Voyage au mont Athos/02
VOYAGE AU MONT ATHOS,
Chose assez singulière ! ces ermites relégués sur le haut du rocher ont trouvé des continuateurs, qui vivent loin des habitations, comme des bêtes fauves. Lorsqu’ils ne trouvent plus à se nourrir sur la montagne, ils descendent à la porte des monastères et échangent contre des légumes, de petits chapelets et des croix sculptées. Malgré l’aversion qu’ils témoignent aux moines, ceux-ci les vénèrent comme des saints. En venant du monastère russe, nous en vîmes un accroupi sur un rocher, véritable homme des bois, qui n’avait pour tout vêtement que sa barbe démesurément longue. Il est vrai que la légèreté de ce costume avait son excuse dans la chaleur de l’atmosphère.
J’ai parlé de la règle qui interdit à toute femme et à tout animal du sexe femelle l’entrée de la montagne. Il est probable que cette règle rigoureuse, dans laquelle on a cru voir un scrupule exagéré, a été une mesure toute politique pour chasser les habitants qui persistaient à rester sur la montagne, et en interdire l’entrée même aux bergers qui eussent été tentés d’y conduire leurs troupeaux.
Les monastères de l’Athos ont joué un rôle important sous les empereurs byzantins. C’est là que se recrutaient les patriarches. « On prit souvent, dit Gregoras, dans les monastères, pour les élever au patriarcat, des moines ignorants, car les princes choisissent pour les grandes places tels sujets qui leur soient soumis servilement. » Quelquefois cependant ces patriarches disposèrent de l’empire. J’aurai plus loin l’occasion de parler de la secte des Palmites, qui prit naissance sur l’Athos et agita longtemps la chrétienté orientale.
Nous pouvions observer chaque jour au couvent de Koutloumousis, à quelques minutes de Kariès, les habitudes des caloyers. Laissant le soin de l’agriculture et du jardinage aux frères lais, ces cénobites ne font absolument rien que prier. Le matin ils descendent de leurs cellules, chantent les matines, entendent la messe, vont au réfectoire, assistent aux vêpres à quatre heures, soupent à six, disent complies, se couchent avec le soleil et se relèvent au milieu de la nuit pour aller à l’église. Ces différents exercices sont annoncés par une simandre[2]. En dehors de l’eukologue (bréviaire), ils lisent peu. Il y en a cependant quelques-uns qui ont voyagé, vu, étudié et acquis une instruction sérieuse. Malgré cela les bibliothèques sont dans un état de désordre dont on ne peut se faire idée, et l’emploi de cartophilaax[3] est une sinécure.
Mais si les moines ont négligé l’étude des lettres, ils ont continué les travaux de peinture, de gravure et de sculpture sur bois qui leur ont fait une si grande célébrité. Le catholicon de Kariès donne une suite de fresques de l’époque la plus savante de l’école athonite. Ces peintures sont de Manuel, surnommé Panselinos (πανασεληνη pleine lune), né à Salonique vers le douzième siècle, date très-vague, mais que je n’ai pu avoir plus précise. Panselinos est considéré non-seulement comme le chef de l’école athonite, mais encore comme le maître de l’école byzantine tout entière. Les traditions de cette école ont été transmises dans un livre intitulé : Ερμηνεια της Zωγρανίκης Guide de la peinture[4], rédigé vers 1650, par le moine Denys, du couvent de Fourna, près d’Agrapha en Thessalie, et son élève Cyrille de Chio. Ce manuel donne les recettes pour peindre, la manière de représenter les sujets religieux et l’ordre dans lequel ils doivent être disposés. Rédigé dans le but d’empêcher la défiguration des compositions religieuses, il a lié les peintres dans un réseau de règles invariables, et fait disparaître de leurs œuvres toute inspiration individuelle.
On a cru voir dans les mosaïques et les fresques des premiers siècles chrétiens une inspiration immédiate, puisée dans les préceptes de la foi nouvelle. Il suffit d’observer attentivement ces compositions pour se convaincre qu’il n’y a dans ces longues figures au type grec, au geste pétrifié et aux draperies régulièrement plissées, qu’une appropriation maladroite des chefs d’œuvre de l’antiquité aux besoins du nouveau culte. Ce reste de style d’emprunt, et cette maladresse même donnent à ces productions un mélange de science et de naïveté qui étonne et séduit. Y eut-il dès ce temps-là un traité de la peinture religieuse indiquant certaines règles de composition immuables ? Cela n’est pas probable ou s’il y en eut un, Manuel Panselinos s’en est souvent écarté, car, le Guide dont les peintres du mont Athos ont chacun un exemplaire entre les mains, est dédié à Manuel Panselinos et semble fait d’après son œuvre. Le peintre moine a donc fait au mont Athos le même travail qu’ont fait les peintres italiens d’après ces mêmes fresques byzantines, exilées en Italie par la querelle des iconoclastes. Il a conservé le style, et s’inspirant de la nature, peut-être même aussi des fragments de la statuaire grecque trouvés sur la montagne, il a donné plus d’ampleur aux contours, de réalité dans l’expression et de poésie dans la conception. Après lui, il y eut une sorte de renaissance qu’on suit jusqu’au dix-septième siècle à travers l’œuvre de peintres inconnus, désignés sur l’Athos sous le nom uniforme de Panselinos[5], et qui se termine à un artiste appelé l’Albanais.
Depuis cette époque, l’art est tombé à un degré tel qu’on ne sait plus si les moines qui le pratiquent méritent le nom d’artistes. La première fois que j’allai dans l’atelier du peintre Anthimès, ce qui me frappa c’est que dans cet atelier il n’y avait pas de peinture, mais une suite de vases remplis de colle de poisson, de plâtre délayé, d’huiles, de mordant pour la dorure, enfin ce qui constitue le laboratoire d’un fabricant de couleurs. Je demandai à notre hôte de nous montrer quel qu’une de ses œuvres. « Nous ne faisons pas d’esquisse, me dit-il, et travaillons immédiatement sur le mur ; le guide nous indique les proportions du corps humain, la disposition des figures et leurs mouvements. Le P. Macarios, mon maître, tenait ses principe du P. Nectarios, qui les lui avait transmis ; » puis, prenant un pinceau qu’il trempa dans du brun rouge délayé dans l’eau, il traça un Christ sur une feuille de papier. Le contour était ferme, sans hésitation, fait avec la dextérité d’un maître d’écriture, mais ce dessin mathématique était insipide, bien qu’il n’y eût aucune faute grossière.
Dans sa préface de la traduction du Guide du moine Denys, M. Didron raconte qu’il vit peindre un caloyer : « En une heure, dit-il, sous nos yeux, il traça sur le mur un tableau représentant Jésus-Christ donnant à ses apôtres la mission d’évangéliser et de baptiser le monde. Il fit son esquisse de mémoire, sans carton, sans dessin, sans modèle. Ce peintre, continue M. Didron, pourrait être mis certainement sur la ligne de nos meilleurs artistes vivants, surtout lorsqu’ils exécutent de la peinture religieuse. » Ceux-ci traitent assez mal la peinture religieuse au point de vue liturgique, cela est vrai. Pourquoi ? Parce que l’inspiration est le mouvement et le dogme l’immobilité ; mais mise à part la question de tempérament qui fait comprendre à chacun la traduction des choses divines de manière différente, ils cherchent, et ne trouveraient-ils que la centième partie de ce qu’ils cherchent, cette partie-là est l’inspiration, ce qui constitue l’art, tandis que ces plates médiocrités de l’Athos, faites machinalement d’après un système immuable, sont sans vie et sans âme. Je ne peux voir ce qu’il y a de commun entre de semblables choses et l’art. J’ouvre le Manuel et je trouve ceci : « Le corps d’un homme à neuf têtes en hauteur : divisez la tête en trois parties : la première pour le front, la seconde pour le nez, la barbe pour la troisième ; faites les cheveux en dehors de la mesure de longueur d’un nez, divisez de nouveau en trois parties la longueur entre le nez et la barbe, etc., etc. À l’aide de ces principes et d’un compas on fait un bonhomme, on arrive même par l’habitude à le faire sans compas ; mais on ne fait pas une œuvre d’art. Si le beau était absolu et s’appelait Michel-Ange, chacun devrait dessiner comme Michel-Ange. Ceux qui l’ont cru n’ont fait que des pastiches assez faibles ; mais Rubens, qui avait étudié Michel-Ange et la nature, a fait des Rubens. Les moines du mont Athos ont essayé à faire toujours du Panselinos, d’après des lois transmises successivement, sans se retremper dans l’étude de la nature qui redonne la vie, et on ne peut mieux comparer leurs productions actuelles qu’à une traduction qui serait elle-même faite d’après un texte, résultat de cent traductions successives.
