Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/12

La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 179-ill).

Chapitre I

BANKA — BATAVIA


Banka — Sumatra — Java — Tandjong-Priok — Batavia — Veltevreden — Buitenzorg — Garoet — Lac Bagendit — Papandayan — Djokjakarta — Panbanam — Boro-Boeder — Mérapi — Moentilen — Chéribon.


4 février — En route pour Java, le jardin de l’Orient.

Nous prenons passage à bord du magnifique vapeur Melchior Treub de la ligne royale hollandaise. Des naturels, dans leurs péniches, petits canots creusés dans des troncs d’arbres, entourent le bateau ; comme à Honolulu, ils plongent pour recueillir les menues pièces de monnaie que nous leur jetons du pont. L’eau est très limpide ; nous suivons de l’œil les pièces de monnaie et les plongeurs. Ils n’en perdent pas une seule. Ils sont beaux à voir, ces corps de bronze dans l’eau verte ! D’un geste brusque et fier, ils rejettent en arrière leur longue chevelure qui ruisselle ; leur sourire découvre deux rangées de dents blanches comme des perles. Entre le pouce et l’index, ils montrent la pièce enlevée à l’abîme, la jettent au fond du canot et crient : « Merci ; et encore une, s’il vous plaît ».

À dix heures du soir, nous traversons l’équateur, la ligne de division des hémisphères, invisible la nuit comme le jour ! Quelles bonnes blagues nous racontent les marins, à ce propos ! Que de bonnes âmes ont cherché à voir l’équateur ! Ceci me rappelle le voyage d’un brave « Canayen » qui avait vu les Bancs de Terreneuve peints en vert, cette année-là ! Nous voguons sur la côte nord-est de Sumatra, dont nous apercevons les phares. À notre gauche, la mer de Chine est parsemée d’îles boisées et montagneuses.

5 février — Au réveil, nous sommes dans le détroit de Banka, entre l’île du même nom et Sumatra. Toute la journée, nous voyons la terre, des deux côtés. La nuit a été douce et fraîche. Nous nous attendions à être brûlés par le soleil sous l’équateur ; nous sommes agréablement désappointés. Jusqu’à présent, nous n’avons pas souffert de la chaleur. C’est joli de voir tout ce monde vêtu de blanc, au milieu de tant de couleurs portées par les indigènes ; on se croirait à une mascarade. Les boys de service, tous Javanais, vont pieds nus et coiffés d’un turban multicolore aux teintes sombres ; on dirait de la peau de serpent ou de crocodile.

À chaque étape apparaît un monde nouveau et toujours plus étrange ; les contrastes sont renversants.

6 février — Nous côtoyons toujours Sumatra dont une certaine partie est encore habitée par des peuplades barbares. Sur notre gauche, l’immense île de Bornéo qui n’est guère mieux partagée, sous le rapport de la civilisation. Nous entrons dans le détroit de la Sonde qui sépare Java de Sumatra. Voici l’île de Krakatoa, non pas entière ; il y a une quarantaine d’années, une éruption du volcan, le Perbuatan, en secoua une partie qui s’enfonça dans la mer, entraînant dans l’abîme quarante mille personnes ; un raz de marée transporta là-bas, sur une montagne de Sumatra, un navire en fer à une distance de plus de cinquante milles, dit-on.

En face, Java se dessine. Nous verrons donc enfin cette île merveilleuse dont parlent avec tant d’enthousiasme ceux qui ont eu la bonne fortune d’y aborder.

7 février — À six heures du matin, l’officier de quart fait un bruit de crécelle à la porte de notre cabine et annonce, dans un anglais jargonné à la hollandaise, que dans un quart d’heure nous serons au quai de Tandjong-Priok, le port de mer de Batavia, sise à six milles dans l’intérieur. Un quart d’heure plus tard, même musique exécutée sur les barreaux de la persienne de la cabine. Cette fois, elle annonce que l’officier de police est à bord pour passer la revue et qu’il faut se hâter. La toilette est vite faite ; le café ingurgité d’un trait, nous montons sur le pont pour apprendre que tout est dans l’ordre, que l’officier de police, après s’être informé que nous n’étions pas des malfaiteurs, s’est retiré.

