Saillant & Nyon, libraires (p. 343-354).

Ce ne fut pas sans d’excessifs mouvements de joie que nous découvrîmes à la pointe du jour l’entrée du golfe de Cajeli. C’est où les Hollandais ont leur établissement ; c’était le terme où devaient finir nos plus grandes misères. Le scorbut avait fait parmi nous de cruels ravages depuis notre départ du port de Praslin ; personne ne pouvait s’en dire entièrement exempt, et la moitié de nos équipages était hors d’état de faire aucun travail. Huit jours de plus passés à la mer eussent assurément coûté la vie à un grand nombre et la santé à presque tous. Les vivres qui nous restaient étaient si pourris et d’une odeur si cadavéreuse, que les moments les plus durs de nos tristes journées étaient ceux où la cloche avertissait de prendre ces aliments dégoûtants et malsains. Combien cette situation embellissait encore à nos yeux le charmant aspect des côtes de Boëro ! Dès le milieu de la nuit, une odeur agréable, exhalée des plantes aromatiques dont les îles Moluques sont couvertes, s’était fait sentir plusieurs lieues en mer, et avait semblé l’avant-coureur qui nous annonçait la fin de nos maux. L’aspect d’un bourg assez grand, situé au fond du golfe, celui de vaisseaux à l’ancre, la vue de bestiaux errant dans les prairies qui environnent le bourg, causèrent des transports que j’ai partagés sans doute, et que je ne saurais dépeindre.

Il nous avait fallu courir plusieurs bords avant que de pouvoir entrer dans le golfe, dont la pointe septentrionale se nomme pointe de Lissatetto, et celle du sud-est pointe Rouba. Ce ne fut qu’à dix heures que nous pûmes mettre le cap sur le bourg. Plusieurs bateaux naviguaient dans la baie ; je fis arborer pavillon hollandais et tirer un coup de canon, aucun ne vint à bord ; j’envoyai alors mon canot sonder en avant du navire. Je craignais un banc qui se trouve à la côte du sud-est du golfe. A midi et demi une pirogue, conduite par des Indiens, s’approcha du vaisseau ; le chef nous demanda en hollandais qui nous étions, et refusa toujours de monter à bord. Cependant nous avancions à pleines voiles, suivant les signaux du canot qui sondait.

Bientôt nous vîmes le banc dont nous avions redouté l’approche ; la mer était basse et il paraissait à découvert. A quatre longueurs de canot de son extrémité, on est sur cinq ou six brasses d’eau, mauvais fond de corail, et on passe tout de suite à dix-sept brasses, fond de sable et vase. Notre route fut à peu près le sud-ouest trois lieues, depuis dix heures jusqu’à une heure et demie que nous mouillâmes vis-à-vis la loge, auprès de plusieurs petits bâtiments hollandais, à moins d’un quart de lieue de terre. Nous étions par vingt-sept brasses d’eau, fond de sable et vase.

L’Étoile mouilla près de nous, plus dans l’ouest-nort-ouest.

A peine avions-nous jeté l’ancre que deux soldats hollandais sans armes, dont l’un parlait français, vinrent à bord me demander, de la part du résident du comptoir, quels motifs nous attiraient dans ce port, lorsque nous ne devions pas ignorer que l’entrée n’en était permise qu’aux seuls vaisseaux de la Compagnie hollandaise. Je renvoyai avec eux un officier pour déclarer au résident que la nécessité de prendre des vivres nous forçait à entrer dans le premier port que nous avions rencontré, sans nous permettre d’avoir égard aux traités qui interdisaient aux navires étrangers la relâche dans les ports des Moluques, et que nous sortirions aussitôt qu’il nous aurait fourni les secours dont nous avions le plus besoin. Les deux soldats revinrent peu de temps après pour me communiquer un ordre signé du gouverneur d’Amboine, duquel le résident de Boëro dépend directement, par lequel il est expressément défendu à celui-ci de recevoir dans son port aucun vaisseau étranger. Le résident me priait en même temps de lui donner par écrit une déclaration des motifs de ma relâche, afin qu’elle pût justifier auprès de son supérieur auquel il l’enverrait la conduite qu’il était obligé de tenir en nous recevant ici. Sa demande était juste, et j’y satisfis en lui donnant une déposition signée, dans laquelle je déclarais qu’étant parti des îles Malouines et voulant aller dans l’Inde en passant par la mer du Sud, la mousson contraire et le défaut de vivres nous avaient empêchés de gagner les îles Philippines et forcés de venir chercher au premier port des Moluques des secours indispensables, secours que je le sommais de me donner en vertu du titre le plus respectable, de l’humanité.

