Saillant & Nyon, libraires (p. 320-337).

Nous avions repris la mer après une relâche de huit jours, pendant lesquels, comme on l’a vu, le temps avait été constamment mauvais et les vents presque toujours au sud. Le 25, ils revinrent au sud-est, variant jusqu’à l’est, et nous suivîmes la côte environ à trois lieues d’éloignement. Elle rondissait insensiblement, et bientôt nous aperçûmes au large des îles qui se succédaient de distance en distance. Nous passâmes entre elles et la grande terre, et je leur donnai le nom des officiers des états-majors. Il n’était plus douteux que nous côtoyions la Nouvelle-Bretagne. Cette terre est très élevée et paraît entrecoupée de belles baies, dans lesquelles nous apercevions des feux et d’autres traces d’habitations.

Le troisième jour de notre sortie, je fis couper nos tentes de campagne pour distribuer de grandes culottes aux gens des deux équipages. Nous avions déjà fait, en différentes occasions, de semblables distributions de hardes de toute espèce. Sans cela, comment eût-il été possible que ces pauvres gens fussent vêtus pendant une aussi longue campagne, où il leur avait fallu plusieurs fois passer alternativement du froid au chaud, et essuyer maintes reprises du déluge ? Au reste, je n’avais plus rien à leur donner, tout était épuisé. Je fus même forcé de retrancher encore une once de pain sur la ration. Le peu qui nous restait de vivres était en partie gâté, et dans tout autre cas on eût jeté à la mer toutes nos salaisons, mais il fallait manger le mauvais comme le bon. Qui pouvait savoir quand cela finirait ? Telle était notre situation de souffrir en même temps du passé qui nous avait affaiblis, du présent dont les tristes détails se répétaient à chaque instant, et de l’avenir dont le terme indéterminé était presque le plus cruel de nos maux. Mes peines personnelles se multipliaient par celles des autres. Je dois cependant publier qu’aucun ne s’est laissé abattre, et que la patience à souffrir a été supérieure aux positions les plus critiques. Les officiers donnaient l’exemple, et jamais les matelots n’ont cessé de danser le soir, dans la disette comme dans les temps de la plus grande abondance. Il n’avait pas été nécessaire de doubler leur paie.

Nous eûmes constamment la vue de la Nouvelle-Bretagne jusqu’au 3 août. Pendant ce temps il venta peu, il plut souvent, les courants nous furent contraires et les navires marchaient moins que jamais. La côte prenait de plus en plus de l’ouest. Le 29 au matin, nous nous en trouvâmes plus près que nous n’avions encore été. Ce voisinage nous valut la visite de quelques pirogues, deux vinrent à la portée de voix de la frégate, cinq autres furent à L’Étoile. Elles étaient montées chacune par cinq ou six hommes noirs, à cheveux crépus et laineux, quelques-uns les avaient poudrés de blanc.

Ils portent la barbe assez longue et des ornements blancs aux bras en forme de bracelets. Des feuilles d’arbre couvrent, tant bien que mal, leur nudité. Ils sont grands et paraissent agiles et robustes. Ils nous montraient une espèce de pain et nous invitaient par signes à venir à terre ; nous les invitions à venir à bord ; mais nos invitations, le don même de quelques morceaux d’étoffes jetés à la mer, ne leur inspirèrent pas la confiance de nous accoster. Ils ramassèrent ce qu’on avait jeté, et pour remerciement, l’un d’eux, avec une fronde, nous lança une pierre qui ne vint pas jusqu’à bord ; nous ne voulûmes pas leur rendre le mal pour le mal, et ils se retirèrent en frappant tous ensemble sur leurs canots avec de grands cris. Ils poussèrent sans doute les hostilités plus loin à bord de L’Étoile ; car nous en vîmes tirer plusieurs coups de fusil qui les mirent en fuite. Leurs pirogues sont longues, étroites et à balancier. Toutes ont l’avant et l’arrière plus ou moins ornés de sculptures peintes en rouge, qui font honneur à leur adresse.