Dans les fresques de Panselinos, il ne faudrait pas chercher ce qui nous attache et nous séduit dans les productions de l’esprit : un reflet de nos sensations. On sent au contraire là l’éloignement de toute préoccupation terrestre, et l’aspiration vers le divin ou plutôt le surhumain. Le Saint Georges, une des seules figures que l’obscurité du Catholicon de Kariès nous ait permis de reproduire par la photographie, est une des mieux conservées. Le procédé matériel de ces fresques est très-simple. Un large trait noir entoure la figure ; les traits sont nettement accusés, et l’ombre se partage également de chaque côté.
Hadji-Linos, le président nouvellement élu, nous remit le 23 mai la lettre surmontée du cachet qui devait nous ouvrir les portes des monastères, et le 24 nous nous mîmes en route vers les couvents de la côte orientale : un Albanais de la garde nous servait d’escorte.
Après trois heures de marche sur une pente sablonneuse, entre deux haies de noisetiers et de caroubiers, nous arrivions à Iveron, laissant à notre droite Koutloumoussis encore noir d’un incendie récent.
Il n’est pas aisé de démêler un plan dans cet amas de constructions : aussi le plus court et le plus vrai est de dire qu’il n’y en a pas. L’ensemble de cette Babel d’architecture, encaissé dans un vallon sur le bord de la mer, est triste, et c’est à regret qu’on quitte les sentiers boisés de la montagne pour les porches sombres et humides, les cours froides et les galeries nauséabondes du monastère. Nous tombions là dans un couvent de cénobites, c’est-à-dire en plein jeûne, mais, grâce à un quartier de mouton que nous avait offert le voïvode de Kariès, nous pûmes satisfaire nos appétits de carnivores.
Les jeûnes sont très-fréquents chez les Grecs. Voici les époques des principaux carêmes, sans parler des abstinences en l’honneur de tel ou tel saint particulier à chaque couvent : deux mois avant Pâques, trente jours après la Pentecôte, quinze jours avant l’Assomption et quarante jours avant Noël. Le lait, le poisson et les œufs ne sont pas permis, en sorte que le menu se réduit aux olives, au caviar et à quelques racines et coquillages. Les Orientaux, habituellement très-sobres, souffrent peu de ce régime que nous ne pourrions supporter longtemps.
L’higoumène ne fit donc qu’assister à notre repas. C’était un bon homme sans façons, dépourvu d’instruction, mais ne manquant pas d’une certaine finesse qui lui tenait lieu d’esprit. Il nous fit, après le dîner, les honneurs de son petit État de la meilleure grâce du monde. D’abondantes explications nous étaient données par le logothète, personnage maigre, laid, mais instruit. Ce saint homme parlait avec une telle familiarité de Dieu, de la Sainte-Vierge et des saints qu’on eût pu le croire de la céleste famille, s’il n’avait pris soin de rappeler de temps en temps son origine terrestre par de bruyantes interruptions que répétaient les voûtes sonores et qui prouvaient surabondamment que l’abus des plantes crucifères est chose nuisible à la santé : le cant oriental autorise ces écarts que notre politesse réprouve.
J’ai déjà dit que la fondation d’Iveron me semblait devoir être très-ancienne. On retrouve, en effet, dans les murailles des fragments de sculpture antique provenant des ruines de la ville d’Olophizos, ce qui permet de supposer que la construction a précédé la querelle des iconoclastes qui respectaient peu l’antiquité dans ses chefs-d’œuvre. Le logothète nous dit que ce monastère avait été élevé en l’honneur de saint Jean le Précurseur, par trois Géorgiens ou Ibériens (Jean, Euthimius et Georges), των ιβηρων, des Ibériens) ; quant à la date de la fondation il l’ignorait. Cet établissement est immense et ne compte pas moins de trente églises rangées autour du catholicon. La disposition de ce dernier a été modifiée, car, à la suite d’un péristyle appuyé sur des arcs-boutants, une seule porte donne entrée dans le narthex qui se trouve, par cette économie, dans une obscurité presque complète. Il est du reste facile de voir que l’entrée principale a été murée, par le dessin transparent, sous le crépi du mur, d’une large arcade surmontée du labarum ; Il n’y a pas là de nefs latérales : le vaisseau est en forme de trèfle. Une addition curieuse (particulière[6] aux églises de l’Athos) est celle d’absides semi-circulaires ménagées derrière le chœur pour servir de sacristie et de dépôt aux vases sacrés. Au-dessus des plaques de faïences émaillées qui recouvrent les murs jusqu’à hauteur d’appui, commencent les peintures. Les peintures de ce dernier ont été rafraîchies en 1846. Je dis rafraîchies, parce que le jour où un higoumène, ami de la propreté, trouve que la décoration de son église est ternie, enfumée par le temps, il fait venir de Kariès un maître-peintre. On l’héberge lui et ses élèves et, en peu de temps, il remet les fresques à neuf. Dans l’intérieur le mal n’est pas complet : le peintre a conservé les contours des anciennes images, et s’est contenté de les remplir d’un badigeon blafard ; mais sous le porche extérieur, sa verve, ne trouvant plus de bornes, s’est livrée aux excentricités les plus étranges, sans sortir cependant des règles du Guide : il y a là une série assez peu ragoûtante de décollations, où, sans respect pour la perspective, le sang jaillit jusqu’aux derniers plans, occupés par une architecture bizarre. Ces maîtres goujats ne craignent pas de recouvrir les inspirations de Manuel Panselinos ou de tout autre maître de leurs méthodiques barbouillages, sous prétexte de restauration. Cependant ces peintures, qui ne supportent pas un examen sérieux, sont d’un effet décoratif surprenant. Ce but de la décoration, qui est le premier auquel doive tendre la peinture murale, semble avoir échappé à notre époque. On est désagréablement impressionné, quand on pénètre dans un de nos monuments religieux redécorés à grands frais, de cette mésintelligence entre l’architecte, les peintres et les statuaires ; et la réunion dans un même cadre d’œuvres faites avec talent, mais sous des inspirations diverses, produit l’ensemble le plus discordant qui se puisse imaginer. Ici le moi disparaît ; chacun comprend son rôle et s’y tient. Les raccourcis audacieux ne viennent pas rompre la simplicité des lignes architecturales, l’or s’y étale sans ambition, et la mosaïque mêle ses tons modestes aux nuances du marbre. L’ensemble est harmonieux, parce que l’inspiration est une, et ces fresques, plus que médiocres, apportent leur humble tribut au caractère monumental de l’édifice.
