qu’il pouvait souhaiter.

« La disette passée, la main de Vischnou continua à le protéger, et il devint si riche par la suite, qu’il put, à lui seul, élever un temple à Brahma, tellement somptueux et magnifique, que les pèlerins de tous les coins du globe venaient en foule pour le visiter et pour y faire leurs dévotions.

« Et c’est ainsi, habitants de Madura, que vous devez protéger la faiblesse, vous aider entre vous, et ne jamais vous souvenir de ses torts auprès d’un ennemi malheureux. »

Tout l’enseignement de Christna respire la même morale ; nous ne nous y arrêterons pas plus longtemps.

« Lorsque le fils de Vischnou et de la vierge de Madura comprit que l’heure était venue pour lui de quitter la terre et de retourner dans le sein de celui qui l’avait envoyé,

« Défendant à ses disciples de le suivre, il partit un jour sur les bords du Gange pour y faire ses ablutions, et y laver les souillures que son enveloppe mortelle avait pu contracter dans les luttes de toute nature qu’il avait été obligé de soutenir contre les partisans du passé.

« Arrivé près du fleuve sacré, il s’y plongea par trois fois, puis s’étant agenouillé en regardant le ciel, il pria en attendant l’événement qui devait le débarrasser de sa dépouille terrestre.

« En cet état, il fut percé de flèches par un envoyé de ces prêtres corrompus dont il avait dévoilé les crimes, et qui, apprenant son voyage au Gange, l’avait suivi avec une troupe nombreuse dans l’intention de l’assassiner.

« Cet homme se nommait Angada. Suivant la croyance populaire, condamné à une vie éternelle sur la terre à cause de son crime, il erre sur les bords du Gange, n’ayant d’autre nourriture que les cadavres des morts qu’il ronge constamment en compagnie des chacals et autres animaux immondes.

« Le corps de l’homme-dieu fut suspendu aux branches d’un arbre par les meurtriers pour qu’il devînt la proie des vautours.

« La nouvelle de cette mort s’étant répandue le peuple vint en foule conduit par Ardjouna, le plus cher des disciples de l’homme-dieu, pour recueillir ses restes sacrés, mais l’enveloppe mortelle du rédempteur avait disparu ; sans doute elle avait gagné les célestes demeures, et l’arbre auquel elle avait été attachée s’était subitement recouvert de grandes fleurs rouges, et répandait autour de lui les plus suaves parfums.

« Ainsi finit Christna, victime de la méchanceté de ceux dont il avait dévoilé les vices… »

Cette légende d’un dieu s’incarnant sur la terre dans le sein d’une vierge ne pouvait naître qu’en Orient, dans ces contrées de la haute Asie, ou l’imagination de l’homme est constamment poussée au rêve et au merveilleux, par les grandes végétations et les ardeurs d’un soleil qui vient doubler encore les beautés de la nature par l’éclat et la transparence de sa lumière.

Je ne veux pas quitter ce sujet sans donner au lecteur une série de maximes que le Prasada, ou poëme des poëmes, attribue à Christna, elles achèveront d’établir d’une manière indiscutable l’influence morale et religieuse sur le monde ancien et le monde moderne. En effet, mahométans, juifs et chrétiens ont tour à tour réclamé pour leur culte la paternité de ces stances nées sur les bords du Gange…

« Quand nous mourons, nos richesses restent à la maison, nos parents et nos amis ne nous accompagnent que jusqu’au bûcher, mais nos vertus et nos vices, nos bonnes œuvres et nos fautes nous suivent dans l’autre vie.

« Si à une liqueur composée de sucre, de miel et de beurre liquide mêlés ensemble on ajoutait un grain de margous, le tout deviendrait si amer, que quand il tomberait dessus une pluie de lait durant mille ans, le mélange ne perdrait rien de son amertume. Tel est le symbole des méchants, qui, quelque bien qu’on leur fasse, ne perdent rien de leur naturel enclin au mal.

« Notre père est celui qui nous nourrit, notre frère celui qui nous rend service, notre ami celui qui met sa confiance en nous, nos parents ceux dont les sentiments sont d’accord avec les nôtres.

« On ne doit pas s’attacher à un pays qui n’est pas le nôtre, ni servir l’étranger. On doit renoncer à des parents qui ne pratiquent pas la vertu. Ne point retenir ce qui ne nous appartient pas et quitter un professeur incapable de nous diriger.

« Si l’on a entrepris quelque chose au-dessus de ses forces, il faut y renoncer ; si un particulier déshonore toute une tribu, il faut l’en exclure ; si un habitant peut causer la ruine de tout un village, il faut l’en chasser ; si un village peut causer celle de tout un district, il faut le détruire ; mais si un district occasionnait la perte de l’âme, il faudrait le quitter.

« De même qu’une plante qui croît dans les forêts devient l’amie du corps, lorsque par sa vertu elle le guérit d’une maladie qui l’afflige, quelque distance qu’il y ait d’ailleurs de l’un à l’autre, de même aussi celui qui nous rend service doit être considéré comme notre ami, quelque abjecte que soit sa condition et quelque distance qu’il y ait de lui à nous.


« Quelque service que l’on rende aux esprits pervers, le bien qu’on leur fait ressemble à des caractères écrits sur l’eau, qui s’effacent à mesure qu’on les trace, mais le bien doit être accompli pour le bien, car ce n’est pas sur la terre qu’il faut attendre sa récompense.

« Dans les afflictions, la misère et l’adversité on reconnaît ses véritables amis.

« L’homme d’esprit est celui qui sait parler et se taire à propos, dont l’amitié est naturelle et sincère, et qui ne promet rien qu’il ne lui soit possible d’accomplir.