Dès ce moment, il n’y eut plus de difficultés ; le résident, en règle vis-à-vis de sa Compagnie, fit contre mauvaise fortune bon cœur, et il nous offrit ce qu’il avait d’un air aussi libre que s’il eût été le maître chez lui. Vers les cinq heures, je descendis à terre avec plusieurs officiers pour lui faire une visite. Malgré le trouble que devait lui causer notre arrivée, il nous reçut à merveille. Il nous offrit même à souper, et certes nous l’acceptâmes. Le spectacle du plaisir et de l’avidité avec lesquels nous le dévorions lui prouva mieux que nos paroles que ce n’était pas sans raison que nous crions à la faim. Tous les Hollandais en étaient en extase, ils n’osaient manger dans la crainte de nous faire tort. Il faut avoir été marin et réduit aux extrémités que nous éprouvions depuis plusieurs mois pour se faire une idée de la sensation que produit la vue de salades et d’un bon souper sur des gens en pareil état. Ce souper fut pour moi un des plus délicieux instants de mes jours, d’autant que j’avais envoyé à bord des vaisseaux de quoi y faire souper tout le monde aussi bien que nous.

Il fut réglé que nous aurions journellement du cerf pour entretenir nos équipages à la viande fraîche pendant le séjour ; qu’on nous donnerait en partant dix-huit bœufs, quelques moutons et à peu près autant de volailles que nous en demanderions. Il fallut suppléer au pain par du riz ; c’est la nourriture des Hollandais.

Les insulaires vivent de pain de sagou qu’ils tirent du cœur d’un palmier auquel ils donnent ce nom ; ce pain ressemble à la cassave. Nous ne pûmes avoir cette abondance de légumes qui nous eût été si salutaire, les gens du pays n’en cultivent point. Le résident voulut bien en fournir, pour les malades, du jardin de la Compagnie.

Au reste, tout ici appartient à la Compagnie directement ou indirectement, gros et menu bétail, grains et denrées de toute espèce. Elle seule vend et achète. Les Maures, à la vérité, nous ont vendu des volailles, des chèvres, du poisson, des œufs et quelques fruits ; mais l’argent de cette vente ne leur restera pas longtemps : les Hollandais sauront bien le retirer pour des hardes fort simples, mais qui n’en sont pas moins chères. La chasse même du cerf n’est pas libre, le résident seul en a le droit. Il donne à ses chasseurs trois coups de poudre et de plomb, pour lesquels ils doivent apporter deux animaux qu’on leur paie alors six sols pièce. S’ils n’en rapportent qu’un, on retient, sur ce qui leur est dû, le prix d’un coup de poudre et de plomb. Dès le 3 au matin, nous établîmes nos malades à terre pour y coucher pendant notre séjour. Nous envoyions aussi journellement la plus grande partie des équipages se promener et se divertir. Je fis faire l’eau des navires et les divers transports par des esclaves de la Compagnie que le résident nous loua à la journée.

L’Étoile profita de ce temps pour garnir les chouquets de ses mâts majeurs, lesquels avaient un jeu dangereux.

Nous avions affourché en arrivant ; mais sur ce que les Hollandais nous dirent de la bonté du fond et de la régularité des brises de terre et du large, nous relevâmes notre ancre d’affourche. Effectivement nous y vîmes les bâtiments hollandais sur une seule ancre. Nous eûmes pendant notre relâche ici le plus beau temps du monde. Le thermomètre y montait ordinairement à vingt-trois degrés dans la plus grande chaleur du jour ; la brise du nord-est au sud-est le jour changeait sur le soir ; elle venait alors de la terre et les nuits étaient fort fraîches. Nous eûmes occasion de connaître l’intérieur de l’île ; on nous permit d’y faire plusieurs chasses de cerfs, par battues, auxquelles nous prîmes un grand plaisir. Le pays est charmant, entrecoupé de bosquets, de plaines et de coteaux dont les vallons sont arrosés par de jolies rivières. Les Hollandais y ont apporté les premiers cerfs qui s’y sont prodigieusement multiplié et dont la chair est excellente. Il y a aussi un grand nombre de sangliers et quelques espèces de gibier à plumes.

On donne à l’île de Boëro, ou Burro, environ dix-huit lieues de l’est à l’ouest, et treize du nord au sud.

