RELATION INÉDITE
D’UN VOYAGE AU JAPON ;
PAR DON RODRIGO DE VIVERO Y VELASCO,
GOUVERNEUR GÉNÉRAL DES ÎLES PHILIPPINES[1].

Le morceau suivant que nous pouvons donner comme inédit, puisqu’il n’a jamais été traduit, est extrait d’un recueil espagnol, dont il n’a été imprimé que le premier volume et quelques cahiers du second qui n’ont pas même été publiés. Visitant, en 1823, la précieuse bibliothèque de l’Escurial, nous fûmes assez heureux pour obtenir du Père bibliothécaire l’exemplaire sur lequel est faite la traduction que nous offrons aux lecteurs de ce recueil. Nous prîmes en même temps connaissance du manuscrit original donné à cet établissement par le lieutenant-colonel d’artillerie D. Diego Panès.

Le Japon est si peu connu que, bien que les renseignemens que contient ce document aient plus de deux siècles de date, quoiqu’ils soient incomplets même sur les matières qui en sont l’objet spécial, nous avons cru faire une chose utile et agréable en le publiant. Nous avons pensé que l’immobilité de la civilisation dans l’Orient, et particulièrement en Chine et au Japon, n’ayant point cessé, il était présumable que l’état intérieur du pays se trouvait encore tel que le dépeint D. Rodrigo de Velasco, auteur de cette relation. Depuis l’époque où elle fut écrite (1608), la difficulté des rapports avec le Japon s’est accrue par l’expulsion des chrétiens qui eut lieu peu de temps après les événemens racontés par ce voyageur, qui, seul peut-être, a traversé une partie de cet empire, non-seulement avec la permission du gouvernement, mais encore avec toutes marques d’une protection et d’une bienveillance signalées.

Cette relation est empreinte d’une naïveté de style que nous avons désespéré d’imiter, et qui offre de plus une garantie de la bonne foi et de la sincérité du narrateur. Nous y avons surtout distingué la description vraiment remarquable des cérémonies religieuses des Japonais, et celle des hommages funèbres rendus à la mémoire du dernier empereur. Il ne faudrait cependant pas assimiler D. Rodrigo à un voyageur ignorant et crédule ; il est loin de se laisser entraîner à une admiration irréfléchie. Le langage plein de dignité qu’il adressa au premier ministre pour s’affranchir d’un cérémonial avilissant, et la manière énergique avec laquelle il insista sur l’expulsion des Hollandais, montrent assez que, même après son naufrage et son infortune, le brave gouverneur-général des îles Philippines n’oublia jamais qu’il était le représentant du roi d’Espagne.

Nous avons traduit fidèlement le texte que nous avons craint d’abréger, quoiqu’on puisse lui reprocher quelques longueurs ; cette lecture nous ayant vivement intéressé, il nous a semblé qu’en faisant des coupures dans l’original, nous déroberions à nos lecteurs une partie du plaisir que nous avons éprouvé nous-mêmes.[2]

C.

Relation que fait Don Rodrigo de Vivero y Velasco de ce qui lui arriva à son retour des Philippines, où il était gouverneur et capitaine-général, et de son arrivée au Japon, contenant des choses très-intéressantes.

En l’année 1608, le 30 septembre, fête du glorieux saint Jérôme, eut lieu le naufrage du vaisseau le Saint-François, que je montais à mon départ des Philippines, où je servais Sa Majesté en qualité de gouverneur. Les tempêtes et les tourmentes que j’éprouvai jusqu’à ce moment furent telles que je ne sais s’il s’est jamais passé dans les mers du Nord et du Sud soixante-quinze jours plus affreux. Mais la fin fut encore plus funeste ; car elle fut le commencement de nouvelles disgrâces. Mon navire s’était brisé sur les récifs qui bordent les côtes du Japon par 35 degrés et demi de latitude, tandis que, par une erreur très-préjudiciable consignée dans toutes les cartes marines des voyageurs qui jusqu’alors avaient navigué dans ces parages, cette partie du Japon était placée par 33 degrés et demi. Enfin, par ce motif, ou plutôt parce que telle fut la volonté de Dieu, ce galion se perdit avec plus deux millions de marchandises. Depuis dix heures du soir qu’il toucha, jusqu’au lendemain, une demi-heure après le lever du soleil, tous ceux d’entre nous qui échappèrent à la mort restèrent suspendus aux agrès et aux cordes ; les plus intrépides s’attendaient à périr à chaque minute par la fureur des vagues qui nous enlevèrent cinquante hommes. Dieu jeta sur nous un regard de miséricorde, et permit que la plus grande partie de l’équipage se sauvât avec moi, les uns sur des planches, et les autres en s’accrochant à une portion de la poupe qui se conserva entière jusqu’à ce que la mer l’eût poussée à terre.

