RELATION INÉDITE
D’UN VOYAGE AU JAPON ;
PAR DON RODRIGO DE VIVERO Y VELASCO,
GOUVERNEUR GÉNÉRAL DES ÎLES PHILIPPINES.
(Deuxième article.[1])

Deux jours après mon arrivée, le Prince héréditaire, qui m’avait déjà fait visiter deux fois par son général de mer, m’envoya son secrétaire nommé Consecunduno pour me dire que je pouvais aller lui baiser la main, ce que je fis un après-midi, vers les quatre heures. Je m’estimerais heureux de pouvoir réussir à donner une idée exacte de tout ce que je vis d’admirable, tant sous le rapport matériel des édifices et des palais de cette résidence royale, que sous celui de la pompe et de l’apparat qui brillent en cette cour. Je crois pouvoir affirmer que, depuis la porte d’entrée jusqu’à l’appartement du prince, il y avait plus de vingt mille personnes, non pas rassemblées uniquement pour cette circonstance, mais constamment employées et soldées au service journalier de la cour.

Le mur principal qui entoure ce palais est formé entièrement d’immenses pierres de taille posées l’une sur l’autre sans ciment. Il est extrêmement large, et coupé, à distances, d’embrasures pour placer de l’artillerie qui est peu nombreuse. Au bas de ce mur est creusé un fossé très-profond rempli d’eau. On entre par un pont-levis d’une construction extrêmement ingénieuse, et que je n’ai vue employée nulle part. Les portes sont très-fortes ; dès qu’elles me furent ouvertes, je me trouvai entre deux files d’arquebusiers et de mousquetaires dont le nombre me parut être de mille hommes (je crois me rappeler que le capitaine me le dit ainsi). Cet officier me conduisit jusqu’à la seconde porte, où je vis un mur bâti en terre et en glacis. Il pouvait y avoir trois cents pas de distance d’une porte à l’autre. À l’entrée de celle-ci, je vis un bataillon de quatre cents hommes armés de piques et de lances. Je parvins à une troisième enceinte entourée d’un mur de quatre vares de hauteur (12 pieds), disposé pour recevoir des postes d’arquebusiers et de mousquetaires de distance en distance. Là, étaient environ trois cents soldats portant des hallebardes nommées manguinatas. On m’apprit que les soldats que j’avais vus dans les trois enceintes habitaient des maisons bâties sur le terrain qui est entre les divers murs, et qui sont entourées de très-beaux jardins plantés de toute espèce d’arbres fruitiers et de légumes. À peu de distance de la troisième porte, on entre dans le palais ; et d’abord on aperçoit les écuries, qui contenaient alors trois cents chevaux de main, auxquels il ne manquait que d’être aussi bien dressés que les nôtres pour être parfaits en tout. Ils étaient attachés chacun par un licou en fer à deux branches, la croupe appuyée au mur, de sorte qu’il n’y avait pas d’accident à craindre en se promenant dans les écuries. De l’autre côté du palais est l’arsenal du prince, riche en cuirasses et en corselets dorés, suivant la mode du pays, et avec assez d’armes, telles que arquebuses, piques, lances et épées nommées catanas pour fournir à une armée de cent mille hommes.