Le lendemain, il en vint un beaucoup plus grand nombre qui ne firent aucune difficulté d’accoster le navire. Celui de leurs conducteurs qui paraissait être le chef portait un bâton long de deux ou trois pieds, peint en rouge, avec une pomme à chaque bout. Il l’éleva sur sa tête avec ses deux mains en nous approchant, et il demeura quelque temps dans cette attitude. Tous ces nègres paraissaient avoir fait une grande toilette ; les uns avaient la laine peinte en rouge ; d’autres portaient des aigrettes de plumes sur la tête, d’autres des pendants d’oreilles de certaines graines ou de grandes plaques blanches et rondes pendues au cou ; quelques-uns avaient des anneaux passés dans les cartilages du nez : mais une parure assez générale à tous était des bracelets faits avec la bouche d’une grosse coquille sciée. Nous voulûmes lier commerce avec eux, pour les engager à nous apporter quelques rafraîchissements. Leur mauvaise foi nous fit bientôt voir que nous n’y réussirions pas. Ils tâchaient de saisir ce qu’on leur proposait et ne voulaient rien rendre en échange. A peine put-on tirer d’eux quelques racines d’ignames ; on se lassa de leur donner et ils se retirèrent. Deux canots voguaient vers la frégate à l’entrée de la nuit, une fusée que l’on tira pour quelque signal les fit fuir précipitamment.

Au reste, il sembla que les visites qu’ils nous avaient rendues ces deux derniers jours n’avaient été que pour nous reconnaître et concerter un plan d’attaque. Le 31, on vit, dès la pointe du jour, un essaim de pirogues sortir de terre, une partie passa par notre travers sans s’arrêter et toutes dirigèrent leur marche sur L’Étoile, que, sans doute, ils avaient observé être le plus petit des deux bâtiments, et se tenir derrière. Les nègres firent leur attaque à coups de pierres et de flèches. Le combat fut court. Une fusillade déconcerta leurs projets ; plusieurs se jetèrent à la mer, et quelques pirogues furent abandonnées : depuis ce moment nous cessâmes d’en voir.

Les terres de la Nouvelle-Bretagne ne couraient maintenant que sur l’ouest-quart-nord-ouest et l’ouest, et dans cette partie elles s’abaissaient considérablement. Ce n’était plus cette côte élevée et garnie de plusieurs rangs de montagnes ; la pointe septentrionale que nous découvrions était une terre presque noyée et couverte d’arbres de distance en distance. Les cinq premiers jours du mois d’août furent pluvieux ; le temps fut à l’orage et le vent souffla par grains. Nous n’aperçûmes la côte que par lambeaux, dans les éclaircies, et sans pouvoir en distinguer les détails. Toutefois, nous en vîmes assez pour être convaincus que les marées continuaient à nous enlever une partie du médiocre chemin que nous faisions chaque jour. Je fis alors gouverner au nord-ouest, puis nord-ouest-quart-ouest, pour éviter un labyrinthe d’îles, qui sont semées à l’extrémité septentrionale de la Nouvelle-Bretagne. Le 4 après midi, nous reconnûmes distinctement deux îles, que je crois être celles que Dampierre nomme île Matthias et île Orageuse. L’île Matthias, haute et montagneuse, s’étend sur le nord-ouest, huit à neuf lieues. L’autre n’en a pas plus de trois ou quatre, et entre les deux est un îlot. Une île que l’on crut apercevoir le 5, à deux heures du matin, dans l’ouest, nous fit reprendre du nord. On ne se trompait pas, et à dix heures la brume, qui jusqu’alors avait été épaisse, s’étant dissipée, nous aperçûmes dans le sud-est-quart-sud cette île, qui est petite et basse. Les marées cessèrent alors de porter sur le sud et sur l’est ; ce qui semblait venir de ce que nous avions dépassé la pointe septentrionale de la Nouvelle-Bretagne, que les Hollandais nomment cap Solomaswer. Nous n’étions plus alors que par zéro degré quarante et une minutes de latitude méridionale. Nous avions sondé presque tous les jours sans trouver de fond. Nous courûmes à l’ouest jusqu’au 7, avec un assez joli frais et beau temps, sans voir de terre. Le 7 au soir, l’horizon fort embrumé m’ayant paru, au coucher du soleil, être un horizon de terre depuis l’ouest jusqu’à l’ouest-sud-ouest je me déterminai à tenir pour la nuit la route du sud-ouest-quart-ouest ; nous reprîmes au jour celle de l’ouest. Nous vîmes dans la matinée, environ à cinq ou six lieues devant nous, une terre basse. Nous gouvernâmes à l’ouest-quart-sud-ouest et ouest-sud-ouest pour en passer au sud. Nous la rangeâmes environ à une lieue et demie. C’était une île plate, longue d’environ trois lieues, couverte d’arbres et partagée en plusieurs divisions liées ensemble par des battures et des bancs de sable. Il y a sur cette île une grande quantité de cocotiers, et le bord de la mer y est couvert d’un si grand nombre de cases qu’on peut juger de là qu’elle est extrêmement peuplée. Ces cases sont hautes, presque carrées et bien couvertes. Elles nous parurent plus vastes et plus belles que ne sont ordinairement des cabanes de roseaux, et nous crûmes revoir les maisons de Tahiti. On découvrait un grand nombre de pirogues occupées à la pêche tout autour de l’île, aucune ne parut se déranger pour nous voir passer et nous jugeâmes que ces habitants, qui n’étaient pas curieux, étaient contents de leur sort. A trois lieues dans l’ouest de celle-ci on vit du haut des mâts une autre île basse.