Cette plage nous était totalement inconnue, à cause de l’erreur des cartes marines que j’ai rapportée, et nous ignorions si nous étions sur un continent ou sur une île, les pilotes soutenant toujours que, d’après la latitude où nous nous trouvions, ce ne pouvait être le Japon. J’ordonnai à deux matelots de monter sur le débris de poupe dont j’ai parlé, et de tâcher de reconnaître le pays. Ils descendirent bientôt après tout joyeux en m’annonçant qu’ils avaient aperçu des champs semés de riz. Cette nouvelle assurait notre subsistance, mais non pas notre vie, puisque nous étions sans armes ni sans aucun moyen de défense, si par malheur les habitans de cette terre se fussent trouvés autres que ce qu’ils furent. Dans moins d’un quart d’heure nous les reconnûmes pour Japonais ; ce qui nous causa une grande joie, particulièrement à moi, parce que lorsque j’avais pris possession du gouvernement des Philippines, j’avais trouvé dans les prisons royales deux cents Japonais enfermés pour une cause qui ne me parut pas suffisamment prouvée, et non-seulement je leur donnai la liberté, mais je les fis conduire en sûreté dans leur pays, ce dont l’Empereur s’était montré fort reconnaissant à mon égard ; de sorte que je me persuadai que ce prince n’aurait pas oublié ce procédé de ma part, et je conçus une ferme assurance qu’il me témoignerait sa gratitude dans cette circonstance. Je vis depuis que je ne m’étais pas trompé.

Cinq ou six Japonais, de ceux que nous avions vus, s’approchèrent de nous, et parurent avoir pitié du triste état dans lequel ils nous voyaient, et qui était bien misérable en effet ; car les plus heureux d’entre nous avaient à peine sauvé leur chemise. J’avais dans mon équipage un Japonais chrétien, par le moyen duquel je pus leur demander où nous étions. Ils m’apprirent, en peu de mots, que nous nous trouvions dans le Japon, et à une lieue et demie de leur village nommé Yu-Banda vers lequel nous nous acheminâmes. Il faisait un froid d’automne que nous trouvions d’autant plus vif, que nous étions très-légèrement vêtus. Nous arrivâmes dans un bourg qui, bien qu’il contînt environ quinze cents habitans, doit être un des moins considérables d’un pays où, comme on le verra plus tard, les villages sont plus grands que nos villes d’Europe. Il dépendait d’un des plus médiocres seigneurs du royaume, qui avait cependant beaucoup de vassaux, et outre plusieurs bourgs et villages, et qui résidait dans une forteresse inexpugnable dont je parlerai plus bas.