Les formalités de la douane remplies, nous sommes libres de circuler dans le « Jardin de l’Orient. »

La première impression n’est pas bonne : terrain plat, marécageux. Sur le parcours des six milles qui nous séparent de Batavia, la capitale, quelques palmiers, quelques bananiers sans ordre. Ce n’est pas Singapour où tout est aligné et artistement symétrique, comme dans tout jardin anglais qui se respecte. Nous nous enregistrons à l’hôtel Koeningsplain, hollandais comme son nom l’indique. Quelques minutes plus tard, nous filons sur Buitenzorg, le célèbre jardin botanique à trente-trois milles dans l’intérieur.

Java est d’une fertilité inouïe, mais tout y croît au naturel. L’aspect de la campagne n’est pas propre et ne réjouit pas l’œil. Les champs de riz sont verts et remplis d’eau. Les cactus, les ananas et autres fruits croissent pêle-mêle, le long de la route. Les enfants sont pour la plupart complètement nus ; quelques-uns, simplement vêtus d’un anneau de métal, à la cheville ; beaucoup de femmes, sans voile jusqu’à la ceinture, les hommes aussi ; plusieurs n’ont que le pagne pour cacher leur nudité. Toute cette gent va pieds nus. Il fait bon, pas trop chaud, bien qu’à midi le soleil soit au zénith, au fil à plomb sur la tête. Nous prenons le tiffin à l’hôtel Bellevue, à Buitenzorg, au pied du volcan silencieux, le Salak, et près du célèbre jardin botanique, l’œuvre de Melchior Treub, le grand naturaliste hollandais.

Le jardin botanique est remarquable à tous points de vue, tant comme riche collection de plantes tropicales que comme parc artistique. La qualité rivalise avec la beauté. C’est la plus complète encyclopédie d’essences qu’un botaniste puisse fouiller ; chaque plante est scientifiquement étiquetée de noms trop savants pour nous. Nous parcourons et admirons, laissant aux studieux le soin d’approfondir.

À trois heures, nous revenons à Batavia. De jolis édifices, d’une blancheur éclatante, et des monuments remarquables bordent ses avenues très larges et ornent ses places publiques. Les maisons particulières sont à un étage, à portique à colonnade et construites pour le climat. Notre hôtel, à Veltevreden, est à vastes pavillons et corps de logis éloignés de cent pieds les uns des autres. Les lits sont entourés de moustiquaires. Absence totale de baignoires dans cet établissement tout neuf, moderne par ailleurs : les baignoires sont remplacées par de grandes chambres à ablutions en tuiles. Dans un coin, un bassin reçoit l’eau du robinet ; avec un pot vous puisez l’eau dans le bassin ou au robinet, et vous vous ablutionnez. J’y retrouve aussi notre vieille amie, la commôde ! Depuis Singapour que je cherche l’explication de cet état de choses, je n’ai pu avoir de réponse satisfaisante ; c’est comme ça en Orient, voilà ! Ce que coûte l’installation d’une de ces chambres à ablutions suffirait pour l’installation de dix bains émaillés ; faute de mieux, nous nous ablutionnons ; nous nous accommôdons.

Nous sommes à six degrés au sud de l’équateur, dans l’hémisphère austral. À l’époque des équinoxes, le soleil suit la ligne de l’équateur, de son lever à son coucher ; il monte ensuite au nord, vers le tropique du Cancer qu’il atteint vers le 21 juin, le jour le plus long de l’année ; puis il redescend graduellement au sud, à la même distance de l’équateur, jusqu’à ce qu’il rejoigne le tropique du Capricorne, vers le 21 décembre, le jour le plus court au Canada.

Les fleurs sont plus rares à Batavia et à Buitenzorg qu’à Singapour ; par ailleurs, les fruits abondent ; outre


Au Jardin Botanique de Buitenzorg, Java.

la mangoustine que l’on prétend être le fruit le plus délicieux

de la terre, nous en dégustons d’excellents qui nous sont complètement inconnus. Nous demandons le nom de ces fruits aux garçons de table qui nous comprennent mal et que nous comprenons encore plus mal, pour ne pas dire du tout.

