Monnoyer (p. 310-321).

Géologie de la Guadeloupe.

J’ai dit, dans un des chapitres précédents, que la Guadeloupe est divisée en deux parties inégales par la rivière Salée. Ces deux parties sont tout à fait distinctes sous les rapports géologiques ; je vais tracer rapidement leur différence.

Le sol de la Grande-Terre est, généralement parlant, bas et plat. On y trouve cependant des mornes assez élevés. On n’en a jamais sondé l’intérieur, en y pratiquant des puits profonds, pour s’assurer de la nature et de l’arrangement des différentes couches qui peuvent le former ; et l’on n’a guère examiné, jusqu’ici, que la superficie, où l’on n’a trouvé que du calcaire ; encore remarque-t-ont dans la disposition des débris de coquilles et de pierres qui composent les élévations, un mélange, une confusion, un désordre qu’on ne peut attribuer qu’à des mouvements extraordinaires, comme à de violentes secousses de tremblement de terre, peut-être à des actions plus immédiates des volcans, puisque, presque partout, on y trouve des produits volcaniques. Ce désordre, je l’ai remarqué à la Pointe-à-Pitre, dans le sein du morne de la Victoire, qu’on aplanissait alors.

Les roches calcaires de la Grande-Terre sont d’un blanc sale et tirant sur le jaune. Elles renferment des madrépores, des plantes, des coquilles à différents états d’altération, même des poissons pétrifiée saisis dans une pâte très-dure.

En 1807, sous le gouvernement du général Ernouf, on trouva, dit-on, ce que je me garde bien de raconter comme chose incontestable, on trouvai dis-je, sur le rivage du Moule, un bloc de pierre calcaire très-dure, renfermant un squelette humain. Ce bloc fut détaché avec soin et transporté à la Basse-Terre. Humérus, côtes, colonne vertébrale, fémur, tibias, tout était assez bien conservé ; il ne lui manquait que la tête. On dit que les bons et simples créoles accouraient en foule, s’imaginant voir un homme privé seulement de la vie, et que, ne trouvant dans ce morceau précieux qu’une pierre ordinaire, ils plaisantaient aux dépens des naturalistes qui, partout, ne voient que du merveilleux. Ce bloc resta longtemps dans le parc du gouvernement. L’amiral Cochrane, à son arrivée dans la colonie, s’en empara et l’envoya à Londres ; il me semble qu’une telle pièce, qui eût été l’unique, eût fait du bruit dans le monde savant. Je pense qu’on s’est mépris.

M. de Buffon, d’après le P. Labat, a dit dans le premier volume de son Histoire naturelle, « Que la Grande-Terre ne fut, dans les siècles passés, qu’un haut fond rempli de plantes à chaux qui, ayant beaucoup crû, ont rempli les vides qui étaient entre elles, occupés par l’eau, ont enfin haussé le terrain et obligé l’eau à se retirer et à laisser à sec toute la superficie. »

Je respecte infiniment l’autorité du grand et illustre naturaliste, mais ici j’aurais beaucoup de peine à admettre son opinion. D’abord, on ne conçoit pas bien comment un haut fond d’une si vaste étendue aurait pu se former auprès de la Guadeloupe, ni comment, en général, ce phénomène pourrait avoir lieu dans l’archipel Américain, où l’on rencontre tant de courants opposés et où les flux et reflux de la mer sont nuls, ou du moins insensibles. Si parce que le sol de la Grande-Terre est ou semble être entièrement calcaire, malgré les produits volcaniques qu’on y trouve sur presque tous les points, on la regarde comme un haut fond exhaussé par l’accroissement des plantes à chaux, quelles raisons donnera-t-on pour ne pas ranger dans la même classe les îles de Marie-Galante, de la Désirade, la Barboude, la Radonde, Curaçao, etc., qui sont de la même nature ? La chaîne des Antilles ne sera donc formée, en grande partie, que de hauts fonds. On conçoit qu’il se forme ou qu’il puisse se former des hauts fonds dans le voisinage des grandes terres, à l’embouchure des grandes rivières, on en a mille exemples épars sur la surface du globe, mais que la Grande-Terre ait été ainsi formée, c’est ce que ne pourrait croire que très-difficilement quiconque a vu le désordre et la confusion qu’offre partout son sol. On ne reconnaît point là la marche ordinaire de la nature dans ces sortes d’opérations. Pourquoi, d’ailleurs, la mer en se retirant n’aurait-elle pas rempli de son sédiment les vides qu’on trouve dans les quartiers de l’Anse-Bertrand, du Moule, et ailleurs ?…