D’abord, après notre arrivée, mon interprète japonais dit aux habitans que j’étais le gouverneur de Luçon, nom qu’ils donnent aux Philippines, et il leur raconta notre déplorable aventure qui parut les toucher beaucoup. Leurs femmes, qui sont extrêmement compatissantes, pleuraient à chaudes larmes, et elles furent les premières à demander à leurs maris de nous prêter des vêtemens qu’ils nomment quimones, et qui sont doublés en coton ; ce qu’ils firent volontiers en me disant que, quant à moi, ils m’en faisaient présent. Ils partagèrent aussi généreusement avec nous leurs alimens, qui se composaient de riz, de quelques légumes, tels que navets et aubergines, et de quelque peu de poisson dont ils ne sont point abondamment pourvus, cette partie de la côte n’étant pas poissonneuse. Ils firent prévenir de notre arrivée le tono ou seigneur de leur village qui résidait à six lieues de là, et qui ordonna que je fusse bien traité, ainsi que ceux qui m’accompagnaient, mais qu’ils eussent bien soin qu’aucun de nous ne s’éloignât. Si je dois en croire mon hôte, il y eut, parmi les habitans, un dessein formé de nous égorger tous avant de prévenir leur seigneur. Si ce rapport, que ne suis pas disposé à croire, est exact, il plut au Tout-Puissant de nous délivrer de ce nouveau danger ; car, à trois ou quatre jours de là, le tono vint me rendre visite avec un grand apparat, en se faisant précéder par plus de trois cents personnes qui portaient diverses insignes ou bannières du Dayri et de l’Empereur du Japon, chacun suivant sa qualité et sa condition. La plupart des hommes qui formaient cette escorte étaient armés de lances et d’arquebuses et d’une espèce de hallebarde qu’ils appellent nanguinatas, pareille en quelque sorte à celles dont nous nous servons en Espagne, mais, à mon avis, bien meilleures. Avant d’entrer dans le village, le tono m’envoya un de ses gens suivi de plus de trente personnes pour me prévenir qu’il venait pour me visiter. Je lui répondis que je recevrais sa visite avec grand plaisir, et il sortit pour porter ma réponse à son maître. Peu après, il en vint un autre avec un plus grand nombre de personnes à sa suite et avec plus de cérémonie ; celui-ci m’annonça que le tono venait d’arriver, qu’il me baisait les mains, et que plus il avançait, plus le plaisir qu’il se promettait de sa visite s’augmentait. Je crus devoir me conformer à l’usage du pays ; je lui envoyai un de mes gens qui le rencontra tout près de ma maison, et au compliment duquel il répondit comme aurait pu le faire le courtisan le plus poli de Madrid. Il descendit du superbe cheval qu’il montait, et il m’envoya un troisième personnage avec plus de pompe, pour me prévenir qu’il allait entrer chez moi. Je sortis pour le recevoir. En me voyant, il me salua de la tête et de la main, à peu-près à notre manière. Il insista long-temps avec moi pour me donner la place d’honneur qui, au Japon, est à la gauche, parce qu’ils disent que c’est le côté de l’épée, qui ne se donne qu’à celui auquel on se confie. Je fus contraint de céder à ses insistances ; je pris le pas sur lui en entrant chez moi, et je gardai la gauche pendant tout le temps que dura sa visite. Il commença par me faire un compliment de condoléance sur mon malheur, d’une manière si polie et avec des expressions si choisies que je ne fus pas peu embarrassé de lui répondre. Il m’offrit en présens quatre habits de ceux que j’ai déjà dit qu’on nomme quimones. Ils étaient de damas et autres étoffes précieuses également garnies en or et en soie, et parfaitement coupés à la mode du pays. Il me donna aussi une épée appelée catana, ainsi qu’une vache, des poules, des fruits excellens, et du vin qui me parut exquis, quoiqu’il ne fût pas fait avec le raisin. Indépendamment de ce présent qui n’était pas de peu d’importance pour moi, attendu le cas où je me trouvais, il fit encore une action digne d’être rapportée. Il ordonna que, jusqu’à ce que l’empereur ait fait connaître ses intentions sur moi et les trois cents personnes qui étaient à ma suite, nous fussions tous entretenus à ses frais, ce qui eut lieu pendant trente-sept jours que dura notre séjour dans ce bourg, et il me permit d’envoyer deux personnes au Prince Royal et à l’Empereur son père, avec la relation de mon désastre, ce que je fis, en chargeant de cette mission le capitaine Sevicos et le lieutenant Anton Pequéno.

