Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/5

La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 73-100).

Chapitre III

NAGOYA — SHIMONOSEKI


Nagoya — Kobe — Nara — Uji — Kioto — Le palais du Mikado — Le lac Biwa — Myiajima — Shimonoseki.


Nagoya, environ quatre cent mille âmes ; c’est la quatrième ville de l’empire ; elle est peu fréquentée par les touristes ; la population étrangère n’y compte que soixante personnes : missionnaires, professeurs, deux commerçants. Son importance date de l’an 1610. L’immortel Iyeyasu y construisit pour un de ses fils, Yoshinso, un château qu’il n’habita jamais. C’est un édifice moyenâgeux, genre pagode, à trois élégantes toitures superposées, aux angles relevés en cornes. Le faîte est ornementé de deux dauphins en or solide, à queues en trompette ; ils sont estimés à un quart de million chacun, et protégés par une grille en acier contre les voleurs qui ont déjà tenté de les enlever, la nuit, au moyen de puissants cerfs-volants. S’ils eussent connu les aéroplanes, ils auraient pu prendre ces poissons à la ligne. L’un de ces dauphins, il y a quarante ans, fut envoyé à l’exposition de Vienne. Le navire qui le ramenait fit naufrage ; on réussit à repêcher le dauphin, mais à grands frais.

L’extérieur de ce château, élevé sur une masse de maçonnerie à sec, de blocs énormes, et entouré d’un fossé rempli d’eau, est blanchi au plâtre et fermé au moyen de lourdes portes d’acier. Les fenêtres sont à demi-murées ; il y fait très noir ; à chaque étage, des ouvertures sont aménagées afin de pouvoir verser de l’huile bouillante et du plomb fondu sur la tête des assaillants. Les poutres de la charpente sont énormes. Cent cinquante-sept marches conduisent au dernier étage. Mille guerriers pouvaient s’y barricader et y emmagasiner des provisions pour un long siège. Un puits profond à l’intérieur de la forteresse est encore en parfait état de conservation.

Sur l’emplacement du corps principal, plusieurs magasins et des casernes servent à la cavalerie qui manœuvrait dans la plaine au moment où, des guichets du sommet, nous jouissions d’une belle vue d’ensemble de la ville dominée par une résidence impériale, un sanctuaire que nous déclinons de visiter et le musée commercial très moderne, dit-on. Nous en avions assez de cette ville qui se soucie fort peu du confort des voyageurs et ne se donne pas même la peine d’aménager au moins un hôtel convenable.

Notre programme comportait une excursion à Yamada, où l’unique hôtellerie est mi-partie européenne et mi-partie japonaise. L’idée est de fournir aux touristes l’expérience d’une ou deux nuits à la mode nippone. Nous filons sur Nara où l’on trouve un superbe hôtel tenu par le gouvernement, où le vivre et le couvert sont on ne peut mieux, où tout est moderne et cependant dans le style japonais du meilleur goût.

18 novembre — Le trajet de Nagoya à Nara, cinq heures, fut coupé d’un changement de train, au raccordement de Myiajyma où nous laissons les voyageurs en route pour Yamada. Les écoliers et écolières, qui voyagent beaucoup pour s’instruire, nous ont entourés sur la plate-forme. J’ai causé avec les plus avancés qui parlent un peu d’anglais. Un camelot, panier suspendu au cou, criait : « Sandoouitchi bento ! sandouitchi bento ! » (lunch, sandwiches ! ) Bravo, mon garçon, tu me venges de nos bons Anglais, qui chez nous, massacrent impitoyablement nos beaux noms français, au point de transformer la Rivière des prairies en Back River, Chanteclair en Chanticleer, et tutti-quanti.

Ce matin, ma femme m’appelle : « Vite, vite ; viens donc voir à la fenêtre ! ». J’accours et je vois à deux pas, nous fixant de leurs grands yeux doux, deux beaux petits daims qui demandent des biscuits. Nous leur en procurons tout de suite ; ils les mangent dans nos mains. Ils sont trois cents environ qui habitent la ville et les parcs ; ce sont les daims sacrés, aussi familiers que les chiens et les chats avec lesquels ils font bon ménage. On les trouve partout dans les rues ; ils nous suivent, répondent au moindre appel ; chacun les flatte. Ils sont de plus petite taille que nos chevreuils, mais non moins élancés. Le soir, vers cinq heures, leurs gardiens les appellent au son de la trompette et, gambadant sous bois de tous les coins du parc, ils accourent au bercail. Nous avons assisté à ce rassemblement ; il faut les voir filer sous la ramure, rapides comme des flèches, sautant par-dessus les racines protubérantes, les uns par-dessus les autres. Ils sont plus choyés que leurs congénères des forêts ; ils jouissent de la plénitude des biens de ce monde en attendant la félicité éternelle dans les bois et les pâturages célestes.


« Dieu prodigue ses biens
« À ceux qui font vœu d’être siens ».


L’étranger est bien accueilli au Japon, mais il doit respecter les lois, les coutumes, le sentiment religieux. On raconte à ce propos qu’il y a quelques années, à Yamada, un mécréant qui visitait un temple, souleva de sa canne un coin du voile qui cache le saint des saints, interdit aux profanes. Il n’eut pas le temps d’atteindre son hôtel ; son cas fut réglé sur-le-champ d’un coup de dague.

Il n’est pas prudent de voyager sans guide en certains lieux ; le danger est probablement exagéré par ceux qui dirigent les voyageurs, mais la prudence est la mère de la sûreté. Avec le bon Tanaka San, notre guide, nous vivons dans la sécurité la plus parfaite. Du reste, un incident de cette nature n’est pas particulier au Japon. Les Japonais ont comme nous le respect de leurs temples.

De l’an 700 à 784, A.D., Nara fut la capitale du Japon. Il est à noter qu’en ce pays toutes et chacune des grandes villes ont été des capitales tour à tour. Il serait long et fastidieux d’en chercher les raisons. Nécessité de la politique, raison d’état, ou caprice des mikados, voilà en trois mots le secret de l’énigme. Ceci explique aussi comment des cités, très populeuses jadis, sont maintenant réduites à la proportion de bourgs ou de villages entourés de parcs où abondent les toris, les temples, les pagodes, les piscines, les lanternes : témoins séculaires d’anciennes splendeurs.

Le gouvernement, la dévotion populaire, les dons généreux des riches et des puissants, ne peuvent suffire à l’entretien de tous ces monuments de bois dont quelques-uns croulent de vétusté. Malgré la laque et la peinture, le temps, les intempéries et surtout la chaleur humide particulière au pays en ont bien vite raison ; et si l’on veut conserver, il faut sans cesse réparer, refaire. Voilà la raison de la splendeur éclatante des monuments nouvellement retouchés et la triste apparence de ceux dont la toilette a été négligée. Quant au genre, il est presque partout le même ; l’architecture, la disposition, la symétrie, la ligne, les proportions sont, à peu de différence près, partout identiques ; la couleur, la décoration, les dieux, les monstres, les ex-voto seuls varient et nous permettent de différencier les uns des autres.