Ces peintures veulent joindre à ce côté matériel un autre rôle qui me semble moins complet : celui de l’enseignement. Il n’est pas un ornement, un agencement de détails qui ne soit combiné dans un sens mystique ou symbolique ; rébus impénétrable à l’œil et à la pensée dont le sens est aujourd’hui souvent perdu. Les peintures des temples sont le livre des illettrés. Pour autres choses ne sont faites les ymages, fors seulement pour montrer aux simples gens, qui ne sèvent pas l’escripture, ce qu’ils doivent croire. Ce but n’est pas rempli par les peintres byzantins, et leur iconographie est souvent très-abstraite. En voici un exemple pris dans une de leurs compositions familières. Dans le crucifiement, au pied de la croix, est ouverte une fosse remplie d’ossements sur lesquels coule le sang du Christ. Du milieu de cette fosse sort Adam enveloppé d’un suaire, il semble se ranimer au contact du sang divin. Que signifie cette allégorie ? Une légende veut que l’endroit même où fut plantée la croix, sur le Golgotha, fut le lieu de la sépulture d’Adam, et l’idée, déduite de ce fait que le sang divin vient racheter l’homme qui a commis la première faute, est belle ; mais l’allégorie ne s’arrête pas là et, s’appuyant sur le texte d’une autre légende qui dit que la croix de Jésus-Christ a été taillée dans un arbre venu sur la tombe même d’Adam, veut que la faute du premier homme soit figurée par ce même bois sur lequel meurt le Sauveur de l’humanité. Il n’est pas facile de démêler dans ce double symbole la cause de l’effet, mais si on comprend cependant dans cette corrélation une pensée sublime, ce n’est pas toutefois chose faite pour les simples gens. La mort de l’Homme-Dieu est dans notre iconographie plus simple, mais aussi plus humaine ; tandis que chez les Grecs la nature est calme et souriante le jour du crucifiement, chez nous, au contraire, les éléments se révoltent, la douleur est sur tous les visages, sentiment prosaïque qui interprète mal, ce me semble, le fait de la rédemption, mais qui est plus saisissable pour le vulgaire.
Pendant l’examen minutieux que nous faisions de ces peintures, l’higoumène ne cessait d’attirer notre attention sur des tableaux qu’il venait de recevoir de Russie. Rien n’est comparable au mauvais goût de cette sorte de bimbeloterie qui attire l’œil désagréablement. Les têtes et les mains seules sont peintes et ressortent maigrement d’un amas d’étoffes en relief surchargées de perles et de morceaux de métal. Les moines raffolent de ces afféteries et Pétersbourg en inonde les couvents.
On n’oublia pas de nous mener devant deux images de la Vierge en grande vénération sur la montagne. La première est au-dessus de la porte d’entrée, placée très-haut et peu visible à cause de l’épais treillage qui la recouvre. Un vieux caloyer assis sous le porche nous en conta l’histoire avec cette volubilité de cicerone qui ne tient aucun compte de la ponctuation. Voici le résumé de cette explication en quelques mots. Théophile, patriarche d’Alexandrie, l’ennemi de saint Jean Chrysostome, ayant fait brûler quelques monastères par suite de mésintelligence avec le moine Isidore, fit disperser les images. Une de ces images jetée à la mer fut poussée miraculeusement devant Iveron et recueillie par un caloyer appelé Gabriel : c’est cette image de la Vierge. La seconde est placée au fond d’une petite église dédiée aux saints apôtres : le panneau enfumé est entaillé à la hauteur du visage d’une large balafre dont s’échappent des gouttes de sang. Vers l’an 650, des pirates vinrent attaquer le monastère et y pénétrèrent. Leur chef, Éthiopien d’origine, s’avança jusqu’au fond de cette chapelle et frappa la Vierge au visage d’un coup de couteau qui fit jaillir le sang de la blessure. Le corsaire touché de ce miracle, se fit moine avec ses compagnons, et termina sa vie dans le couvent, donnant l’exemple d’une grande piété. On n’a su à ce nègre aucun gré de son repentir, car, outre qu’on l’a souvent peint sur les murs d’une façon peu indulgente pour son physique, on a eu l’idée de le faire figurer sous la forme d’une grosse horloge en bois. La présence de ce Croquemitaine s’explique mal dans un pays où il n’y a pas d’enfants.
Au milieu de ce monde d’images dont nous voulions reproduire une grande partie, les jours nous semblaient courts, malgré la bonne volonté du soleil qui s’attarde volontiers dans ce ciel sans nuages. Aussi nous ne sortions que rarement du couvent et profitions encore d’une partie des nuits pour faire des recherches dans les illustrations des manuscrits. Voulgaris, de son côté, imaginait des raffinements inconnus pour apprêter le même poisson, l’éternel barbouni (espèce de rouget) sous des aspects différents. À ceux qui voyageront en Orient, je recommande Voulgaris et le merle solitaire (turdus musicus) qu’il accommode très-délicatement avec la menthe hachée.
On a beaucoup chanté la vie monacale ; on a célébré les louanges de ces associations qui, avec leur ferme croyance, ont laissé des monuments impérissables de leur génie. La foi du temps présent semble tendre vers un autre but et les moines d’aujourd’hui sont écrasés par ces constructions colossales du passé. Excepté aux heures de prière, ils restent peu dans le couvent et vont au dehors respirer un air plus pur que celui de leurs cellules.
Les frères lais se livrent aux travaux du jardinage, construisent des embarcations, vont à la pêche ou filent la laine pour la confection des vêtements. Pour ces différents travaux ils laissent leur lourde tunique et ne gardent qu’une culotte, costume qui, complété d’un chapeau de paille aux bords larges, leur donne la tournure de cosaques déguisés en planteurs. Plusieurs sont surveillés par des moines, car l’inviolabilité de la montagne fait que souvent, à côté de réfugiés politiques, se glissent des assassins, voleurs, ou autres gens d’humeur batailleuse.
Dans les couvents grecs l’hospitalité est toute gratuite et largement pratiquée à l’égard du premier venu qui frappe à la porte, musulman, juif ou chrétien : cependant il ne faut pas oublier que les Grecs sont maîtres en l’art de la diplomatie, et force était souvent de donner un bakchich par-ci, faire un portrait par-là, pour retirer de tel ou tel coin telle ou telle chose précieuse.
Parmi le peu d’étrangers qui ont séjourné ici, nous disait l’higoumène, plusieurs sont tombés malades, malgré la salubrité du climat. Cela n’a rien en effet qui doive surprendre. Il est évident que celui que n’attire là aucun intérêt artistique, ne doit pas tarder à être atteint d’un spleen précoce. Le régime monacal est mauvais, les appartements pratiqués dans les galeries extérieures sont intolérables dans le jour à cause de la chaleur, la propreté est douteuse, et les sentiers de la montagne sont peu praticables. Il ne resterait donc, outre l’accueil gracieux qu’on reçoit et le charme assez rare de la conversation des moines, que le spectacle de la nature, splendide dans ses effets les plus gigantesques, si la règle des couvents ne faisait fermer les portes au coucher du soleil et ne vous réduisait à la contemplation de l’horizon immense du haut d’un balcon accroché sous les toits comme un nid d’hirondelles. Une de nos distractions était, pendant la nuit, quand les simandres réveillaient les échos endormis du couvent, de voir apparaître successivement sur les galeries les moines à peine éveillés, se dirigeant vers l’église d’un pas chancelant, armés de petites lampes à la lueur tremblotante. Cela nous représentait, avec ces acteurs cassés par l’âge et vêtus de leurs tuniques longues comme des suaires, quelque chose comme une répétition du Jugement dernier, figuré dans les vieux almanachs.
Il nous prit fantaisie, un matin, de visiter le monastère de Stavronikitas (σταυρος, croix, νικη, victoire), à deux kilomètres à peu près d’Iveron. L’higoumène nous donna une barque avec deux moines. P. Nyphon et P. Pacôme avaient les bras solides et, en quelques coups d’avirons, ils nous débarquèrent sur une plage fleurie de myrte et de rosiers. Nous gagnâmes de là le monastère à pied. Sa construction, surmontée d’un donjon carré, flanquée de tourillons en culs-de-lampe et surveillée à l’entrée par deux échauguettes haut placées, offre un appareil militaire complet. On nous avait vanté à Kariès les peintures de Stavronikitas, mais le moment de notre visite était mal choisi ; presque toutes les églises étaient fermées. On réparait l’intérieur de la cour et il pleuvait des moellons avec accompagnement continu de la scie et du marteau. Ce que nous vîmes de plus surprenant était un moine dormant au milieu de ce vacarme. Après avoir pris à la hâte quelques croquis, un entre autres dans le Catholicon, d’après une belle image de saint Nicolas[7], nous regagnâmes la barque. « Avez-vous vu, nous dit le P. Pacôme, l’image miraculeuse ? » Nous ne l’avions pas vue, mais nous n’en eûmes aucun regret, étant déjà habitués à ces exhibitions qui se répètent dans tous les couvents et n’offrent le plus souvent rien de remarquable au point de vue de l’art.
