Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/6

La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 101-107).

Chapitre IV

CORÉE


Fusan — Séoul


6 décembre — Fusan : cinquante et un mille habitants. Le train qui doit nous emporter en dix heures à deux cent quatre-vingt-un milles au nord, est sur le quai tout à côté de notre bateau. Les officiers font l’inspection des passeports et des malles. Ils cherchent surtout les armes à feu, paraît-il. Nous filons dans la vallée entre les montagnes déboisées. Ce pays se ressent des guerres ininterrompues depuis cinquante ans : guerres avec la Russie, avec la Chine et avec le Japon qui le convoitent. Tour à tour indépendant, sous le knout du Cosaque, le glaive du Chinois, le canon du Japonais, ce peuple a décliné et a glissé au bas de la civilisation, est descendu de ses montagnes fertiles, le long de ses minces cours d’eau, dans les vallées étroites où il s’est laissé choir.

C’est là qu’on le retrouve, de haute taille, invariablement vêtu de blanc, marchant droit, fier, dédaigneux, flâneur, la longue pipe au bec, coiffé d’un bonnet de tulle noir sur lequel il met en guise d’ornement un chapeau de paille ou de toile fine trop petit pour sa tête, et qui tient en place au moyen d’un cordon passé sous la gorge. Une grande redingote blanche, un pantalon bouffant, blanc aussi, et retenu à la cheville constituent cet accoutrement d’opéra bouffe. Son pied est chaussé d’une savate blanche qu’il enfonce dans des sabots de bois au bout retroussé. Sa moustache grêle tombe sur ses dents. De chaque côté de l’orifice buccal et du menton, une barbe aux longs poils flous que le vent tente en vain d’arracher, complète l’ornement de son visage jaune terreux. Sa femme, ses femmes (il en a quelquefois une demi-douzaine) et ses filles portent le blanc, coton ou soie, et beaucoup de couleurs, toute la gamme de l’arc-en-ciel, et aussi la culotte bouffante. Cet accoutrement, lavé dans le ruisseau et saucé dans un baril d’empois, est raide comme bardeau. Ô crinoline ! tu n’es pas encore du passé !

Ces filles d’Ève se couvrent la tête et la nuque d’un capuchon en cône tronqué, qui s’allonge sur le cou jusqu’aux épaules, comme les deux ailes d’une dinde en mal de couver. Ce phénomène occipital, bordé de fourrure, est ceint de cordons de couleur criarde qui se nouent en pompon sur le front. Elles vous regardent comme ça avec un air de m’as-tu-vu délicieux, épatant ! Cette mascarade vit, grouille et meurt dans des huttes en terre recouvertes de chaume, de véritables champignons. Ces taudis qui rappellent les gourbis d’Afrique, sont chauffés avec des broussailles et des herbes desséchées recueillies dans la montagne et portées à dos d’hommes, de femmes, d’enfants ou de bœufs. Car, depuis l’occupation, les Japonais reboisent les montagnes de petits pins qui n’atteignent pas trois pieds de hauteur. Il est interdit de couper ce bois. L’appareil de chauffage n’est pas compliqué : un trou dans le flanc du solage d’argile. On y fourre les broussailles ; on y met l’allumette ; la chaleur et la fumée passent sous le plancher et sortent par un orifice du côté opposé, faisant ainsi de la hutte un four à jambon.

Sur ce plancher enfumé, le Coréen s’accroupit, mange, dort, élève sa famille, vit et meurt. Alors, pour couronner cette triste existence, le prêtre bouddhiste récite sur le défunt les prières exorcisantes et ordonne qu’il soit enfoui là-bas, au flanc de la montagne, à dix milles quelquefois, afin de rompre tout lien qui pourrait encore le rattacher aux biens de ce monde et aux mauvais esprits. Les parents, les amis, armés de pics et de pelles, creusent à l’endroit indiqué par le prêtre un trou quelconque dans lequel dormira à jamais ce fier rejeton de trois mille ans d’ancêtres. Une butte en dos d’âne indiquera l’endroit du suprême repos ; rien de plus. S’il laisse quelque bien, ses héritiers reconnaissants couvriront sa tombe d’une


Notre Guide Coréen et son Fils.


Femmes Coréennes.

pierre informe et planteront deux poteaux gravés de

figures grimaçantes, pour chasser les esprits ennemis du sommeil éternel.

La péninsule de la Corée fait le trait d’union entre la Chine et le Japon, au point de vue géographique, s’entend. C’est par son territoire que la civilisation de la Chine, la plus ancienne du monde, descendit jadis au Japon avec Bouddha et sa philosophie, nés aux Indes. Il en reste bien peu de vestiges aujourd’hui.

La Corée s’appelle aussi Chosen, qui signifie terre de l’aube, du calme du matin. Les Japonais préfèrent cette dernière appellation ; elle cadre bien avec la terre du Soleil Levant. Aujourd’hui, c’est l’enfant, le Japon, qui tente de relever, de régénérer la Corée qui fut sa mère-patrie.