Nara, comme les autres capitales disparues, a sa large part de temples ; l’un d’eux renferme le colossal Daibutsu dans le monastère de Todai-ji. C’est le plus gros, le plus lourd et le plus laid des Bouddhas ; il est assis comme son sosie de Kamakura. Ce monstre a cinquante-trois pieds de hauteur ; la face s’allonge de seize pieds et s’épate de neuf pieds. C’est un nègre lippu du plus beau noir d’ébène. Une immense auréole dorée, parsemée de dix-huit copies de son image moins horrible que l’original, couronne son chef ; deux statues de déesses plus gracieuses et étincelantes d’or et de pierreries lui tiennent compagnie.

Le temple mesure deux cent cinquante pieds de côté, par cent cinquante-six pieds de hauteur ; la statue date de 749 A.D. La tête, qui a fondu dans un incendie, a été remplacée au Xième siècle par l’horreur que l’on adore depuis. Dans le parc, la plus grosse cloche du Japon : treize pieds et demi de hauteur, neuf pieds et demi de diamètre et huit pouces et demi d’épaisseur, est boulonnée à une énorme poutre de camphrier sous une élégante pagode. Elle résonne sourdement, mais faiblement pour sa masse, sous les coups d’un bélier suspendu par quatre câbles. C’est un joli exercice que de faire mouvoir ce plançon. Chacun se constitue sonneur, à loisir, le jour, la nuit surtout au clair de la lune ; chaque instant du jour et du soir fait naître des Quasimodos dont les contorsions fantastiques feraient pâlir le sonneur de Notre-Dame immortalisé par Victor Hugo.

À côté du solennel : le tendre, le rêve, la douce romance de l’amour, figurés par un arbre à six essences différentes confondues dans le même tronc et vivant de la même sève. C’est l’emblème de l’union et de l’attachement, c’est l’arbre favori des amours soupirantes. Que de vœux, de prières dans ces billets roulés sur ses branches, collés à son tronc, à ses racines, les uns écrits au long, les autres en hiéroglyphes mystérieux : langage mystique des cœurs que l’amour étreint et embrase !

Notre curiosité nous porta à l’indiscrétion sacrilège ; nous déroulâmes une prière soigneusement enroulée au rameau : le papier était immaculé ! Ô mystère de l’amour caché aux profanes regards ! Nous nous sommes rappelé la chanson de Fortunio :


« Si vous croyez que je vais dire
Qui j’ose aimer… »


Dans le coin sud-ouest, s’élève un temple de modeste proportion, dédié à Saruta-Hiko, le dieu de la propriété du sol ; il mérite une note particulière. La mythologie nous enseigne que ce Saruta-Hiko, habile en la science de l’interprétation des contrats, passa bail avec le dieu de Kashima pour trois pieds de terrain. Le contrat signé en bonne et due forme, notre locataire ou acquéreur mesura et clôtura dans la nuit un domaine considérable, prétendant que les mots « trois pieds » devaient s’interpréter dans le sens de la profondeur du sol, non en superficie, au grand ébahissement du dieu de Kashima. Mais il faut rendre au rusé Saruta le témoignage de sa fidélité à l’exécution scrupuleuse du contrat, selon l’interprétation qu’il lui donnait, car jamais arbres ni plantes cultivés sur ce lopin, ne poussèrent de racines plus avant qu’à « trois pieds ». La cause ne fut jamais soumise à un jury d’experts ; seule, la légende garantit l’authenticité du fait que plantes et arbres continuent à respecter l’intention et l’exécution du pacte. Nos agents d’immeubles n’ont pas encore pensé à cela ; c’est bien le seul truc qui ne soit pas dans leur sac ; ils finiront bien par le découvrir et s’en servir à l’occasion.

Derrière le Daibutsu, dans la forêt, un grand magasin cache précieusement trois mille objets de toutes descriptions, à l’usage de la cour impériale au VIIIième siècle ; trésor d’un grand prix qui n’est jamais exposé à la vue du public. Contentons-nous donc de passer.

19 novembre — Il fait un temps superbe : une véritable journée de juillet. Novembre est le plus beau mois de l’année japonaise ; l’été est la saison des pluies.

Nous visitons le temple de Ni-Guatsu-do, entouré de centaines de lanternes de métal suspendues à son toit ; c’est le dieu qui protège des incendies. Tout près, un autre temple en réparation ; l’allée qui y conduit est bordée, sur un parcours d’un mille, d’une double rangée de lanternes de pierre variant de cinq à quinze pieds de hauteur et se touchant toutes. Ces lanternes sont allumées le 3 février, fête du dieu.

Revenant sur nos pas, nous passons au Mont sacré, au pied duquel est enfermé, dans une stalle à grille en bois, un petit cheval blanc, laid, ébouriffé, aux yeux blancs de lait caillé ; on lui offre des fèves, des amandes. Révérence, s’il vous plait, c’est un cheval sacré ; un avant-goût des Indes où ce sera le tour de la vache. En ce doux pays, les chiens ont moins de veine, les taureaux aussi ; ils sont attelés au timon avec leurs maîtres et tirent de lourdes charges.

Dans le parc, des cigognes, oiseaux superbes que nous avons pu admirer, barbotent avec des canards au riche plumage. On les appelle les oiseaux de bonheur. Ces braves cigognes sont très occupées à apporter les nouveau-nés qui pullulent dans les demeures ; je vous ai déjà dit, je crois, que les enfants étaient la principale récolte au pays ; le riz vient en second lieu.

20 novembre — Excursion à Kobe : cinq cent mille habitants ; trois heures de chemin de fer. Nous traversons la ville d’Osaka ; population : un million et demi, centre manufacturier. Il pleut. Nous déjeunons à l’hôtel Oriental, en face du plus grand port de mer du Japon ; l’un des principaux de l’Orient et du monde ; une forêt de mâts. Sur le toit de l’hôtel : un véritable jardin, pelouse et fleurs.

21 novembre — Il y a, à Nara, une mission catholique. Nous sautons dans deux rickshas et, filant de droite, de gauche, dans les ruelles étroites, nos chevaux humains stoppent en face d’un taudis sur l’huis duquel nous lisons : Mission catholique. Nous entrons dans un passage qui n’a que le sol pour pavé ; des getas sont déposées devant la petite porte aux carreaux de papier ; on entend un murmure de prières. Nos chaussures enlevées, nous pénétrons à l’intérieur ; au fond de la pièce, un autel plus que pauvre ; au plafond, une lampe où brûle une mèche fumeuse ; aux murs, un chemin de la croix de chromos, un Sacré-Cœur au-dessous duquel je m’accroupis sur les nattes dont le plancher est couvert.

Il n’y a pas d’officiant ; la mission n’a pas la messe tous les dimanches. Un ancien récite l’office de la Sainte-Vierge et le chapelet. Je devine à travers le jargon japonais les mots : Jesoum-Christoum, Maria, amen et tamaé, tamaé le « priez pour nous » des litanies. Une vingtaine de fidèles assistent à l’office. À côté de nous, un couple d’étrangers font comme nous leurs dévotions. À la sortie de cet office primitif, digne de l’époque des catacombes, nous prenons l’air dans le Bois sacré. Après dîner, promenade de deux heures en auto, à travers champs et villages, particulièrement à Harytiji où l’on salue au passage le plus ancien temple bouddhiste du Japon ; il date de l’an 607 A.D. On y conserve précieusement la pupille de l’œil de Bouddha : délicate relique !

Des attroupements d’enfants nous saluent : « Benzai ». Nous cueillons dans les champs quelques poignées de riz sur la tige, pour jeter, à notre retour, aux jeunes mariés. Il sera authentique celui-là ; puisse-t-il leur porter bonheur.