Les miracles sont du reste fréquents dans l’Église d’Orient, et par ce moyen les prêtres entretiennent la superstition. Nous en eûmes une preuve le lendemain à Iveron. Il y a, à la porte des couvents, de petites chapelles funéraires, appelées kimisis, dans lesquelles on dépose les cadavres des moines. J’étais assis avec Schranz dans un de ces caveaux abandonnés depuis longtemps et encombré d’ossements. Nous étions là, absorbés dans des études phrénologiques, quand entra Ianni, notre cavas albanais :
« Voilà un crâne de vroucolacas[8] (possédé), dit-il, me désignant celui que je tenais à la main ; il a les dents noires. — Cela prouve tout au plus qu’il les avait mauvaises, répliqua Schranz. — Vous n’avez donc jamais vu de vroucolacas, effendi ? — Non. — J’en ai vu un, moi. Il y avait à Kavala un homme qui s’appelait Makalakis, qui avait le mauvais œil et qui toute sa vie avait fait du mal aux autres hommes. Quand il traversait le champ du voisin, le tabac montait sur pied, et les femmes qu’il regardait devenaient stériles. Un jour on le trouva mort près du tsarchi. Il était noir comme ceux qui meurent de la peste. « Voilà qui est mauvais, » dit le pappas. Pendant toute une année, Makalakis ne cessa de rôder autour des maisons voisines. On alla chercher le pappas, et on déterra Makalakis : son corps était toujours noir et ses chairs étaient fermes, comme s’il fût mort la veille. « Allons chercher l’évêque, » dit le pappas, et quand vint l’évêque, qui était un saint homme, les chairs se décomposèrent, mais les os restèrent noirs, et cela n’est pas naturel, effendi, et ce crâne que vous tenez là est celui d’un vroucolacas.
Comme nous en parlions le soir au logothète : « Cela est vrai, » nous répondit-il roide ment. Nous n’eûmes garde d’insister. C’était un fort aimable homme du reste que ce logothète, n’eût été un grain de méfiance qui l’empêchait souvent de nous donner tous les enseignements que nous voulions de sa science. Nous passions une partie des soirées avec lui dans la bibliothèque du Catholicon. La facilité avec laquelle Schranz parla cinq ou six langues nous avait engagés à faire quelques recherches, mais c’eût été vrai travail de géants, et la poussière que renfermaient ces piles de livres ne tardait pas à rendre le séjour de l’étroite chambre intolérable. J’ai dit que les recherches jusqu’à ce jour avaient été peu fructueuses : Jean Belon[9], un des seuls voyageurs qui aient écrit sur l’Athos, dit que les prélats de l’Église grecque, ennemis de la philosophie, excommunièrent tous les prêtres et religieux qui tiendraient livres, et en écriraient, ou liraient autres qu’en théologie, et qu’ainsi plusieurs livres ont été ruinés et perdus. « Voulez-vous savoir positivement, dit M. Deschanel, dans son livre sur Sapho, comment furent perdues tant d’œuvres d’un si grand prix ? écoutez un témoin irrécusable en cette question, un pape. Halcyonius, savant du seizième siècle, fait parler ainsi Jean de Médicis, qui fut plus tard Léon X. « J’ai entendu dire dans mon enfance à Démétrius Chalcondyle, homme très-savant dans les lettres grecques, que des prêtres chrétiens avaient eu assez de crédit auprès des empereurs byzantins pour obtenir d’eux la faveur de brûler en entier un grand nombre d’ouvrages des anciens poëtes grecs. On les remplaça (ajoutait-il, avec un peu de malice, ce me semble) par les poëmes de notre Grégoire de Nazianze, qui, s’ils inspirent des sentiments religieux, ne peuvent pas cependant prétendre à une élégance aussi attique. Si ces prêtres ont été honteusement impies envers les poëtes grecs, ils ont donné un grand témoignage de piété catholique. »
Il est cependant probable que des recherches minutieuses habilement dirigées amèneraient de précieuses découvertes[10].
Le 2 juin nous prîmes congé de l’higoumène pour gagner Philotheos, à dos de mulet. Ce moyen de locomotion est le seul en usage chez les moines. L’équipement de ces animaux est de la plus grande simplicité : un bât surmonté de quatre pieux, placés comme les quatre points cardinaux, une couverture en laine, des étriers en corde, un bridon également en corde et une ou plusieurs clochettes selon le degré d’affection que les moines portent à l’animal. Après un certain temps d’étude, on arrive à être médiocrement bien sur ce siège, quand le sentier monte, mais quand il descend, on est inévitablement fort mal. La route monte toujours d’Iveron à Philotheos et tout allait pour le mieux, quand le premier mulet arriva devant un ravin large d’un mètre environ, au fond duquel courait un torrent d’eau rapide. L’animal s’arrêta, regarda couler l’eau et ne bougea pas. Le P. Pacôme adressa au quadrupède quelques douces paroles, le P. Nyphon en vint aux reproches : immobilité complète. Enfin l’un des deux moines ayant l’idée de sauter de l’autre côté, l’animal l’imita et après lui tous ses compagnons, mais non sans douleur pour les cavaliers, dans la partie atteinte par le contre-coup. Cet exercice renouvelé plusieurs fois jusqu’à notre arrivée nous retarda, et peu s’en fallut que la herse du couvent ne fût levée et que nous ne fussions forcés de coucher dans le xenodokion (on appelle ainsi un hangar ou kervansaraï, placé en dehors du couvent, qui sert d’asile aux voyageurs attardés. Chaque soir, une demi-heure avant le coucher du soleil, les moines se réunissent et prient pour les égarés pendant que les simandres font résonner au loin les échos de la montagne. Un caloyer veille toute la nuit dans le xenodokion et donne des vivres aux hommes et de l’orge aux mulets en attendant l’ouverture des portes).
Philotheos a été fondé au dixième siècle, par trois caloyers de l’Olympe, Arsène, Denis et Philotheos. Le supérieur devait, je pense n’avoir pas beaucoup moins d’un siècle. Il avait pris une part active à la guerre de 1821, et quand il prononçait les mots d’indépendance et de liberté, son regard reprenait toute l’énergie et la fierté de la jeunesse : chose surprenante pour nous qui voyons le plus souvent les idées généreuses décroître avec l’âge et l’amour de la liberté traité d’inexpérience et de maladie de jeunesse. Il était de ceux qui, laissant leur retraite, descendirent dans la plaine tenant la croix d’une main et le fusil de l’autre. Ce fut, chose triste à dire, le petit nombre. « La pendaison d’un patriarche, dit un peu sévèrement Pouqueville, était pour quelques-uns d’eux une bonne fortune qui donnait l’espoir d’avancer aux higoumènes, parmi lesquels on choisit le haut clergé, et pourvu qu’on ne touchât pas à ses revenus, l’égoïsme monacal aurait appris sans regret le naufrage complet de la patrie. » Les quelques moines qui prirent part à la lutte se mêlèrent aux Grecs, soulevés dans la Macédoine. Diamantins, à la tête de ses Albanais, vint les appuyer, s’établit dans la presqu’île de Pallène, en face de l’Athos et battit Yousouf-bey dans une première rencontre ; mais les Turcs revinrent commandés par Abouloudoub, pacha de Salonique : la lutte fut longue, sanglante, et les Grecs durent plier devant le nombre. La panique se répandit alors sur la sainte Montagne. Les moines laissèrent Kariès, embarquèrent leurs trésors et se fortifièrent dans les couvents de Zographos et de Hierophon. Abouloudoub n’osant attaquer de front ces remparts formidables, fit faire des propositions de paix aux moines, leur jurant que leurs propriétés seraient respectées, mais qu’il était de toute nécessité qu’il mît chez eux une garnison. Ces propositions furent écoutées et une fois que le pacha eut mis le pied dans les couvents, il les livra au pillage. Heureusement les moines avaient fait transporter tous leurs trésors, leurs reliques et une partie de l’artillerie à Lavra, ce qui donna le temps à l’amiral Combasis, qui croisait devant Thasos, d’embarquer toutes ces choses. Transportées à Égine, elles furent rapportées plus tard sur l’Athos. Il est à peu près certain que la résistance, si elle eût été bien organisée, pouvait être d’un grand secours à l’insurrection grecque. L’higoumène de Philotheos, et il n’est pas le seul[11], a le bon espoir que ce qui est différé n’est pas perdu. Je lui souhaite bien sincèrement de vivre assez longtemps pour voir ses vœux accomplis.