« Le sage montre un visage égal dans l’adversité et la prospérité, il ne se laisse abattre par l’une ni enorgueillir par l’autre.

« Le meilleur remède à tous les maux, à toutes les souffrances, à tous les chagrins, c’est la vertu.

« Le paria est le plus vil des hommes, mais celui qui méprise ses semblables est au-dessous du paria.

« Le soleil est la lumière du jour, la lune est la lumière de la nuit, les enfants vertueux sont la lumière des familles.

« Les rois recherchent la guerre, comme les mouches recherchent les ulcères. Les méchants ne se plaisent que dans les querelles ; l’honnête homme fuit les rois, les mouches et les méchants, trois fléaux redoutables.

« On peut comparer l’homme vertueux à un gros arbre touffu qui, tandis qu’il est lui-même exposé aux ardeurs du soleil, procure de la fraîcheur aux autres en les couvrant de son ombrage.

« Les jouissances temporelles passent comme un songe, la beauté se flétrit comme une fleur, la vie la plus longue disparaît comme un éclair ; notre existence est comparable à une de ces bulles qui se forment à la surface de l’eau.

« On ne doit accorder aucune confiance à un ami dissimulé, on ne peut éprouver que du chagrin d’une femme qui n’a pas une conduite pure. Il n’y a que des maux à attendre dans un pays où règne l’injustice.

« On ne doit pas se fier au courant d’une rivière, aux griffes ni aux cornes d’un animal, ni aux promesses des rois.

« On connaît l’homme courageux dans le danger, on connaît sa femme dans la misère.

« L’hypocrite a beau se déguiser pour pouvoir se faire passer pour un homme de bien, il ressemble au vinaigre qui, quoiqu’on le mélange de miel, de musc et de sandal, ne perd jamais son acidité.

« Montrer de l’amitié à quelqu’un en sa présence, et le maudire en son absence, c’est souffler le chaud et le froid, c’est mêler le poison à l’ambroisie.

« Notre mère doit être la vérité, notre père la justice, notre femme la commisération, nos enfants la clémence, nos amis la déférence envers les autres ; cette parenté nous soutiendra dans la vie et nous indiquera toujours le droit chemin.

« Celui qui travaille avec diligence n’endurera pas la faim, celui qui se livre à la contemplation ne commettra pas de grands péchés, celui qui est vigilant ne sera jamais pris au dépourvu, celui qui aime son prochain possède toutes les vertus.

« Les biens temporels sont comme les vagues qui se forment sur l’eau, la jeunesse passe comme une ombre, les richesses disparaissent comme les nuages que le vent emporte, la vertu seule mérite notre attachement.

« Pensons bien que semblable à un tigre, la mort nous guette pour nous saisir à l’improviste ; les maladies nous poursuivent comme des ennemis acharnés ; les jouissances de ce monde ressemblent à un vase percé d’où s’écoule sans cesse l’eau qu’on y a mise jusqu’à ce qu’il soit vide.

« Il serait plus aisé d’arracher une perle de la gueule d’un crocodile que de faire que la sagesse et la prudence soient la règle de la conduite des rois.

« L’orgueil, l’arrogance, l’avarice, la cruauté, la colère, l’ennui, les passions honteuses sont les vices qui rendent l’homme méprisable ; la constance, la résignation, l’humanité, la douceur, la compassion, l’action de rendre le bien pour le mal, l’amour du prochain, la tempérance, la probité, la pureté, la répression des sens, la fidélité conjugale, la véracité, la bonté, l’étude des saintes Écritures font l’homme honnête et estimable.

« Se montrer l’ami de quelqu’un lorsqu’il est dans la prospérité, et lui tourner le dos quand il est dans la détresse, c’est imiter la conduite des courtisanes, qui témoignent de l’attachement à ceux qui les entretiennent aussi longtemps qu’ils sont dans l’opulence, et qui les abandonnent dès qu’ils sont ruinés.

« Un orgueil démesuré, de trop grandes richesses accumulées et les services des rois sont trois choses qui ne manquent jamais d’avoir des conséquences fâcheuses.

« On doit oublier ses bonnes œuvres et les services que l’on rend aussitôt qu’ils sont accomplis.

« La science est la santé du corps ; la vertu, celle de l’âme.

« De même que le lait nourrit le corps et que l’intempérance cause les maladies, de même aussi la méditation nourrit l’esprit, tandis que la dissipation l’enivre.

« Les oiseaux ne se reposent pas sur les arbres où il n’y a plus de fruits, les bêtes sauvages quittent les forêts quand elles n’y trouvent plus d’ombre, les insectes laissent les plantes où il n’y a plus de fleurs, les sangsues sortent des sources lorsqu’elles se tarissent… les femmes légères abandonnent un homme devenu vieux ou misérable, un ministre quitte le service d’un roi détrôné qui ne peut plus le combler de faveurs, les domestiques abandonnent le maître réduit à la misère : c’est ainsi que l’intérêt est le mobile de tout ce qui existe.

« La mer seule connaît la profondeur de la mer, l’espace seul connaît l’étendue de l’espace. Dieu seul peut connaître Dieu.

« Les songes, l’esprit des femmes et le naturel des rois sont trois choses que personne ne peut se vanter de connaître.

« Il vaut mieux être assis que debout, couché qu’assis, mort que couché.

« On connaît la qualité de l’or par la pierre de touche, la force d’un bœuf par la charge qu’il porte, le naturel d’un homme par ses actes et ses discours, mais où est la règle pour connaître la pensée d’une femme ?

« Une bonne et honnête femme est un inappréciable trésor, c’est l’âme humaine sous la forme la plus belle, la plus gracieuse, la plus accomplie.