Elle était autrefois soumise au roi de Ternate, lequel en tirait tribut. Le lieu principal est Cajeli, situé au fond du golfe de ce nom, dans une plaine marécageuse qui s’étend près de quatre milles entre les rivières Soweill et Abbo. Cette dernière est la plus grande de l’île, et toutefois ses eaux sont fort troubles. Le débarquement est ici fort incommode, surtout de basse mer, pendant laquelle il faut que les bateaux s’arrêtent fort loin de la plage. La loge hollandaise, et quatorze habitations d’Indiens, autrefois dispersées en divers endroits de l’île, mais aujourd’hui réunies autour du comptoir, forment le bourg de Cajeli. On y avait d’abord construit un fort en pierre. Un accident le fit sauter en 1689, et depuis ce temps on s’y contente d’une enceinte de faibles palissades, garnie de six canons de petit calibre, tant bien que mal en batterie ; c’est ce qu’on appelle le fort de la Défense, et j’ai pris ce nom pour un sobriquet. La garnison, aux ordres du résident, est composée d’un sergent et de vingt-cinq hommes : sur toute l’île il n’y a pas cinquante Blancs. Quelques autres nègreries y sont répandues, où l’on cultive du riz. Dans le temps où nous y étions, les forces des Hollandais y étaient augmentées par trois navires, dont le plus grand était le Draak, sénau de quatorze canons, commandé par un Saxon nommé Kop-le-Clerc. Son équipage est de cinquante Européens et sa destination de croiser dans les Moluques, surtout contre les Papous et les Ceramois.

Les naturels du pays se divisent en deux classes, les Maures et les Alfouriens. Les premiers sont réunis sous la loge et soumis entièrement aux Hollandais qui leur inspirent une grande crainte des nations étrangères. Ils sont observateurs zélés de la loi de Mahomet, c’est-à-dire qu’ils se lavent souvent, ne mangent point de porc et prennent autant de femmes qu’ils en peuvent nourrir. Ajoutez à cela qu’ils en paraissent fort jaloux et les tiennent renfermées. Leur nourriture est le sagou, quelques fruits, et du poisson. Les jours de fêtes, ils se régalent avec du riz que la Compagnie leur vend. Leurs chefs ou orencaies se tiennent auprès du résident qui paraît avoir pour eux quelques égards et contient le peuple par leur moyen. La Compagnie a su semer parmi ces chefs des habitants un levain de jalousie réciproque qui assure l’esclavage général, et la politique qu’elle observe ici relativement aux naturels est la même dans tous les autres comptoirs. Si un chef forme quelque complot, un autre le découvre et en avertit les Hollandais.

Ces Maures, au reste, sont vilains, paresseux et peu guerriers. Ils ont une extrême frayeur des Papous qui viennent quelquefois, au nombre de deux ou trois cents, brûler les habitations, enlever ce qu’ils peuvent et surtout des esclaves. La mémoire de leur dernière visite, faite il y a trois ans, était encore récente. Les Hollandais ne font point faire le service d’esclaves aux naturels de Boëro. La Compagnie tire ceux dont elle se sert, ou de Célèbes ou de Ceram, les habitants de ces deux îles se vendant réciproquement.

Les Alfouriens sont libres sans être ennemis de la Compagnie. Satisfaits d’être indépendants, ils ne veulent point de ces babioles que les Européens donnent ou vendent en échange de la liberté. Ils habitent épars çà et là les montagnes inaccessibles dont est rempli l’intérieur de l’île. Ils y vivent de sagou, de fruits et de la chasse. On ignore quelle est leur religion ; seulement on dit qu’ils ne sont point mahornétans, car ils élèvent et mangent des cochons. De temps en temps les chefs des Alfouriens viennent visiter le résident ; ils feraient aussi bien de rester chez eux. Je ne sais s’il y a eu autrefois des épiceries sur cette île ; en tout cas il est certain qu’il n’y en a plus aujourd’hui. La Compagnie ne tire de ce poste que des bois d’ébène noirs et blancs, et quelques autres espèces de bois, très recherchées pour la menuiserie. Il y a aussi une belle poivrière dont la vue nous a confirmé que le poivrier est commun à la Nouvelle-Bretagne. Les fruits y sont rares ; des cocos, des bananes, des pamplemousses, quelques limons et citrons, des oranges amères et fort peu d’ananas. Il y croît une fort bonne espèce d’orge nommée ottong et le sago borneo, dont on fait une bouillie qui nous a paru détestable. Les bois sont habités par un grand nombre d’oiseaux d’espèces très variées et dont le plumage est charmant, entre autres des perroquets de la plus grande beauté. On y trouve cette espèce de chat sauvage qui porte ses petits dans une poche placée au bas de son ventre, cette chauve-souris dont les ailes ont une énorme envergure, des serpents monstrueux qui peuvent avaler un mouton, et cet autre serpent, plus dangereux cent fois, qui se tient sur les arbres et se darde dans les yeux des passants qui regardent en l’air. On ne connaît point de remèdes contre la piqûre de ce dernier ; nous en tuâmes deux dans une chasse de cerf. La rivière de Abbo, dont les bords sont presque partout couverts d’arbres touffus, est infestée de crocodiles énormes qui dévorent bêtes et gens. C’est la nuit qu’ils sortent, et il y a des exemples d’hommes enlevés par eux dans les pirogues. On les empêche d’approcher en portant des torches allumées. Le rivage de Boëro fournit peu de belles coquilles. Ces coquilles précieuses, objet de commerce pour les Hollandais, se trouvent sur la côte de Ceram, à Amblaw et à Banda, d’où on les envoie à Batavia.