La nuit fut très obscure, et quelques nuages fixes dans le sud nous y firent soupçonner de la terre. En effet, au jour, nous découvrîmes deux petites îles dans le sud-est-quart-sud-3°-sud, à huit ou neuf lieues de distance. On ne les avait pas encore perdues de vue à huit heures et demie, lorsqu’on eut connaissance d’une autre île basse dans l’ouest-quart-sud-ouest, et, peu après, d’une infinité de petites îles qui s’étendaient dans l’ouest-nord-ouest et le sud-ouest de cette dernière, laquelle peut avoir deux lieues de long ; toutes les autres ne sont, à proprement parler, qu’une chaîne d’îlots ras et couverts de bois, rencontre désastreuse. Il y avait cependant un îlot séparé des autres et plus au sud, lequel nous parut être plus considérable. Nous dirigeâmes notre route entre celui-là et l’archipel d’îlots, que je nommai l’Échiquier, et que je voulais laisser au nord. Nous n’étions pas près d’en être dehors. Cette chaîne, aperçue dès le matin, se prolongeait beaucoup plus loin dans le sud-ouest que nous ne l’avions pu juger alors.

Nous cherchions comme je viens de le dire, à la doubler dans le sud ; mais à l’entrée de la nuit, nous y étions encore engagés, sans savoir précisément jusqu’où elle s’étendait. Le temps, incessamment chargé de grains, ne nous avait jamais montré dans un même instant tout ce que nous devions craindre ; pour surcroît d’embarras, le calme vint aussitôt que la nuit et ne finit presque qu’avec elle. Nous la passâmes dans la continuelle appréhension d’être jetés sur la côte par les courants. Je fis mettre deux ancres au mouillage et allonger leurs bittures sur le pont ; précaution presque inutile : car on sonda plusieurs fois sans trouver le fond. Tel est un des plus grands dangers de ces terres : presque à deux longueurs de navire des récifs qui les bordent, on n’a point la ressource de mouiller.

Heureusement le temps se maintint sans orages ; même vers minuit, il se leva une fraîcheur du nord qui nous servit à nous élever un peu dans le sud-est. Le vent fraîchit à mesure que le soleil montait et il nous retira de ces îles basses, que je crois inhabitées ; au moins, pendant le temps qu’on s’est trouvé à portée de les voir, on n’y a distingué ni feux, ni cabanes, ni pirogues. L’Étoile avait été dans cette nuit plus en danger encore que nous ; car elle fut très longtemps sans gouverner, et la marée l’entraînait visiblement à la côte, lorsque le vent vint à son aide. À deux heures après midi, nous doublâmes l’îlot le plus occidental et nous gouvernâmes à ouest sud-ouest.

Le 11 à midi, étant par deux degrés dix-sept minutes de latitude australe, nous aperçûmes, dans le sud, une côte élevée qui nous parut être celle de la Nouvelle-Guinée. Quelques heures après, on la vit plus clairement. C’est une terre haute et monteuse qui, dans cette partie, s’étend sur l’ouest-nord-ouest. Le 12 à midi, nous étions environ à dix lieues des terres les plus voisines de nous. Il était impossible de détailler la côte à cette distance ; il nous parut seulement une grande baie vers deux degrés vingt-cinq minutes de latitude sud, et des terres basses dans le fond qu’on ne découvrait que du haut des mâts. Nous jugeâmes aussi, par la vitesse avec laquelle nous doublions les terres, que les courants nous étaient devenus favorables ; mais, pour apprécier avec quelque justesse la différence qu’ils occasionnaient dans l’estime de notre route, il eût fallu cingler moins loin de la côte. Nous continuâmes à la prolonger à dix ou douze lieues de distance. Son gisement était toujours sur l’ouest-nord-ouest, et sa hauteur prodigieuse. Nous y remarquâmes surtout deux pics très élevés, voisins l’un de l’autre, et qui surpassent en hauteur toutes les autres montagnes. Nous les avons nommés les Deux Cyclopes. Nous eûmes occasion de remarquer que les marées portaient sur le nord-ouest. Effectivement nous nous trouvâmes le jour suivant plus éloignés de la côte de la Nouvelle-Guinée, qui revient ici sur l’ouest. Le 14, au point du jour, nous découvrîmes deux îles et un îlot qui paraissait entre deux, mais plus au sud. Elles gisent entre elles est-sud-est et ouest-nord-ouest corrigés ; elles sont à deux lieues de distance l’une de l’autre, de médiocre hauteur, et n’ont pas plus d’une lieue et demie d’étendue chacune.