« Une mauvaise et vicieuse femme est le pire de tous les fléaux qui puissent assaillir une maison.

« Évitez de parler à la femme de votre ami pendant qu’il est absent, car la réputation d’une femme est aussi délicate que le lait que le plus léger vent couvre de poussière.

« La fierté est la plus belle qualité de l’éléphant, la vivacité la plus belle du cheval ; le soleil, le plus bel ornement du jour, et la lune, de la nuit ; la propreté est le plus bel ornement d’une maison ; les enfants vertueux, le plus bel ornement des familles ; la douceur, la chasteté et la modestie d’une femme, tout ce qu’il y a de plus beau sur la terre.

« On ne doit pas fixer son domicile dans un lieu où ne se trouve pas une rivière pour arroser son champ, une école pour former l’esprit de ses enfants, un temple pour prier.

« Nous aurions beau descendre dans le Naraca (enfer), établir notre demeure dans le séjour de Brahma ou dans le paradis d’Indra, nous précipiter dans les abîmes de la mer, monter sur le sommet des plus hautes montagnes, aller habiter les plus affreux déserts, nous ensevelir dans les entrailles de la mer, affronter les dangers des combats, séjourner au milieu des insectes les plus venimeux afin de tourner notre destinée, il ne nous arriverait que ce qu’il n’est pas en notre pouvoir d’éviter.

« Les hommes qui n’ont pas d’empire sur leurs sens ne sont pas capables de remplir leurs devoirs.

« Il faut renoncer aux richesses et aux plaisirs qui ne sont pas approuvés par la conscience.

« Les maux dont nous aurons affligé le prochain nous poursuivrons comme notre ombre suit notre corps.

« La science de l’homme n’est que vanité, toutes ses bonnes actions sont illusoires quand il ne sait pas les rapporter au souverain maître de cet univers.

« Les œuvres qui ont pour principe l’amour de son semblable doivent être ambitionnées par le juste, car ce sont celles qui pèseront le plus dans la balance céleste.

« Celui qui est humble de cœur et d’esprit est aimé de Vischnou, il n’a besoin de rien autre chose.

« De même que le corps est fortifié par les muscles, l’âme est fortifiée par la vertu.

« Il n’y a pas de plus grand pécheur que celui qui convoite la femme de son prochain.

« De même que la terre supporte ceux qui la foulent aux pieds et lui déchirent le sein en la labourant, de même nous devons rendre le bien pour le mal

« Si tu fréquentes les bons, tes exemples seront inutiles ; ne crains pas de vivre parmi les méchants pour les ramener au bien.

« La science est inutile à l’homme sans jugement, ainsi qu’un miroir à un aveugle.

« L’homme qui n’apprécie les moyens d’action que d’après son envie de parvenir, perd bientôt la notion du juste et des saines doctrines. »

Voici maintenant, pour terminer, les conseils que Christna donne au prêtre de son temps.

— Qu’il se livre chaque jour aux pratiques de dévotion pieuse, et soumette son corps aux austérités les plus méritoires.

— Qu’il craigne tout honneur mondain plus que le poison et n’ait que mépris pour les richesses de ce monde.

— Qu’il sache bien que ce qui est au-dessus de tout c’est le respect de soi-même et l’amour du prochain.

— Qu’il s’abstienne de la colère, et de tous mauvais traitements même envers les animaux, qu’on doit respecter dans l’imperfection que leur a assignée le Créateur.

— Qu’il chasse les désirs sensuels, l’ennui et la cupidité.

— Qu’il fuie la danse, le chant, la musique, les boissons fermentées et le jeu.

— Qu’il ne se rende jamais coupable de médisances, d’impostures et de calomnies.

— Qu’il ne regarde jamais les femmes avec amour et s’abstienne de les embrasser.

— Qu’il n’ait point de querelles.

— Que sa maison, sa nourriture, ses habits soient toujours des plus chétifs.

— Qu’il ait constamment la main droite ouverte pour les malheureux, et ne se vante jamais de ses bienfaits.

— Quand un pauvre vient frapper à sa porte qu’il le reçoive, lui lave les pieds pour le délasser, le serve lui-même et mange ses restes, car les pauvres sont les bien-aimés de Vischnou.

— Mais surtout qu’il évite pendant tout le cours de sa vie de nuire en quoi que ce soit à autrui ; aimer son semblable, le protéger et l’assister, c’est de là que découlent les vertus les plus agréables au souverain maître de toutes choses.

— Si l’on veut extraire d’une masse composée d’une foule de métaux différents, l’or qui s’y trouve incorporé, on n’en viendra pas à bout en la soumettant une seule fois à la fusion ; ce n’est qu’en faisant passer à plusieurs reprises cet alliage par la coupelle qu’on divisera, en définitive, les parties hétérogènes qui la composent et que l’or en sera extrait dans toute sa pureté.

— C’est ainsi que le brahme-prêtre, en soumettant son corps aux austérités les plus méritoires, et son âme à la méditation, arrivera à chasser toutes les imperfections de sa nature, et à en extraire le juste, le vrai et le bien, Trimourty (Trinité) divine, qui rappellera sur la terre celle qui règne au ciel sous les noms de

Brahma, Vischnou, Siva.

(Extraits du Prasada, poëme des poëmes, et du Bagaveda… d’après nos études sur les Mystères de l’Inde.)

Nous n’avons pas besoin de nous demander si le prêtre a suivi les enseignements de Christna… le lecteur ne nous pardonnerait pas cet excès de naïveté… L’histoire n’a fait qu’enregistrer les cris de ses victimes et l’on ne sait si tout le sang qu’il a versé parviendrait à éteindre tous les bûchers qu’il a allumés.