Le plan de Philoteos, avec ses nombreux ateliers rangés autour du Catholicon, prouve que, non-seulement les industries[12] mais les arts de tous genres étaient pratiqués dans les couvents, particulièrement l’orfèvrerie et l’émaillerie. On y faisait aussi les mosaïques (psiphyses), les pâtes de verre, les terres cuites qu’on mêlait au porphyre et au marbre dans le pavage des basiliques. Aujourd’hui, outre la peinture, la gravure et l’architecture, ces deux premières tombées très-bas, la sculpture sur bois s’est seule maintenue et à un rare degré de perfection. Les moines fouillent en plein bois de vastes compositions avec une habileté inouïe ; j’ai vu au mont Athos des croix, des triptyques, des iconostases (barrière qui sépare le chœur de l’église), des stalles, vraies merveilles de patience et de fantaisie originale. Le P. Agatangelos, un maître en ce genre de travail, avait envoyé à l’Exposition universelle de 1855 un dessus de livre très-remarquable, qui fut très-remarqué et qui ne le cédait en rien au chef-d’œuvre enchâssé d’or qu’on montre dans le trésor de Kariès. Le diaconicon de Philotheos est cependant encore très-riche en orfèvrerie. On nous fit voir la couverture d’un manuscrit slave en repoussé qui est certainement la perle la plus précieuse du couvent. Nous avions déjà pu à Kariès, grâce à l’obligeance des membres de l’épistasie, reproduire deux croix, l’une émaillée sur arabesques, l’autre en bois enchâssée d’or (celle dont je viens de parler). Il y a dans ce même trésor de Kariès un brûle-encens, très-curieux de composition, représentant la Religion menacée par la Philosophie. Cette allégorie est ainsi disposée : le manche recourbé est terminé par une tête de dragon qui cherche à atteindre de sa langue fourchue le temple qui contient l’encens. Beaucoup de ces chefs-d’œuvre ont été malheureusement détruits pendant les croisades. On sait les atrocités que se permirent les croisés après la prise de Constantinople en 1204, atrocités qui se reproduisirent dans tout l’empire. Les soldats rompirent les châsses et les reliquaires pour prendre l’or, l’argent, les pierreries. « Voilà ce que vous avez fait, dit l’historien Nicétas, vous qui prétendez être savants, sages, fidèles à vos serments, amis de la vérité, ennemis des méchants, plus religieux et plus justes que nous autres Grecs et plus exacts observateurs des préceptes de Jésus-Christ. Les Sarrasins n’en ont pas usé de même que vous qui portez la croix sur vos épaules. Ils ont traité vos compatriotes avec humanité à la prise de Jérusalem. Ils n’ont point insulté aux femmes ni ensanglanté le temple. Comment nous avez-vous traités nous chrétiens, vous chrétiens ? »
En quittant Philoteos nous descendîmes vers le couvent de Caracallos dédié aux apôtres Pierre et Paul par Jean-Antoine Caracallos. La montagne tombe de là presque à pic, et la vue s’étend du côté de l’Orient jusqu’à Samotraki, Imbros et Tenedos.
On nous installa dans une chambre dont les divans contre l’ordinaire étaient assez confortablement rembourrés, et nous allions nous y laisser aller aux douceurs du kief, quand survint le père orateur. Cet emploi n’existe pas dans les couvents, mais le P. Nectarios eût mérité qu’on le créât en sa faveur. Depuis l’âge de dix-huit ans ce cénobite habitait la montagne, et il était fort âgé. Au dire des caloyers, qui le considéraient comme un saint, il répandait déjà une odeur d’encens : étrange illusion de la foi ! Le dogme de la procession du Saint-Esprit était le thème favori du vieillard. Il n’était pas facile de suivre son raisonnement, mais il était très-clair que le P. Nectarios disait à ce propos d’assez vilaines choses sur le compte du monastère de Lavra son voisin.
Voici la raison du peu de considération dont jouit ce dernier auprès de ses confrères. En 1277, Lavra accueillit le patriarche Veccus. Or, Veccus venait d’excommunier les Grecs qui refusaient de reconnaître le pape. Les autres couvents furent d’autant plus irrités contre Lavra que les violences qu’avait exercées Michel Paléologue[13] au nom de cette excommunication avaient déjà aigri les esprits. Les fils de Michel Comnène, Nicéphore et Jean, forts de l’appui du clergé, se révoltèrent contre Paléologue, et la lutte fut ouvertement déclarée entre les partisans de l’union et ses adversaires. Le pape Nicolas envoya quatre légats en Orient : Barthélemy de Grossetto, Barthélemy de Sienne, Philippe de Pérouse et Ange d’Orviette munis d’instructions qui se terminaient ainsi : « Vous devez prendre garde que par une lettre que nous vous adressons nous vous donnons pouvoir d’excommunier tous ceux qui troubleront l’affaire de l’union, de quelque dignité qu’ils soient, de mettre leurs biens en interdit et de procéder contre eux spirituellement et temporellement, comme vous le jugerez à propos. »
On procéda temporellement contre les moines de l’Athos, et, dans beaucoup de couvents, des fresques représentent Nicolas III dirigeant en personne les incendiaires, allégorie que les moines ignorants prennent à la lettre. À l’extrémité de la montagne un monastère est appelé Kiliandari, parce que devant ses portes on massacra mille moines.
Le P. Nectarios n’était pas le premier qui nous parlait de cette question de l’union, si souvent débattue, approuvée, puis rejetée, et tout dernièrement encore remise sur le tapis par des livres et des brochures.
Personne n’ignore que les dissidences dogmatiques ont servi de prétexte au désir qu’avait l’Église de Constantinople de s’arracher à la domination du pape et que la différence des langues, jointe à la haine ancienne des Grecs et des Latins, rendit cette séparation facile. Depuis cette séparation, et il faudrait remonter jusqu’au cinquième siècle pour en trouver les premiers germes, les conciles assemblés successivement ne cessèrent de discuter[14].
Les excommunications volaient de Rome à Constantinople et de Constantinople à Rome. En 845, Nicolas excommunie Photius, Photius excommunie Nicolas. Deux cents ans après, le pape lance de nouvelles foudres contre Cerularius ; Cerularius riposte par un anathème. Après le sac de Constantinople par les croisés en 1204, Innocent III écrit : « Dieu voulant consoler son Église a fait passer l’empire des Grecs superbéissants aux Latins humbles, superstitieux et désobles, pieux, catholiques et soumis. »
De ce jour les deux Églises sont devenues irréconciliables, et voici ce que dit à cet égard une autorité qu’on ne peut accuser de partialité pour les Grecs, l’abbé Fleury. « Deux raisons spécieuses, dit-il, engagèrent Innocent III à approuver les croisés. D’un côté on disait : Ce sont les Grecs qui ont le plus nui au succès des croisades. » D’ailleurs on disait : « Ce sont des schismatiques obstinés, des enfants de l’Église révoltés contre elle depuis plusieurs siècles qui méritent d’être châtiés. Si la crainte de nos armes les ramène à leur devoir, à la bonne heure, sinon il faut les exterminer et repeupler le pays de catholiques. » Mais on se trompa. La conquête de Constantinople attira la perte de la Terre-Sainte et rendit le schisme des Grecs irréconciliable. Cette conquête et les guerres qu’elle attira ébranlèrent tellement l’empire grec qu’elles donnèrent occasion aux Turcs de le renverser deux cents ans après. »
En effet, l’empire grec ne tarda pas à menacer ruine. Les empereurs s’adressèrent à Rome pour avoir des secours contre les infidèles. Les papes demandèrent l’union. Jean Paléologue alla à Rome et l’union fut consacrée à Florence, mais consacrée entre les évêques ; le peuple n’en voulut pas et se souleva contre Jean à son retour dans Constantinople : l’empire s’écroula en 1453.