Nous avancions peu chaque journée. Depuis que nous étions sur la côte de la Nouvelle-Guinée, nous avions assez régulièrement une faible brise d’est ou de nord-est, qui commençait vers deux ou trois heures après midi et durait environ jusque vers minuit ; à cette brise succédait un intervalle plus ou moins long de calme qui était suivi de la brise de terre variable du sud-ouest au sud-sud-ouest, laquelle se terminait aussi vers midi par deux ou trois heures de calme. Nous revîmes, le 15 au matin, la plus occidentale des deux îles que nous avions reconnues la veille. Nous découvrîmes en même temps d’autres terres, qui nous parurent îles, depuis le sud-est-quart-sud jusqu’à l’ouest-sud-ouest, terres fort basses, par-dessus lesquelles nous apercevions, dans une perspective éloignée, les hautes montagnes du continent. La plus élevée, que nous relevâmes à huit heures du matin au sud-sud-est du compas, se détachait des autres, et nous la nommâmes le Géant Moulineau. Nous donnâmes le nom de la nymphe Alie à la plus occidentale des îles basses dans le nord-ouest de Moulineau. A dix heures du matin, nous tombâmes dans un raz de marée, où les courants paraissaient porter avec violence sur le nord et nord-nord-est. Ils étaient si vifs que, jusqu’à midi, ils nous empêchèrent de gouverner ; et, comme ils nous entraînèrent fort au large, il nous devint impossible d’asseoir un jugement précis sur leur véritable direction. L’eau, dans le lit de marée, était couverte de troncs d’arbres flottants, de divers fruits et de goémons : elle y était en même temps si trouble que nous craignîmes d’être sur un banc ; mais la sonde ne nous donna point de fond à cent brasses. Ce raz de marée semblait indiquer ici ou une grande rivière dans le continent, ou un passage qui couperait les terres de la Nouvelle-Guinée, passage dont l’ouverture serait presque nord et sud. Suivant deux distances des bords du soleil et de la lune, observées à l’octan par le chevalier du Bouchage et M. Verron, notre longitude déterminée au port Praslin en différait de deux degrés quarante-sept minutes. Nous observâmes le même jour un degré dix-sept minutes de latitude australe. Le 16 et le 17, il fit presque calme ; le peu de vent qui souffla fut variable. Le 16, on ne vit la terre qu’à sept heures du matin, encore ne la vit-on que du haut des mâts, terre extrêmement haute et coupée. Nous perdîmes toute cette journée à attendre L’Étoile qui, maîtrisée par le courant, ne pouvait pas mettre le cap en route ; et le 17, comme elle était fort éloignée de nous, Je fus obligé de virer sur elle pour la rallier ; ce que nous ne fîmes qu’aux approches de la nuit. Elle fut très orageuse, avec un déluge de pluie et des tonnerres épouvantables. Les six jours suivants nous furent tout aussi malheureux : de la pluie, du calme, et le peu qui venta, ce fut du vent debout. Il faut s’être trouvé dans la position où nous étions alors pour être en état de s’en former l’idée. Le 17 après midi, on avait aperçu depuis le sud sud-ouest-5°-sud du compas jusqu’au sud-ouest 5°-ouest, à seize lieues environ de distance, une côte élevée qu’on ne perdit de vue qu’à la nuit. Le 18, à neuf heures du matin, on découvrit une île haute dans le sud-ouest-quart-ouest, distante à peu près de douze lieues ; nous la revîmes le lendemain, et elle nous restait à midi, depuis le sud-sud-ouest jusqu’au sud-ouest, dans un éloignement de quinze à vingt lieues. Les courants nous donnèrent, pendant ces trois derniers jours, dix lieues de différence nord ; nous ne pûmes savoir quelle était celle qu’ils nous donnaient en longitude.