Java est l’une des nombreuses possessions hollandaises en Océanie. Sa superficie est de trente mille milles. Sa population, la plus dense du globe, est d’au-delà de trente millions, et quelques statisticiens la portent à quarante millions dont soixante-quinze mille Européens, vingt mille Arabes et cinq cent mille Chinois. Comment tout ce monde peut-il se loger dans une île de six cent soixante-huit milles de longueur par trente-trois à cent vingt-cinq de largeur ? C’est inconcevable !

Java est une terre volcanique, chaude, humide ; c’est là le secret de sa phénoménale fécondité. Elle est montagneuse et compte plus de quarante volcans en activité. La plus haute montagne, le Samrol, atteint l’altitude de douze mille pieds. Le parcours de ses voies ferrées est de quatre mille kilomètres, et de presque autant en lignes de tramways. Celui de Batavia fonctionne à la vapeur. Peu de chevaux ; beaucoup de poneys.

Il y a vingt ans, Java était presque ignorée des touristes. Un excellent ouvrage, publié en 1897 par Mlle  Scidmore, l’a fait connaître au monde extérieur qui y afflue, à présent. Il y a une dizaine d’années, les hommes d’affaires de Batavia fondèrent un bureau de renseignements. Ce bureau rend des services très appréciés du public voyageur. Du même coup la population en retire de grands avantages au point de vue du commerce et de la publicité. Les principales lignes de navigation ont des représentants à Batavia. Un nouvel hôtel magnifique s’est ouvert depuis trois mois ; c’est celui où nous logeons. La grande salle à manger a été inaugurée avant-hier ; c’est dire que le menu est excellent : tout nouveau, tout beau. La cuisine est française ; les vins aussi ; il y a musique, cabaret, one-step, two-steps, tous les steps qu’il vous plaira.

8 février — Départ de Batavia par chemin de fer, le matin ; arrivée à Garoet, le soir, à l’hôtel Papandayan, ainsi nommé à cause d’un volcan voisin. La première partie de la journée a été belle ; dans l’après-midi, le train monte à plus de deux mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Il pleut. Sous les tropiques, les régions élevées sont plus sujettes à la pluie. Sans perdre une minute, nous explorons lacs et montagnes. Au Lac des Lys (Meer van Leles), notre attention est attirée par le nom de Clémenceau, peint en grosses lettres sur la frise du kiosque observatoire, en souvenir de la visite de l’ancien premier ministre de France. Ce lac est couvert de lys aux couleurs éclatantes ; de là son nom. Il est entouré de montagnes élevées. À quelque distance de cet étang fleuri et désormais historique, le lac Bagendit s’enorgueillit de ses nénuphars, de son kiosque flottant et de ses musiciens de la jungle. À notre arrivée sur ses bords, les accords d’une musique étrange et douce frappent nos oreilles. Toute une famille, à peine un peu plus vêtue que les satyres, sort des huttes de feuilles tissées. Chacun des musiciens de cet orchestre original agite un instrument formé de trois tuyaux de bambous montés sur un châssis de même bois. La mélodie est simple ; les accords très justes, la mesure bien cadencée : une valse champêtre, une bucolique à trois temps.

Nous prenons des sièges dans le kiosque de bambou qui repose sur deux canots creusés dans les troncs d’arbres de la forêt javanaise. Un homme et deux femmes constituent l’équipage de ce bateau de conte de fée. Une forte poussée des trois palettes en forme de feuilles de lotus, et la nacelle glisse sur l’onde parsemée de nénuphars aux larges feuilles, aux fleurs d’une blancheur éclatante.


« Vogue, marinier, vogue,
« Vogue, beau marinier ».


Le Lac Bagendit, près de Garoet.


Un Cupidon javanais — Le Lac des Lys — (Meer van Leles), Garoet.

Sur le rivage, l’orchestre de bambou roucoule toujours sous les palmiers.