Hier, à Kobé, au moment où j’entrais à la gare, une jeune fille, les mains chargées de paquets, fit une chute sur le pavé et se blessa assez grièvement au genou. J’étais à quelque distance et je regardais une dizaine de Japonais assis sur les banquettes, les observant pour voir si quelqu’un d’entre eux irait à son secours. Pas un ne bougea. J’accourus et la relevai ; elle faisait mal à voir, son genou saignait ; elle le banda avec son mouchoir et me remercia d’un arrigato, san (merci, monsieur) qui m’émut. Je jetai un regard indigné aux stoïques spectateurs que cette scène laissait indifférents. Je racontai l’incident à un européen qui arriva aussitôt et me dit qu’il n’était pas surpris de la chose. « Ce peuple, dit-il, est stoïque et fataliste comme le musulman, le Chinois ». Il me fit part d’un incident semblable qui se produisit en Chine, lors d’un accident de chemin de fer ; un homme gisait sur le rail, la jambe coupée. Les témoins de ce pénible spectacle, au lieu d’assister la pauvre victime, ne bougèrent pas. Si un malheur arrive, le Japonais ne s’émeut pas : ça devait arriver.

22 novembre — Il se publie à Tokio, Yokohama et Kobé respectivement, trois journaux de langue anglaise : le Japan Advertiser, le Japan Chronicle et le Japan Times and Mail. Ces organes prônent hautement leur indépendance, mais la politique de parti est leur thème favori.

L’administration actuelle est populaire et progressiste. Elle devance les idées du peuple et cherche à faire adopter au commerce, à l’industrie, à la vie publique, et même à la vie privée, les méthodes de l’Occident. L’âme américaine s’infiltre partout ; partout, dans les universités, dans les lycées, les High and Commercial Schools, des professeurs américains, des deux sexes, enseignent l’histoire, les mathématiques, les langues et la littérature. Les écoliers portent l’uniforme et la casquette en drap noir, à la mode européenne ; ils ont conservé cependant la petite jupe et les getas nationales ; c’est plus joli et plus commode. Ils s’appliquent tous à parler l’anglais ; s’ils ont la bonne fortune de croiser sur leur chemin un eigin san (un honorable étranger), ils se permettent souvent de l’aborder et de lui poser, comme à moi, ce matin, la question classique, évidemment prise dans un lexique : « What is your country ? » Je répondis avec bonne grâce, à mon gentil interlocuteur : « My country is Canada » ; il me remercia d’un grand salut. Comme il en restait là, mais semblait vouloir causer davantage, je lui posai la même question. Il me répondit bravement : « Japan. » « Where is Canada ? » continuai-je ? « In North America ». Je voulus poursuivre plus loin l’entretien, en lui faisant plusieurs questions très simples et bien articulées, mais il resta muet ; son répertoire était épuisé. Tout de même, il avait mis à profit son petit capital de langue étrangère. Demain, il rencontrera un autre eigin san et lui posera une autre question. La réponse sera fidèlement consignée dans un calepin que tout écolier porte invariablement dans son veston et dans lequel il enregistre soigneusement tout ce qui le frappe. Mon guide, l’autre jour, se permit de lire par-dessus l’épaule d’un gamin qui écrivait, son cahier appuyé sur une des énormes racines d’un cryptomeria du parc sacré. L’écolier enregistrait « qu’il venait de rencontrer deux honorables étrangers démesurément longs ».

Le saké, la bière, le cognac, le scotch, le genièvre se débitent dans tous les hôtels et les épiceries. L’idée de la tempérance fait cependant son chemin et la prohibition, soigneusement emballée dans l’étroite sacoche du puritain missionnaire de l’Oncle Sam, montre déjà sa tête hypocrite. Le parlement, la Diète Impériale, pour l’appeler par son nom, la mettra en pratique officieusement à sa prochaine session à Tokio, le 25 décembre prochain, en attendant qu’elle soit portée à l’officiel ; alors, le Japon aura atteint le suprême de la vertu.

La raison de cette mesure est la même ici que chez nous et ailleurs : l’abus par quelques-uns, la privation pour le reste de l’humanité. A la dernière session, quelques députés se sont oubliés ; voilà pourquoi tous seront privés et punis. L’éternelle loi : les bons souffrent pour les méchants.

Mon pauvre Nippon, si tu acceptes comme monnaie de bon aloi toutes les utopies que le puritanisme américain ou de tous autres pays de l’Occident te présente comme des vertus, tu peux dire adieu à tes coutumes ancestrales et aux charmes de ta vie si simple et si heureuse, de plus de quarante siècles. Tes Bouddha et tes Shinto valent encore mieux que les Carrie Nation, les Christobel, les Lydia Pankhurst et les Billy Sunday.

J’ai goûté aujourd’hui à la feuille du camphrier ; c’est du camphre pur. L’arbre mesurait trente-deux pieds de circonférence à sa base. Son bois est très dur ; il sert beaucoup aux sculptures sur bois et plus d’un dieu que le peuple adore sent le camphre à plein nez ; c’est autant pour l’hygiène. J’ai passé la journée à regarder les daims sacrés et les défilés de pèlerins et pèlerines de tous rangs et de tous âges vers les sanctuaires, à me promener dans les rues, pour étudier la vie de plus près. Un marchand grainetier tournait sa machine à décortiquer le riz. Au bout de la rue, je suis entré dans les casernes, vides de leurs soldats partis pour l’exercice au champ ; c’est l’époque des grandes manœuvres. J’interroge les paysans qui manient qui la serpe, qui la faucille, qui la houe, qui la herse, qui la charrue de forme primitive.

Le Japon traverse une crise industrielle et commerciale. Ses manufactures ferment les unes après les autres. Les journaux nous apprennent que les ouvriers des usines sont congédiés par centaines de mille. Une banque a dû fermer ses portes cette semaine ; il y a eu course sur elle. Les hôtels sont vides et le trafic chôme : il nous est arrivé souvent d’avoir tout un wagon pour nous seuls, sur le chemin de fer. La récolte du riz, médiocre l’an dernier, est très abondante cet automne. À ce propos, j’ai été bien étonné d’apprendre que le pays ne produit pas suffisamment de riz pour nourrir sa population. Pour parer à cet inquiétant état de choses, le Japon exporte presque toute sa récolte de riz qui est supérieur au riz de la Chine, et s’approvisionne à bon marché chez cette dernière. Il vend très cher, commande les hauts prix sur le marché et achète à bon compte. Qu’arriverait-il si la récolte manquait ?

23 novembre — À 9 heures 20 a.m., à la queue leu leu, en ricksha, nous filons à la gare, prendre le train pour Kyoto. Il pleut ; nous traversons la région d’Uji, célèbre par la culture de son thé renommé dans le monde entier, et qui atteint le prix d’un dollar la livre, ici-même. C’est en mai qu’on le récolte. Rien de plus joli que les coteaux, les flancs de montagnes, les bords de ruisseaux, les jardins, les plaines immenses couvertes de ces arbustes nains arrondis en petits dômes comme des buis, de deux ou trois pieds de hauteur et toujours verts, d’une teinte qui rappelle celle de la feuille du laurier, un peu plus foncé cependant. Notre arbuste aux bluets (airelle) lui ressemble un peu.