Le 20, nous passâmes la ligne pour la seconde fois de la campagne. Les courants continuaient à nous éloigner des terres. Nous n’en vîmes point le 20 ni le 21, quoique nous eussions tenu les bordées qui nous en rapprochaient le plus. Il nous devenait cependant essentiel de rallier la côte et de la ranger d’assez près pour ne pas commettre quelque erreur dangereuse, qui nous fit manquer le débouquement dans la mer des Indes et nous engageât dans l’un des golfes de Gilolo. Le 22, au point du jour, nous eûmes connaissance d’une côte plus élevée qu’aucune autre partie de la Nouvelle-Guinée que nous eussions encore vue. Nous gouvernâmes dessus et, à midi, on la releva depuis le sud-sud-est-5°-sud jusqu’au sud-ouest, où elle ne paraissait pas terminée. Nous venions de passer la ligne pour la troisième fois. La terre courait sur l’ouest-nord-ouest, et nous l’accostâmes, déterminés à ne plus la quitter jusqu’à être parvenus à son extrémité, que les géographes nomment le cap Mabo. Dans la nuit nous doublâmes une pointe, de l’autre côté de laquelle la terre, toujours fort élevée, ne courait plus que sur l’ouest-quart-sud-ouest et l’ouest-sud-ouest. Le 23 à midi, nous voyions une étendue de côte d’environ vingt lieues, dont la partie la plus occidentale nous restait presque au sud-ouest, à treize ou quatorze lieues. Nous étions beaucoup plus près de deux îles basses et couvertes d’arbres, éloignées l’une de l’autre d’environ quatre lieues. Nous en approchâmes à une demi-lieue et, tandis que nous attendions L’Étoile écartée de nous à une grande distance, j’envoyai le chevalier de Suzannet, avec deux de nos bateaux armés, à la plus septentrionale des deux îles. Nous pensions y voir des habitations, et nous espérions en tirer quelques rafraîchissements. Un banc qui règne le long de l’île, et s’étend même assez loin dans l’est, força les bateaux de faire un grand tour pour le doubler. Le chevalier de Suzannet ne trouva ni cases, ni habitants, ni rafraîchissements.

Ce qui, de loin, nous avait semblé former un village, n’était qu’un amas de roches minées par la mer et creusées en caverne. Les arbres qui couvraient l’île ne portaient aucun fruit propre à la nourriture des hommes.

On y enterra une inscription. Les fateaux ne revinrent à bord qu’à dix heures du soir. L’Étoile venait de nous rejoindre. La vue continuelle de la côte nous avait appris que les courants portaient ici sur le nord-ouest.

Après avoir embarqué nos bateaux, nous tâchâmes de prolonger la terre autant que les vents constants au sud et au sud-sud-ouest voulurent nous le permettre.

Nous fûmes obligés de courir plusieurs bords, dans l’intention de passer au vent d’une grande île, que nous avions aperçue au coucher du soleil dans l’ouest et l’ouest-quart-nord-ouest. L’aube du jour nous surprit encore sous le vent de cette île. Sa côte orientale, qui peut avoir cinq lieues de longueur, court à peu près nord et sud, à sa pointe méridionale on voit un îlot bas et de peu d’étendue. Entre elle et la terre de la Nouvelle-Guinée, qui se prolonge ici presque sur le sud-ouest-quart-ouest, il se présentait un vaste passage dont l’ouverture, d’environ huit lieues, gît nord-est et sud-ouest. Le vent en venait, et la marée portait dans le nord-ouest ; comment gagner en louvoyant ainsi contre vent et marée ? Je l’essayai jusqu’à neuf heures du matin. Je vis avec douleur que c’était infructueusement, et je pris le parti d’arriver, pour ranger la côte septentrionale de l’île, abandonnant à regret un débouché que je crois très beau pour se tirer de cette suite éternelle d’îles.

Nous eûmes dans cette matinée deux alertes consécutives. La première fois, on cria d’en haut qu’on voyait devant nous une longue suite de brisants, et l’on prit aussitôt les amures à l’autre bord. Ces brisants, examinés ensuite plus attentivement, se trouvèrent être des raz d’une marée violente, et nous reprîmes notre route.