D’autres ont cru voir dans la formation de la Grande-Terre une action des volcans sous-marins. Cette idée s’accorde assez avec le mélange confus du calcaire et du volcanique, qu’on trouve à la surface et dans le soin des mornes mêmes ; mais pourquoi faire intervenir ici les volcans sous-marins, quand les volcans ordinaires peuvent eux-mêmes avoir produit les phénomènes dont il s’agit ? J’éclaircirai plus loin cette idée. D’ailleurs, ne pourrait-on pas rapporter à la même origine les îles de Saint-Barthélémy, de Saint-Thomas, de Saint-Christophe, de Monserrat, des Saintes, de Saint-Eustache, dont le sol offre pareillement le mélange du calcaire et du volcanique ? Je serais porté à regarder la Grande-Terre, qui a été détachée de la Guadeloupe proprement dite, à laquelle elle tient par la base, ainsi que toutes les îles calcaires des Antilles, comme les restes d’une partie du continent qui aurait été abîmée par l’action dévastatrice des volcans.

Le sol de la Guadeloupe proprement dite est entièrement volcanique. Ce n’est qu’un amas immense de débris divers qui tous ont subi, à différentes époques, l’action terrible des feux souterrains. Partout où le géologue porte ses pas, il n’aperçoit que des laves plus ou moins compactes, diversement colorées, en plus ou moins grandes masses, des scories, des ponces, de la pouzzolane, des tuffeaux, des sables et d’autres matières élaborées dans le sein des volcans. En vain y chercherait-il des couches calcaires. Tout y est bouleversé, confondu.

Trois groupes de volcans bien séparés se partagent la partie méridionale de la Guadeloupe. Le plus imposant est, sans doute, celui de la Soufrière. Il comprend la Soufrière, volcan dont le sommet, élevé de sept cent quatre-vingt-dix-neuf toises au-dessus du niveau de la mer, brûle encore, et dont je donnerai plus loin une idée ; le volcan du morne de la Madeleine, la plus grosse montagne de l’île ; celui du morne Mitan, qui se rattache immédiatement à la Soufrière, dont il n’est séparé que par un abîme étroit et profond ; celui enfin du morne de la Citerne. Le cratère de ce dernier est parfaitement bien conservé ; l’ouverture en est à peu près circulaire. On y pénètre avec peu de difficulté jusqu’à une profondeur perpendiculaire de cent à cent trente mètres, où l’on trouve un étang formé par l’eau des pluies et dont on n’a pas encore pu mesurer la profondeur.

Le second groupe est celui du Houelmont, au sud de la Soufrière ; il est isolé et renfermé entre la rivière des Galions, le chemin des Trois-Rivières, la vallée du Dos-d’Âne et la mer.

Le troisième est celui des Deux-Mamelles, au nord-ouest de la Soufrière. C’est de lui que sortirent très-probablement les grands courants de lave qui couvrent la partie occidentale de l’île. Toute la partie septentrionale, quoique également volcanique, semble être d’une origine beaucoup plus antique et ne devoir rien aux volcans que je viens d’indiquer ; on n’y trouve aucun cratère auquel on puisse rapporter les divers courants de lave qui la composent. Tout y est dans un état extrême d’altération.

C’est au pied des escarpements, dans les cavernes, dans les crevasses et dans les fentes, dans le lit des rivières et sur le bord des fontaines qu’on va ordinairement étudier la nature du sol. Partout, à quelque profondeur que ce soit, on ne trouve que des produits volcaniques.

Les escarpements offrent tantôt un mélange confus de sables, de laves en petits fragments plus ou moins altérés, diversement colorés par des oxydes métalliques, de roches énormes offrant l’aspect de granits gris cendré, semés de points noirs ou rouges ou vert jaunâtre, renfermant souvent dans leur sein du soufre cristallisé. Ces roches sont très-nombreuses et s’y trouvent sous toutes sortes de figures, plus irrégulières les unes que les autres. Tantôt les escarpements montrent une substance altérée qu’on prendrait ou pour du porphyre ou pour de beau marbre veiné ; cette singularité se voit à la Goyave, au Petit-Bourg, à la baie Mahault. Ici ils n’offrent que des sables, des graviers de diverse couleurs. Là une espèce de terre grasse, rouge ou jaunâtre, ou grise, ou tirant sur le violet. En allant de la Basse-Terre aux Trois-Rivières on voit sur la route, précisément à l’endroit où elle se détourne à droite, en face le camp Saint-Charles, un petit escarpement qui offre plusieurs couches de gravies. Ces couches n’ont pas plus d’un pied d’épaisseur ; elles forment des ondulations et sont superposées dans l’ordre suivant : gravier blanchâtre, gravier gris très-foncé, terre rouge, gravier gris, terre rouge, terre végétale. Un peu plus loin, le même morne n’offre qu’une terre grasse, rouge au-dessous de l’humus.