Les orangers réapparaissent ; ils jaunissent leurs jolies boules qui seront succulentes en décembre. Nous en aurons dans les fenêtres de notre chambre, tout à l’heure, à Kyoto, si près que nous les pourrons cueillir de la main.

Uji a un autre titre à la gloire que son thé. C’est hors ses murs qu’en 1180 le terrible Yorimara, à la tête de trois cents hommes, résista à vingt mille guerriers du clan de Taira, et que sa mort héroïque fit d’Uji les Thermopyles de la terre nippone. Un temple, élevé à l’endroit, à sa mémoire, redit ce haut fait aux générations. Il a nom temple du Phénix, indiquant par là que la valeur renaît toujours de ses cendres et ne meurt jamais. Une reproduction fidèle de ce temple fit l’admiration de tous ceux qui visitèrent l’exposition de Chicago, en 1893.

Trente milles séparent Nara de Kyoto. Sur le parcours, nous saluons, à Momoyama, le magnifique tombeau de l’empereur Mutsu-lto qui, depuis neuf ans, dort de son dernier sommeil à côté de l’impératrice qui le suivit de près dans la mort et dont le mausolée est aussi de toute splendeur. Il est interdit aux simples mortels de fouler de leurs pieds profanes le sol sacré où ils reposent. On n’approche ici des dieux que lorsqu’ils sont coulés dans l’or, l’argent, le bronze ou taillés dans le marbre, la pierre et le bois de camphrier.

À midi, nous sommes en gare de Kyoto, la ville sainte, la grande ville commerciale et industrielle par excellence, la cité de la soie, du cloisonné, du damasquiné, de la porcelaine et des kimonos, quoi. Les femmes s’en donnent ici à cœur joie, au grand dam de la bourse des maris. Les sourires des femmes sont les larmes de la bourse. Smiles of women are tears of the purse.

24 novembre — Il existe à Kyoto un musée commercial qui fut fondé, il y a environ vingt ans, par le conseil municipal, les marchands et les industriels de marque. Les vitrines sont remplies des principaux produits de la ville, soigneusement étiquetés, décrits avec indication du prix courant, du nom du fabricant, du négociant et leurs adresses. Le visiteur est, de suite, mis au courant. Si on lui fait l’article un peu cher, il n’a qu’à comparer les prix de la ville avec ceux du musée. Kyoto estime sa population à près d’un demi-million. Elle fut fondée en 794 A.D., par l’empereur Kwammu et demeura la capitale jusqu’en 1869, alors que la cour impériale se transporta à Tokio. Bien que privée de son importance politique et veuve de son empereur, Kyoto est loin d’avoir perdu sa splendeur. Sans doute le départ de la cour impériale lui porta un rude coup, d’abord, mais elle se ressaisit aussitôt ; l’esprit d’initiative et de progrès des têtes dirigeantes fit contrepoids.

Kyoto est encore la capitale classique. Comme autrefois, à Reims, en France, les empereurs doivent y être couronnés ; la constitution l’exige. Au point de vue artistique et historique, elle occupe la première place. Tout ce que le « vieux Japon » a produit de plus beau se trouve à Kyoto. C’est la ville littéraire, académique. Son université prime et dépasse toutes les autres. Nous l’avons visitée ; l’anglais et le français y sont enseignés ; les arts, les sciences, les lettres, le droit, la médecine, l’architecture, le génie civil, l’agriculture, la théologie, la chimie, les mathématiques ont leurs chaires. C’est ici que les objets d’art, les produits de l’industrie atteignent la plus grande perfection.

Ici sont groupés les grands artistes et les ouvriers les plus habiles dans la céramique, la porcelaine, le bronze, le cloisonné, le damasquiné, la broderie, les soieries, la peinture, le dessin, la sculpture sur ivoire et sur bois.

Les grandes fêtes sont célébrées avec la pompe et la cérémonie des anciens jours. La langue liturgique, le chant des hymnes, le formulaire des prières sont les mêmes qu’au temps de Bouddha. Plus j’examine, plus je connais ce peuple, plus je me convaincs que les missionnaires arriveront difficilement à le convertir aux religions chrétiennes. Il est vrai que leurs dieux sont de métal, de pierre et de bois, mais le mysticisme pénètre toute leur vie. Tout est divin pour eux : les astres, l’air, l’eau, la terre, les bois, les plantes, les fleurs, les animaux. Ils ont tant de dieux que l’idée de les sacrifier tous pour un seul semble insurmontable. Entreprendre la conversion de soixante-quinze millions de Japonais, quatre cent cinquante millions de Chinois et trois cent cinquante millions d’Hindous est une tâche colossale et surhumaine. Vingt siècles de christianisme ont à peine entamé ce bloc solide d’idolâtrie. L’œuvre de Saint-François-Xavier a souffert de la persécution. Le grand saint avait réussi, dans l’effort de la courte vie d’un homme, à convertir plus de quatre cent mille idolâtres. Cependant, les apôtres ne se rebutent pas, ne reculent pas devant la tâche. Pour ne citer qu’un exemple entre mille, le Père Aurientis, pasteur de l’église voisine de notre hôtel, m’apprend qu’il est au Japon depuis 1878, qu’il n’a jamais revu le doux pays de France et qu’il ne le reverra jamais. « Je suis trop occupé », dit-il, « je n’ai pas le temps de voyager. Depuis quarante-quatre ans bientôt, je n’ai fait qu’un voyage. J’ai été à Singapour ! »

25 novembre — Visite du temple de Higashi-Hong-Wanji. Sa fondation remonte à 1692, mais l’édifice actuel fut érigé en 1895 ; il est de toute splendeur. Nous avons assisté à une cérémonie où quarante-six prêtres officiaient. Une heure durant, ils ont chanté un hymne dont le chœur consistait dans les trois mots suivants : « Namou Amida Bouddha » — (Ô bon, ô doux Bouddha !) Musique douce et harmonieuse ; service des plus imposants. Cinq ou six fidèles, accroupis dans le sanctuaire près de l’autel, faisaient chanter un service pour le repos de l’âme de leurs parents défunts ; des offrandes, consistant en pains de farine de riz, sont déposées aux pieds du dieu. Beaucoup de cierges que les fidèles font brûler sur les autels, des ex-voto accrochés aux murs et aux piliers : des chapelets que les dévots égrènent et dont ils entourent leurs mains. Les bouddhistes prient tous les mains non jointes, mais collées ensemble, et se prosternent la face contre terre. Les hommes enlèvent leurs chaussures, avant d’entrer au temple, mais beaucoup gardent leur coiffure.

Dans l’après-midi, pèlerinage au temple de Kiyomizu, au flanc d’une superbe montagne et au bout d’une rue bordée de mille échoppes de la plus brillante porcelaine que l’on puisse rêver.

26 novembre. — Excursion au lac Biwa, long de trente-six milles par une dizaine de largeur. Nous nous arrêtons pour admirer un pin énorme et séculaire — plus de mille ans — dont les rameaux s’étalent à deux cent cinquante-six pieds autour du tronc. Du lac, par une course de sept milles à Kyoto, nous revenons sur une embarcation par un canal qui passe sous trois hautes montagnes. C’était pour nous un spectacle tout nouveau de traverser les monts en chaloupe. Le premier tunnel a un mille et demi de longueur. Vingt minutes durant nous avons navigué dans les ténèbres profondes. Le clapotement des eaux avait quelque chose de solennel et de sinistre à donner le frisson. Lorsqu’enfin l’ouverture apparut comme une demi-lune à l’horizon, nous fîmes entendre des exclamations de délivrance et de joie. Les deux autres tunnels étaient de moindre longueur. Ce trajet sur des eaux très noires dura deux bonnes heures. Au débouché, nous étions sur les confins de la ville que nous atteignîmes en une dizaine


Bouddha sur la Fleur de Lotus.

de minutes. Il faisait très beau ; le soleil nous réchauffait de ses rayons bienfaisants.