Une heure après, plusieurs personnes crièrent du gaillard d’avant qu’on voyait le fond sous nous ; l’affaire pressait, mais l’alarme fut heureusement aussi courte qu’elle avait été vive. Nous l’eussions même crue fausse si L’Étoile, qui était dans nos eaux, n’eût aperçu ce même haut-fond pendant près de deux minutes. Il lui parut un banc de corail. Presque nord et sud de ce banc, qui peut avoir encore moins d’eau dans quelque partie, il y a une anse de sable sur laquelle sont construites quelques cases environnées de cocotiers. La remarque peut d’autant plus servir de point de reconnaissance que, jusque-là, nous n’avons vu aucune trace d’habitation sur cette côte. A une heure après midi, nous doublâmes la pointe du nord-est de la grande île, qui s’étend ensuite sur l’ouest et l’ouest-quart-sud-ouest, près de vingt lieues. Il fallut serrer le vent pour la prolonger, et nous ne tardâmes pas à apercevoir d’autres îles dans l’ouest et l’ouest-quart-nord-ouest. On en vit même une au soleil couchant qui fut relevée dans le nord-est-quart-nord, à laquelle se joignait une batture qui parut s’étendre jusqu’au nord-quart-nord-ouest : ainsi nous étions encore une fois enclavés.

Nous perdîmes dans cette journée notre premier maître d’équipage, nommé Denis, qui mourut du scorbut. Il était malouin et âgé d’environ cinquante ans, passés presque tous au service du roi. Les sentiments d’honneur et les connaissances qui le distinguaient de son état important nous l’ont fait regretter universellement. Quarante-cinq autres personnes étaient atteintes du scorbut ; la limonade et le vin en suspendaient seuls les funestes progrès.

Nous passâmes la nuit sur les bords, et le 25, au lever du jour, nous nous trouvâmes environnés de terres. Il s’offrait à nous trois passages, l’un ouvert au sud-ouest, le second à l’ouest-sud-ouest, et le troisième presque est et ouest. Le vent ne nous accordait que ce dernier, et je n’en voulais point. Je ne doutais pas que nous ne fussions au milieu des îles des Papous. Il fallait éviter de tomber plus loin dans le nord, de crainte, comme je l’ai déjà dit, de nous enfoncer dans quelqu’un des golfes de la côte orientale de Gilolo. L’essentiel, pour sortir de ces parages critiques, était donc de nous élever en latitude australe : or, au-delà du passage du sud-ouest, on apercevait dans le sud la mer ouverte autant que la vue pouvait s’étendre : ainsi je me décidai à louvoyer pour gagner ce débouché. Toutes ces îles et îlots qui nous enfermaient sont fort escarpés, de hauteur médiocre, et couverts d’arbres. Nous n’y avons aperçu aucun indice qu’elles soient habitées.

A onze heures du matin, nous eûmes fond de sable sur quarante-cinq brasses ; c’était une ressource. A midi, nous observâmes cinq minutes de latitude boréale, ainsi nous venions de passer la ligne pour la quatrième fois. A six heures du soir, nous étions à même de donner dans le passage de l’ouest-sud-ouest. C’était avoir gagné environ trois lieues par le travail de la journée entière. La nuit nous fut plus favorable, grâce à la lune dont la lumière nous permit de louvoyer entre les pierres et les îles. D’ailleurs, le courant, qui nous avait été contraire tant que nous fûmes par le travers des deux premières passes, nous devint favorable, dès que nous vînmes à ouvrir le passage du sud-ouest.

Le canal par lequel nous débouquâmes enfin dans cette nuit peut avoir de deux à trois lieues de large. Il est borné à l’ouest par un amas d’îles et d’îlots assez élevés. Sa côte de l’est, que nous avions prise au premier coup d’œil pour la pointe la plus occidentale de la grande île, n’est aussi qu’un amas de petites îles et de rochers qui, de loin, semblent former une seule masse, et les séparations entre ces îles présentent d’abord l’aspect de belles baies ; c’est ce que nous reconnaissions à chaque bordée que nous rapportions sur ces terres. Ce ne fut qu’à quatre heures et demie du matin que nous parvînmes à doubler les îlots les plus sud du nouveau passage, que nous nommâmes le passage des Français. Le fond paraît augmenter au milieu de cet archipel en avançant vers le sud. Nos sondes ont été de cinquante-cinq à soixante-quinze et quatre-vingts brasses, fond de sable gris, vase et coquilles pourries.

Lorsque nous fûmes entièrement hors du canal, nous sondâmes sans trouver du fond. Je fis alors gouverner au sud-ouest.

Le passage des Français gît par quinze minutes de latitude sud, entre le cent vingt-huitième et le cent vingt-neuvième degré de longitude à l’est de Paris.