Le Prince Royal héréditaire résidait dans la cité de Jedo, à quarante lieues de l’endroit où je me trouvais, et l’Empereur à Zurunga qui est à quarante lieues plus loin. Malgré cette distance, et quoiqu’un cas si imprévu eût pu faire naître des difficultés parmi les gouverneurs du Japon, les ordres furent si promptement expédiés, que mes envoyés revinrent au bout de ving-quatre jours, avec un agent du prince, dans le gouvernement duquel était compris le territoire du village où j’étais, espace de temps d’autant plus court que le Prince n’avait pas osé prendre sur lui de rien déterminer sans en faire part à son père. Les dépêches qui me furent remises portaient que l’Empereur avait été informé. L’agent, qui se trouvait également autorisé par l’Empereur, m’apportait les complimens de condoléance du père et du fils, et un ordre pour me faire restituer tout ce qui avait pu être sauvé de mon vaisseau. Il me remit en même temps une permission pour me rendre à la cour du Prince et à celle de l’Empereur, avec une injonction aux autorités des lieux par où je passerais de m’héberger avec tout le soin possible. Il était dit, en outre, dans ces dépêches, que d’après les lois du royaume, tout ce qui provenait des naufrages, soit des étrangers, soit des naturels, appartenant au souverain, le Prince me faisait présent de ce qui lui appartenait en propre, afin que j’en usasse comme bon me semblerait. Il s’éleva entre nous la question de savoir si l’Empereur avait qualité pour me faire ce présent, et moi pour le recevoir en conscience ; et quoique ce fût l’époque de ma vie où je me sois vu dans le plus grand dénuement, et qu’en outre je fusse assez généralement regardé comme fondé à m’approprier ce capital, je pris la résolution de restituer tout ce qui restait des marchandises naufragées aux propriétaires primitifs de Manille, et je chargeai le capitaine et le maître d’équipage d’exécuter ma décision.

Après avoir terminé cette affaire, je partis pour Jedo. Je passai le premier jour dans un bourg de dix à douze mille ames nommé Hondaque. Dès que j’eus mis pied à terre dans une hôtellerie, le tono m’envoya demander obligeamment pourquoi je n’étais pas descendu chez lui, et me fit prévenir qu’il allait venir en personne pour me chercher, ce qui m’obligea à me rendre à la résidence qui était située sur une hauteur qui dominait le bourg. Cette maison, ou pour mieux dire cette forteresse, était entourée d’un fossé de cinquante pieds de profondeur ; on y entrait par un pont levis qui, dès qu’il était levé, rendait impossible ou tout au moins très-difficile la prise de la porte principale. Mais je fus encore plus surpris de ce que je vis dès que j’eus passé la porte, qui, ainsi que toutes celles de ce château, était en fer. Je remarquai aussi avec étonnement la perfection et la solidité des murailles qui s’élevaient immédiatement après le fossé. Elles avaient six vares de hauteur (18 pieds) et autant d’épaisseur. Auprès de la porte étaient rangés cent arquebusiers environ avec leurs armes à la main, et avec autant de soin que si l’ennemi eût été tout proche ; et à cent pas à peu près de ce premier poste, il y avait une autre porte et une autre muraille un peu plus basse, bâtie en pierre de taille. Entre la première et la seconde porte, il y avait des maisons, des vergers, des jardins et des champs semés de riz, de manière que les habitans de la forteresse pouvaient pourvoir à leur subsistance pendant plusieurs mois, quand bien même les communications avec le dehors auraient été interrompues. Il y avait à cette seconde porte trente hommes armés de lances : le commandant de ce poste me reçut avec beaucoup de civilité, et me conduisit jusqu’au palais situé à cinquante pas de là, où je trouvai le tono qui m’attendait à la première porte, accompagné de quinze ou vingt domestiques. Après m’avoir salué et complimenté sur mon arrivée chez lui, il prit le devant et traversa cinq ou six salons, en me laissant avec quelques-uns de ses gens pour me guider. Ces appartemens étaient entièrement construits en bois, d’après l’usage du pays, où la fréquence des tremblemens de terre rend dangereux, surtout pour les appartemens où couchent les grands seigneurs, l’usage de la pierre. Mais ces maisons sont travaillées avec tant d’art et tant de perfection, et sont enrichies avec tant de profusion et d’élégance d’ornemens d’or, d’argent et de vernis, dans toutes leurs parties, que la vue trouve toujours à se fixer agréablement. Je parvins à la pièce où était le tono, avec lequel je m’entretins quelque temps assis ; après quoi il me montra son arsenal, qui me parut plus digne d’un souverain que d’un simple particulier. L’heure de dîner étant arrivée, il se leva et m’apporta lui-même le premier plat suivant la coutume des seigneurs japonais, lorsqu’ils veulent honorer ceux qu’ils admettent à leur table. Ce repas très-abondant se composa de viande, de poisson et de toute espèce de fruits excellens. Je puis dire que, malgré la différence qu’il y a entre leur manière et la nôtre, d’apprêter et d’assaisonner les mets la chère fut exquise. Après m’être reposé quelques instans, je pris congé de ce seigneur pour aller coucher à deux lieues plus loin ; il me fit donner un excellent cheval de ses écuries, et depuis ce jour jusqu’à ce qu’au bout de six mois je le rencontrai à la cour du Prince, ce digne tono m’écrivit fréquemment pour entretenir l’amitié qui s’était établie entre nous.