Notre hôtel sort de l’ordinaire du déjà-vu. Il est distribué en vingt-cinq pavillons ; salle à manger au centre. Plus extraordinaires encore sont les garçons ; de blanc vêtus, ils servent les plats, gantés de blanc et, horreur ! les pieds nus ! Le maître d’hôtel se distingue par son tuxedo noir et son pantalon blanc ; il n’a que les pieds de commun avec ses subalternes. Je crains de laisser échapper quelque chose : fourchette ou couteau et de les voir réapparaître entre le pouce et l’index… du pied de mon boy ; c’est angoissant ! Ils portent le steyankepale, la coiffure indigène, aux couleurs de batik.

Les enfants et les femmes sont de plus en plus nus ; ces dernières dédaignent même les soucoupes de Cléopâtre. La masse du peuple est sans foi, sans croyance religieuse. Ils se marient au caprice, à la fantaisie ; les filles à douze ans, les garçons à quatorze. Si le ménage ne va pas, pour une guinée, ils obtiennent du registrateur (kakim) un décret de divorce. Les parties changent de nom et convolent de nouveau ; les enfants sont partagés ; le père a le premier choix. Si les conjoints divorcés ne se soucient pas d’élever leur progéniture, les parents et les amis s’en chargent.

Les Javanais ne vivent pas vieux ; la moyenne de la vie ne dépasse pas cinquante ans. Trois races principales habitent cet éden : la race soudanaise, la race malaise et la race javanaise. Il y a aussi des Japonais, des Chinois, répandus un peu partout dans Java et les îles environnantes. Les riches sont pour la plupart Hollandais et Chinois.

Java est une colonie de la reine Wilhelmine. Les taxes, très lourdes, sont payées à la Hollande qui supporte les frais d’administration de l’île. Mon court séjour ne me permet pas de prendre sur place des notes bien précises sur la situation politique, économique et sociale de cet intéressant pays.

La population de Batavia, la capitale, en 1912, était d’environ cent quatre-vingt mille, dont quinze cents Européens, et trente mille Chinois ; elle doit être aujourd’hui de près de deux cent mille. Veltevreden et Maester Cornelis sont les quartiers résidentiels. La ville est divisée par la rivière Tjiliwoeng et un canal dans lequel nous voyons plus de laveuses que de bateaux. Bien qu’elle soit la capitale, elle occupe la troisième place en importance commerciale ; elle vient à la suite de Sourabava et Samarang.

Les principaux articles d’exportation sont le café, le thé, le sapra, la quinine, le riz, le poivre, les pistaches, le tapioca, le dammar. Java importe beaucoup de la Hollande, de l’Angleterre, de l’Allemagne, du Japon et de l’Amérique.

Garoet est entourée de montagnes volcaniques. Les volcans ne sont pas très actifs. Le plus considérable est le Papandayan ; il est célèbre surtout à cause delà terrible éruption du 12 août 1772, qui détruisit quarante villages et anéantit trois mille personnes. Les autres sont : le Kawah Kamodjan, près du village de Tjiparaj ; il a près de cinq mille pieds d’élévation ; le Kawah Manock, surnommé le Cratère aux Oiseaux ; le Telagas Bodas : cinq mille six cents pieds. De l’hôtel, nous voyons leurs fumées. Le trajet pour les atteindre varie de vingt à vingt-cinq milles : distance que l’on parcourt partie en auto, partie à cheval, partie en chaise à porteurs, partie à pied. Au flanc de la montagne, un sanatorium, qui porte le nom de la ville, a été ouvert, il y a deux ans ; de cet établissement se déploie un panorama des plus grandioses. Les hôtels jouissent, avec raison, d’une excellente réputation.

Java est une île privilégiée, sous le rapport de la fertilité ; tout croît à l’état nature ; aussi, le moindre effort de l’homme est-il bien récompensé par les récoltes abondantes. Il faut voir les rizières ; elles surpassent tout ce que nous avons vu au Japon, en Corée et en Chine. Nous marchons dans les fleurs. Ce matin, nous avons cueilli des bottes de roses magnifiques, le long des chemins où elles croissent à l’état sauvage ; aussi les orchidées et mille autres variétés de fleurs que je ne puis énumérer. C’est aujourd’hui jour de fête pour les Chinois, à Java ; ils se réjouissent dans les rues et se livrent à des amusements qui nous semblent grotesques, mais qui doivent avoir pour eux une signification que nous ne saisissons pas bien.