27-28 novembre — Nous recevons de M. Shinzavuro Iida, grand fabricant et marchand de soieries, dont j’ai fait la connaissance pendant la traversée, une invitation à un thé chez lui ; nous nous rendons à son aimable attention. Il habite une superbe maison aménagée à la japonaise, à l’exception d’un petit salon qui est à l’européenne. Son père demeure avec lui, ainsi que sa sœur, mademoiselle Hakato, charmante jeune fille de vingt ans, qui fit les honneurs de la maison. Le père et ses deux fils possèdent d’immenses établissements à Tokio, Kyoto et Osaka. Ils sont multimillionnaires. On ne pourrait le deviner à la vue de leur demeure très spacieuse, mais si simple. L’honneur qu’il nous fit n’est pas ordinaire, car n’est pas admis qui veut dans la maison d’un Japonais, surtout d’un Japonais de marque. Il nous combla de politesses. Il nous fit voir des objets d’art des plus précieux, des boîtes en laque d’un travail merveilleux, de grandes urnes chinoises, vieilles de deux mille ans et plus.

Le thé fut servi dans le den et deux hibashi remplis de charbon de bois, furent installés à droite de nos fauteuils respectifs ; un bon feu flambait dans la cheminée. Mademoiselle joua une sonate sur le piano. Elle débute dans ses études musicales européennes et apprend l’anglais depuis un mois. Monsieur Iida nous régala d’une rhapsodie japonaise qui aurait dû être pincée sur le koto ou la shamisen, mais qu’il exécuta sur le piano. Il exhibe avec un légitime orgueil sa photographie de lieutenant dans l’armée impériale et nous prie d’inscrire nos noms dans le livre d’or de la famille. La naissan qui nous a servis se montrait discrètement à la porte et recevait les ordres à genoux.

29 novembre — Visite du parc Okusaka et du musée de peinture moderne. Les artistes du jour y exposent leurs œuvres en grand nombre : aquarelles, peintures à l’huile, sculptures sur bois. Quelques pièces sont remarquables ; la plupart étaient trop chargées en couleurs. Leurs imitations des peintures de l’Europe font peine à voir. Les Japonais excellent cependant dans l’aquarelle ; la finesse et la délicatesse du détail sont chez eux insurpassables. Ils sont maîtres dans le panneau, la flore, la feuille et la petite nature. Cette exposition est permanente et les étrangers sont bons preneurs.

Le temple de Kurodaru que nous visitons ensuite fut fondé au treizième siècle par Honen Shonin. L’intérêt historique de ce sanctuaire se concentre sur la touchante histoire de Kumagai Nazoana qui y échangea l’épée du guerrier pour le rosaire du moine et termina sa vie dans le repentir de ses forfaits.

Cette construction à deux étages est très imposante et remarquable par la sobriété et le bon goût de l’ornementation. En face, un pin séculaire étale ses rameaux gigantesques en forme d’éventail tellement vaste qu’il faut le soutenir au moyen d’étais. Deux cents personnes peuvent s’y abriter à l’aise.

Le maître-autel de l’édifice central est d’or massif, surmonté d’un baldaquin aussi en or, entouré de riches bannières en soie et de kémans, les beaux ornements de coiffure des fées. Une niche plaquée d’or, grande ouverte, nous découvre l’effigie de Honen Shonin, gravée par lui-même en l’an 1207. Deux longs tableaux en bois laqué pendent aux colonnes ; ils contiennent les maximes fondamentales de la secte de Jodo.

Dans les appartements des prêtres, on remarque surtout les peintures sur les cloisons exécutées par le grand maître Kubota Boisen ; elles représentent des tigres, des dragons, des pins, des bambous et des cerisiers en fleurs. Sur les murs, de petits tableaux aux couleurs brillantes racontent les principaux traits de la vie du fondateur. On montre aussi des fossiles : tête et cornes d’un certain animal que l’on assure avoir été un dragon véritable, ayant existé en chair et en os. Aussi vous devez rester ébahi et vous pieusement extasier devant l’épée colossale et l’épique bâton de voyage du fondateur dont la taille atteignait la hauteur de sept pieds et huit pouces. Pour un Japonais, il faut convenir que ça dépasse la mesure et je ne suis pas étonné qu’il soit tenu en haute vénération. Jusqu’à la réforme, le frère de l’empereur était l’abbé de ce monastère. Nous avons parcouru la salle de réception qui consiste en une pièce de parquet un peu plus élevée que les voisines, et dont tout l’aménagement comprend un coussin et un paravent richement décoré derrière lequel se tenaient, en sentinelle et au guet, les gardes du corps chargés de la sûreté de la personne du royal abbé. En arrière : un ancien temple, un cimetière et un jardin superbe.

De là, nous allons voir le grand Bouddha. Depuis 1588 il y a toujours eu, en succession ininterrompue, une image colossale du dieu à cet endroit, mais l’incendie les a détruites les unes après les autres, jusqu’à l’horrible chose actuelle qui date de 1801. Sous le toit d’une mauvaise construction qui craque à la moindre brise, se dresse une tête en pièces de bois doré et mal ébauchée, dont les dimensions sont :

Hauteur de la statue : cinquante-six pieds,
Largeur des épaules : quarante-trois pieds,
Narines : deux pieds et trois pouces,
Bouche : huit pieds et sept pouces,
Largeur de la face : vingt-un pieds,
Hauteur de la face : trente pieds,
Oreille : douze pieds,
Sourcils : huit pieds,
Œil : cinq pieds,
Nez : neuf pieds.

Autour, sur le mur, cent quatre-vingt-huit images de la déesse Kwannon, car chaque dieu a sa déesse. Que voulez-vous ? il en était ainsi au bon vieux temps de l’Olympe. Ce que Jupiter a causé d’ennuis à sa brave Junon ! Ici nul besoin de chercher la femme ; elle est tout à côté.

Allons terminer nos dévotions idolâtres de la journée à San-Jusa-Gen-do, le temple aux trente-trois mille trois cent trente-trois images de Kwannon, la bonne déesse de la miséricorde. Ce chiffre est exact. Il est facile d’y arriver ; voici comment. Sous un toit d’une longueur infinie, sont rangées mille statues de la déesse en bois doré de six pieds de hauteur. Ajoutez à ce nombre la statue centrale plus élevée que ses sœurs ; chacune de ces statues est ornementée de trente-trois images d’elle-même, et la principale en compte trois cent trente-trois ; le calcul est facile. Adressez une prière à l’une de ces images, et vous êtes à l’instant inondé de trente-trois mille trois cent trente-trois grâces et bénédictions. Si votre salut n’est pas assuré après cela, votre cas doit être désespéré.

Au point de vue de l’art, l’effet est manqué. Il est regrettable que ces mille et une statues étincelantes d’or soient massées dans un temple trop étroit, sous un toit qui les écrase, malgré ses trois cent quatre-vingt-neuf pieds de longueur et trente-sept pieds de largeur. Si elles étaient disposées convenablement, dans un temple aux proportions voulues, le spectacle serait d’une splendeur inouïe.