7 décembre — Séoul, aussi dénommée Keijo, ou encore Mandaimon, la grande porte du sud, est le siège du nouveau gouvernement. Population : trois cent mille âmes. Pendant cinq cent seize ans, elle fut le siège de la dynastie des Li. En 1394, Li-Sai-Rei en fit, le premier, sa résidence et quitta Kigyo qui était la capitale sous la dynastie des Korai. Au printemps de 1395, le roi Li éleva un mur autour de sa nouvelle capitale. Deux cent mille hommes y travaillèrent et, dans l’automne de 1396, la dernière pierre du mur était posée. Cette enceinte, qui court sur le sommet des montagnes, a quatorze milles de longueur, six pieds d’épaisseur et de dix à vingt pieds d’élévation. Elle croule de toutes parts et paraît jeu d’enfant aujourd’hui.

Il reste encore quelques vestiges de son antique splendeur, entre autres deux palais des anciens rois, l’un d’hiver, l’autre d’été, entourés d’un étang couvert de fleurs de lotus. Il s’y donnait jadis des fêtes superbes. Dans le palais d’hiver, bien conservé, on admire la salle du trône, dont les plafonds décorés aux couleurs végétales et à l’or ne sont pas ternis. Séoul est très élevée et jouit d’un climat sain.

Les Li ont régné jusqu’à 1905, alors qu’ils furent détrônés par le Japon. Le dernier souverain est disparu en mars 1920. Son palais moderne est resté fermé depuis. Son fils, le prince Li, habite Séoul. L’empereur du Japon le console en lui octroyant le haut patronage de certains établissements, entre autres d’une fabrique de laque et de cloisonné où travaillent, dans une masure, quelque vingt ouvriers qui produisent de fort jolies choses.

Je vous ferai grâce de la description des temples que nous avons visités. Je ne puis, toutefois, résistera l’envie de vous faire contempler dans le cloître de l’un d’eux une énorme marmite en fer dans laquelle bouillait la soupe pour quatre mille moines. A côté de ce chaudron pantagruélique, s’appuie au mur une pierre de quatre pieds par huit couverte d’hiéroglyphes chinois. Ce devait être le menu de ces bons moines.

8 décembre. — Au nord-ouest de Séoul, taillée dans la montagne qui l’encercle, s’étend la grande voie, la route de Pékin. On s’y engage en passant sous le Dokutirsu-mon, l’arc de l’indépendance, érigé en 1895, alors que la Corée secoua le joug de la Chine, pour tomber, dix ans après, sous celui du Japon. C’est par ce chemin que les représentants de la malheureuse Corée se rendaient à Pékin, à cheval, trajet qui durait soixante-cinq jours pour aller, « et autant pour revenir », comme dit la chanson. Nous laissons ce chemin pour entrer dans le défilé du Bouddha blanc. À deux milles, une image du dieu, taillée dans le granit, il y a plus de dix siècles, est peinte en blanc le premier avril chaque année. Une petite table sur laquelle brûlent deux cierges dans des fanaux, est placée sur le gravier du lit du torrent, à sec à cette saison, devant cette effigie de vingt pieds de hauteur, grossièrement ébauchée. Le sable l’a envahie jusqu’aux coudes. Dans quelques années elle sera complètement enfouie. Les générations futures la découvriront et sa réapparition ranimera la ferveur des adorateurs. Ce sanctuaire du défilé sacré est flanqué d’un monastère, dont tout le pieux personnel se compose de deux prêtres et d’une femme vêtus de blanc, qui, accroupis nous regardent par les carreaux au niveau du plancher. Nous pénétrons dans ce monastère de trois ou quatre pièces de cinq pieds carrés. Des oripeaux crasseux pendent aux portes et des bibelots ornent l’intérieur d’une chapelle qui ferait la joie des enfants. Au retour, nous croisons sur la route de pauvres hères portant sur leur dos quelque chose qui nous force à mettre le mouchoir au nez. Pouah ! C’est de l’engrais humain qui servira à féconder les champs de riz !


 
« Vous mangez de beaux légumes,
« Ne vous estimez pas tant,
« Si vous saviez ce qui les fume
« Vous ne seriez pas si gourmands. »


Nous traversons par une porte majestueuse le mur d’enceinte de la ville. Le matin, nous assistons à la grand’messe à la cathédrale de Monseigneur Mutel, évêque des missions étrangères de France, au pays depuis 1877. Cathédrale d’un beau style, assistance en costumes pittoresques ; les femmes séparées des hommes, tous accroupis sur le parquet ; quelques bancs réservés aux étrangers. Visite à l’orphelinat des Sœurs de Saint-Paul de Chartres, qui nous est gracieusement ouvert par Sœur Louise. Il fait bon entendre parler le doux langage de France. Nous lui achetons quelques dentelles, travaux des orphelines. Cent soixante-dix petites filles, recueillies dans la rue, y trouvent le confort et le bien-être. Une naine, qui est venue frapper à la porte de cet asile de charité, porte dans ses bras un bébé qu’une mère inhumaine oublia sur les degrés de l’escalier, un matin. Tout ce petit monde, bariolé de toutes les couleurs, nous salue d’une grande révérence et nous souhaite la bienvenue dans un langage que nous n’entendons pas mais que nous comprenons bien. À la porte, le long du couloir, trois cent quarante sabots alignés attendent les petits pieds.