8 février — Que vous dirai-je de plus de la beauté merveilleuse de Java ? Un écrivain français, M. Désiré de Charney, a décrit cette île : « Un paradis que rien sur terre ne peut surpasser et que la plume, le pinceau et la photographie ne peuvent fidèlement reproduire ». Je suis de son avis : il n’a rien exagéré. Honolulu nous a ravis ; Honolulu n’est qu’une goutte d’eau auprès de cet océan de beauté prodigieuse qu’est Java !

Hier soir, vers sept heures, à mes oreilles retentit une musique vibrante, tout à fait étrange, qui sortait du gazon. Je m’enquiers de ce phénomène nouveau pour moi ; l’on m’informe que ce bruit est produit par des millions d’insectes de trois pouces de longueur, de couleur brune, qui vivent dans le sol. Ils chantent et se gonflent jusqu’à ce qu’ils crèvent. Ils ne chantent qu’une fois et ils meurent ; c’est leur chant du cygne. Demain soir, d’autres reprendront le concert et mourront aussi. Cet orchestre de frelons se fait entendre chaque soir, à la même heure, après le coucher du soleil. La musique est toujours la même ; les musiciens seuls changent. Le leitmotiv de ce concert, qui dure un quart d’heure, rappelle les trilles des grenouilles et des criquets, mais il est d’une force et d’une puissance qui assourdissent.

En revenant d’une course au sanatorium de Garoet, notre attention s’arrêta sur un groupe intéressant dans un village indigène : une femme et deux enfants décortiquaient du riz dans une sorte d’auge allongée dont l’une des extrémités se terminait en tête de cheval qui se cabre. La femme, plantureuse, était nue jusqu’à la ceinture ; les deux mioches portaient le costume de Cupidon. Elle pilait le riz sous un abri de feuilles de palmiers ; elle nous accueillit de bonne grâce, et continua son travail pour nous intéresser. Toute la bourgade se réunit autour de nous. Comme la lumière était propice, j’apprêtai mon kodak pour croquer la scène sur le vif, mais, à la vue de mon instrument, tous rentrèrent dans leurs paillottes.

À Java, le nu dans l’art n’a rien que de naturel. « Après tout », comme disait la bonne d’une Anglaise, « il n’y a rien d’indécent (shocking) : c’est noir partout ! » Dans les chambres, sur la véranda, partout, se posent au mur, des phalènes, papillons de grande dimension aux couleurs les plus riches et aux nuances chatoyantes.

Il y a peu d’oiseaux à Java ; du moins, nous n’en avons pas vus en grand nombre ni de particulièrement intéressants. La visite au marché de la ville nous permet d’examiner les produits des champs et de connaître la population rurale. Les femmes, assises par terre, offrent leurs marchandises en mâchant du bétel qui rougit la bouche, noircit et carie les dents ; c’est le grand mal du pays. Le bétel remplace le tabac, l’alcool et l’opium. Des racines de tapioca, grosses comme des carottes, s’étalent en piles. Nous y admirons tous les fruits et légumes du pays, et les produits des petites industries domestiques. Des hommes cousent de la toile, du batik, à la machine à coudre mise en mouvement à la manette.

Les petiots suivent la maman au marché et prennent, en public, leurs repas à la gourde maternelle ; en ce paradis terrestre, il n’y a pas de gêne.

9 février — Départ, le matin, pour Djokjakarta par train rapide. À Maos, la population change ; nous quittons les Soudanais pour les Javanais proprement dits ; la différence dans le type n’est pas très sensible.

À 1 heure 30, p.m., nous sommes en gare de Djoka. Il est fort heureux que l’on ait ainsi raccourci le nom de Djokjakarta, nom par trop cacophonique, qui désarticule les mâchoires des Hollandais ; ce n’est pas peu dire, et auquel les Anglais et même les Allemands n’osent pas mordre.