Dans les trente lieues que je parcourus ensuite pour arriver à Jedo, qui est, comme je l’ai déjà dit, la résidence du prince, je ne remarquai rien qui mérite d’être rapporté ; car, quoique les villes par où je passai fussent bien plus considérables que les bourgs que j’avais vus jusque là, et bien que l’immensité de la population du pays nous tînt dans une admiration perpétuelle, comme j’ai vu depuis autant et beaucoup plus dans ce même genre en voyageant dans cet empire, je crois devoir abréger cette partie de ma relation. Partout je fus reçu et hébergé avec un soin et des prévenances telles qu’on aurait pu employer à l’égard du plus considéré et du meilleur ami du souverain.

Le jour où l’on sut que je devais entrer dans la fameuse ville capitale de Jedo, plusieurs gentilshommes vinrent à ma rencontre pour me prier d’accepter un logement dans leur maison. Je n’eus pas l’embarras de faire un choix, car je fus prévenu par ordre du Prince qu’une maison avait été préparée pour me recevoir. J’y arrivai vers cinq heures du soir, suivi des gentilshommes qui étaient venus à ma rencontre, et d’une foule innombrable attirée par la curiosité de voir des hommes si différens des Japonais par leurs traits et par leurs coutumes. Il fut nécessaire que des officiers de police nous ouvrissent un passage par les rues où nous passâmes, quoique ces rues me parussent d’une largeur démesurée en comparaison des nôtres. Le bruit de notre arrivée s’était répandu dans le pays, ce qui fit venir à Jedo une si grande quantité de curieux, que, pendant les huit jours que je passai cette première fois dans cette ville, je n’eus pas un moment de repos. Je ne crus pas pouvoir me dispenser de recevoir les visites des principaux habitans ; mais j’eus recours au secrétaire du Prince pour me délivrer des importunités de la populace, et j’obtins qu’une garde fût placée dans ma maison, sur laquelle le magistrat fit afficher une ordonnance qui défendait à qui que ce fût d’y entrer sans ma permission.

Quoique la ville de Jedo ne soit pas une des plus considérables du Japon, elle est digne sous plusieurs rapports de sa grande réputation. Je vais entrer, au sujet de cette capitale, dans les détails que ma mémoire me rappellera.

Jedo contient sept cent mille habitans, et, quoique cette ville ne soit pas située sur le bord de la mer, elle jouit des mêmes avantages que celles qui y sont placées, à cause d’un grand fleuve qui la traverse et qui permet à des bâtimens de moyenne grandeur de remonter jusqu’à la ville. C’est par ce fleuve, qui se divise, dans l’intérieur, en plusieurs branches, qu’arrivent toutes les provisions nécessaires à la subsistance et à l’entretien de ses habitans. Les denrées de toute espèce y sont en telle abondance, qu’un homme peut y vivre commodément pour un réal par jour (27 centimes). Les Japonais font peu de pain de froment, quoique celui qu’ils fabriquent soit le plus excellent du monde et se vende à très-bon marché. Les rues et les places de Jedo sont fort belles, parfaitement entretenues, et si propres qu’on dirait que personne n’y passe. Les maisons sont en bois et ont presque toutes deux étages. Elles ont au-dehors moins d’apparence que les nôtres ; mais elles sont infiniment plus commodes et plus belles à l’intérieur. Toutes les rues ont des galeries couvertes et sont habitées chacune par des personnes d’une même profession, de sorte que les charpentiers de Jedo occupent exclusivement toutes les maisons d’une rue. Il en est de même des tailleurs, des forgerons, des orfèvres, etc., et de beaucoup d’autres dont les arts et les manufactures sont inconnus en Europe. Les marchands et négocians sont classés de la même manière, de façon que les acheteurs ont sous la main tout ce dont ils ont besoin, et peuvent fixer leur choix sans parcourir de grandes distances. Un grand nombre de places et de marchés publics sont abondamment pourvus de denrées également séparées, chacune en son lieu particulier. Je remarquai celui où se vend le gibier ; j’y trouvai une quantité innombrable de lapins, lièvres, sangliers, daims, chevreuils, et d’autres animaux que je n’avais jamais vus. Le marché au poisson est très-vaste et d’une propreté extrême. J’y ai vu plus de mille espèces de poissons de mer et de rivière, frais et salés. Des cuves immenses contenaient en outre, une grande quantité de poisson vivant. Enfin le marché aux fruits et aux légumes ne les cédait pas en propreté et en abondance à ceux des viandes et du poisson, et dans tous, je pus me convaincre que la quantité, la qualité et le bon marché des denrées rendaient l’existence des habitans de Jedo extrêmement commode. Les hôtelleries sont toutes dans les mêmes rues, voisines de celles qu’habitent exclusivement les vendeurs et les loueurs de chevaux, qui sont en si grand nombre que le voyageur qui arrive, pour changer de chevaux suivant l’usage du pays, de deux en deux lieues, n’a que l’embarras du choix.