Dans le musée impérial, deux tableaux m’ont fort intéressé ; le premier représente l’entrée de Bouddha au Nirvana, au paradis ; le second, la résurrection de Shaka. J’ignorais que le Bouddhisme eût ce mystère.

30 novembre — Le palais du Mikado et ses dépendances couvrent une superficie d’environ vingt-six arpents : immense quadrilatère aux murs blancs à chaperon de tuiles. Dix portiques majestueux, aux portes massives plaquées de cuivre bronzé, donnent accès à l’intérieur. Il faut un permis spécial pour y pénétrer ; chaque visiteur est identifié et doit signer un registre de ses nom, occupation et résidence. Cette formalité s’accomplit à la Mi-Daido-Kara-G-Mon, la porte de l’auguste cuisine.

Nous sommes d’abord introduits dans la salle d’attente des nobles, voisine de la salle à manger dont tout l’ameublement consiste en deux tables étroites en laque rouge, élevées d’un pied et demi au-dessus du plancher. Au bout, une petite table de même couleur et hauteur, à l’usage exclusif de l’empereur, qui, comme les nobles de sa cour, y mange accroupi. Dans le coin, près de la porte qui donne sur une immense cour en gravier fin soigneusement ratissé, une chaise modeste sur laquelle l’empereur s’assied à la mode de ses sujets, sur ses talons. De là nous passons au Seinyoden, la salle pure et fraîche, ainsi dénommée à cause d’un petit ruisseau artificiel qui court sous le plancher extérieur et entretient la fraîcheur dans ce buenretiro.

Il n’existe aucun système de chauffage, et bien qu’il fasse beau et chaud sur la véranda que nous venons de parcourir en chaussettes passées à nos pieds par les « honorables officiers » de l’empereur, le froid de la nuit précédente, prisonnier dans ces murs, tombe sur les épaules et saisit à faire presque grelotter.

Le grand salon de réception renferme le trône caché à l’œil du visiteur par des rideaux de soie qui tombent du plafond, tout autour, et ne laissent voir à l’avant que deux petits dragons en bronze. Les panneaux de la salle sont sobrement décorés de bleu, or et blanc.

De cette salle le visiteur se dirige vers le Shi-Shinden, — cent vingts pieds par soixante-quatre —. Ce nom se décompose comme suit : shi signifie pourpre ; shin, mystérieux, caché aux yeux du vulgaire, et den, salle. C’est la salle du couronnement, de l’intronisation du Mikado, des levers du nouvel an et autres cérémonies importantes.

Au centre, les trônes de l’empereur et de l’impératrice. Ils ne datent que d’une dizaine d’années. Ils ont servi au couronnement des empereur et impératrice actuels. Ce sont deux superbes octogones laqués noir et or, recouverts d’un baldaquin richement décoré, et surmonté d’un phénix pour l’empereur et d’un paon pour l’impératrice. Les trônes ont une quinzaine de pieds de diamètre. On ne monte que d’un côté, par un escalier de cinq marches. Du baldaquin glissent des tentures violettes, blanches et rouges. Le trône de l’impératrice est un peu moins élevé que celui de son époux. Ils sont isolés : pas un banc, pas une chaise, pas un meuble dans la salle. Au jour du couronnement et des grandes cérémonies le Mikado s’assied à la mode européenne, ainsi que tous les assistants. De chaque côté du trône du souverain, deux coffrets en bronze contiennent les armes impériales : l’épée et les joyaux gardés par un lion et une lionne. Les tentures de soie qui entourent ce trône sont renouvelées chaque automne et chaque printemps. À l’arrière des deux trônes, sur la partie inférieure du mur, des aquarelles représentent des personnages historiques. Le Mikado n’utilise jamais le trône sur lequel son prédécesseur s’est assis.

Au dehors, conduisant à la porte qui fait face au trône de l’empereur, un escalier de dix-huit marches, sur les gradins duquel se tiennent, par ordre de rang et de dignité, les grands qui n’ont pas le titre de noblesse voulue pour être introduits à l’intérieur. Au pied de l’escalier assistent les ji-ge, c’est-à-dire ceux qui doivent rester sur le sol, pour les distinguer des den-jo-bi-to, ceux qui montent jusqu’à la salle du trône.

À gauche de l’escalier, un cerisier, l’un des successeurs de celui planté par l’empereur Nimmyo (834-850 A.D.) ; à droite, un oranger sauvage, recouvert d’un toit de paille en forme de parasol. Ces deux arbres ont donné leurs noms à l’ordre du cerisier et à celui de l’oranger.

Le Mikado n’est couronné par aucun ministre ou dignitaire religieux. Il ne porte pas couronne. Dans son cas, l’expression couronnement est impropre. Le mot intronisation est plus approprié, car la cérémonie, dégagée de ses accessoires, consiste tout simplement à monter au trône et s’y asseoir. C’est encore plus simple que d’enlever, comme l’a fait Napoléon, une couronne des mains du Pape et se la poser sur le chef. La couronne supprimée, plus n’est besoin de personne pour la poser.

À Kyoto comme à Tokio, dans les palais impériaux comme dans la demeure des princes, des hauts dignitaires, des grands, des riches et du plus pauvre, il n’y a que les quatre murs nus, le plancher et le plafond. Les panneaux glissent, s’emboîtent les uns dans les autres, forment les cloisons et sont décorés sobrement de sujets classiques et particuliers au Japon. Il y a les salles du lion, du tigre, de la cigogne, du pin, du cerisier, du saule, du paon, de l’érable ; le sujet de la décoration donne son nom à la salle.

Un corridor conduit au Ko-Gosho, le petit palais, qui consiste en trois salles décorées par des artistes modernes. Il ne date que de 1854 ; l’ancien a été incendié. Les artistes ont, au moyen d’audacieuses bandes bleues et blanches, tenté de représenter des nuages. Il faut beaucoup d’imagination et de bonne volonté pour retracer le ciel dans ce badigeonnage qui a toutefois le mérite de n’être ni laid, ni disgracieux et de produire un effet d’agréable fraîcheur ; illusion heureuse et bien accueillie aux époques des grandes chaleurs. Les peintures extérieures du mur représentent les douze mois de l’année. Plus loin, le cabinet d’étude et des conférences qui donne sur un beau jardin, un étang, des petits ponts, des arbustes, des fleurs. Ce sont les seuls appartements ouverts au public ; le reste est fermé depuis que le Mikado a transporté sa résidence officielle à Tokio. Ils forment une suite de onze chambres habitées par les souverains du treizième au dix-neuvième siècles (1869). L’empereur y vient rarement, mais ses appartements, sa salle du trône, sa salle à manger, sa chambre à coucher sont prêts pour le recevoir, comme nous les avons vus aujourd’hui. On n’a qu’à faire son lit sur les tatami, et il s’v endort comme sur le plus moelleux édredon. Avec deux petits bâtons il consomme son repas plus prestement que vous et moi avec nos ustensiles de table. Pour s’asseoir, il a ses talons. On est loin de Versailles et des Tuileries, mais on est chez un empereur tout de même, et l’un des plus puissants monarques du monde. Combien de temps règnera-t-il encore ? L’écroulement de l’Empire chinois, son voisin, la chute des trônes, qui se précipite dans le monde entier, doivent lui faire porter des regards inquiets sur les bases du sien toutes solides, toutes inébranlables qu’elles paraissent. La situation en Asie n’est guère plus rassurante qu’en Europe ; et si ces millions d’hommes s’entrechoquent jamais, qu’adviendra-t-il des diadèmes, toutes sacrées et même divines que sont les têtes sur lesquelles ils reposent ?