Nous visitons les ruines des temples de Krishna et de Panbanam, construits au septième siècle et en partie détruits par les tremblements de terre, et les Anglais. Ces temples émergent des plantations de cocotiers, de bananiers, de tamariniers, d’arbres des Canaries, de bambous, de mangoustiers et de cannes à sucre.

Panbanam est un quadrilatère de près de quatre cents pieds de côté. C’est une masse de terrasses, de couloirs, de galeries, de portiques, de frises, de portes, de balustrades, de statues, de clochetons, d’escaliers géants merveilleusement sculptés. Aucune salle intérieure ; quelques petites cellules où dix personnes peuvent à peine se loger pour y faire brûler de l’encens et pour prier au pied d’un Bouddha, assis les jambes croisées. Ces ruines, complètement couvertes par les broussailles, les ronces, se sont cachées aux regards durant des siècles ; perdues jusqu’à ces dernières années, elles ont été découvertes par des chercheurs d’antiquités. Le gouvernement les déblaie et les restaure pour les rendre à la science, à l’art et à la curiosité légitime du voyageur et du chercheur.

Le temple de Panbanam n’est pas un temple comme on le conçoit généralement ; c’est une colline que les artistes ont habillée, revêtue d’architecture ; il n’y a pas d’intérieur. Ce temple, colline ou montagne, avait autour de lui, comme satellites, cinq cents petits temples bâtis sur le même modèle. On remarque le temple dédié à la génération ; il est bien restauré ; chaque clocheton se termine par le lingam. Des artistes copient les dessins les plus parfaits, pour fin d’étude ou de reproduction. L’art hindou s’est ici surpassé et a atteint une perfection qui cadre bien avec celle de la Grèce et de l’Italie, s’il ne les dépasse. De la plaine où il attend la fin des temps, le colosse en ruine contemple les monts qui bordent son séjour. Les feux du volcan Mérapi, à Moentilen, l’éclairent dans la nuit. Il est beau, le Mérapi : plus de trois mille pieds de la base à son panache de fumée blanche. Il n’éclate pas souvent, mais gronde toujours ; son sommeil est agité. Comme tous ses congénères, il s’éveillera, un beau matin ou un mauvais soir, et fera tout sauter autour de lui, en sautant lui-même. Il y a plus de cinquante volcans actifs à Java ; le plus fameux est le Bromo, au sud de l’île. Le désert qui l’entoure, et qu’il a fait lui-même de ses laves et de ses cendres, a plus de cent milles carrés. C’est une pénible et dangereuse aventure que sa visite et son ascension. Nous ne la ferons pas pour deux raisons : la première, le temps nous manque ; cela suffit pour que je sois dispensé de donner la seconde : les difficultés presque insurmontables pour l’atteindre.

10 février — Le temple de Boro-Boeder, le plus grand et le plus beau de tous, est à quarante milles de Djoka, sur la route de Moentilen, au pied d’une chaîne de montagnes, dans la direction opposée de Panbanam. Ce que j’ai dit de ce dernier peut bien s’appliquer à Boro-Boeder ; ils sont tous les deux du même genre, de la même architecture et de la même époque. Boro-Boeder est complètement restauré, autant que faire se peut, sans changer sa forme, son caractère et son apparence. C’est un quadrilatère de cinq cent trente-et-un pieds de côté et cent soixante-quinze de la base au sommet. On le compare à la grande pyramide de Gizeh. Cette merveille a captivé notre admiration deux heures durant ; c’est à regret que nous l’avons quittée. Pour l’artiste, le savant, l’historien, ce temple et ses environs sont un sujet d’étude de toute une vie. Ces temples, ou plutôt ces montagnes architecturées, sont à peu près tout ce qui reste d’hindou à Java. Avec les derniers survivants des peuples originaires des bords sacrés du Gange et de l’Indus, tout vestige de cette religion y est presque disparu.

Le Javanais est athée ; il y a bien dans l’île quelques missions catholiques et protestantes dont l’œuvre admirable est couronnée de certain succès, mais la masse est inerte. J’invite ceux qui ne croient pas à l’œuvre humanitaire des


Une Galerie du Temple de Boro-Boeder.