Depuis cette époque les choses en sont au même point et rien ne fait prévoir qu’elles doivent changer, car on entretient avec un grand soin l’animosité de part et d’autre. J’ai entendu un missionnaire, qui revenait d’Orient et devait être bien informé, parler des chrétiens grecs à peu près comme s’il eût été question de Cafres ou de Hottentots, et bon nombre de Grecs voient toujours dans les Latins les pillards de 1204.
Le P. Nectarios était de ces derniers. Heureusement le soleil ne tarda pas à se coucher et avec lui le vieillard et son monologue.
Le lendemain, pendant que nous étions occupés dans l’église à relever les peintures de l’iconostase, un gros moine à l’encolure de buffle ne cessait de passer et de repasser devant ces fresques en y apposant les lèvres et faisant force signes de croix. Comme cet exercice se prolongeait et ne laissait pas que d’être fort gênant, nous prîmes le parti de le prier de remettre la suite de ses dévotions à un autre moment ; mais il nous répondit qu’il était tenu d’accomplir cette pénitence pendant deux heures, et il reprit son manége. Je ne pus savoir quelle faute lui avait valu cette punition.
Le 6 juin nous abordions au port de Lavra. Ce port est à l’extrémité orientale de la montagne dominée par le couvent de ce nom. Nulle part sur l’Athos il n’y a d’endroit plus sec. Le sol est crevassé et les couches de rochers mises à nu par le vent de la mer. À’époque florissante des couvents, celui-ci était le premier, le plus vaste, le plus peuplé et le plus riche. Il n’est plus aujourd’hui qu’en troisième ligne. Ses longs portiques sont muets comme des tombeaux. Les tours et les bastions tombent en décomposition, çà et là, aux galeries abandonnées pendent des touffes de lierre.
C’est à Lavra que débarqua notre habile peintre français Papety, en 1844. Il y fut assez mal accueilli, mais il s’en inquiéta peu et releva, d’après Panselinos, les dessins que possède aujourd’hui le Louvre. L’œuvre du maître est en effet là dans toute sa splendeur, œuvre complète qui comprend presque tous les sujets de la Bible et la vie de Jésus-Christ. Papety est le premier qui ait fait connaître ce génie sublime d’un coin de terre ignoré.
On peut faire à Lavra une étude complète de l’art byzantin par le rapprochement intéressant des fresques de la Trapeza d’une époque antérieure à Panselinos. À deux pas des compositions du maître au jet ferme et grandiose, ces minces figures étroitement drapées s’enlèvent sur un fond d’or avec une roideur toute académique[15]. Je me sers du mot académique, n’en connaissant pas qui rende mieux ce fait de l’inspiration maladroite de l’antique.
J’ai dit que ce qui me semblait avoir été merveilleusement compris par les Byzantins est l’effet décoratif, effet rendu même alors que le côté technique de l’art leur fait défaut. Les compositions de Panselinos se recommandent surtout par le goût parfait qu’enseigne l’étude de l’antique, et il est impossible d’imaginer quelque chose de plus simple et de plus sûr que la décoration du Catholicon de Lavra ; la facilité d’invention et le calme des lignes sont tels que l’ensemble paraît tout d’abord froid à nos yeux habitués aux raccourcis savants et aux perspectives puissantes des peintres de Venise, mais on ne tarde pas à se familiariser avec cette sobriété, et l’ordonnance générale paraît si complétement entendue qu’on est tenté de croire que Panselinos fut en même temps le peintre et l’architecte. La disposition des basiliques byzantines se prête du reste on ne peut mieux à la décoration. (En France on connaît peu l’architecture byzantine, et je ne crois pas qu’il y ait de monuments autres que les églises de Souillac et de Périgueux qui soient purement de ce style[16], qu’on a confondu souvent avec le style roman. Celui-ci a en effet accolé à ses réminiscences romaines des emprunts faits aux Byzantins. Sans entrer dans les différences de détails, les églises du style roman cherchent dans leurs plans des proportions symétriques qui n’existent pas dans les basiliques byzantines. Dans ces dernières, au contraire, la partie circulaire surmontée de la coupole principale était très-développée comparativement au reste de l’édifice, ce qui du centre permet à l’œil une libre circulation dans toutes les parties.)
À Lavra, Panselinos a suivi le même ordre de décoration qu’à l’église de Kariès ; mais la pluie n’a respecté qu’une faible partie de l’œuvre du maître dans le Catholicon de Kariès, resté découvert pendant soixante-dix ans. De grandes figures à mi-corps occupent la base des murs et sont séparées des figures de la voûte par une suite de compositions de dimensions moins grandes. Voici l’ordre : au fond de la grande coupole, le Christ ; au-dessous, les anges, archanges et chérubins ; à gauche en regardant le chœur : Jésus devant Pilate, la Passion (admirable composition divisée en trois parties) et la Résurrection ; au-dessous et au-dessus de la bande d’émaux qui surmonte les stalles, les saints guerriers martyrs, saint Georges, saint Démétrius, saint Procope, saint Théodore et saint Mercure (reproduits par Papety) ; à droite, Jésus devant les docteurs, le Massacre des innocents, l’Entrée de Jésus-Christ à Jérusalem et l’Annonciation ; au-dessus de la porte du narthex, la Mort de la Vierge.
Devant les portes de bronze du narthex, données par Nicéphore Phocas, s’élève sur de minces colonnettes, le baptistère appelé chez les Grecs la phiale[17]. Sur le bord du bassin, à côté de deux lions d’exécution médiocre, destinés à soutenir les cierges, des groupes d’oiseaux sculptés dans le marbre boivent au vase sacré, image de la communion. À la voûte est peinte la Vierge avec ce monogramme : η Zωοδοχος Πηγη, la source qui donne la vie, et sur un des pendentifs, saint Athanase frappant un rocher d’où jaillit une source. Ce fait se rapporte à la légende suivante : pendant que saint Athanase construisait le monastère de Lavra les envoyés de Satan desséchèrent les cours d’eau : le saint s’adressa à la Vierge sa protectrice, qui lui remit une baguette en fer et lui ordonna d’en frapper un rocher. On montre la baguette dans le diaconicon et la source à quelques pas du monastère. Dans les nombreux miracles que les caloyers attribuent à saint Athanase, la force musculaire joue un grand rôle, et les légendes cessent d’être aussi miraculeuses quand on voit les tibias énormes du saint précieusement conservés dans une châsse d’un travail exquis.
Le président du conseil des Épitropes, le P. Melchisédek, nous montrait les reliques et les richesses du trésor avec un certain orgueil, car Lavra est toujours resté le couvent le plus riche en ornements de tout l’Athos. Il serait très-long d’énumérer ici les reliquaires, les croix, les ostensoirs qu’on nous fit passer devant les yeux. Je citerai seulement un tabernacle en or avec émaux champ-levés reproduisant une basilique. Ce tabernacle ne sort de l’église qu’aux jours de grandes fêtes. On voulut bien nous laisser reproduire au soleil ce chef-d’œuvre, preuve de confiance que je devais à une consultation médicale, couronnée d’un plein succès. Les moines vivent dans la plus complète ignorance de la médecine et des médecins, ce qui ne les empêche pas de passer souvent la centaine : quelques-uns diraient que c’est là la raison. À notre arrivée dans le couvent, la communauté, qui relevait d’un long jeûne au caviar et aux olives, avait les yeux caves, le faciès mauvais, le pouls irrégulier et l’humeur maussade : une distribution générale de calomel fit merveille et le lendemain chacun avait le teint rose et frais, le sourire facile et la repartie joyeuse ; on nous eût, je crois, si nous l’avions demandé, donné le monastère, avec d’autant moins de regret qu’il a l’air de peser sur les épaules de ces pauvres moines. Tout autour de cette trop vaste habitation, ils ont élevé des skites et des cellules où ils se tiennent le plus habituellement. Rien n’est joli comme ce paysage rajeuni, ou les sentiers tournoient dans des plants bien cultivés, coupés de cours d’eau.
