Voyage au pays de la quatrième dimension/La conjuration des larves

Bibliothèque-Charpentier (p. 197-202).

XXXI

LA CONJURATION DES LARVES

Lorsque le mur de fond du Grand Laboratoire Central commença à se déplacer lentement et avec souplesse pour aller s’engouffrer dans la porte qui ouvrait sur la grande bibliothèque de l’Institut, on comprit que quelque chose d’anormal venait de se passer dans le monde scientifique, et l’on rechercha, tout aussitôt, les causes de ce curieux phénomène.

Depuis de longues années, les idées sur la matière et sur l’évolution s’étaient profondément modifiées ; on avait compris que le préjugé ancien qui faisait de l’évolution un modèle inimitable, était évidemment dénué de tout fondement, et que c’était dans une autre direction que l’homme devait chercher la voie naturelle du progrès. On se rappelait même, non sans sourire, l’époque lointaine où l’on glorifiait encore la beauté du travail, les bienfaits de l’association et la merveilleuse ascension réalisée depuis les débuts du monde par la nature en créant des êtres toujours plus complexes.

C’était, du reste, chose curieuse, la sociologie qui, la première, avait indiqué aux savants l’erreur séculaire dans laquelle ils s’entêtaient d’une absurde façon. L’histoire des sociétés nous prouve, en effet, que, de tout temps, l’homme s’est efforcé, non point de travailler, mais bien, au contraire, de se délivrer de tout souci matériel en faisant travailler les autres hommes ou des machines à sa place. De même, lorsque l’homme accepte le contrat social qui le groupe en société, il ne cède qu’à un simple mouvement de paresse, il cherche à se spécialiser, à ne plus accomplir qu’une partie de l’effort général, à ne répéter jamais que le même geste, et à suivre en cela la loi du moindre effort.

C’est ce qui fait que des êtres fort malheureux, dans une condition sociale inférieure, ont préféré bien souvent rester dans cet état plutôt que de tenter un effort qui eût pu les relever, et c’est également pour cela que les grands conquérants et les maîtres du monde ont toujours trouvé facilement de dociles sujets préférant obéir aux ordres d’un autre plutôt que de tenter par eux-mêmes l’effort nécessaire. Dans tous les cas, qu’il s’agisse de maîtres ou d’esclaves, ce fut toujours le moindre effort et le moindre danger que les uns cherchaient à réaliser par en haut et d’autres par en bas.

La nature, dans ses créations successives, n’a fait qu’indiquer à l’avance cette prétendue marche en avant des civilisations. C’est par la loi du moindre effort que fut toujours dirigé le travail de la matière ; c’est en vertu de cette même loi que se Créèrent, entre les atomes élémentaires, des associations toujours plus complexes, satisfaisant toujours davantage à ce désir de paresse qui mène le monde.

À l’encontre de ce que l’on croyait dans les premiers âges de la science, la dissociation de la matière n’est donc point une diminution, un retour au néant, mais bien, un effort que la matière accomplit vers l’idée, pour retourner à l’individualisme supérieur après s’être enrichie des multiples expériences de l’association. L’association en corps organisés n’est, au contraire, qu’un arrêt, une spécialisation diminuant l’universelle activité primitive, un moment de paresse dont une rapide dissociation fera plus tard justice. La philosophie hindoue, qui prêcha le retour, non pas au néant, mais au nirvana, avait seule compris, dans les temps anciens, cette marche véritable du monde vers la perfection individuelle.

Lorsque les chercheurs de la période scientifique eurent enfin compris cette vérité fondamentale, ils cessèrent, petit à petit, de s’intéresser aux organisations complexes, et ils s’efforcèrent, au contraire, de mettre au premier plan et de dégager comme il convenait l’atome élémentaire comprenant à lui seul toutes les énergies possibles du monde, l’atome-type contenant en germe toutes les forces connues, toutes les possibilités imaginables.

Cet atome élémentaire, père de tous les corps simples et de toutes les énergies connues ; cette larve, comme on le surnomma dans la suite, on finit par le dégager, par le reconstituer par synthèse dans son état primitif, tel qu’il existe au début des mondes, lorsqu’il n’est encore qu’une simple particule de l’éther.

Ce fut, je n’ai pas besoin de le dire, l’acte le plus triomphal de la période scientifique, et tout se serait passé le mieux du monde si l’on n’avait eu la fâcheuse imprudence d’emprunter, pour réaliser cette culture, certains éléments à des cerveaux humains, construits, comme on le sait, à quatre dimensions, et doués, par conséquent, de conscience.

Ces larves, cultivées en grande quantité dans le Grand Laboratoire Central, ne furent point suffisamment surveillées. Il y en eut qui, tout naturellement, s’échappèrent au travers des murs, d’autres qui se logèrent dans des objets matériels situés aux environs du Laboratoire ; et ce fut tout aussitôt une étrange série de phénomènes bien faits pour dérouter les savants d’alors.

On vit, comme au temps des légendes antiques les plus terrifiantes, la terre s’entr’ouvrir, des êtres fabuleux germer spontanément et mourir d’un défaut de construction, comme certains monstres de la préhistoire. Il y eut des monuments publics qui se mirent à remuer, à gémir comme de véritables êtres vivants, d’autres qui s’échappèrent en masses informes au travers de la campagne, comme des blocs de matière en fusion, par suite d’un incompréhensible travail moléculaire.

Visiblement, ces larves artificielles, germées trop vite, incapables de rester isolées, remplies d’idées modernes et désorganisées par des siècles d’organisation, tentèrent d’échapper à leur formidable individualité en s’associant, au hasard de la matière, en improvisant autour d’elles des êtres hâtivement construits et mal conçus.

On put craindre un moment que ce mouvement d’organisation ne gagnât toute la matière et ne bouleversât le monde. Fort heureusement, les phénomènes diminuèrent petit à petit, par dispersion. On eut bien, de-ci de-là, quelques apparitions déconcertantes de fantômes innommables, des mouvements bizarres d’objets matériels que l’on ne put expliquer, mais l’association de la matière ne se poursuivit pas plus avant, et les produits monstrueux de ces larves, mal accoutumés au milieu, ne tardèrent pas à périr.

L’expérience, on le devine, ne fut point renouvelée : ce fut toutefois à partir de ce moment-là que l’on commença à mieux comprendre tout ce qu’était la vie de la matière et à ne plus considérer les objets matériels comme de simples créations inférieures, indignes de l’homme. On redouta de troubler à nouveau ces réservoirs formidables de forces et d’énergies inconnues que contenait la nature ; et l’homme, prudemment, continua à vivre sa vie sur l’immense cimetière du monde qu’il savait peuplé désormais de morts-vivants