Voyage au pays de la quatrième dimension/Le chien dissocié

Bibliothèque-Charpentier (p. 124-130).

XX

LE CHIEN DISSOCIÉ

Parmi les aventures monstrueuses qui marquèrent les débuts de la période scientifique, il faut noter tout particulièrement l’extraordinaire histoire de la Société d’Exploitation Commerciale de la Planète Mars.

La Terre fut, à ce moment-là, à deux doigts de sa perte, et la moindre imprudence, sans un invraisemblable concours de circonstances, eût amené sa destruction complète.

On sait que depuis de longues années les savants s’étaient préoccupés de communiquer avec la planète Mars. On avait finalement déterminé l’emplacement le plus favorable aux essais de communication interplanétaire et l’on avait établi là un champ d’expériences immense.

Les résultats obtenus étaient tenus rigoureusement secrets. C’était en effet une société financière, au capital de plusieurs milliards, qui avait résolu d’établir les communications nécessaires, et il était bien entendu que cette société se réservait le bénéfice exclusif des secrets qu’elle pourrait ainsi découvrir.

Longtemps les résultats furent négatifs. On dessinait bien sur le sol d’immenses triangles lumineux ou des cercles, on décida même un jour de faire des dépenses folles pour reconstituer lumineusement, sur une base de 400 kilomètres, la construction du carré de l’hypoténuse. Aucune réponse probante ne venait de Mars.

On essaya également de reproduire sur le sol, en lumière noire cette fois, le diagramme d’une impression phonographique. Cette fois le résultat fut immédiat, et ce fut, tremblant d’émotion et de stupeur, que le télégraphiste enregistra un radio-télégramme, venu sans aucun doute de la planète Mars et rédigé en français :

— « Oui, » disait-il, « c’est plus intelligent ». On crut d’abord à une plaisanterie faite par des ennemis de la Société Commerciale ; puis, bientôt, il fallut se rendre à l’évidence ; les communications devinrent plus actives, et des instructions précises furent données par les marsiens sur la façon dont on pouvait communiquer avec eux commodément, au moyen de fluides capables de traverser l’éther.

On apprit ainsi, avec stupeur, que les marsiens, depuis l’invention de la télégraphie sans fil, savaient tout ce qui se passait chez nous et qu’ils étaient instruits des moindres détails de notre vie. Je n’ai pas besoin de vous dire que ces communications restèrent secrètes, la Société conservant jalousement les renseignements qu’elle pouvait ainsi obtenir des marsiens.

Les relations se développant chaque jour davantage, d’importantes questions furent posées à nos voisins sur la façon dont on pouvait obtenir l’énergie à bon marché par la dissociation de la matière.

Depuis longtemps en effet, depuis les travaux prophétiques du docteur Gustave Le Bon et la découverte du radium, cette question préoccupait vivement sur terre tous les savants. On comprenait bien, en effet, que la matière, jadis considérée comme inerte et ne pouvant restituer que l’énergie qu’on lui avait d’abord fournie, était au contraire un colossal réservoir d’énergie. C’est ainsi, d’après le docteur Le Bon, que si l’on arrivait à dissocier.

par exemple, une petite pièce de cuivre de un centime, pesant un gramme, on obtiendrait 310 milliards de kilogrammètres, soit environ six milliards huit cents millions de chevaux-vapeur, si ce gramme de matière était dissocié en une seconde.

Cette quantité d’énergie, répartie convenablement, eût été capable d’actionner, à 36 kilomètres à l’heure, un train de marchandises de 500 tonnes sur un peu plus de quatre fois un quart la circonférence de la terre. Pour faire effectuer, à l’aide du charbon, ce trajet au même train, il eût fallu dépenser 2.830.000 kilogrammes de charbon, soit 68.000 francs au lieu de 1 centime.

Il faut avouer que la question de dissociation de la matière, en dehors de son intérêt scientifique, présentait pour des financiers un intérêt économique sérieux.

