Voyage au pays de la quatrième dimension/Les surhommes

Bibliothèque-Charpentier (p. 190-196).

XXX

LES SURHOMMES

Ce fut tout naturellement que les recherches industrielles faites pour capter la vie préparèrent l’apparition des premiers surhommes, création plus rationnelle qui provoqua dans le monde scientifique une vive et légitime curiosité.

Au surplus, certains philosophes, depuis plusieurs siècles, s’étaient plu à annoncer l’arrivée sur terre de ces êtres merveilleux, et leur renommée poétique avait précédé le bruit que menaient les savants du Grand Laboratoire Central autour de leurs produits nouveaux et surhumains.

La fabrication et l’éducation des surhommes n’eurent cependant rien de particulièrement étrange dans un siècle où la technique chirurgicale avait atteint les limites extrêmes de la perfection.

En poursuivant l’étude attentive du corps humain, on avait décidé que celui-ci se composait, en réalité, de deux sortes de cellules très différentes : les unes immortelles, consacrées à la reproduction de l’espèce ; les autres mortelles et périssables, donnant au corps son apparence terrestre, l’outillant, durant quelques années, pour les fonctions qu’il devait remplir.

À bien prendre, la vie des cellules immortelles n’était autre que celle des amibes qui se reproduisent perpétuellement, par dédoublement. De même que dans ces animaux primitifs, il n’existe jamais à proprement parler, de mère ni d’enfant, mais un simple dédoublement ; de même les cellules de reproduction qui représentent les ovules ne meurent jamais, sauf par accident : elles se dédoublent indéfiniment, elles vivent autant que la race qu’elles perpétuent. Lorsqu’il s’agit de former un individu nouveau, elles se contentent seulement de sacrifier quelques-unes d’entre elles pour la formation transitoire et plastique du corps mortel d’un nouvel individu.

Le corps n’a donc, dans l’être humain, aucune importance définitive, ce n’est qu’un simple ornement temporaire. Au contraire, les cellules de reproduction nous intéressent puisqu’elles sont immortelles, puisqu’elles conservent et collectionnent elles-mêmes sans avoir comme on le croit à les transmettre les caractères et les perfectionnements de la race.

C’est sur ce principe très simple que l’on établit la construction des surhommes.

Après avoir isolé les cellules de reproduction de quelques beaux échantillons de la race, on se contenta de les éduquer, durant de longues années, en les greffant successivement sur des individus de toute espèce, sur des êtres humains ou sur des animaux. Par ce procédé, on agit ainsi comme on le faisait avec les écoliers d’autrefois, que l’on plaçait successivement dans plusieurs écoles préparatoires.

Au lieu de se préoccuper du corps entier de l’écolier, on se borna plus simplement à placer les cellules de production des futurs surhommes dans des corps différents, où elles pourraient compléter leur instruction, acquérir de la race et de l’expérience.

On eut ainsi, en observation, sur des lions, des oiseaux, des baleines, des chiens, des poètes ou des savants, soigneusement étiquetées, des cellules destinées à engendrer plus tard le corps savamment préparé des surhommes.

Quant à ce corps lui-même, on s’ingénia à le préparer de la façon la plus merveilleuse. Ce corps n’était, en effet, pour le futur surhomme, qu’un simple outil de travail, une forme plastique indispensable, mais subalterne, et dont la valeur dépendait uniquement de la valeur des cellules centrales de reproduction qui y seraient incorporées.

Au surplus, depuis longtemps, l’humanité savante avait su établir une distinction fondamentale entre la direction générale du corps et le corps lui-même.

Dès les âges les plus reculés, à la création même de ces instruments primitifs que l’on appelait la bicyclette, l’automobile ou l’aéroplane, les hommes avaient compris avec quelle facilité ils pouvaient compléter leur corps, lui adjoindre de nouveaux membres mécaniques, en augmenter la puissance, sans violer en aucune façon les règles naturelles.

Un cycliste, au bout de quelques kilomètres de trajet, se sentait maladroit lorsqu’il lui fallait recourir à la marche à pied ; l’habitude pour lui était perdue, il trébuchait et se trouvait désorienté sans l’instrument de marche qui lui était devenu indispensable.

On avait remarqué également que l’automobiliste ou l’aviateur, en cas de danger, loin de songer à lâcher le volant ou le levier, s’y maintenait avec force. Il sentait, en effet, que loin d’être un instrument indépendant de son corps, l’automobile ou l’aéroplane n’en était que le prolongement, et l’instinct de la conservation le poussait à garder le plus longtemps possible par devers lui cette augmentation de force, cet accroissement de son être en présence du danger. De même, en cas de naufrage, un opérateur de télégraphie sans fil se cramponnait de toutes ses forces à son appareil pour appeler du secours, l’instinct collectif de conservation sociale ayant remplacé dans le monde machiné par la science l’ancien instinct, qui portait l’homme à ne plus rien attendre que de ses seules forces naturelles en cas de danger.

Avec la greffe animale, pratiquée d’une façon si courante durant toute la période scientifique, cet accroissement artificiel du corps ne fut plus qu’un jeu ; le snobisme aidant, ce jeu entraîna parfois quelques exagérations. De même que l’on avait vu autrefois les automobilistes adopter successivement des 2, des 4, des G et des 8 cylindres, de même certaines personnes crurent intéressant d’augmenter indéfiniment leurs forces vitales. On vit couramment, au moyen de la greffe, les hommes d’alors avoir quatre poumons ou trois cœurs, un double allumage nerveux, des bras ou des jambes supplémentaires de rechange pour la marche normale ou l’alpinisme.

Ai-je besoin de le dire, on s’empressa de vouloir faire bénéficier les surhommes, lors de leur création, de tous ces avantages, et l’on compliqua la greffe animale de greffes mécaniques encore plus encombrantes.

Lorsque, après des années d’éducation, les cellules de reproduction des surhommes furent enfin greffées dans des corps en plein développement, on surchargea les malheureux de toutes les dernières inventions de la science. Ce ne furent plus bientôt que des êtres difformes, monstrueux, portant sur eux des appareils de télégraphie télépathique, des machines à calculer, des répertoires encyclopédiques réunissant, à eux seuls, sur un tableau central, toutes les connaissances humaines.

Pour supporter cet ensemble mécanique formidable, on eut recours à des greffes multiples, à des adjonctions de membres innombrables ; les surhommes furent bientôt des sortes d’éléphants monstrueux, multipodes, dépourvus de toute beauté plastique et que l’on dut immobiliser, pour la sécurité publique, dans les vastes salles du Muséum Central.

Les savants n’osèrent point avouer leur déconvenue ; ils cachèrent, aux yeux de tous, ces êtres monstrueux, inventés par leur orgueil.

Et tout cela n’eût été qu’un événement sans grande importance dans l’histoire du monde, si cette même année on n’avait constaté, aux environs du Grand Laboratoire Central, la disparition d’une jeune fille d’une grande beauté, qui, depuis longtemps, ne cachait point son mépris pour les savants du Grand Laboratoire Central et qui vivait, résolument en opposition avec les préoccupations de l’époque, une vie faite tout entière de grâce et d’élégance. Cette disparition fut infiniment mystérieuse : on parla de vengeance, de vivisection infâme, de haine irréductible de la beauté, engendrée par la science, mais le pouvoir des savants du Grand Laboratoire Central était tel, à cette époque, que l’affaire fut classée parmi les légendes et n’eut jamais d’autre suite.