La première salle par laquelle on entre dans le palais était si richement ornée, que je ne pus découvrir la moindre partie du plancher, des murailles et du plafond. Les tapis de pied, qu’ils nomment tatames, sont magnifiquement garnis d’étoffes, d’or et de velours d’un travail admirable. Les murailles et le plafond sont ornés de dessins agréables, dorés ou vernis, et de peintures représentant des sujets de chasse. Il nous semblait à nous, pauvres naufragés, qu’après avoir vu cette magnifique salle, nous ne pouvions rien voir qui la surpassât ; mais à notre grande surprise, notre admiration dut augmenter de salle en salle jusqu’à celle où le prince m’admit en sa présence. J’étais conduit d’une pièce à l’autre par des officiers différens qui me quittaient à la porte, après m’avoir remis à d’autres, d’où je conclus qu’ainsi qu’en Europe, l’étiquette de la cour du Japon établissait une différence dans le droit d’entrer dans tel ou tel salon. Le prince me reçut dans une vaste salle, au milieu de laquelle s’élevait une estrade de deux degrés, où il était assis à terre sur un superbe tapis de velours cramoisi, brodé en or. Il portait un surtout vert et jaune posé sur deux de ces vêtemens qui s’appellent quimones, et par dessus un ceinturon auquel étaient attachées sa dague et son épée ou catana. Ses cheveux étaient tressés avec des rubans de diverses couleurs sans autre chose sur la tête. C’est un homme de trente-cinq ans, brun, d’une figure agréable et d’une bonne stature. Les deux secrétaires du prince ordonnèrent à ceux qui m’accompagnaient de s’arrêter, et je m’avançai seul jusqu’à une espèce de siége presqu’aussi bas que le plancher, à la gauche et à quatre pas de celui où était le prince. Il m’ordonna de me couvrir, et il me fit dire en souriant, par ses interprètes, que le plaisir qu’il avait à me voir et à faire connaissance avec moi était altéré parce qu’il lui semblait que j’étais triste et mélancolique à cause du malheur qui m’était arrivé ; mais que les hommes de cœur ne devaient pas s’attrister des événemens fâcheux qui n’étaient point arrivés par leur faute, que je prisse courage, et que j’étais dans son royaume, où il m’accorderait toutes les faveurs que je pourrais désirer. Je le remerciai, lui répondis du mieux que je pus. Le reste de la conversation se passa en demandes de sa part sur les détails de ma mésaventure, et je finis par lui demander la permission de partir le lendemain pour me rendre à la cour du roi son père. Il me répondit que pour le lendemain cela ne se pouvait pas, attendu qu’il devait en prévenir ce monarque ; mais que dans quatre jours je pourrais me mettre en route, et qu’il donnerait des ordres pour que, dans tous les lieux où je devais passer, je fusse hébergé et accueilli comme je le méritais. Sur ce, je pris congé du prince, et je retournai à ma maison.

Quatre jours après, je partis pour Zurunga, qui est situé à quarante lieues de Jedo. Il ne me manquerait pas de matières pour alonger ma relation, si je voulais raconter ce que je vis dans les villes qui se trouvèrent sur ma route. Je me contenterai de faire remarquer que plusieurs bourgs qui n’ont pas le rang de cité contiennent plus de cent mille habitans : dans les cent lieues de pays qu’on parcourt de Zurunga à Meaco, on ne passe pas un quart d’heure sans traverser un village. De quelque côté que le voyageur jette les yeux, il aperçoit du monde qui va et vient comme dans nos villes d’Europe les plus peuplées ; les chemins sont bordés des deux côtés d’une rangée de superbes pins qui garantissent de l’ardeur du soleil ; les lieues sont marquées par une petite éminence plantée de deux arbres, même dans les villes et villages, et jamais il n’est dérogé à cette règle, fallût-il abattre une maison ou un édifice quelconque pour l’observer.

Au bout de cinq jours de voyage, pendant lequel, en vertu des ordres du prince, je fus reçu et traité à merveille partout où je passai, et si bien, que, si je pouvais renoncer à mon Dieu méconnu par ces barbares, et à mon souverain, je préférerais leur pays au mien, j’arrivai à Zurunga, et je vais raconter tout ce qui m’y arriva.

La ville de Zurunga contient de cinq à six cent mille habitans : elle est moins belle que Jedo ; mais son climat est infiniment plus agréable. C’est pour cela qu’elle a été choisie par l’Empereur pour en faire sa résidence. Ce prince envoya un seigneur de sa cour pour me recevoir à l’entrée de la ville et pour me conduire à la maison qui avait été préparée pour mon logement. J’éprouvai, pour y arriver, les mêmes difficultés que j’avais eues en pareilles circonstances à Jedo, par l’immensité de la foule qui s’était rassemblée pour voir des étrangers venus de si loin. La maison où je descendis était pourvue avec le plus grand soin de tout ce qui m’était nécessaire. Le lendemain de mon arrivée, l’Empereur me fit complimenter par un de ses secrétaires, qui m’apporta de sa part un présent de douze vêtemens complets, de sa propre garde-robe, extrêmement riches. Le Secrétaire me dit que son maître se réjouissait infiniment de mon arrivée à sa cour, et qu’il désirait savoir comment je me portais : qu’il m’engageait à me reposer, et à me revêtir des habits qu’il m’envoyait, et qu’il lui avait paru, qu’attendu le naufrage que j’avais éprouvé et qui m’avait mis à nu, le présent le plus convenable à ma situation était les vêtemens qu’il m’offrait. Cet envoyé s’entretint pendant quelque temps avec moi, me faisant des questions sur l’Espagne et sur notre roi. Tout le temps que je restai à Zurunga, l’Empereur m’envoyait tous les jours un présent de confitures exquises et de fruits, entr’autres des poires plus grosses du double que les plus grosses d’Espagne. Après une semaine de séjour, le secrétaire me demanda de fixer le jour où je voudrais être présenté à l’Empereur. Je lui répondis que cela ne dépendait pas de ma volonté, mais bien de celle de Son Altesse. Il me quitta immédiatement après cette réponse, et il me fit prévenir que le lendemain, sur les deux heures après midi, il enverrait quelques gentilshommes du palais pour me chercher. Il est bon de savoir que mon hôte et plusieurs seigneurs qui me rendaient de fréquentes visites m’avaient conseillé de ne point témoigner un trop grand empressement pour voir l’Empereur, et d’attendre que ce prince m’en fît lui-même témoigner le désir. Je me conformai volontiers à cette insinuation, d’autant que je passais le temps fort agréablement à visiter tout ce que la ville de Zurunga contient de curieux et d’admirable. J’ai déjà fait une description de Jedo ; celle que je pourrais faire de Zurunga serait semblable. Ainsi je m’en abstiendrai pour ne pas me répéter.

