Monnoyer (p. 182-194).

Esclaves.

Au nom d’esclave, quiconque éprouve le noble sentiment de la liberté, ne peut s’empêcher de frémir. On se demande s’il est bien possible qu’il existe des hommes assez pervers pour oser ravir à leurs semblables ce que la nature leur donna de plus précieux, ou des êtres assez lâches pour ne pas chercher à reconquérir, au prix de leur vie même, un bien qui n’appartient qu’à eux ? Cependant, à la honte de l’humanité, c’est l’affreux tableau qu’offrent les Antilles.

Des milliers de noirs, qu’au mépris des plus sages lois on va chercher encore tous les jours sur les côtes de l’Afrique, coulent tristement leurs jours sous la cruelle tyrannie d’une poignée de mauvais blancs. C’est au travail opiniâtre de cette classe infortunée que l’orgueilleux créole doit toutes ses richesses ; c’est pour nourrir la molle oisiveté de leurs barbares et farouches oppresseurs que ces malheureux arrosent le sol qu’ils cultivent de leur sueur et de leur sang !

Interrogez ces tristes victimes de l’avarice, demandez-leur ce qu’elles faisaient dans le pays qui les vit naître, quand des tigres, sous la figure humaine, allèrent les en arracher ! celui-ci vous dira : j’étais à la chasse ; celui-là, j’étais à la pêche ; cette femme vous répondra, en soupirant et en versant, des larmes, qu’elle cultivait le petit champ qui nourrissait sa famille ; cette jeune fille, qu’elle puisait de l’eau dans une fontaine voisine ; ces jeunes enfants vous répondront qu’ils folâtraient gaiement non loin du toit paternel. Ainsi l’on enlève impitoyablement l’époux à l’épouse, la fille à la mère, la mère éplorée à de tendres enfants qui lui tendent les bras et cherchent à la retenir par leurs cris ! Ô nature, où sont donc tes droits ! Ne faut-il pas avoir l’âme bien féroce pour se porter à de telles infamies ! Et c’est sous la loi de grâce que l’homme ne rougit pas de commettre de si abominables excès ! Et ils se disent chrétiens, ces hommes si profondément cruels !

Je me rappelle quelques vers qui peignent bien l’horreur du sort des noirs, en même temps qu’ils respirent des sentiments bien tendres et bien touchants. C’est à la divinité, c’est au Souverain des êtres qu’ils s’adressent dans leurs malheurs, parce qu’ils voient en lui un vengeur. Voici ces vers ; j’ai, malheureusement, oublié le nom de l’auteur.

THE NEGRO’S HYMN.

« O thou ! who dost with equal eye
All human kind survey,
And mad’st all nations of the earth
From the same mass of clay, »

« If pity in thy nature dwell,
Behold our race forlorn ;
Behold us from our native soil,
From wives, from children torn. »

« Chain’d in the ship’s dark scanty womb,
Behold us pant for breath,
Envying those friends whapper far,
Exchange their bounds for death. »


« Behold us in the sun’s fierce blaze,
Struggling with toil and pain !
Behold us sink beneath the lash,
Expiring on the plain ! »

« And who are they that dare torment
The produce of thy hand,
And with their brethren’s blood like Cain,
Pollute both sea and land ? »

« Ah ! ’tis a race that falsely boast
Salvation through his name,
Who taught, what ye wish men to do,
Do ye to them the same. »

« Yet vengeance is not our request ;
We wish but liberty ;
And light sufficiens to explore
The way that loads to thee. »

« If these in mercy thou bestow,
O ! may thy bounty move
Our hearts, our minds, our souls to glow
with gratitude and love ! »

À quel désespoir affreux la révoltante idée de l’esclavage ne réduit-elle pas ces malheureux ! combien n’en a-t-on pas vu se donner la mort pour échapper aux chaînes de leurs tyrans ! Le récit de ces scènes tragiques glace d’horreur, en même temps qu’il inspire une haine secrète contre leurs superbes et injustes persécuteurs. M. de Monpertuis, habitant de la Grande-Terre, avait acheté six nègres de nation mine. Ces nègres disparaissent un matin ; on les cherche ; on les trouve enfin dans un bois, mais nageant dans leur sang, ayant auprès d’eux une hache et un couteau ; cinq de ces nègres avaient la tête tranchée, un la gorge coupée. Il est à présumer que ce dernier avait survécu aux autres et s’était lui-même donné la mort. Félicianne, négresse africaine appartenant à M. Parize fils, ne pouvant supporter l’idée de sa dure et pénible condition, descend jusqu’au pont des Gallions et de là se précipite, avec le plus grand sang-froid, dans la rivière, qui roule sur un lit de roches à plus de deux cents pieds au-dessous de ce pont ! Et tous les jours, les blancs qui vont dans les bois à la poursuite des noirs fugitifs, ne les voient-ils pas se détruire plutôt que de se laisser ramener à la maison de leurs maîtres. Voilà des fruits de l’esclavage ; nous en verrons d’autres encore.

