Voyage au pays de la quatrième dimension/Les quatre dimensions de l’esprit

Bibliothèque-Charpentier (p. 110-116).

XVIII

LES QUATRE DIMENSIONS DE L’ESPRIT

Ce fut, on peut bien le dire maintenant, la retentissante aventure des singes qui entraîna la fin du Léviathan.

Depuis ses origines, le Léviathan s’était développé d’une façon essentiellement matérialiste, suivant les données mécaniques de la science. Il représentait, en somme, un être monstrueux et hors série, analogue aux animaux géants antédiluviens que leur manque de proportions condamnait d’avance à une disparition inévitable.

Ce que l’on saisit mieux encore, lorsque le Léviathan eut disparu, ce fut la différence essentielle qui le séparait de l’être humain, et, d’une façon générale, de tous les autres êtres.

Jusque-là, on n’avait pu comprendre, d’une façon très claire, quelle était la constitution véritable de l’esprit humain. On entrevoyait bien, sans doute, que les idées étaient alimentées par la sensation et que, d’autre part, elles se réfléchissaient sur l’écran de la conscience ; mais tout cela restait dans l’obscur domaine des mots et ne pouvait avoir que la valeur d’une spéculation philosophique.

La constitution de l’esprit humain apparut, au contraire, des plus claires lorsque l’on commença à comprendre que sur terre, en dehors de l’espace à trois dimensions perçu par nos sens, il existait une quatrième dimension grâce à laquelle on pouvait saisir intégralement l’univers.

Cette quatrième dimension, aux premiers âges du monde, ne pouvait être perçue que par l’esprit. Elle fut ce qu’on appela, faute de mieux, la conscience. Grâce à cette notion tout intérieure, l’homme pouvait se faire une idée intégrale de la nature, compléter les notions de l’espace à trois dimensions fournies par les sens, par la quatrième dimension perçue intérieurement, et se former ainsi des idées générales, des vues scientifiques irréprochables de l’univers entier.

Il fallut des siècles et des siècles de recherches pour que cette notion, cependant si simple, se fît jour dans l’esprit humain. On comprenait bien que tous les renseignements homogènes fournis par les sens n’avaient point de valeur intellectuelle s’ils ne se complétaient pas du jugement de l’esprit ; on sentait bien que cette notion intérieure hétérogène n’était cependant point particulière à tel ou tel esprit, mais qu’elle les dominait tous ; on comprenait également qu’elle seule pouvait fournir le lien nécessaire entre le passé et le présent, suggérer les notions de permanence, d’éternité ou d’art, mais aucun philosophe n’était parvenu à établir la nature exacte de ce sens intime, et, faute de mieux, la quatrième dimension, perçue seulement par l’esprit humain, fit les frais de toutes les religions. On projeta au dehors les heureux enseignements qu’elle donnait à l’intelligence humaine ; on inventa des objets extérieurs qui s’appelaient le temps, l’éternité, dieu ou l’infini, et l’on ne comprit point que l’intelligence humaine était le centre du monde, qu’elle seule réunissait, d’une façon complète, toutes les connaissances possibles capables de nous révéler la nature entière dans son intégralité.

L’idée de la quatrième dimension englobant le temps, on ne comprit pas enfin qu’elle n’avait, à proprement parler, ni commencement ni fin, qu’elle était simultanée chez tous les êtres, à toutes les époques, et l’on se contenta de penser qu’elle était transmise héréditairement de père en fils avec la vie.

Le Léviathan, lui, ignora toujours cette science intime de la quatrième dimension. Entièrement construit à l’imitation des sens, il ne connut, durant toute son existence, que les seuls renseignements matérialistes à trois dimensions fournis par les sens. Il fut le dieu voulu par l’homme à l’image de ses théories d’alors.

Et dès lors son existence se poursuivit avec toute la folle inconscience que peut présenter une activité scientifique dépourvue de tout contrôle intérieur. Logiquement, tout ce que faisait le Léviathan était bien fait puisqu’il n’agissait qu’en déduction de croyances auxquelles il devait la vie. Son règne ne fut, en résumé, qu’une perpétuelle pétition de principe bien faite pour satisfaire aux exigences scientifiques les plus rigoureuses.

Le Léviathan ne connaissait point de contradictions, il ignorait la haine et le sacrifice ; le dévouement était pour lui sans signification, et l’amour inconnu.

Les règles sociales une fois posées, il suffisait de les suivre sans y rien changer, et elles ne pouvaient se contredire. Du jour où l’on avait admis que l’homme-cellule ne pouvait vivre en dehors de la société, qu’il lui devait tout, que d’elle seule dépendait son existence matérielle, tout acte commis par le Léviathan ne pouvait l’être qu’au bénéfice de toutes les cellules sociales.

Son organisation communiste des plus absolues se compléta bientôt d’une répartition savante des anciennes fonctions humaines coupées en morceaux. Les fonctions de reproduction de la race furent elles-mêmes confiées à des laboratoires, toute initiative individuelle fut remplacée par d’indiscutables instructions données à chacun pour les moindres actes de sa vie.

On se félicita bientôt de la suppression définitive des tribunaux, qui n’avaient plus de raison d’être, le monde étant désormais condamné à la perfection et toute révolte individuelle ne relevant plus que du domaine médical.

Il y eut bientôt, dans tout le Léviathan, comme une formidable vague d’ennui qui s’abattit sur tous les hommes. Dépourvus d’initiative et de toute émulation, les êtres humains ressemblaient chaque jour davantage aux cellules disciplinées qui composaient leur propre corps.

On savait que le Léviathan, basé sur la logique scientifique la plus exacte, ne pouvait se tromper ; que s’il agissait mal, ce ne pouvait être que pour éviter un plus grand mal, et l’on en vint à s’abandonner complètement au formidable réseau scientifique qui composait son corps.

Il fallut l’extraordinaire aventure des singes pour réveiller les cellules humaines de leur dangereuse léthargie.

On parla tout d’abord, avec étonnement, de ce couple de gorilles qui, enfermés dans une des cages du Muséum, avaient pu, grâce à un lent travail, écarter deux barreaux, ouvrir la porte et se cacher, de nuit, dans le laboratoire de vivisection où l’on se proposait de commencer de longues et intéressantes expériences sur leurs deux petits que l’on avait enlevés la veille à leur affection.

On commenta vivement l’épouvantable audace de la mère qui, s’emparant d’instruments de chirurgie, n’avait point hésité à assassiner deux savants du Muséum et à s’enfuir ensuite sur les toits en emportant ses enfants.

Cette révolte individuelle, venant d’un simple animal, frappa vivement les hommes-cellules de ce temps-là, dont on sacrifiait chaque jour les enfants pour les besoins de la science, sans provoquer de leur part aucune protestation.

Un parti de révoltés se forma bientôt, composé de quelques penseurs qui, depuis longtemps déjà, étaient arrivés à comprendre le rôle exact que jouait la quatrième dimension dans l’esprit humain.

Ils n’hésitèrent point à dénoncer le Léviathan comme n’étant qu’un animal monstrueux, inconscient, construit à trois dimensions, et incapable, par cela même, de régner utilement sur le monde.

Chose curieuse : le Léviathan, pour qui la contradiction était inconnue, demeura passif pendant tout le temps que s’instruisit son procès devant le tribunal de l’opinion ; et, petit à petit, le réveil des consciences se complétant, on comprit, le jour où l’on voulut en finir avec sa toute-puissance, que cette toute-puissance était déjà morte depuis longtemps.