Le Marché à Garoet, Java.

religions chrétiennes à venir toucher du doigt, constater de visu, le résultat brutal de la doctrine sans Dieu. Ils verront ces figures stupides, ces âmes abruties et sans idéal, cette vie animale qui ne diffère de celle de la bête que par le nombre des pieds en plus ou en moins dans la structure des corps. Ceux qui prétendent que les religions ne sont bonnes que pour les femmes pourront se rendre compte et se convaincre que chez les peuples sans Dieu, entre la femme et la bête il y a peu ou point de différence. « Si Dieu n’existait pas, » a dit, avec raison, Voltaire, « il faudrait l’inventer. »

Dans l’après-midi, nous visitons le Château d’Eau, l’ancien Taman Sarie. C’est l’œuvre d’un architecte portugais qui le construisit, il y a plus de cinquante ans, à la demande du sultan Manko-Boeni. Comme son nom l’indique, ce palais était un endroit de villégiature, à quelques pas du Kraton, palais officiel, pourvu de tout ce que l’imagination peut rêver pour faire un éden de fraîcheur, de repos, d’amusement et de plaisir à l’orientale. Grottes, passages souterrains, escaliers dérobés, chambres secrètes, galeries ombragées, fontaines, chutes, bassins et baignoires de marbre où coulent des eaux de cristal, plantes exotiques et riches en parfums, fruits et fleurs, tout fut réuni dans ce séjour enchanteur. Les fêtes, les orgies qui se sont déroulées ici dépassent l’imagination.

Ce château était autrefois sur une île artificielle que l’on ne pouvait atteindre qu’en bateau ou par un tunnel secret. Le dernier qui l’habita fut le vieux sultan Hamanku Beivono IV ; il y donnait des fêtes même pendant que sa ville était assiégée. Un jour le maréchal Daendels, hollandais, voulut le voir et se rendit au Château d’Eau où il sollicita une audience. Le sultan, tout au plaisir avec les femmes de son harem, fit, par trop, poser le bouillant maréchal qui, impatienté après une longue heure d’attente, enfonça de sa botte la porte du souterrain secret dont les dalles résonnèrent de ses éperons et de ses pas précipités. Il atteignit, au lit de plaisir, le sultan, l’empoigna au collet et le conduisit au pas militaire aux quartiers généraux hollandais où l’entrevue eut lieu.

Depuis cette aventure, ce lit de volupté sous lequel coulait l’onde rafraîchissante dans une chambre richement décorée, embaumée de parfums exquis, est devenu le lit de malheur. Vous qui visitez ces lieux, gardez-vous d’y toucher : son contact est un arrêt de mort à brève échéance.

Nous avons vu le grand bassin du bain, le hall des banquets, la salle de musique. De toute cette splendeur il ne reste que de tristes ruines couvertes de broussailles. Sur le flanc des murs craquelés, au plafond des voûtes souterraines de la mosquée et des couloirs, les scorpions et les lézards se pourchassent. Dans les cours spacieuses, des paillottes indigènes se cachent sous les palmiers.

Nous nous asseyons sur des ruines, pour nous reposer. Des gamins cueillent, pour nous, des cocos dont nous buvons à longs traits la liqueur rafraîchissante, en songeant à ce passé extravagant, à ce faste arrogant, à ce despotisme orgueilleux, à toute cette gloire dont il ne reste plus rien.

Un peu plus loin, le nouveau sultan, triste héritier de tout ce faste disparu, vit du souvenir de ses aïeux, et se balade dans un domaine qui n’est plus le sien, dans une ville qu’il s’imagine être sa capitale. Il parade sur le dernier éléphant, seul survivant des anciennes et héroïques caravanes de ses ancêtres. Dans les quatre murs du Kraton qui ferment le mille carré, vivent quinze mille de ses parents : à cent femmes pour un homme, pendant un siècle ou deux, cela finit par produire un joli chiffre d’héritiers !!!