1er décembre — Pour faire contraste avec la simplicité du palais impérial, il faut voir le château de Nijo, qui date de l’an 1601. Iyeyasu le construisit pour s’en servir comme pied-à-terre, lors de ses visites à Kyoto. Le 6 avril 1868, le Mikado, récemment réintégré par la révolution dans une partie des droits de ses ancêtres, y rencontra le conseil d’état et jura d’accorder au peuple une assemblée délibérante élue par le suffrage populaire.

Après ce grand événement politique, le château servit de bureau à la préfecture ; l’empereur en fit l’un de ses palais d’été. Ses peintures subirent plus d’un accroc et plus d’une avarie durant le temps de l’occupation municipale. À cette époque de troubles politiques, des actes de vandalisme furent commis. L’on nous montre, par exemple, le fameux tableau, le héron trempé, chef-d’œuvre de Naonobu, qui servit de planche à afficher durant cette triste période. Il était de mode et de bon goût alors de détériorer, de détruire les œuvres antiques et tout ce qui avait tenu à l’ancien régime. C’est un temple d’or entouré d’une forteresse moyenâgeuse avec fossés, pont-levis, murs cyclopéens et lourdes portes d’airain.

Comme il s’agit encore d’une résidence impériale, nous passons pour la visiter par les mêmes formalités de réception : gardes en grand uniforme et la main au képi. A l’instar du Mikado, les shoguns tenaient grande cour, formée par les daimyos qui me paraissent avoir occupé la position correspondant à celle des seigneurs et vassaux de notre régime féodal. Ils prêtaient serment de foi et hommage au Mikado et aux shoguns qui les pressuraient à mort et les forçaient à construire des châteaux et des temples fantastiques. Les daimyos, à leur tour, faisaient subir mille exactions aux roturiers, véritables serfs taillables et corvéables à merci.

La grande salle décorée d’érables et de cerisiers leur était destinée. C’est là, dans la crainte et la contrainte, qu’ils attendaient le bon plaisir du shogun qui daignait les recevoir. Cette forteresse, ce château et leurs dépendances ont coûté des millions de dollars et de vies. Il y a là des chambres dont les cloisons sont étincelantes d’or depuis trois siècles ; on jurerait qu’elles ont été décorées hier, tant l’or était pur, tant les artistes étaient habiles.

Et dire que tous les murs de ces châteaux, intérieurs et extérieurs, sont en papier collé sur des châssis, papier blanc pour les murs extérieurs afin de laisser passer la lumière. Il n’y a pas un seul carreau aux palais impériaux ni dans aucun autre. Le verre aux fenêtres est pratiquement inconnu au Japon, chez le riche comme chez le pauvre. Si vous passez dans les rues, le soir, vous apercevez des ombres, des silhouettes qui se meuvent dans les maisons ; s’il vous prend fantaisie de commettre des indiscrétions, mouillez le bout de votre doigt, collez-le au papier, regardez à l’endroit de l’empreinte humide, et vous aurez une vue plus nette de ce qui se passe à l’intérieur. Contre le danger du bris, les fenêtres du rez-de-chaussée et de l’unique premier — les demeures n’ont qu’un étage et le rez-de-chaussée — sont protégées par un treillis de fer, de bambou, de bois ou de fines branches, selon l’état de fortune du propriétaire.

Les toits sont en tuile, paille ou écorce tellement serrée qu’on ne saurait deviner la nature du matériel. Des centaines de couches d’écorce ténue sont superposées et forment une masse solide comme de la gutta-percha, d’une épaisseur qui atteint jusqu’à deux pieds. Ces toits durent mille ans et plus. Les planchers des galeries couvertes qui entourent les chambres particulières des palais sont en madriers légers, disjoints, et reposent sur des ressorts d’acier qui, sous les pas, font un bruit aigu imitant parfaitement le cri du grillon. À chaque pas on entend un cric, cric, cric. C’est un système de protection contre les assassins et les voleurs. Les Anglais les appellent nightingale floors, les planchers rossignols.

Il y a de ces planchers qui criquettent depuis trois à quatre cents ans.

2 décembre — Nous partirons demain pour Myiajima. Ce matin, une promenade aux jardins de l’hôtel. Les orangers de nos fenêtres mûrissent trop lentement ; nous n’en pourrons goûter les fruits avant notre départ. Nous en trouverons de plus à point à Singapour, à Java, en Birmanie, aux Indes.

Plus nous avançons vers l’Orient, plus les hôtels se remplissent. Les communications entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique semblent s’améliorer, se rétablir. Il est évident que la destruction d’un nombre incalculable de navires a isolé les pays. Le trafic des passagers est très encombré ; par ailleurs les compagnies de navigation perdent des sommes énormes, vu la rareté du fret. Les chantiers maritimes battent le fer sans relâche dans toutes les parties du monde mais un navire ne se construit pas en un jour. Le travail devient de plus en plus exigeant. Ici, comme chez nous, les salaires montent et la production diminue. Les marchands qui ont accumulé la marchandise durant la guerre ne peuvent l’écouler qu’à prix réduits, et les banques craintives diminuent ou ferment les crédits. La crise financière de l’Occident a sa répercussion jusqu’en extrême Orient. Il me tarde de voir la situation en Chine.

3 décembre — À 6 heures 15 du matin, nous prenons le grand express qui doit nous conduire à Myiajima, l’île sainte. Long trajet, mais des plus intéressants. Nous longeons tout le jour la mer intérieure où flottent trois mille huit cents îles débordantes de verdure et divinement pittoresques. Cette mer forme, à ses extrémités, deux golfes, deux petites mers intérieures : la mer de Harima au nord, et de Suo au sud. Les plus importantes de ces îles sont fortifiées. Il est strictement défendu de prendre des photographies dans un rayon de sept mille verges de ces fortifications. Aux gares, les camelots chantent sur le ton des psaumes : Sandowitchi, bento, masamou-né, cider, birrhouti, tcha. À Onomictu, des marais salants blanchissent à perte de vue. Sur certaines rivières se fait le flottage du bois comme au Canada.

Le train nous dépose au quai de Myiajima, à 4 heures p.m. Nous sautons dans la petite embarcation qui conduit en un quart d’heure à l’hôtel, dans l’île sacrée où il est défendu de naître et de mourir. Si les crimes de l’entrée et de la sortie de la vie s’y commettent, les coupables et leurs familles sont exilés de l’île pour soixante jours. Cette île enchanteresse est un véritable séjour de la Belle-au-bois-dormant. Un tori très élevé et un temple d’une vingtaine de pavillons construits sur pilotis donnent l’illusion que, à mer haute, ils flottent sur les eaux. Notre petit bateau passe sous le tori historique et nous dépose à l’hôtel. Demain, à marée basse, nous repasserons sous le même tori, mais à pied sec. Nous cueillerons des mollusques et de beaux coquillages nacrés. Les gentilles mousmés suivies des cerfs, cousins de ceux du bois sacré de Nara, d’élégantes cigognes blanches à la tête huppée de rouge, aux ailes noires, et montées sur leurs pattes de trois pieds de haut, trottent sur le rivage. Ces superbes échassiers happent de nos mains, en poussant de petits cris de satisfaction, les biscuits que l’on voit descendre lentement, en forme de boule, dans leur long col.