Ceci me rappelle une page émue, écrite au milieu des ruines de Madura, la ville sainte de Devanaguy, la mère de Christna, qu’on me permettra de citer ici :

« Un soir que j’avais été visiter les ruines du palais de Kansa et de la tour où ce tyran fit enfermer la vierge mère, je m’étais arrêté, pour rêver à mon aise, au milieu des tronçons de colonnes, de chapiteaux abattus et des statues colossales des dieux, mutilées et à demi enfouies…

« Le soleil baissait rapidement à l’horizon, le chant du padial, ramenant ses troupeaux, se faisait entendre de toutes parts dans la plaine, les éléphants sacrés rentraient à la pagode avec une abondante moisson d’herbes fraîches et de cannes à sucre. Et je regardais le crépuscule envahir la terre estompant au loin les montagnes, les bois et les rizières d’ombres qui, de tous côtés, grandissaient avec une rapidité fantastique. En face de moi, le temple dédié à Christna, dont la masse imposante est une des merveilles du sud de l’Inde, disparut bientôt dans la nuit.

« Tout à coup, le Timiram, ou chant des morts, éclata dans les ténèbres. Les brahmes procédaient à l’office du soir, et dans le silence que la nuit avait apporté avec elle, les paroles de cet hymne lugubre montèrent distinctement jusqu’à moi.

« Ils sont partis, laissant à la terre leurs corps qui sont devenus la proie des chacals immondes et des vautours aux pieds jaunes, et leurs âmes errent maintenant au fond des abîmes, à la merci du Varouna qui châtie les méchants.

« C’est en vain, quand les iakchas les rongent, leur déchirent les entrailles, qu’ils essayent d’invoquer Yama ; la justice du dieu des enfers, après mille ans de souffrances, les fera renaître encore pendant mille générations dans le corps d’un paria.

« La voix grave et sonore des brahmes commençait le premier vers de la strophe, que la foule des fidèles achevait en poussant des cris aigus et de lamentables gémissements sur le sort des morts chassés du séjour céleste…

« Ils continuèrent ainsi longtemps. : l’être qu’ils invoquaient était le dieu du châtiment, et parmi ces trois mille hommes agenouillés, qui se frappaient la poitrine pour conjurer sa colère… pas un incrédule à la voix du prêtre, pas un qui osât se lever et dire au brahme qui officiait : Tu mens ! Il est impossible qu’il existe un Être suprême tel que tu nous le représentes, il ne nous aurait pas créés pour déchirer nos entrailles, pour se faire le bourreau de nos corps et de nos âmes, et mettre sa félicité dans notre souffrance.

« Non, tout le monde croyait et priait. Et ce n’était pas la puissance infinie que les Védas ont si bien chantée, qui domine et règle les mondes, arbitre souverain de tout ce qui existe, matière ou intelligence, que cette foule invoquait… C’étaient les gnomes, les jakebas, les vampires, les dêvas et les rakchasas de toutes espèces, inventés par les prêtres pour faire oublier la raison, rendre la science impossible et terroriser les peuples à leur profit…

« Et je me mis à réfléchir à ces superstitions innombrables, à ces fables mystérieuses et à toutes ces ridicules croyances dont les pasteurs d’hommes ont abreuvé l’humanité pendant des milliers d’années, en se transmettant leurs formules dans le silence des pagodes ou des temples, torturant, brûlant, massacrant leurs adversaires au nom d’un Dieu qui n’est plus dans leur main qu’un épouvantail.

« Et il me semblait entendre dans la nuit du passé les cris de toutes les victimes que les chants des bourreaux ne parvenaient pas à étouffer.

« Quel effroyable concert !

« — Nous sommes les Bouddhistes et les mages, massacrés par les brahmes ; nous sommes les Birmans, massacrés par les Bouddhistes ; nous sommes les Amalécites, les Amorrhéens, les Saducéens, égorgés par l’ordre de Moïse ; nous sommes les Hébreux, décimés par les Lévites… nous sommes les victimes de l’Inquisition, les martyrs des bûchers d’Espagne… Nous sommes les Vaudois, les Albigeois, les protestants de la Saint-Barthélémy, les camisards. Nous sommes Savonarole et Jean Huss…

« Et je voyais à travers les âges, chaque fois que les peuples semblaient se calmer, chaque fois qu’un vent de miséricorde et de fraternité commençait à souffler au milieu d’eux, un homme se lever, se disant l’envoyé de Dieu. Et il poussait de nouveau les peuples les uns contre les autres, et au milieu des ruisseaux de sang et des milliers de cadavres qui couvraient la terre, les brahmes, les bonzes, les lévites et les prêtres venaient s’agenouiller devant cet homme, et ils disaient aux victimes : « Adorez la main qui vous châtie, celui-là est l’oint du Seigneur. »

« Et les peuples, anéantis par la superstition et la peur, se courbaient plus bas encore, jusqu’à ce que leur front fût souillé par la boue sanglante, et ils priaient pour leur bourreau et ils bénissaient celui qui les frappait, en murmurant : C’est la justice de Dieu qui nous châtie de nos crimes…

« Éternelle jonglerie de ces hommes qui se prétendent les élus du ciel… ils passent toujours, armes et bagages, avec tout leur arsenal de prières, de dévots et de génies malfaisants, du côté des massacreurs de peuples. »

Il est impossible de mettre les pieds dans l’Indoustan, au milieu des ruines qu’y a laissées le passé le plus théocratique peut-être qui ait existé, sans que de semblables pensées viennent agiter votre esprit.