Par des ruelles tortueuses et étroites où ne peuvent circuler deux promeneurs côte à côte, nous allons à une école de danse des Kee-San, genre geisha. Danses, musique, costumes diffèrent cependant. L’impression qu’elles nous causent est plutôt triste ; il est pénible de voir ces petites filles de douze à quinze ans entrer dans une semblable carrière. Elles sont vêtues du costume national, très accortes et d’une tenue irréprochable. L’orchestre, composé d’instruments à corde, de tubes de bambous et de tambours, est d’un criard digne des cigales au temps de la moisson. L’entertainment a duré une heure. Nous étions assis par terre sur des coussins, autour d’un hibashi.

9 décembre — Par faveur spéciale nous visitons le palais du prince Li. Des soldats coréens, gardes du corps, font l’exercice. Ils portent l’uniforme japonais. Ce palais est le plus beau du pays. Depuis la conquête, le trône a été enlevé et remplacé par un fauteuil Louis XVI. Le baldaquin originaire qui le recouvre est resté ; les peintures et les tentures en brocart de soie et d’or sont d’une grande richesse. Nous n’avons pu voir le prince. D’après les maigres renseignements que nous avons pu obtenir, car chacun garde à son sujet de Conrad le silence prudent, le pauvre prince jouit de bien peu d’indépendance. Il est, de fait, condamné à la réclusion. Quand on perd un trône, on perd aussi l’indépendance ; heureux le souverain qui peut sauver sa tête. Bien triste sort que celui des rois déchus !

L’histoire de la Corée se perd dans la nuit des temps. Des documents authentiques font remonter son existence à une époque aussi reculée que l’an 1122 avant J.C. De l’an 300 avant l’ère chrétienne jusqu’à l’an 700 après, elle fut divisée en trois royaumes dont les souverains, toujours en guerre, recherchaient l’appui tantôt de la Chine, tantôt du Japon, pour arriver à l’empire unique et suprême sur tout le pays. En 668 de notre ère, le roi Shiragi fonda la dynastie des Tang qui fut considérablement affaiblie par la révolte de plusieurs parties du royaume qui se constituèrent en états indépendants. Cette dynastie régna durant cinq siècles et fit faire de grands progrès à la religion bouddhiste. À la fin du quatorzième siècle, le général Li-Sai-Kei renversa la dynastie des Koli. Il est l’ancêtre de la famille qui régna virtuellement jusqu’en 1910, alors que la Corée fut annexée au Japon.


Les Kee-San, Danseuses Coréennes, Séoul.


Orphelines Coréennes quittant la Cathédrale, Séoul.

L’empereur, qui mourut en mars dernier, fut le dernier

souverain. Le prince Li est son fils adoptif. En 1876, l’indépendance fut proclamée ; mais les intrigues politiques et les rivalités des familles royales continuèrent. En 1904, éclata la guerre russo-japonaise ; le traité de Portsmouth accorda la suprématie au Japon. Le prince Ito fut nommé résident général. Sous son administration le pays se releva et fit des progrès sensibles. Le prince était un homme d’état d’une habileté et d’un tact remarquables. Il tomba sous la balle d’un assassin, alors qu’il se promenait sur le quai d’une gare coréenne en attendant l’arrivée du train. Cet attentat fut la cause de l’établissement du régime militaire qui a cependant été adouci depuis, mais le Japon maintient toujours son autorité avec toute la fermeté et les précautions nécessaires. À minuit, nous partons pour Mukden que nous atteindrons demain soir, à 7 heures 30.

10 décembre — Au matin, nous nous éveillons dans les montagnes couvertes de neige. À 10 heures a.m., nous sommes à Outung, en Mandchourie. Passeports et bagages sont examinés par des douaniers japonais ; le Japon contrôle le chemin de fer jusqu’à Mukden et surveille ses intérêts. Aucune difficulté cependant ; les fonctionnaires font les choses avec une amabilité qui nous enchante. La scène change d’acteurs et de décors du tout au tout. Il y a bien encore quelques huttes de terre et de chaume ; mais des édifices modernes, en brique, se voient un peu partout. Le trafic est considérable : bois, charbon, grains, laine. Aux paysans de petite taille succèdent les Mandchous de haute et robuste stature, vêtus de grandes robes bleues, portant chaussures en cuir blanc à forte semelle de bois, coiffés d’une calotte de soie noire qui laisse passer la longue queue de cheveux d’ébène ; c’est bien chinois.

Nous passons la journée à contempler les montagnes abruptes et les pics dénudés ; la voie serpente dans les défilés tortueux.