Le lendemain à deux heures après-midi, un détachement de deux cents gardes arquebusiers du palais, conduit par un maître des cérémonies, vint pour me chercher. On me fit monter dans une litière élégamment ornée. Après une heure de marche, j’arrivai près d’un fossé d’où s’éleva subitement un pont, qui fut baissé peu après sur un signal du commandant de mon escorte, et je vis sortir un officier, lequel, après avoir échangé quelques paroles avec ce commandant, frappa à une très-forte porte de fer, qui, en s’ouvrant, me laissa voir deux files de deux cents arquebusiers environ, à travers lesquels je fus conduit par leur capitaine à un autre fossé où il y avait aussi un pont-levis ; je fus admis dans cette seconde enceinte avec les mêmes formalités, d’où, avec de très-courtoises cérémonies, je fus mené jusqu’à un des corridors du palais qui aboutissent à un immense vestibule où étaient plus de mille soldats de diverses armes. De là, je traversai neuf pièces ou salles, changeant d’introducteur à chaque salle, et ayant les yeux éblouis de la splendeur de l’ameublement ; tout brillait d’or et d’un vernis éclatant. Il me sembla que, dans quelques détails, il y avait plus de pompe et d’apparat dans les cérémonies à la cour du prince. Toutefois la résidence de l’Empereur annonçait plus de puissance, mais aussi plus de ces précautions qui indiquent la crainte. Peut-être cela est-il la suite d’un usage introduit par les révolutions sanglantes qui ont eu lieu dans cet empire, où l’ordre de la succession au trône est quelquefois interverti. Peut-être aussi l’Empereur, qui était déjà âgé, craignait-il quelqu’entreprise de la part de son fils. Quoi qu’il en soit, je parvins à la salle qui précédait l’appartement où se trouvait l’Empereur. Deux des secrétaires ou ministres de ce prince, suivis d’un grand nombre de personnes richement vêtues, vinrent à moi, et après beaucoup de complimens pour m’inviter à m’asseoir avant eux, auxquels je finis par céder pour les abréger, le plus éminent en dignité des deux ministres, qui, ainsi que le ministre du prince portait le nom de Conseconduno, me débita un long discours pour me féliciter de mon arrivée auprès de leur maître, ce qui devait être pour moi un grand motif de consolation, et que, quant à eux, ses principaux ministres, ils s’empresseraient d’accueillir toutes mes demandes et de les appuyer auprès du souverain. Je les remerciai dans les meilleurs termes que je pus trouver. Après quoi, Conseconduno reprit la parole, en me disant qu’une des choses qui avaient le plus occupé son imagination depuis le jour de son arrivée jusqu’à ce moment, était que, attendu que l’empereur possédait la plus grande monarchie de la terre, et était par conséquent revêtu de la plus majestueuse autorité ; que, l’étiquette royale n’admettant point de dispense, puisqu’il arrivait souvent qu’un grand seigneur riche de plusieurs millions de rente regardait comme une éminente faveur d’être admis à voir l’auguste visage de l’Empereur à plus de cent pas de distance, et prosterné contre terre, sans prononcer un mot, sans que sa majesté impériale lui adressât la parole, et se retirait satisfait après avoir laissé un riche présent, il était à craindre que, quoique l’empereur me fît un accueil extraordinaire, et me comblât de grâces inconnues à ses sujets les plus favorisés, je ne fusse peut-être surpris de la sécheresse d’une réception que j’apprécierais d’après mes propres idées tandis qu’en réalité l’Empereur avait l’intention formelle de me traiter avec toute sorte de distinction. Conseconduno me fit comprendre qu’il avait traité cette question avec son maître.