Au milieu de populations atteintes de décrépitude sénile, sans force de réaction contre des milliers d’années de servitude sacerdotale, on se prend à craindre, en les voyant mourir, que les peuples d’Europe qui descendent d’elles n’arrivent pas à rejeter à temps le joug de la superstition, et finissent, comme leurs aïeux de l’extrême Orient, par n’être plus que des nations historiques.

Ce qui domine l’Inde entière, c’est, d’un côté, cette grande figure de Christna, que la légende, la poésie, les arts ont divinisée, en lui donnant toutes les grandeurs, toutes les générosités, toutes les vertus, et de l’autre cette superstition abjecte qui navre tous les cœurs, avilit tous les caractères et ravale au niveau de la brute les trois quarts des Indous des castes infimes, pris sans cesse entre la crainte de Dieu et la peur du diable.

C’est à ce double point de vue que le lecteur devra toujours se placer pour juger sainement les mœurs, usages et coutumes étranges qui vont, au cours de ce voyage, défiler devant lui.

En aucune autre contrée, les habitants n’offrent un pareil mélange de grandeur dans les sentiments et de décadence dans les actions, et alors que l’on chante encore, sur les bords du Godavéry, de l’Indus et du Gange, les stances immortelles des Védas et les poétiques slocas des paraboles du fils de Vischnou, on n’y rencontre plus ni dignité ni élévation morales. La femme n’y est comptée que comme un instrument de plaisir dont on trafique, et au milieu des écroulements du passé, l’amour, cette passion exclusive de tous les Orientaux, n’est resté poétique et raffiné dans le langage que pour mieux en voiler les excès sous des fleurs. L’homme, abruti par le servage religieux et la débauche, n’a ni le temps ni le courage de résister au servage politique des marchands anglais.

L’enfant est abandonné à lui-même, et s’élève libre d’allures et de mœurs, corrompu dès l’âge le plus tendre par les exemples de son père et de sa mère.

Si ce n’est pas encore une nation morte, certes, elle est en train de mourir.

Et cependant que de grandeur dans ces ruines, que de majesté dans le passé, que de séductions dans cette race énervée, amollie par les jouissances physiques, mais fière encore, à ce point qu’elle est restée la plus belle du globe ! Après avoir jeté un coup d’œil rapide sur quelques légendes des premiers âges, esquissé à grands traits l’intéressante figure de Vischnou, incarné dans Christna, qui domine aujourd’hui toute la religion brahmanique, et fait connaître au lecteur, dans leur ensemble, des faits et une situation religieuse qui, à chaque pas, eussent exigé de nouvelles explications, je vais pouvoir, mon excursion dans le passé terminée, reprendre le récit de notre voyage aux grandes ruines de Bedjapour. Cette excursion dans la légende religieuse était d’autant plus nécessaire que toute la contrée que nous allons traverser n’est habitée, en dehors des aldées musulmanes, que par des sectateurs de la grande incarnation de Vischnou.

Tout le pays Kanara est christnéen.

L’étude de ces questions, que je n’ai fait qu’effleurer ici, occupa nos conversations pendant la plus grande partie de la nuit que nous passâmes à Nandapour. Quand le soleil s’est retiré, que les grandes brises de mer viennent balayer la côte et rendre un peu de souplesse aux membres fatigués par les ardeurs du jour, c’est le moment des longues causeries dans l’Inde. Pas une aldée, pas un village où les habitants ne se réunissent en groupe, pour écouter les récits merveilleux que viennent leur faire les rapsodes de la pagode.

La sieste de jour et une heure ou deux de sommeil la nuit suffisent amplement, sous ces latitudes, à réparer les forces du corps.

Pendant que nous voyagions, mon brave compagnon et moi, sur les routes mystérieuses des âges légendaires, nous entendions dans le lointain la voix du pandaron qui continuait à chanter sur un rythme monotone les hauts faits des héros et des dieux, et de la foule de Malabares qui l’écoutait, accroupie, s’élevait de temps en temps comme un murmure de respectueuse admiration, qui venait dominer le chant du conteur. Sous l’influence de la fraîcheur, des milliers d’oiseaux qui, aux heures caniculaires, dorment dans le plus épais des fourrés, peu à peu s’étaient éveillés, et du sommet des hauts tamariniers et des flamboyants, s’unissaient pour former le plus gracieux des concerts. Cédant à la fatigue, nous nous réfugiâmes dans nos charrettes, et nous ne tardâmes pas à fermer les yeux, bercés par ces harmonies singulières.

Nous fûmes réveillés au point du jour par de grands cris, au milieu desquels je distinguais les voix d’Amoudou, mon Nubien, et de Pounousamy, le bohis du capitaine.

Je ne mis pas en doute un seul instant que mes gaillards, qui tous deux professaient le même amour pour le callou (liqueur fermentée du cocotier) et les belles, n’eussent joué à Kandapour quelque tour de leur façon.

Aussi ne fus-je nullement étonné de voir le thasildar, ou chef du village, se diriger vers notre campement, suivi de nos deux serviteurs et d’un grand nombre d’Indous des deux sexes. Je jugeai l’affaire plus grave que je ne l’avais pensé tout d’abord, en voyant un brahme, qui traînait deux femmes par leurs pagnes, se dégager de la foule qui l’avait jusque-là dérobé à nos yeux.

— Saëbs (seigneurs), nous dit le thasildar en s’approchant, voici le brahme Arouna qui vient vous porter plainte contre un de vos serviteurs.

— Lequel ?

— Le mouloucoucoma (cet homme à tête de mouton), fit le chef en désignant Amoudou. Mais avant de laisser le brahme exposer sa plainte, continua-t-il, je dois vous prévenir qu’il a mis en sang quatre de mes pions de police, et m’a menacé du même traitement quand j’ai voulu l’arrêter…

— De quoi s’est-il rendu coupable ?

