Voyage (Rubruquis)/Chapitre 35

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XXXV


De Théodolus, clerc d’Acre, et autres.


L’année avant que nous fussions arrivés là, il y eut un certain clerc de la ville d’Acre, qui se faisait nommer Raymond, mais son vrai nom était Théodolus. Étant interrogé du sujet de son arrivée, il répondit qu’il demeurait en son pays avec un saint évêque, auquel Dieu avait envoyé du ciel certaines lettres écrites en caractères d’or, lui commandant et enjoignant expressément de les envoyer à l’empereur des Tartares, pour lui faire savoir de sa part qu’il devait être un jour seigneur de la terre universelle, et qu’il persuaderait toutes les nations du monde de faire la paix avec lui. Alors Mangu lui dit que s’il était vrai qu’il eût apporté ces lettres venues du ciel avec celles de son maître, qu’il soit le très bien venu. Il répondit à cela qu’il était bien vrai qu’il les avait apportées ; mais qu’étant avec ses autres hardes sur un cheval farouche, qui s’était échappé et enfui par les montagnes et les bois, tout s’était ainsi perdu. Sur cela Mangu lui demanda le nom de cet évêque, et il répondit qu’il se nommait Odon et était de la ville de Damas.

Le Khan s’informa encore en quel pays c’était : il répondit que c’était au pays de France, voulant faire croire, qu’il était des serviteurs de Votre Majesté. Il dit de plus au Khan que les Sarrasins étaient entre le pays de France et les siens, ce qui avait empêché qu’il pût envoyer vers lui, mais que si le chemin eût été libre, il n’eût manqué d’envoyer ses ambassadeurs pour avoir la paix avec Sa Hautesse. Mangu lui ayant demandé s’il pourrait bien conduire ses ambassadeurs vers ce roi et cet évêque, il répondit que oui, et, au pape aussi, s’il en était besoin. Sur quoi Mangu se fit apporter un arc qu’à peine deux hommes pouvaient bander de toute leur force, avec deux flèches d’argent remplies de trous, qui en les tirant faisaient un bruit comme si c’eût été un sifflet. Il commanda à un Moal de s’en aller avec ce Théodolus, qui le mènerait vers le roi de France, auquel il présenterait de sa part cet arc, et lui dirait que s’il voulait faire la paix avec lui ; il conquerrait toutes les terres des Sarrasins jusqu’à son pays, et qu’il lui ferait don de tous les autres au delà jusqu’en Occident. Que s’il ne voulait avoir la paix avec lui, que le Moal lui rapportât cet arc et ces flèches, et dit à ce roi que Mangu savait en tirer de loin, et faire bien du mal. Alors il fit retirer ce Théodolus de devant lui, et son interprète (qui était le fils de Guillaume l’orfèvre) entendit alors, ainsi qu’il nous conta depuis, que Mangu dit à ce Moal : « Vous irez avec cet homme, et remarquerez bien tous les chemins pays, villes, châteaux, hommes, armes et munitions. » Sur quoi le jeune homme interprète fit à part une bonne réprimande à ce Théodolus, lui disant qu’il avait tort de prendre la conduite de ces ambassadeurs tartares, qui n’étaient envoyés à autre dessein que pour épier les pays traversés. Mais Théodolus lui répondit qu’il mettrait ce Moal sur mer, afin qu’il ne pût reconnaître d’où il était venu et par où il retournerait. Mangu donna aussi à ce Moal ses tablettes d’or, qui sont une plaque d’or large comme la main et longue de demi-coudée, où son ordre était gravé[1]. Celui qui porte cela peut demander et commander tout ce qui lui plaît, et tout est exécuté sans délai.

Ainsi Théodolus partit et vint vers Vastace, voulant aller jusqu’au pape pour le tromper, comme il avait trompé Mangu. Vastace lui demanda s’il avait des lettres pour le pape, puisqu’il était son ambassadeur et qu’il avait entrepris de conduire les ambassadeurs des Tartares vers lui. Mais lui, ne pouvant montrer ces lettres, fut pris et dépouillé de tout ce qu’il avait, et de là jeté en une obscure prison ; quant au Moal, il tomba malade et mourut ; mais Vastace renvoya les tablettes à Mangu par les serviteurs du Moal, que je rencontrai en m’en retournant à Assaron, sur les confins de la Turquie, qui me contèrent aussi ce qui était arrivé à ce Théodolus. De pareils imposteurs courant par le monde, quand ils sont découverts par les Tartares, sont mis à mort sans rémission.

Au reste, l’Épiphanie ou jour des Rois s’approchant, ce moine arménien, nommé Sergius, me dit qu’il devait baptiser Mangu-Khan à cette fête-là ; je le priai de faire en sorte que j’y pusse être présent, afin de rendre témoignage en temps et lieu de ce que j’aurais vu. Ce qu’il me promit.


  1. Voy. Marco Polo, liv. Ier, chap. x.


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