Cette allocution me parut digne d’une réponse pesée mûrement dans toutes ses expressions. C’est pourquoi, après avoir réfléchi un moment, et ayant prévenu mon interprète, le père Jean-Baptiste, de la compagnie de Jésus, de bien expliquer le véritable sens de mes paroles, je répondis que j’avais écouté avec attention son beau discours ; que je le remerciais des renseignemens qu’il me donnait sur la grandeur de son maître ; mais que je ne pouvais en être surpris, étant sujet du roi Philippe, qui était bien plus puissant, puisqu’il était le plus grand des rois de l’univers, et en comparaison duquel tous les autres étaient des nains. Je parlai quelque temps sur ce ton, et j’appuyai mes raisonnemens aussi bien que je le pus. Je convins qu’en effet, la majesté des rois ne devait jamais se relâcher en rien à l’égard de leurs propres sujets ; mais que, vis-à-vis de ceux qui ne l’étaient point, la bonne raison d’état voulait qu’ils se montrassent affables et clémens ; qu’envoyé par mon roi pour gouverner les îles Philippines, comme président et capitaine général, j’avais fait naufrage à mon retour sur les côtes du Japon, et que, par conséquent, ce n’était qu’en qualité de misérable naufragé, exposé à toutes les infortunes des prisonniers et des esclaves que je me présentais ; que si l’Empereur devait mesurer ses grâces et ses égards sur ma situation présente, je me trouverais satisfait et comblé par la moindre faveur que Sa Majesté voudrait bien m’accorder ; mais je priai les deux ministres d’observer que si je devais être traité en qualité de serviteur et de ministre de mon roi, je croyais avoir droit à de plus grands honneurs, et que c’était à mon souverain et non à moi que seraient rendus ou refusés les honneurs que je croyais lui être dus. J’insistai beaucoup sur ce point, et je tâchai de leur faire comprendre la grandeur et la puissance du roi d’Espagne, qui régnait sur la plus grande partie des deux Indes, indépendamment de ses états d’Europe, qui seuls lui donnaient le premier rang parmi les princes de cette contrée. J’ajoutai que l’Empereur du Japon s’annonçant comme l’ami du roi d’Espagne, je ne doutais pas qu’il ne saisît l’occasion de manifester, par tous les moyens possibles, le cas qu’il faisait d’une amitié aussi précieuse. Je conclus enfin en déclarant que l’Empereur avait déjà assez fait pour moi, s’il me considérait comme particulier, et que je mettais à ses pieds mon respect profond et ma reconnaissance ; mais que, s’il lui plaisait de me regarder comme le représentant du roi, il ne saurait me témoigner trop d’égards.

Dès que ma réponse fut terminée, Conseconduno me considéra attentivement, et, après un moment de silence, il se frappa le front avec la paume de la main, et me dit qu’il ne jugeait pas à propos que je fusse introduit auprès de l’Empereur avant qu’il n’eût rendu compte à ce monarque de notre conversation ; il sortit et resta dans l’appartement de Son Altesse une longue demi-heure ; pendant laquelle je m’amusai à voir les bijoux et curiosités qui étaient exposés dans deux petits cabinets voisins du lieu où nous étions. Je vis là des choses admirables et dignes d’un aussi grand roi. Conseconduno, étant revenu, m’annonça que l’Empereur allait me recevoir et me faire un honneur qui n’avait été fait à personne au monde avant moi, et qui causerait un étonnement universel dans l’empire. Je suivis le ministre, qui me conduisit en présence du souverain, que je saluai. Toute ma suite, ainsi que l’escorte nombreuse qui m’accompagnait, avait été retenue dans une des pièces qui précédaient la salle où était l’Empereur ; mais dès que j’eus salué le prince, on leur permit d’entrer, et on les fit agenouiller à une assez grande distance. L’Empereur était dans une espèce de loge en claire-voie, carrée, peu grande, mais extraordinairement riche. L’endroit où il était assis était élevé de deux degrés au-dessus du sol, et était entouré, à quatre pas de distance, d’une grille d’or de deux vares de hauteur, dans laquelle s’ouvraient plusieurs petites portes par lesquelles entraient et sortaient des serviteurs que l’Empereur appelait de temps en temps parmi ceux qui étaient humblement agenouillés, appuyés sur leurs mains autour de la grille d’or.