Quelques minutes avant notre arrivée à Djoka, nous voyons les routes, qui coupent ou longent le chemin de fer, peuplées d’une foule en toilette de gala. Quelque événement extraordinaire a dû se produire dans la capitale de Hamankoe-Boewano ; en effet, le vieux sultan vient d’abdiquer en faveur de son troisième fils qui a pris le nom officiel de Hamankoe-Nagaroe. Les deux aînés sont disparus, victimes du poison qui leur fut administré par les femmes du sultan, jalouses de la fécondité de la favorite et des avantages qu’elle comporte, surtout en pays musulman. Si, en administrant une petite potion de rien du tout au fils de sa rivale, on procure un trône à son chéri, le jeu et l’enjeu en valent bien la peine.

Les ruines, qui sont l’une des grandes attractions de Java, témoignent surtout de l’occupation des Hindous dont la capitale était Majapahit, près de Sourabaya, il y a plus de treize siècles. Les Maures, durant plus d’un siècle, en bons pirates, harassèrent et pillèrent les côtes de l’île, tant et si bien qu’ils finirent par en chasser les maîtres dans la partie nord, le Soudanais, et s’emparèrent de Pajajaran. Les Anglais ont occupé l’île pendant quelques années ; on leur reproche d’avoir, à plaisir et par malice, détérioré les beaux monuments élevés par les Hindous.

Après la bataille de Waterloo, dans le rajustement universel, Java échut en partage à la Hollande ; l’Angleterre lui fit cette concession. Le cadeau n’était pas généreux, à l’époque. La Hollande eut à conquérir l’île pouce par pouce. Les susuhans, (rois de petits royaumes), et les sultans résistèrent longtemps et avec opiniâtreté. Après plus d’un siècle, la Hollande est enfin maîtresse de Java. Elle octroie des traitements à ces susuhans et sultans d’une main et les leur enlève de l’autre, sous forme d’améliorations aux routes, de travaux publics, d’administration. Ces petits potentats n’ont que l’illusion de la puissance et du règne ; ils sont en réalité sujets de la couronne hollandaise, comme leurs confrères de Malacca et des Indes le sont de la couronne britannique, avec moins de liberté cependant.

Le sultan vient d’abdiquer à quatre-vingt-quatre ans. Cinq femmes légitimes et trente-cinq concubines s’habillent, babillent et se déshabillent dans son harem ; heureux homme ! Il vient d’en congédier une quinzaine que nous avons vues, le visage découvert, à la porte d’entrée du palais, sur la rue ; elles semblaient toutes réjouies d’être libres et de voir le monde. Elles peuvent à présent se marier avec qui… en voudra. Le vieux sultan est l’heureux père de plus de quatre-vingts enfants dont le petit dernier a cinq ans. Heureuse vieillesse ! plus heureuse paternité !!! Et dire qu’il y a des mauvaises langues qui jasent sur son compte !

Dans la soirée, nous avons eu des danses et du théâtre javanais. Ce n’est pas très intéressant, mais il faut voir un peu de tout, quand on vient de si loin.

11 février — Nous quittons Djoka par l’express du matin pour Batavia que nous atteignons le soir, en passant par Chéribon.

12 février — Visite du Musée et au pan de mur sur lequel est plantée la tête en plâtre du traître Peter Eberfeld qui, en 1772, conspira contre l’Etat.

A quatre heures, nous reprenons, au quai de Tandjong-Priok, le Melchior Treub sur lequel nous sommes venus de Singapour où nous retournons.

13 février — Nous changeons la course et dévions de celle que nous avons parcourue pour venir. Il y a tempête sur la mer de Chine. Nous longeons la côte de Sumatra et causons de chasses aux éléphants, aux alligators, aux crocodiles, aux tigres, aux singes et aux rhinocéros à faire trembler les nemrods les plus hardis. Les histoires de chasse sont sœurs jumelles des histoires de pêche : la taille et la férocité des captures dépendent de ceux qui les racontent ; et le navire file. A minuit, nous revoyons l’équateur ; il est toujours au même endroit, couché sur l’horizon. Nous le coupons à angle droit dans la direction sud-nord, cette fois.


Danseuses Javanaises.


Dans une Plantation de Cannes à Sucre, Djokjakarta, Java.