Les femmes de mauvaise vie occupent un quartier séparé, dans les environs de celui des marchands, des hôtelleries et des marchés publics.

Les seigneurs et les nobles habitent seuls une partie distincte de la ville. On reconnaît ce quartier aux armoiries sculptées, peintes et dorées qu’on voit sur le haut des portes de leurs maisons. Les nobles japonais mettent beaucoup de prix à cette prérogative de leur rang. Il y a telle porte qui coûte vingt mille ducats[3].

L’autorité politique est exercée par un gouverneur qui est le chef de tous les magistrats civils et de tous les officiers militaires. Il y a dans chaque rue un magistrat ou alcade qui est ordinairement le plus qualifié des habitans. Il est juge en première instance de toutes les causes civiles et criminelles, et soumet au gouverneur les cas difficiles. Il est sévèrement défendu aux juges d’écouter aucune sollicitation des parties.

Les rues sont closes à l’entrée et à la sortie par une porte qui se ferme au commencement de la nuit. À chacune d’elles il y a un poste de soldats et des sentinelles d’espace en espace, de sorte que dès qu’il se commet un délit, l’avis en parvient à l’instant aux deux portes qui sont fermées sur le champ ; il est rare que le coupable puisse se soustraire au châtiment.

On peut appliquer à toutes les villes du royaume ce que je raconte de Jedo, tant pour le régime municipal que pour toutes les autres choses. J’ajouterai que, rarement, les Japonais mangent d’autre viande que le gibier qu’ils prennent à la chasse ; la loi civile et religieuse prohibant presqu’entièrement l’usage de la viande de boucherie.

Le Prince a permis, à Jedo l’établissement public des religieux franciscains déchaussés. Cette permission est unique dans tout l’empire, où il n’y a pas d’autre église publique. Les édifices consacrés au culte de notre sainte religion sont tolérés seulement, et ont l’apparence de maisons particulières.