Ce fut au tour du brahme à raconter ses déboires.

D’après lui, Amoudou et son compagnon étaient venus rôder la veille au soir à l’entour de sa case ; sans se méfier d’eux, il était allé se coucher après avoir fait ses ablutions et accompli le sandia (prières et sacrifices des brahmes), lorsqu’au milieu de la nuit, il avait été distrait de son sommeil par certains bruits qui paraissaient venir de la partie de son habitation réservée aux femmes… S’y étant rendu silencieusement et sans lumière, il avait surpris Amoudou en conversation criminelle avec sa sœur, la belle Kandâlika ; ému et sans voix à cet aspect, il avait regagné la vérandah pour aller prévenir le bechcar (chef de police), et était tombé sur un second couple qui ne craignait pas de souiller sa maison à deux pas du réduit où il serrait ses pritris (sortes de dieux lares). C’étaient le bohis Pounousamy et la suivante de la belle Kandâlika. L’émotion lui coupant de plus en plus la parole, il était sorti, et avait rencontré le thasildar, qui, en apprenant l’odieuse profanation que subissait la demeure de ses ancêtres, avait fait cerner toutes les issues de la case par quatre pions de police qu’Amoudou seul avait à moitié assommés en sortant… Le brahme Arouna avait débité cela tout d’une haleine, et la foule qui, depuis quelques instants, faisait de violents efforts pour se contenir, dès qu’il eut fini, malgré notre présence, se laissa aller à un accès de gaieté tellement franc, que nous eûmes toutes les peines du monde à ne pas l’imiter.

Amoudou, de son côté, trouva la situation tellement comique, qu’il fut obligé de s’appuyer contre un arbre pour ne pas tomber… Si vous n’avez jamais vu rire un nègre pur sang, vous ne pouvez vous faire une idée de la gaieté d’Amoudou ; ses lèvres énormes s’entr’ouvraient jusqu’aux deux oreilles, son nez, peu proéminent du reste, disparaissait entre ses joues contractées, ses yeux se fermaient à demi, la tête entière enfin n’avait plus rien d’humain ; il avait des spasmes de rire qui ressemblaient à des cris de bêtes fauves, et cela durait un quart d’heure avant qu’il lui fût possible de retrouver son calme habituel.

La population de Nandapour, mise en belle humeur, criait et gesticulait en montrant le brahme et le thasildar qu’elle accablait de ses sarcasmes.

Une affaire que je croyais tragique au début allait finir d’une façon plaisante.

Quand Amoudou eut repris son sang-froid, je crus nécessaire de lui demander s’il reconnaissait l’exactitude de la plainte.

— Maître, répondit le Nubien, nous nous promenions hier soir avec Pounousamy dans les rues de Kandapour, lorsque nous fîmes la rencontre de deux femmes dans une boutique de tchandos (marchand de liqueurs), elles nous offrirent le betel-arrek dans leur demeure, nous les suivîmes, et ce matin nous avons trouvé la porte gardée par des pions de police ; ce brahme et le thasildar exigeaient de nous vingt roupies pour nous laisser sortir.

— Quelles sont ces femmes ? demandai-je à un Indou qui se trouvait près de moi.

— Saëb, me répondit-il, tes serviteurs sont bien allés chez Kandâlika, sœur d’Arouna, mais ils ne sont point les premiers, et à moins que Kandâlika ne meure avant ce soir, ils ne seront pas non plus les derniers.

La foule salua ces paroles par un immense éclat de rire… et je compris tout.

J’appris, en poursuivant mes renseignements, que Kandâlika était veuve, et qu’au lieu de conserver la situation vénérée de femme au pagne blanc[3] ou de cacher avec soin ses liaisons amoureuses, elle avait préféré exercer ouvertement le métier de courtisane, sous la protection de son frère et du thasildar, qui se servaient de la police pour exploiter les pauvres diables qui se laissaient tenter par ses charmes.

À plus de vingt lieues à la ronde, la manœuvre était parfaitement connue, aussi les associés ne pouvaient-ils plus compter que sur les voyageurs pour alimenter leur petite industrie.

Si nous n’avions pas été là, Amoudou et Pounousamy eussent été obligés de payer les vingt roupies, c’est-à-dire plus de trois mois de leurs gages, et au lieu de rire du brahme et du thasildar, c’est à leurs dépens que la foule se fût égayée.

Le capitaine Durand n’en revenait pas de voir un chef de village descendre à de pareils actes.

— Ce qui m’étonne, lui répondis-je, c’est qu’il les accomplisse ouvertement, à part cela je ne connais pas dans l’Inde entière un thasildar qui ne soit disposé à se faire le pourvoyeur des Européens de distinction qui voyagent. Vous avez déjà dû vous apercevoir, mon cher capitaine, sans compter les occasions d’augmenter vos observations, qui ne vont point vous manquer, que dans la plupart des contrées de l’Inde, la femme fait partie, au même titre que le repas, de l’hospitalité qu’on accorde.

— C’est vrai, mais ce que nous avons vu dans le Travencor possédait un charme si poétique, revêtait de telles couleurs, que bien peu de caractères eussent pu y résister, tandis qu’ici nous sommes simplement en présence d’une exploitation obscène.

— C’est la femme que vous avez toujours trouvée pleine de charmes et de séductions, mon cher ami, répliquais-je en souriant, et vous n’aviez pas encore vu l’entremetteur s’étaler aussi effrontément devant vous ; mais pas plus ici que là, il n’existe de temple à la véritable pudeur.

