Voyage au pays de la quatrième dimension/L’erreur du vingtième siècle

Bibliothèque-Charpentier (p. 103-109).

XVII

L’ERREUR DU XXe SIÈCLE

Il est facile de s’en rendre compte avec le recul du temps : la désastreuse apparition sur terre du Léviathan, substituant sa colossale personnalité artificielle aux individualités humaines, fut entièrement due à l’erreur scientifique, étroite et puérile du vingtième siècle. Je dis puérile, car un peu de réflexion suffit à faire comprendre que l’homme ne saurait en aucune façon s’évader de sa double personnalité matérielle et morale, et qu’il lui faut recourir tour à tour à l’analyse et à la synthèse pour raisonner, comme il lui faut aspirer et expirer tour à tour pour vivre.

Que dirait-on d’un orfèvre qui refuserait désormais de travailler l’or brut qu’il possède et qui voudrait le vendre à ses clients en leur persuadant que cette matière est la vérité toute nue, sans fard, sans artifice, et que rien ne vaut la matière brute telle que la nature nous l’offre dans toute son authenticité ?

Que dirait-on également d’un orfèvre qui prétendrait nous vendre un bijou finement ciselé, mais dont la matière ne serait point authentique ? Nous aurions pour lui toutes les sévérités du roi Hiéron.

Que dirions-nous également d’un orfèvre qui prétendrait nous vendre son travail dégagé de toute espèce de matière et nous faire acheter le rêve qu’il a conçu d’une œuvre d’art ?

Le premier serait pour nous une brute grossière, le second un voleur et le troisième un fou.

Ce furent cependant, en matière d’art, à ces différents marchands que le vingtième siècle donna sa clientèle. Avec bon sens, toutefois, il repoussa presque tout aussitôt les fous et les voleurs : mais il se confia définitivement aux marchands de matière brute. Pas un instant, il ne se dit qu’en dehors de ces trois catégories pouvait en exister une quatrième, composée d’artistes véritables, puisant dans la nature de la matière vraie et la transformant ensuite, par l’intermédiaire de leur pensée, en objets d’art d’un prix inestimable.

C’est assez dire que les partisans de la matière brute eurent vite raison des seuls adversaires qu’on leur opposait ; ils démontrèrent sans difficulté le vide des idéologues, ils dénoncèrent aisément l’imposture des esthètes faussaires, et l’on se consacra désormais sans réserve au culte de l’art nouveau, qui n’avait à bien prendre qu’un seul défaut, celui d’exclure toute idée, même lointaine, d’un art quelconque, puisqu’il ne lui était point nécessaire de recourir à la pensée intermédiaire d’un artiste.

Au surplus, la paresse intellectuelle de chacun y trouvant son compte, on renonça bientôt à tout effort individuel de pensée ; on se confia, chaque jour davantage, aux certitudes matérielles ; et, comme la pensée ne saurait perdre ses droits dans l’humanité, pas plus que l’expiration physique dont nous parlions tout à l’heure, sous peine de mort, on se contenta de principes dégénérés, de formules sociales extérieures préparant la déchéance des individualités humaines et le triomphe du Léviathan.

Le plus extraordinaire dans cette aventure, ce fut l’étonnant prétexte anticlérical que l’on prit alors pour répudier toute conception idéaliste.

Avec le progrès des idées libres et l’envahissement de la science, il n’est point besoin de rappeler que ce soi-disant péril clérical était alors complètement chimérique. Dans des pays de liberté tels que la France, par exemple, le retour d’une autorité religieuse était tout aussi illusoire que la restauration possible d’un despotisme politique à la manière des temps passés.

Mais l’annonce de ce péril fantôme servit de prétexte. On n’hésita pas à accuser de réaction et d’obscurantisme tous ceux qui osaient prétendre que l’idée devait dominer le monde, que les préoccupations matérielles ne devaient passer qu’au second plan, et que le culte de l’art et le développement des idées étaient, en somme, le seul but spécial proposé à l’activité humaine.

Tout naturellement, je le répète, les idées ne perdant pas leurs droits, on se contenta d’en avoir d’insuffisantes ou de mauvaises, et l’on s’efforça de détruire toutes celles qui, accumulées par de longs siècles de recherches et d’efforts, formaient le fond même de la race et permettaient à un homme nouveau de prolonger en sa personne l’effort des siècles au lieu de l’ébaucher d’une façon puérile au cours de quelques années d’insignifiante activité.

Un peu partout, dans toutes les manifestations de l’activité humaine, on s’efforça de couper les racines traditionnelles, et cette guerre acharnée se manifesta dans les moindres détails de la vie quotidienne.

En peinture, en sculpture, en musique, on voulut innover bruyamment, ne plus tenir compte des siècles de recherches et d’expériences qui avaient précédé ; les peintres n’eurent plus ni métier, ni technique ; les sculpteurs n’en conservèrent quelques souvenirs que par l’intermédiaire de leurs praticiens. Quant aux musiciens, ils rejetaient délibérément vingt siècles de grâce naturelle et d’harmonie, voulues par des générations de penseurs et de poètes.

Cette poursuite se marqua plus encore dans l’établissement des programmes scolaires, dans la suppression des études classiques et un mur artificiel fut élevé devant chaque enfant, entre la constatation présente de résultats incompréhensibles et l’étude des causes et des raisons logiques des faits actuels. On sentit bien désormais que l’on vivait toujours sur la terre des morts, mais la porte du cimetière fut définitivement fermée, et personne n’apprit plus à connaître quelles avaient été les souffrances et les joies, les volontés et l’effort de ces parents intellectuels à jamais disparus.

Il n’y eut point d’exception dans cette proscription puérile du passé, et il ne fut point jusqu’aux comédiens et aux spectacles que l’on ne séparât à tout jamais des traditions classiques d’autrefois.

Le plus curieux, c’est que la même poursuite se retourna contre les savants eux-mêmes. Par un irrésistible besoin d’idées générales et d’anticipations scientifiques, on en vint à donner le nom de savants à ceux qui, par de simples jeux de pensée, prédisaient l’avenir ou construisaient de toutes pièces des systèmes hasardeux. On écoutait ces charlatans avec la même joie que mettaient les Gaulois d’autrefois à entendre conter les fabuleuses histoires de voyageurs qui venaient de loin.

On tint, au contraire, dans le plus profond mépris les savants véritables qui, par leurs recherches incessantes, par leurs classifications certaines, construisaient traditionnellement les bases inébranlables de la science, et dont les travaux de pure constatation servaient, en somme, de support aux imaginations des chercheurs.

En matière de travaux historiques, on traita de réactionnaires poussiéreux les savants véritables, qui mettaient au jour une laborieuse documentation ; tous les honneurs allèrent, au contraire, aux écrivains hâtifs qui utilisaient ces documents pour les transformer en synthèses rapides et hasardeuses.

En science naturelle, la même accusation fut portée contre les classifications de la chimie et de la biologie : on n’estima plus que les devins.

Sans s’en rendre compte, l’humanité n’avait fait que tuer les artistes et les savants véritables en les accusant de réaction. En honorant, au contraire, les sorciers et les faiseurs de tours, elle ne fit que retomber sans s’en douter, dans le fétichisme le plus grossier ; elle manqua du même coup l’idée qu’elle, voulait combattre et la science qu’elle voulait soutenir, et cette décadence déplorable la livra sans défense au groupement artificiel et sans issue du Léviathan à cet être monstrueux et sans cerveau dont on attendait toute direction.