La réponse des marsiens fut satisfaisante mais incomplète :

— « Pas le temps de vous donner explications ; envoyons immédiatement effluve dissociant sur corps quelconque à côté de votre appareil ».

Ce corps quelconque se trouvait être une simple côtelette d’agneau, posée dans une assiette et représentant le déjeuner du télégraphiste qui, pris au dépourvu, l’avait laissée refroidir à côté de lui.

Quelques secondes après, par des brûlures, par de petits incendies qui se produisirent tout autour, on commença à comprendre que la côtelette se dissociait lentement, et le Conseil d’administration, aussitôt prévenu, accourut.

Durant trois longues heures, les savants étudièrent avec une véritable terreur les phénomènes qui se produisirent.

Tout d’abord, les symptômes de dissociation semblaient s’être localisés à l’extrémité de l’os de la côtelette, puis bientôt on constata que la désagrégation gagnait, de proche en proche, l’os tout entier, puis la noix qui se trouvait à côté.

Nul doute, le phénomène de dissociation n’était point localisé comme dans les observations faites précédemment avec le radium ; c’était au contraire comme une faculté de désagrégation qui se transmettait rapidement, qui gagnerait bientôt les objets environnants, la maison, la contrée, le pays, la terre entière peut-être ?

Comment endiguer de pareils phénomènes ? comment en arrêter le développement ? Les appareils de télégraphie interplanétaire, détruits dès le début par l’incendie, ne permirent point de demander à ce sujet quelques instructions urgentes.

Au surplus, les phénomènes commençaient à prendre une intensité véritablement effrayante. La dissociation se faisait visiblement par à-coups : tantôt ce n’étaient que de simples brûlures, tantôt de violentes détonations ébranlant les murs, renversant les assistants. Dans quelques minutes, dans quelques secondes peut-être, on allait sans doute assister à une destruction totale, à une explosion véritable de l’univers entier.

C’est alors que se passa un événement des plus simples, des plus imprévus, et qui suffit cependant, ce jour-là, pour changer la face du monde.

Brusquement, tandis que les savants, consternés, se taisaient autour de la table mystérieuse, le chien du concierge de l’usine qui passait par là, bondit subitement dans la pièce, s’empara de la côtelette et s’enfuit avec elle dans la campagne. On s’élança tout aussitôt à sa poursuite : l’animal semblait devenu fou ; il faisait des bonds désordonnés, ses forces centuplées lui permettaient de dépister les plus habiles aviateurs lancés à sa poursuite.

À la fin, traqué de toutes parts, fou de douleur, brûlé par cette côtelette infernale qu’il avait avalée, il se précipita dans le fleuve, et pendant deux mois, ce fut une succession de phénomènes terrifiants, bien faits pour dérouter toute imagination humaine.

Le fleuve s’était transformé en un véritable volcan, rejetant de l’eau bouillante, débordant d’un seul coup, disparaissant dans la terre, pour reprendre brusquement, pendant quelques heures, son cours normal.

Il y eut à ce moment-là des choses folles dont on ose à peine enregistrer le récit. Il sembla que l’esprit du chien, dissocié lui aussi, influait sur les effrayants phénomènes qui se produisirent. On vit, certain jour, l’eau de la rivière se couvrir d’une épaisse toison de poils, puis d’embryons informes.

Un jour que le maître du chien, avec d’autres curieux, s’était approché du fleuve, on vit comme une queue énorme et poilue se dresser hors des vagues et s’agiter, tandis qu’une langue d’eau démesurée balayait les berges et venait mourir jusqu’aux pieds du maître épouvanté. Visiblement l’instinct du chien se dissociait à son tour et l’on en conçut une indicible terreur.

Puis, tous les phénomènes se calmèrent ; la dissociation s’arrêta — personne ne sut au juste pourquoi — et le monde scientifique retrouva, pour quelques mois seulement, le calme des temps passés.