En ce moment la belle Kandâlika, ainsi qu’on l’appelait, sans avoir l’air de se douter qu’elle était la cause originelle de tout le tapage qui s’était produit, s’approcha de nous, porta les deux mains au front, nous fit le salam d’adieu et reprit lentement le chemin de sa demeure… Le thasildar et le brahme s’étaient déjà esquivés pour échapper aux quolibets de la population.

— C’est réellement une superbe femme, dit le capitaine qui avait regardé la jeune veuve en fin connaisseur.

— Et digne d’un autre sort, n’est-ce pas ? Que voulez-vous, c’est une victime, non pas du vice, elle ne tient pas au métier qu’elle exerce, soyez-en sûr, mais de la superstition religieuse.

— Que voulez-vous dire ?

— Quel que soit leur âge, il est défendu aux veuves de se remarier dans l’Inde, et dans un pays où les passions trouvent si facilement l’occasion de se satisfaire, une foule de veuves dans la vigueur de la santé et des sens, à qui toute union légitime est désormais interdite, ne sont que trop faciles à céder à toutes les séductions auxquelles elles sont en butte. La pudeur, cette dignité de la femme, n’est jamais un frein pour elles, et la seule chose qu’elles redoutent, c’est la divulgation de leur inconduite. Parmi toutes les preuves, la grossesse étant la moins discutable, elles s’en affranchissent en recourant sans le moindre scrupule à l’avortement. Toutes connaissent des drogues propres à se le procurer. Cette action odieuse, qui révolte tous les sentiments humains, est aux yeux de la plupart des Indous une chose sans conséquence. Selon eux, la destruction d’un être qui n’a pas encore vu le jour, est un moindre mal que le déshonneur d’une femme.

Lorsque les manœuvres pratiquées pour l’avortement n’ont point produit l’effet qu’on en attendait, les veuves indoues tentent un dernier moyen pour essayer de cacher les suites de leurs faiblesses : elles annoncent en public qu’elles se proposent d’aller faire un pèlerinage à la ville sacrée de Kasy (Bénarès), pour y accomplir des neuvaines en faveur de leur époux décédé, et elles n’excitent ainsi aucun soupçon, ce genre de dévotion étant fort pratiqué chez les Indous.

Après s’être choisi une compagne discrète, qu’elles ont mise dans leur confidence, elles se mettent en route ; mais le prétendu pèlerinage se termine à quelque lieu voisin, chez une parente ou une amie, qui leur facilite les moyens de vivre cachées jusqu’à ce qu’elles soient débarrassées de leur fardeau.

L’enfant est remis secrètement à une personne qui consent à s’en charger, et elles rentrent dans leurs familles, où elles sont reçues avec tous les honneurs que l’on rend ordinairement à toute personne qui a fait le pèlerinage au Gange et à la ville sainte.

Ce n’est pas que la plupart du temps on n’ait eu vent de l’affaire, car la malignité populaire, qui ne perd jamais ses droits, a fait de ce dicton :

« Elle est allée en pèlerinage à Kasy »


le synonyme de cet autre :

« Elle est allée se débarrasser d’un cadeau gênant que lui a fait Kama, le dieu des amours. »

Mais cela est sans importance ; du moment où la faute n’a pas été mise au jour, l’honneur est sauf.

Si, malgré tous leurs efforts, elles ne peuvent arriver à dissimuler leur état, si elles sont, par exemple, surprises dans la retraite qu’elles se sont choisie, les veuves alors se voient arracher solennellement devant les chefs de castes le pagne et le voile blancs, signe de leur état, elles sont rejetées et de la caste et de la famille, et entrent dans la classe des prostituées.

Une vie toute nouvelle commence pour ces femmes : elles peuvent se parer de bijoux, d’effets somptueux, et exercer au grand jour un métier qui n’a plus rien de déshonorant pour elles, puisqu’elles font partie dorénavant de cette caste spéciale qui est en possession du privilège obligatoire de vendre l’amour facile et les rêves insensés par l’opium et le hatchis…

Pour se faire expertes dans leur art, elles vont prendre pendant quelque temps les leçons de quelque bayadère que l’âge ou la perte de sa beauté a forcée de quitter la pagode ; cette dernière leur enseigne l’art de composer des philtres qui ont la vertu d’inspirer l’amour lascif, des dragées ou bonbons au hatchis, des pastilles à la cantharide et des boissons excitantes. Façonnées ainsi à la débauche, elles deviennent, pour les riches Indous, dont les sens ont besoin d’être stimulés, de merveilleux instruments de plaisirs. La fréquentation des courtisanes n’a rien de déshonorant dans l’Inde, on la considère comme une nécessité de l’existence de l’homme dans la maturité.

Les jeunes gens, qui dans chaque bosquet trouvent de jeunes et jolies filles toujours prêtes à chanter avec eux cet éternel duo d’amour, que la nature a composé pour sa propre conservation, font peu de cas de ces femmes plus savantes encore qu’elles ne sont faciles : un sourire, une fleur dans les cheveux, le murmure de deux lèvres roses suffisent à faire parler leurs jeunes ardeurs. Mais parmi les Indous de trente-cinq à cinquante ans, il en est peu qui, au moins une fois par mois, ne s’en aillent, en compagnie de deux ou trois amis, passer vingt-quatre heures chez une de ces prêtresses du culte de Cythère.

Ils sortent de là abrutis par les excès de toute nature, épuisés par les boissons et le houkah, sorte de narghillèh dans lequel on fume un tabac opiacé à l’essence de rose et au parfum du sandal. En sortant de là, ils se font porter chez eux en palanquin, prennent un bain et s’endorment, et deux ou trois jours après vaquent de nouveau à leurs affaires.

Je ne connais pas de cerveau assez solide pour résister plus de vingt-quatre heures à toutes ces excitations des sens.