C’est aussi à Amblaw que se trouve le catacoua de la plus belle espèce. Henri Ouman, résident de Boëro, y vit en souverain.

Il a cent esclaves pour le service de sa maison, et il possède en abondance le nécessaire et l’agréable. Il est sous-marchand, et ce grade est le troisième au service de la Compagnie. C’est un homme né à Batavia, lequela épousé une créole d’Amboine. Je ne saurais trop me louer de ses bons procédés à notre égard. Ce fut sans doute pour lui un moment de crise que celui où nous entrâmes ici ; mais il se conduisit en homme d’esprit.

Après s’être mis en règle vis-à-vis de ses chefs, il fit de bonne grâce ce dont il ne pouvait se dispenser, et il y joignit les façons d’un homme flanc et généreux. Sa maison était la nôtre ; à toute heure on y trouvait à boire et à manger, et ce genre de politesse en vaut bien un autre, pour qui surtout se ressentait encore de la famine.

Il nous donna deux repas de cérémonie, dont la propreté, l’élégance et la bonne chère nous surprirent dans un endroit si peu considérable. La maison de cet honnête Hollandais est jolie, élégamment meublée et entièrement à la chinoise. Tout y est disposé pour y procurer du frais, elle est entourée de jardins et traversée par une rivière. Du bord de la mer, on arrive par une avenue de grands arbres. Sa femme et ses filles, habillées à la chinoise, font très bien les honneurs du logis. Elles passent le temps à apprêter des fleurs pour des distillations, à nouer des bouquets et préparer du bétel. L’air qu’on respire dans cette maison agréable est délicieusement parfumé, et nous y eussions tous fait bien volontiers un long séjour. Quel contraste de cette existence douce et tranquille avec la vie dénaturée que nous menions depuis dix mois !

Je dois dire un mot de l’impression qu’a faite sur Aotourou la vue de cet établissement européen. On conçoit que sa surprise a été grande à l’aspect d’hommes vêtus comme nous, de maisons, de jardins, d’animaux domestiques en grand nombre et si variés.

Il ne pouvait se lasser de regarder tous ces objets nouveaux pour lui. Surtout il prisait beaucoup cette hospitalité exercée d’un air flanc et de connaissance. Comme il ne voyait pas faire d’échange, il ne pensait pas que nous payassions, il croyait qu’on nous donnait. Au reste, il se conduisit avec esprit vis-à-vis des Hollandais. Il commença par leur faire entendre qu’il était chef dans son pays et qu’il voyageait pour son plaisir avec ses amis. Dans les visites, à table, à la promenade, il s’étudiait à nous copier exactement. Comme je ne l’avais pas mené à la première visite que nous fîmes, il s’imagina que c’était parce que ses genoux sont cagneux, et il voulait absolument faire monter dessus des matelots pour les redresser. Il nous demandait souvent si Paris était aussi beau que ce comptoir.

Cependant nous avions embarqué, le 6 après midi, le riz, les bestiaux et tous les autres rafraîchissements.

Le mémoire du bon résident était fort cher ; mais on nous assura que les prix étaient réglés par la Compagnie et qu’on ne pouvait pas s’écarter de son tarif. Du reste, les vivres y étaient d’une excellente qualité ; le bœuf et le mouton ne sont pas à beaucoup près aussi bons dans aucun pays chaud de ma connaissance, et les volailles y sont de la plus grande délicatesse. Le beurre de Boëro a dans ce pays une réputation que les Bretons ne trouvèrent pas légitimement acquise. Le 7 au matin, je fis embarquer les malades, et on disposa tout pour appareiller le soir avec la brise de terre. Les vivres frais et l’air sain de Boëro avaient procuré à nos scorbutiques un amendement sensible. Ce séjour à terre, quoiqu’il n’eût été que de six jours, les mettait dans le cas de se guérir à bord, ou du moins de ne pas empirer avec l’usage des rafraîchissements que nous étions désormais en état de leur donner.

Il eût sans doute été à souhaiter pour eux, et même pour les gens sains, de prolonger la relâche ; mais la fin de la mousson de l’est nous pressait de partir pour Batavia.