4 décembre — Après une nuit de repos, dans une excellente chambre chauffée par un hibashi au charbon de bois dont le feu estompe de rose tendre les murs, les tentures et les meubles, nous partons pour l’ascension du temple des mille palettes. Ceci n’est pas, croyez-le, de la blague en palettes. Voici : à l’époque de la guerre entre le Japon et la Russie ou la Chine, je ne me rappelle plus bien, un soldat eut l’idée originale d’offrir au temple, en guise de prière, une palette avec laquelle on trempe le riz ; ses compagnons d’armes imitèrent son geste ; une nouvelle dévotion était née. Voilà comment il se fait que ce sanctuaire est rempli de palettes. Il y en a partout, aux colonnes, aux murs, et empilées sur le parquet à hauteur de cordes de bois. Grâce à cette prière en palettes, la victoire se percha sur les drapeaux nippons.

Dans l’après-midi, notre yacht « fait voile à la gazoline », autour de l’île sainte. Nous sillonnons les vingt milles d’onde verte qui baigne ces rivages sacrés. Nous croisons des barques de pêcheurs de sardines et d’huîtres. À 4 heures 10 p.m., le train file sur Shimonoseki, notre dernière étape au pays des Lilliputiens. Ce n’est pas sans regret que nous quittons Myiajima ; c’est si joli !

À 8 heures 30 p.m., Shimonoseki, Shimonoseki ! Nous descendons au San-Yo Hotel. À la lumière électrique, apparaît dans le port une forêt de mâts. Le détroit qui sépare Shimonoseki de Moji — sur l’île de Kyushu — est le Gibraltar du Japon. Tous les navires de l’Orient qui font voile de Vancouver, Victoria, Takoma, Seattle, San-Francisco et autres ports de l’Occident y passent à l’aller et au retour de Fusan, de Shanghaï, de Hong-Kong, de Manille, de Singapour, de Java, de Ceylan, des Indes et même de Port-Saïd et de Marseille.

5 décembre — Promenade à travers la ville, sur le port et les monts environnants ; nous passons au kiosque où l’empereur Mutsu-Ito signa, en 1895, le traité de paix avec la Chine. Cette ville de trente mille âmes a tout le caractère des villes de littoral : beaucoup de figures étrangères et d’animation.

Moji, sa rivale sur la rive opposée, est en bonne voie de lui enlever la suprématie en importance et population. Nous aurions aimé à voir passer dans cet étroit défilé maritime l’un de nos superbes paquebots du Pacifique Canadien, l’une des Empress mais ce n’est pas leur jour et nous ne pouvons les attendre. Comme le juif errant, il nous faut marcher toujours.

À 9 heures 30 p.m., nous nous embarquons sur le Hakuai Maru, à destination de Fusan, sur le continent d’Asie. Joli navire de près de quatre cents pieds ; cabines d’une propreté qui nous enchante et des lits d’un moelleux inconnu de nous depuis notre départ. Nous passerons une nuit heureuse, si la mer est clémente. Tout va bien jusqu’à 2 heures 30 du matin, alors que nous sommes éveillés par des secousses terribles. La mer est trop forte pour notre nacelle. À huit heures, nous descendons à Fusan et mettons pied à terre en Corée. Il fait plus froid. De Shimonoseki à Fusan, nous avons piqué une tête à cent cinquante milles au nord.

La position du Japon en Orient correspond à celle de l’Angleterre en Occident. Sa population de cinquante-cinq millions est trop dense pour l’exiguïté de son territoire ; il a besoin d’expansion. Voilà une des raisons de son invasion de la Corée. Le Japonais est petit de taille, mais bien musclé. Il possède la vertu des vertus civiques et économiques : le travail. Il n’existe ni paresseux, ni flâneur, ni mendiant sur la terre du Soleil Levant. Il est patient, courageux, patriote. Il copie, il imite tout ce qu’il voit avec un art tel que souvent l’imitation est parfois plus parfaite que le modèle. Sous ce rapport, il a suivi et même dépassé le Chinois, son devancier à l’époque de la grande splendeur du Céleste Empire.

À ce propos, on raconte qu’un industriel anglais, voulant mettre sur le marché une aiguille très fine, en fabriqua une excessivement ténue et l’adressa à un Chinois, en lui demandant s’il pouvait en produire une plus fine et à quelles conditions. Quelque temps après, l’industriel anglais recevait l’aiguille qu’il avait envoyée comme modèle ; mais quelle ne fut pas sa surprise de constater que l’ouvrier chinois l’avait creusée de façon à former un étui dans lequel était enfermée une autre aiguille qui s’y trouvait à l’aise !

Le Japonais est rusé et n’a pas la réputation de la plus stricte probité. Il faut s’en méfier. Il plagie tout. Si vous lui exhibez un article qu’il vous plairait d’avoir et s’il ne l’a pas, il vous proposera invariablement de le fabriquer sur l’heure : « Can do, Master » ; et il le fabriquera à coup sûr. Il trichera sur la pesée, la mesure, la quantité, la qualité. Son appât le plus puissant est sa politesse. À peine êtes-vous entré dans sa boutique, qu’il sert le thé ; ensuite il fait l’article. Après avoir accepté une politesse, il devient difficile de ne pas acheter quelque chose.

Un autre truc est celui du musée. Un grand fabricant collectionne les objets les plus anciens, les plus rares, les plus précieux relatifs à son art. Il invite le public à visiter ce musée ; la visite terminée, il sert le thé, les gâteaux. Comme vous ne désirez pas laisser derrière vous la réputation d’un malappris, vous achetez. Cependant, si vous ne tombez pas dans le piège, si vous lui rendez ses chins chins, il ne se plaindra pas. Il rentrera dans son musée, à reculons, s’inclinant plusieurs fois jusqu’à terre, convaincu qu’il vient de recevoir un renard au museau aussi pointu que le sien. Plusieurs fois, j’ai fredonné le refrain du Petit Chaperon Rouge de Plantade :


« Écoutez, grands, moyens, petits,
« La morale de cette histoire,
« Faut se méfier des gens polis ;
« Ils ont souvent l’âme noire,
« Et ceux qui vous disent : Comment ça va-t-y ?
« En veulent bien souvent à votre rôti.
« Ce rôti pour eux n’est que provisoire,
« C’est en attendant qu’ils vous croquent aussi.
« Voila pourquoi je dis que les gens impolis
« Doivent être regardés comme de vrais amis. »


Quelques écrivains ont prétendu qu’en ce doux pays du Japon,


« Les fleurs sont sans odeur,
« Les fruits sans saveur,
« Les oiseaux pas chanteurs,
« Les femmes sans pudeur,
« Les hommes sans cœur. »


C’est une atroce calomnie ; je tiens à le déclarer en toute justice pour le Japon. Le contraire est la règle ; au reste, comme ailleurs, s’il y a de nombreuses exceptions, elles confirment la règle.

Au revoir, plutôt adieu, charmant Japon, que je ne reverrai probablement jamais. En dépit de tes défauts, j’emporte de toi un excellent souvenir.