Depuis que nous avions mis le pied sur l’Athos et que nous allions de couvent en couvent, nous endormant chaque soir derrière les ponts-levis au milieu du lugubre peuple des moines, il nous semblait que nous voyagions en plein moyen âge : à Lavrare nous trouvions l’Europe. La vieille foi de l’Orient est malade un peu partout, elle se meurt dans le monastère Saint-Athanase. C’était un couvent de cénobites, c’est aujourd’hui un couvent libre, dans trente ans ce ne sera plus un couvent : les moines s’ennuient. Ils ne lisent plus les vieux préceptes gravés sur les murs ; ils racontent les miracles d’un air de doute, regardent au loin les bateaux à vapeur passer dans la brume de l’horizon et vont plus volontiers à Constantinople qu’en pèlerinage à Sainte-Anne sur la cime de la montagne.
J’ai dit que l’Athos avait 2066 mètres d’élévation. Au-dessous de la région neigeuse est construite la chapelle Sainte-Anne où les moines vont chaque année, au mois d’août, adresser des prières à la Vierge.
L’Athos[18] a cela de commun avec les autres montagnes qu’il est très-fatigant d’y monter et qu’une fois en haut on n’y voit rien, que les images en relief de la chapelle Sainte-Anne…, chose extraordinaire, au milieu de la chrétienté grecque qui ne les tolère pas ordinairement, mais spectacle assez commun en toute autre partie du globe.
La conservation de ces bas-reliefs se rattache à la querelle des iconoclastes. Le culte des images depuis longtemps proscrit par les évêques d’Égypte, qui voyaient ainsi un moyen de faire disparaître les idoles, fut interdit en Orient par Léon l’Isaurien. Pendant l’été de l’année 726, indiction neuvième, dit Théophane dans ses Annales, il sortit une épaisse fumée, comme d’une fournaise ardente, entre les îles de Thera et Theresia de l’Archipel ; la mer, s’élevant à gros bouillons, jeta quantité de pierres ponces de tous côtés, sur les terres voisines d’Asie et d’Europe, et il parut une île nouvelle près de l’île d’Hiera. Quoique de pareils accidents arrivent de temps en temps, l’empereur Léon prit celui-ci pour un prodige et pour marque de la colère de Dieu irrité de l’honneur qu’on rendait aux images. Car il s’était mis dans l’esprit que c’était une idolâtrie. Donc, après la dixième année de son règne, l’an de J. C. 727, ayant assemblé le peuple, il dit publiquement que faire des images était un acte d’idolâtrie ; et que par conséquent on ne devait pas les adorer. Ce fut là l’origine de la querelle[19]. Saint Jean de Damas fut un des défenseurs les plus ardents du culte des images. Les empereurs persécutèrent ceux qui tenaient pour Jean. Constantin Copronyme ordonna que les églises fussent blanchies à la chaux, et assembla un concile qui condamna les idolâtres. En 787, le concile de Nicée condamna à son tour ces puritains, mais la querelle continua jusqu’en 842. Cette année, mourut l’empereur Théophile, laissant l’empire à son fils Michel sous la tutelle de Théodora Despuna. Théodora éleva au patriarcat Méthodius, défenseur des images, et la nuit du premier dimanche de carême les images furent rétablies solennellement. On nomma cette fête la fête de l’Orthodoxie, et l’Église grecque prit alors le nom d’Église orthodoxe. Depuis cette époque on célèbre ce même jour chaque année. On y chante à l’office de la nuit un hymne du confesseur Théophane de Jérusalem, en récompense de ses souffrances, et on y lit une légende qui contient l’histoire de l’hérésie des iconoclastes, mêlée de quelques fables.
Les statues et images en relief restèrent cependant proscrites à cause de leur ressemblance avec les idoles, et dans aucune église grecque on ne trouve de statues, excepté à la chapelle de Sainte-Anne. Les moines donnent pour raison de cette infraction à la règle la fréquence des orages qui n’a permis de conserver sur ce pic élevé que des images en bronze.
Malgré le désir qu’avait le P. Melchisédek de nous retenir à Lavra, nous en partîmes le 14 juin. Ce jour-là la chaleur était accablante ; aucun souffle n’agitait l’air et les ombres semblaient clouées sur le sol. Les deux caloyers, qui devaient nous conduire en barque jusqu’au couvent de Pantocrator, montraient du doigt le ciel avec un hochement de tête qui ne présageait rien de bon. Il n’y avait pas une heure en effet que nous étions partis que les nuages envahirent le ciel, la mer devint livide et le vent hésitant fit battre la voile le long du mât. Les moines gémissaient disant que nous serions punis de notre imprudence ; mais il était trop tard pour se plaindre : il eût été en ce moment dangereux de chercher la côte qui présentait une muraille inaccessible de rochers : chacun fit donc force de rames, une demi-clarté tombait encore sur la foule pressée des vagues et permettait de se diriger ; mais l’obscurité ne tarda pas à devenir complète, et l’orage éclata avec un fracas épouvantable au-dessus de nos têtes ; la bourrasque, augmentant de violence, arrivait par raffales furibondes qui nous faisaient croire à chaque instant que nous allions chavirer.
…Enfin, à neuf heures, nous arrivâmes devant le couvent de Pantocrator, mouillés, autant qu’on peut l’être, d’un mélange de l’eau de la mer et de l’eau du ciel, mais beaucoup plus de la première qui avait enlevé toute la partie supérieure d’un bordage et fort endommagé le gouvernail. On cria dans le couvent au miracle et nous vîmes le moment ou on allait canoniser, séance tenante, les deux caloyers ; car il est bien entendu que nous autres n’étions pour rien en cette affaire miraculeuse. Ce qu’on fit de plus sage fut de nous donner à chacun une bonne houppelande fourrée dans laquelle nous dînâmes, avec cette béatitude qu’on éprouve quand le vent mugit au dehors et qu’on est au dedans chaudement attablé avec de gais compagnons.
Ayant l’intention de revenir plus tard à Pantocrator, nous demandâmes aux Épitropes des mulets pour gagner Vatopédi dès le lendemain. Vatopédi est à trois quarts de lieue de Pantocrator.
Il était encore de bonne heure quand nous partîmes ; la brume du matin était à peine transparente : les abeilles bourdonnaient dans l’herbe humide encore de l’orage de la veille et les papillons séchaient leurs couleurs éclatantes aux premiers rayons du soleil. Les moines circulent si rarement sur la montagne que les oiseaux peu habitués à voir des êtres de notre espèce, se penchaient curieusement sur les branches, et rien n’était plus gai que cette petite troupe sautant sans frayeur de branche en branche en secouant les dernières gouttelettes de rosée. Après deux heures de marche apparut, derrière un rideau de platanes, la face grisâtre du couvent.
Au-dessus de la porte d’entrée, trois moines grimpés sur un échafaudage, peignaient à fresque la muraille extérieure. L’un d’eux se retourna, c’était notre hôte, l’archimandrite Anthimès. L’occasion était trop belle pour la manquer, et nous nous mîmes en observation devant les trois peintres, qui en une heure achevèrent plus de deux mètres carrés de peinture avec une merveilleuse facilité. Voici comment ils procèdent. Ils revêtent le mur mis à nu d’une couche égale de chaux et de paille hachée menu et ne couvrent que ce qu’ils peuvent achever dans la journée. Cet enduit bien étalé, le maître mesure à l’aide d’un compas fait de deux morceaux de roseau la place que doit occuper chaque figure, puis, avec du brun rouge délayé dans la colle de poisson, il indique les contours ; l’élève alors remplit ces lignes d’un ton plat sur lequel le maître relève les lumières et accuse les ombres : l’ombre toujours répartie également sur les côtés et la lumière au centre. Après l’indication générale des figures par teintes plates, l’ensemble n’est pas désagréable à l’œil ; mais, à mesure que le peintre indique les détails et pose brutalement ses lumières, l’aspect devient heurté et criard. Cela tient, comme je l’ai dit, au sentiment peu artistique qui les guide, car les procédés que leur a transmis la tradition sont excellents.