  1. Don Rodrigo de Vivero y Velasco naquit quelques années après la moitié du xvie siècle, et fut menin de la reine Anne, femme de Philippe ii. Il entreprit sa première course maritime sur les galions d’Espagne en qualité d’aide-de-camp du général marquis de Sainte-Croix. Il fit, en 1581, la campagne de Portugal, et partit de là pour la Nouvelle-Espagne, où il servit pendant douze ans sous les ordres de don Louis de Velasco, marquis de Salinas, qui depuis fut vice-roi de ce pays, et il entretint pendant tout ce temps-là douze hommes à ses frais. Il obtint, en récompense de ses services, le commandement du château de saint Jean-d’Ulloa ; ses provisions sont datées du 14 juin 1595. La manière distinguée avec laquelle il remplit cet emploi lui valut la nomination de gouverneur et de capitaine-général de la Nouvelle-Biscaye, où il déploya de grands talens lors de la révolte des Indiens qu’il réussit à étouffer, en employant à propos la fermeté et l’indulgence. À la mort de don Pedro d’Acuna, gouverneur et capitaine-général des Philippines, il obtint cette place importante où il fut remplacé par don Juan de Silva. C’est à son retour en Europe, qu’ayant été poussé par les tempêtes sur la côte du Japon, il éprouva le naufrage qui fait le sujet de cette relation. Il revint à Madrid et y séjourna quelque temps ; après quoi, il fut nommé capitaine-général de la province de Terre-Ferme et Varagua, où il resta plusieurs années. Il y obtint successivement les titres de vicomte de Saint-Michel et de comte de Orisaba. Le 24 janvier 1636, il fut nommé mestre de camp-général des régimens de la Nouvelle-Espagne et de toutes les troupes de ce royaume, en récompense de ses services lors du débarquement tenté par les Hollandais à la Vera-Cruz, quatre années auparavant. C’est de cette même année 1636 qu’est daté son testament, par lequel on voit qu’il fut marié avec dame Leonor de Ircio y Mendoza. Le comte d’Orisaba mourut peu de temps après, laissant un fils unique nommé don Louis, qui soutint dignement le nom de son père.
  2. Il paraît que l’on doit attribuer la persécution terrible qui a anéanti le christianisme au Japon à quelques paroles imprudentes des missionnaires espagnols, envenimées par la jalousie des Hollandais qui voulaient s’approprier tout le commerce de cette contrée avec l’Europe ; ils y réussirent complétement. Avant 1614, époque de la grande persécution, il y avait au Japon, si on en croit les relations du temps, plus de dix-huit cent nille chrétiens, et le gouvernement ne mettait aucune entrave au libre exercice de leur culte. Les Européens y étaient bien accueillis ; ce fut leur conduite irréfléchie et le mépris qu’ils affectèrent en quelques circonstances pour les lois du pays, qui entraînèrent leur expulsion. On en trouvera une preuve assez frappante dans ce récit même. À partir de 1614, les relations avec le Japon devinrent de plus en plus rares. Les Hollandais seuls y abordent aujourd’hui ; les Anglais et les Américains ont inutilement tenté d’y être admis. Les Russes y envoyèrent une ambassade, en 1803, qui n’eut aucun succès. Le gouvernement la reçut avec toute sorte d’égards, il fournit abondamment des vivres aux vaisseaux russes, il fit plus encore : un navire russe ayant échoué sur les côtes, quelque temps auparavant, il ordonna de restituer tout ce qui s’y était trouvé, jusqu’aux morceaux d’un miroir, s’excusant encore de ce qu’il avait été brisé par des paysans qui en ignoraient la fragilité. Avec cela, on engagea très-poliment l’ambassade à se retirer le plus tôt possible. Enfin, la préférence exclusive que les autorités accordent aux Hollandais est telle qu’en 1813, pendant l’occupation anglaise des colonies Bataves, les vaisseaux qui se rendaient au Japon étaient obligés de prendre le pavillon des Provinces-Unies, et les matelots portaient le costume hollandais. Du reste, le peu que nous connaissons de cette contrée ne fait qu’ajouter un nouvel intérêt à la relation de don Rodrigo de Velasco. La grande histoire de Kœmpfer et le voyage de Golownin sont jusqu’à présent les ouvrages les plus exacts. Les résidens hollandais eux-mêmes ne pénètrent pas dans l’intérieur de l’empire ; il leur est encore moins permis de le traverser, comme le fit notre auteur. À peine sont-ils arrivés à Nangasaski, qu’on les tient comme renfermés dans ce port. Cependant, on annonçait dernièrement qu’un jeune voyageur, M. Siebold, grâce à sa profession de médecin, était parvenu à recueillir un grand nombre de renseignemens curieux sur l’histoire, les mœurs et l’administration du Japon, quoiqu’il paraisse certain qu’il se soit peu éloigné de la résidence hollandaise. Malheureusement M. Siebold eut l’indiscrétion de faire part lui-même à plusieurs journaux d’Europe de ses précieuses découvertes. Le gouvernement japonais en fut instruit, et M. Siebold, à l’instant de son départ, reçut l’ordre de ne pas sortir de Nangasaki. Depuis ce moment il y est devenu l’objet de la plus rigoureuse surveillance. S’il en était ainsi, cette circonstance fâcheuse pour les sciences, donnerait encore un prix inattendu au manuscrit de don Rodrigo de Velasco.

    (M.)
  3. Le ducat espagnol vaut onze réaux de vellon (2 fr. 65 cent. environ).