Il n’est point rare de voir des Indous, que la vieillesse n’arrête pas sur cette pente, être un beau jour ramenés chez eux dans un état complet de ramollissement et d’imbécillité.

Quoi qu’il en soit, et je l’ai souvent entendu exprimer devant moi, les Indous prétendent que ces fugues mensuelles leur font trouver meilleur le retour au foyer conjugal.

De là ce dicton bien connu :

« Viachy daroussanam pouniam papa nachanam. »

C’est-à-dire :

« L’amour d’une courtisane fait aimer la vertu. »

C’est dans cette catégorie de femmes qu’était tombée la belle Kandâlika ; veuve à dix-huit ans, elle n’avait pu celer un péché mignon et avait été réduite à quitter le pagne blanc des désolées pour le riche pagne des filles de joie… Mais la facilité avec laquelle elle avait accueilli Amoudou indiquait que son industrie n’allait guère dans ce petit village de Nandapour qui, hommes, femmes et enfants compris, comptait à peine une centaine d’habitants.

Le capitaine, qui avait voué un souvenir impérissable aux bayadères de la pagode de Chélambrum[4], morceaux rares réservés aux brahmes et aux voyageurs de distinction, n’eût pas été fâché d’établir une comparaison entre les manières poétiques des filles du temple et celles de ces femmes que l’on appelle communément dans l’Inde les vierges des bosquets, parce que leurs maisons sont toujours entourées d’épaisses touffes de jeunes palmiers, de cocotiers et de lianes…

— Les voyageurs ne doivent-ils point tout voir, tout étudier ? me dit-il en regardant du coin de l’œil la sœur du brahme Arouna, qui, après avoir fait quelques pas dans la direction du village, s’était subitement arrêtée, dardant sur nous ses longs yeux noirs… comme si elle eût senti qu’elle avait un allié parmi nous…

— Vous tenez donc bien, mon cher capitaine, lui répondis-je, à vous donner les étourdissements de l’opium et les excitations du hachich ?…

— Écoutez, me répondit le malin compère, vous habitez l’Inde depuis de longues années, et il me semble que je puis vous poser cette question : N’avez-vous jamais cédé au désir de voir par vous-même ce que sont ces rêves et ces excitations du hachich, au milieu de danseuses se tordant dans la fumée de l’encens et du sandal ? Répondez-moi non ! franchement… et je passe condamnation sur ce caprice que je désirais satisfaire…

Je me contentai de sourire !

— Compris, fit mon impitoyable interrogateur… Alors ?…

— Alors, interrompis-je, nous allons nous hâter de continuer notre route. Quand bien même l’aventure de cette nuit ne vous obligerait pas à renoncer à faire cette étude avec la conquête d’Amoudou, je vous dirais encore : Ce n’est point ici un lieu convenable pour voir de près ces mœurs étranges et intéressantes à plus d’un titre. Nous ne sommes guère à plus de quatre jours de marche de Kolanpour et à dix de Bedjapour ; nous devons faire un séjour de trois semaines, un mois peut-être dans cette dernière ville, et pendant que je visiterai les ruines antiques éparses dans cette contrée, que je relèverai les inscriptions qui couvrent les monuments à demi enfouis sous l’herbe, vous aurez vingt fois, et sans la chercher, l’occasion de sacrifier une nuit aux étranges excitations du hachich et de l’opium, dosées par des mains plus savantes que celles de Kandâlika.

Mon ami céda à regret ; les beaux yeux de la jeune veuve avaient fait sur son cœur une impression profonde, et sans le mauvais goût dont elle avait fait preuve en accordant quelques heures d’aimable entretien à mon fidèle Nubien, je crois que j’eusse été obligé de prolonger la station de vingt-quatre heures…

Sur un signe de moi, Amoudou avait tout préparé pour le départ, les bohis attendaient patiemment en tête de leurs bufflones, Mahadèva, son cornac sur l’épaule, prit la tête de la colonne dans la direction de la haute chaîne des Gaths, dont nous apercevions les pics bleuâtres dans le lointain.

Au lieu de suivre à pied et de chasser un peu le matin avant que le soleil fût trop haut à l’horizon, comme cela nous arrivait souvent, notre nuit de repos avait été si courte, que nous nous étendîmes chacun dans notre charrette, laissant à Amoudou la direction de la marche.

Lorsque je m’éveillai quelques heures plus tard, j’appelai mon Nubien.

— Tu as dû, lui dis-je, laisser jusqu’à ta dernière roupie à Kandapour.

— Non, Saëb, me répondit-il, ni Pounousamy, ni moi, n’avons rien donné aux belles filles…


— Alors, Arouna et le thasildar avaient raison ?

— Elles ne nous avaient offert que du bétel, Saëb.

— Que me dis-tu là ?

— Amoudou parle la vérité, les belles filles ne nous avaient fait entrer dans leur demeure que pour savoir si les saëbs belatti (les seigneurs blancs) allaient rester longtemps dans le village ; elles avaient l’intention de vous offrir, ce soir, le carry et le jus fermenté du palmier ; j’ai été chercher une jatte de callou que nous avons bu ensemble, et tout en causant nous nous sommes endormis sous la vérandah ; mais ni Pounousamy, ni moi, n’avons posé nos têtes à côté de celles des belles filles…

Je le congédiai d’un geste… et me gardai bien d’éveiller le capitaine, il aurait fallu retourner à Kandapour ou accepter une affaire avec lui !…


  1. Voir Voyage aux ruines de Golconde.
  2. Patriarche indou.
  3. Vêtement obligé des veuves.
  4. Voyage au pays des Brahmes, les ruines de Golconde.