Ces fresques représentaient les saints philosophes parmi lesquels Solon, Aristote, Sophocle et Platon : hommage à la philosophie païenne qu’on rencontre fréquemment dans les églises du rite grec.
Vatopédi n’est qu’un amas de toits ternes, de coupoles bronzées et de tours dentelées, entassement prétentieux que fait paraître mesquin le voisinage des hardis escarpements de la montagne. Sa situation est privilégiée. Placé au bord de la mer dans une gorge abritée des vents du midi par de hautes forêts, l’air y est le soir assez frais et le soleil vient égayer ses cours plus vastes que celles des autres couvents. Cet établissement est le plus peuplé de la montagne, par conséquent celui dont les environs sont les plus cultivés. Il ne faudrait pas croire cependant pour cela que les moines soient très-exigeants envers le sol qui donne à pleines mains tout ce qu’on lui demande. Quand les pentes ne sont pas trop roides, ils y montent et ensemencent ; ailleurs ils laissent venir les arbres selon leur caprice, cueillent les fruits qui pendent aux branches basses et mangent les autres quand ils tombent.
À la fondation de ce monastère se rattache une anecdote qui, selon toute apparence, n’est qu’une fable. Les fils de Théodose, Arcadius et Honorius venaient de Naples à Constantinople avec leur mère quand ils furent, à la hauteur d’Imbros, assaillis par une tempête. Arcadius tomba à la mer et fut retrouvé par les ermites du mont Athos couché sur une touffe de framboisier (βάτος, framboisier). Les ermites reconnaissant à la beauté de l’enfant son origine royale, le portèrent à Constantinople, et lorsque Arcadius succéda à son père, il fit élever, à l’endroit même où il avait été poussé par la mer, un couvent auquel il donna le nom de Vatopédi (de βάτος, framboisier ; παιδίον, enfant).
(La suite à la prochaine livraison.)
- ↑ Suite. — Voy. page 103.
- ↑ La simandre est un morceau de bois ou de fer suspendu à un chevalet, qui rend un son prolongé lorsqu’on le frappe à l’aide d’un marteau. Les cloches furent en usage de bonne heure en Occident, et les premières sont, je crois, attribuées à saint Paulin, évêque de Nole, au cinquième siècle ; mais les caloyers de l’Orient, très-attachés aux premiers usages du christianisme, se servent toujours de la simandre. Cet instrument est très-ancien ; on en a trouvé plusieurs dans les ruines de Pompei.
- ↑ On doit cependant à l’archimandrite Porphiry, du couvent russe, une connaissance assez exacte d’un certain nombre de manuscrits et de chrysobulles renfermés dans quelques couvents de l’Athos. Il en a fait un catalogue en langue russe publié à Pétersbourg en 1847. Ce catalogue a été traduit en allemand par Miklowich dans sa bible slave (Vienne, 1851 ; in-8o). Le gouvernement français a envoyé deux personnes au mont Athos : M. Minas Minoidès, qui a rapporté quelques manuscrits, et M. Lebarbier, de l’école d’Athènes, dont les recherches ont été incomplètes.
- ↑ M. Didron a donné une traduction de ce livre en 1839.
- ↑ Cette qualification de Panselinos semble avoir sur le mont Athos la même signification que celle de maëstro en Italie. Les moines vous désignant des peintures faites à deux ou trois siècles de distance, disent : « Cela est de Panselinos ; » ce que l’on ne peut comprendre raisonnablement que de cette façon : « Cela est d’un maître. »
- ↑ On en voit cependant un autre exemple à Saint-Jean-Théotocos de Constantinople.
- ↑ Saint Nicolas est en grande vénération chez les Grecs. Quand les empereurs byzantins se mettaient en campagne, ils se faisaient précéder d’un étendard en haut duquel était enchâssé un doigt de saint Nicolas.
- ↑ Thévenot, parlant des moines du couvent de Niamounia à Chios, dit que quand ils meurent on les porte tout habillés dans une église dédiée à saint Luc, laquelle est hors du couvent, et on les met sur une grille de fer ; si quelques-uns de ces cadavres ne se corrompent point, les autres moines disent que c’est signe qu’ils sont excommuniés. Thévenot, Voyage dans le Levant, p. 180.)
- ↑ Belon, naturaliste du seizième siècle, dans son livre des Singularités, a consacré quelques pages rapides à la description du mont Athos et des choses mémorables qu’on y trouve. (Voy. Belon, Singularités, imprimé à Paris, par Benoist Prevost, 1555.)
- ↑ M. de Villoison est le premier qui en ait tenté. Cet académicien, dit Choiseul-Gouffier, fit, en 1785, un assez long séjour au mont Athos. Il s’y rendit, muni de toutes les recommandations qui devaient le faire accueillir dans les monastères, et lui ouvrir les portes de leurs bibliothèques. Mais il ne suffisait pas d’y porter la passion du travail, il fallait encore joindre l’art de ne pas effaroucher la confiance. Comment a-t-il pu paraître pénible à un si savant helléniste de montrer quelque bienveillance pour les enfants de ceux dont les écrits faisaient ses délices et sa gloire ? (Choiseul-Gouffier, Voyages.)
- ↑ L’hétairie a de nombreux affiliés dans les monastères. (Voyez pour cette association, l’introduction historique d’Alphonse Rabbe, aux Mémoires sur la guerre de l’indépendance, de M. Raybaud.) Cette vaste société secrète a été fondée par le poëte Rigas pour la régénération de la nation grecque.
- ↑ Dans les monastères de l’Occident, réglés sur ceux de l’Orient, il en fut longtemps ainsi, et les moines ne cessèrent de construire eux-mêmes leurs habitations qu’au treizième siècle, époque à laquelle les confréries maçonniques prirent naissance.
- ↑ Michel Paléologue avait fait aveugler les princes Manuel et Isaac, qui tenaient contre l’union, et cette exécution avait eu lieu devant Veccus, à qui les deux princes reprochaient qu’ils souffraient ce supplice pour la créance qu’il avait professée.
- ↑ Le clergé grec est aujourd’hui très-ignorant, et quelques rares
ministres de ce clergé seraient en état de discuter les questions de
dogmes.
On pourra se faire une idée des griefs que lui reprochent ses adversaires en lisant l’Église orientale, par Jacques Pitzyipios. Rome, impr. de la Propagande, 1855. La vraie dissidence, la seule, est la suprématie du pape ; c’est elle qui a séparé, qui sépare et qui probablement séparera toujours les deux Églises.
- ↑ Voy. page 128 une de ces fresques de la Trapeza, représentant les patriarches portant leur postérité.
- ↑ De Salonique au mont Athos, on peut suivre l’architecture
byzantine dans ses transformations, depuis la forme allongée
jusqu’à la disposition en croix grecque adoptée sous Justinien,
et appelée γαμμαδα : la combinaison des quatre gamma donne le chiffre
trois, et rappelle ainsi la Trinité.
Ce dernier plan n’a pas subi de modifications bien sensibles, et les moines architectes le copient fidèlement aujourd’hui.
- ↑ Cette fontaine est appelée par Eusèbe basilicæ lavacrum. C’est là que les premiers chrétiens faisaient les ablutions exigées avant d’entrer dans le temple, usage conservé par Mahomet dans le Koran. Cette fontaine servait aussi de baptistère et était séparée de l’église, comme cela se voit encore dans certaines villes de l’Italie. La veille de l’Épiphanie on y fait la bénédiction solennelle de l’eau en mémoire du baptême de Jésus-Christ.
- ↑ C’est dans cette partie élevée de l’Athos où se trouve la chapelle Sainte-Anne, que le sculpteur Demophile voulait tailler une statue gigantesque d’Alexandre tenant d’une main une ville et de l’autre la source d’un torrent.
- ↑ Cette même querelle s’est produite depuis chez les Albigeois, es Hussites, les réformés et les Vaudois.