Dans un escarpement situé sur la rive droite de la rivière, presque en face Versailles, escarpement qui, du niveau de l’eau à son sommet, a bien trente à trente-quatre mètres de hauteur, j’ai trouvé un objet vraiment curieux. En cherchant quelques échantillons de lave, j’aperçus un très-petit corps qui me parut extraordinaire ; je le dégageai un peu avec un marteau, mais ce corps m’opposa beaucoup plus de résistance que je n’en attendais de sa part. Bientôt je reconnus que c’était un morceau de bois qui avait subi l’action du feu. Un marteau n’étant pas suffisant, j’eus recours, le lendemain, à un long ciseau, et je parvins enfin à le dégager de manière à le mouvoir ; mais je ne le pus avoir tout entier, parce qu’il devenait de plus en plus gros, à mesure qu’il était plus profondément enfoncé dans les laves, et qu’il ne présentait qu’une pointe à l’extérieur. En l’agitant, je jugeai qu’il pouvait avoir trois ou quatre pieds de longueur, qu’il était situé horizontalement ; j’en rompis avec effort un morceau, que je conserve encore dans mon cabinet. Ce bois, charbonné à la surface et dans une épaisseur de deux à trois lignes, est rouge très-foncé dans son intérieur, bien conservé, et je le crois être du courbaril ; il aura été indubitablement entraîné par un torrent de lave brûlante.

Le lit des rivières n’est rempli que de ces roches énormes dont j’ai parlé. Les eaux ayant entraîné les graviers, les cendres, les ponces, les tuffeaux qui couvraient ou soutenaient ces roches, les ont mises à découvert. C’est là qu’on peut se faire une idée de l’immense quantité qu’en renferme une étendue donnée.

Ces roches ne se trouvent pas seulement dans l’intérieur du sol, la surface en offre presque à chaque pas. Aux Trois-Rivières, et principalement sur les habitations Venture, Belleville, Roussel, Philippon, de Gondrecourt et du Querry, on en trouve des amas énormes ; j’en ai mesuré une, entre autres, qui avait près de quatre cents pieds de solidité. Sur l’habitation Roussel, il en est une qui produit le son d’une grosse cloche cassée, quand on frappe dessus. Curieux d’en voir l’intérieur, j’avais formé le dessein de la miner ; mais la mort de Mme  Roussel, qui avait tant de droits à mon respect et qui a emporté mes sincères regrets, ne m’a pas permis de le réaliser.

Toutes ces roches, dont le nombre et la grosseur étonnaient l’imagination, toutes ces matières qui composent le sol et qui s’étendent dans la mer jusqu’à une distance encore inconnue, seraient-elles bien sorties des volcans de la Guadeloupe ? Pourrait-on bien croire que toutes les montagnes, tous les mornes de l’île, qui sont entièrement composés de matières volcaniques, auraient été lancés du sein de ces petits volcans ? Ne pourrait-on pas plutôt les regarder comme les produits d’énormes volcans qui auraient existé autrefois à la place du golfe Mexicain, volcans qui auraient bouleversé cette immense contrée, et n’auraient laissé pour témoins de leur existence passée et de leurs ravages que la chaîne des Antilles ? Quelques-uns des petits volcans de cette chaîne pourraient être des soupiraux de ces antiques fournaises, les autres des volcans secondaires, c’est-à-dire que dans des montagnes de matières éructées ou boursouflées, il se sera trouvé des substances, des corps qui n’avaient pas subi l’action du feu, des sulfures principalement. Par le refroidissement, il se sera formé des crevasses en outre des interstices que ces matières en désordre pouvaient laisser entre elles. L’eau des pluies ayant pénétré dans l’intérieur, aura été décomposée par l’action de ces corps, et de là de nouveaux phénomènes volcaniques, de nouvelles éruptions, de nouveaux volcans que j’appelle secondaires ; et tels pourraient être ceux de la Guadeloupe et des autres îles volcanisées de cette chaîne.