Le monarque était environné d’à peu près vingt seigneurs, ministres ou principaux courtisans, vêtus de longs manteaux de soie et de caleçons de la même étoffe, tellement longs, qu’ils leur cachaient entièrement les pieds. L’Empereur était assis sur une espèce de fauteuil de satin bleu ouvragé, semé d’étoiles et de demi-lunes d’argent. Il portait, à la ceinture une épée ou catana, et avait les cheveux tressés avec des rubans de diverses couleurs sans autre coiffure. Son âge me parut être de soixante ans, et sa stature moyenne, avec assez d’embonpoint. Son visage était vénérable et gracieux, mais beaucoup moins brun que celui du prince son fils. Je m’approchai entre les deux ministres dont j’ai parlé, en faisant les révérences et les cérémonies usitées à la cour d’Espagne ; et mes deux introducteurs m’ayant prévenu que je ne devais pas baiser les mains du monarque, je restai debout auprès du siége qui m’avait été préparé. Jusque là l’Empereur avait gardé un sérieux imperturbable ; mais dès que j’eus terminé mes salutations, il baissa un peu la tête et me sourit avec affabilité en me faisant signe de la main de m’asseoir. Je m’inclinai de nouveau très-respectueusement, et je restai debout ; mais il me fit de nouvelles instances auxquelles je cédai et je m’assis. Il m’ordonna de me couvrir, et après un silence de près d’un demi-quart d’heure il chargea deux secrétaires qui étaient à côté de lui de me dire combien il se réjouissait de mon arrivée, et que, quoique j’y eusse été conduit par des infortunes qui devaient m’attrister, il m’engageait à me consoler et à me distraire ; car il était dans l’intention de m’accorder plus de grâces et de faveurs que je ne pouvais en attendre de mon propre souverain. Je voulus me lever et me découvrir pour entendre ce message, mais il ne le permit pas, et voulut que je répondisse assis. Je lui dis, par le moyen de mon interprète, que je baisais les mains de Son Altesse, pour les faveurs dont elle me comblait, et que la présence des grands rois était toujours un puissant motif de consolation pour des malheurs plus grands que les miens. Je me trouvais entièrement consolé et encouragé en me voyant dans la cour d’un monarque aussi illustre, tout comme si je me trouvais dans celle du roi Philippe. Un moment après, il me fit dire de lui faire connaître ce que j’avais à lui demander, tant pour moi que relativement à l’amitié qu’il voulait entretenir avec mon maître, et qu’il ordonnerait à ses ministres de m’expédier promptement et suivant mes désirs. Je répondis que les faveurs d’un aussi grand prince que S. A. étaient trop précieuses pour pouvoir être oubliées, et que je lui demandais la permission de me présenter devant son trône un autre jour, pour jouir encore de son auguste entretien et pour mettre à ses pieds les demandes que je croirais pouvoir lui soumettre.

Après cela, je voulus me lever pour me retirer : mais l’Empereur me fit rasseoir en me disant qu’il avait grand plaisir à me voir, qu’il ne voulait pas que ma visite fût si courte, et qu’il désirait que j’assistasse à la réception de quelques seigneurs auxquels il daignait se montrer. En effet, on introduisit un des personnages les plus considérables du Japon, si je dois en juger par son présent qui, en barres d’or et d’argent et en étoffe de soie, valait plus de vingt mille ducats. Ce présent fut placé sur une table, et je n’oserais pas affirmer que l’Empereur jeta les yeux de ce côté, tandis qu’à plus de cent pas de distance du trône, ce tono se prosterna, la face contre terre, et resta ainsi pendant quelques minutes, dans le plus grand silence, sans que l’Empereur ni aucun des ministres lui adressât la parole ; après quoi il se retira avec sa nombreuse suite que mes domestiques m’assurèrent être de plus de trois mille personnes. Après ce tono entra le gouverneur général de Minao, qui fut reçu de la même manière, et finalement je vis arriver le R. P. Alonzo Munoz avec le présent du gouverneur de Manille. On permit à ce religieux de s’avancer de dix à douze pas de plus que les deux seigneurs dont j’ai parlé ; mais les mêmes cérémonies et le même silence furent observés à son égard, et il sortit comme eux. Je demandai enfin la permission de me retirer. L’Empereur me l’accorda en me disant d’aller me reposer. Je fus accompagné par deux ministres jusqu’à l’entrée du troisième salon, où il me remirent entre les mains des mêmes personnes qui m’avaient introduit. Celles-ci me conduisirent à la porte extérieure, avec les mêmes cérémonies qui avaient eu lieu à mon entrée, et j’arrivai chez moi avec l’escorte qui était venue m’y chercher.

  1. Voyez le cahier précédent, page 101