Quand, à l’époque trop mémorable de notre révolution, on donna la liberté aux noirs de la Guadeloupe, ils commirent, dans l’ivresse de leur bonheur, de nombreuses atrocités, et la renommée, qui grossit tout, en fit des monstres. Sans doute, la crainte de perdre encore le bien précieux qu’ils venaient de conquérir les aveugla et les jeta dans l’erreur. Ils pouvaient défendre leur liberté sans devenir assassins. Mais sont-ils bien aussi coupables qu’ils semblent l’être ? On en pourra juger. D’abord, on faisait entendre à ces êtres simples et abrutis, pour ainsi dire, par l’excès de leurs malheurs, qu’ils ne pouvaient s’assurer la jouissance paisible et entière de leur liberté qu’en lavant la honte de leur esclavage dans le sang de leurs anciens maitres. Mais que serait-ce si ces infortunés n’avaient été excités, entraînés au meurtre que par des blancs et des blancs revêtus de l’autorité ? c’est pourtant ce qui arriva, et c’est ce qu’on a eu soin de cacher au gouvernement de la France, et on rejeta calomnieusement l’odieux de ces forfaits sur ceux qui ne furent réellement que les instruments dont se servirent, pour l’exécution, ces mêmes blancs qui les conçurent.

Le quartier des Trois-Rivières est le lieu où les assassinats furent le plus nombreux. La raison en est simple ; c’était le quartier le plus riche, et les brigands qui commandaient les noirs étaient encore moins altérés de sang qu’ils n’étaient avides d’or et de richesses. Si les maisons de Gondrecourt, de Vermont, Roussel et autres n’eussent point eu la réputation de regorger d’argent, le sang n’aurait pas plus coulé là que partout ailleurs.

Au reste, malgré la précaution qu’ils eurent de se masquer et de faire égorger ou empoisonner, dans le fort Saint-Charles de la Basse-Terre, les malheureux noirs dont ils s’étaient servis, les auteurs de ces scènes sanglantes furent reconnus, et la mémoire des A…, des T. P……… et de beaucoup d’autres, sera toujours en exécration parmi les habitants.

Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que depuis que la tranquillité est rétablie et surtout depuis le retour des Bourbons sur leur trône, les gouverneurs n’aient pas cherché à venger les noirs de cette atroce imputation, en sévissant contre les véritables coupables qu’on leur a fait connaître. Il y a quelque chose de plus surprenant encore, c’est qu’excepté un seul, au doigt duquel on avait reconnu une bague de Mme de Vermont et qui, peu de temps après le massacre, s’était retiré en France, tous ou presque tous jouirent dans la suite, ou jouissent encore des charges et des honneurs ! Sic se res humanæ habent !

Pour pallier leur conduite à l’égard des noirs, les habitants ne cessent de répéter des absurdités. À les entendre, ces hommes s’égorgent dans leur pays ; ils sont errants, fugitifs, sans patrie. Ceux des côtes font une guerre opiniâtre à ceux de l’intérieur. C’est leur rendre un service que de les soustraire à ces calamités toujours renaissantes et à un genre de vie qui semble les assimiler aux bêtes. Leur sort dans les colonies est d’ailleurs beaucoup moins à plaindre que celui des paysans en France. D’abord, on pourra juger de la comparaison par ce qui va suivre. Quant à la première assertion, rien de plus faux. On voit des peuplades, comme les nations de l’Europe, se faire la guerre pour de certaines raisons, et, quoiqu’elles soient moins nombreuses, on ne niera pas, sans doute, qu’elles ne puissent avoir, comme ces dernières, des droits à soutenir, des injustices à venger, des intérêts à défendre, et, dès lors la guerre peut être légitime et nécessaire chez eux aussi bien que chez les nations qu’on dit civilisées. Mais il est absolument faux que les citoyens d’une même peuplade soient comme on voudrait le faire croire, en révolution continuelle et toujours prêts à se baigner dans le sang les uns des autres. Il est vrai que les noirs qui habitent les côtes vont, sans motif raisonnable et par une injustice horrible, troubler le repos des peuplades de l’intérieur, les enlever à leur sol natal et à tout ce qu’ils ont de plus cher, leur faire enfin une guerre de brigands ; mais oseriez-vous, riches colons, leur en faire un crime ? commettraient-ils ces excès si vous n’alliez pas leur acheter, à vil prix, leurs prisonniers ? N’est-ce pas pour avoir vos fusils, vos couteaux, votre eau-de-vie, vos guingans, etc., qu’ils vont chez leurs voisins porter la terreur et la désolation ? Cessez donc de nous représenter les noirs pour ce qu’ils ne sont pas, et de nous en faire des monstres quand ils le sont moins que vous.

Mais fussent-ils ce que vous les dites être, serait-ce une raison pour les jeter dans les fers ? Qui vous a faits leurs maîtres ? quels droits avez-vous sur eux ? où sont vos titres ? Vous êtes blancs et ils sont noirs ; la seule différence de couleur, effet du climat, des mœurs et de la nourriture, vous donnerait-elle le droit de les tyranniser ? Non. Quoi qu’en puisse dire votre orgueil, la nature leur donna les mêmes prérogatives qu’à vous ; elle les créa libres comme vous. Attenter à leur liberté, c’est faire à la Divinité le plus grand outrage, c’est s’élever audacieusement contre la sagesse de ses œuvres ! Tremblez, ils ont au ciel un redoutable vengeur qui vous redemandera, un jour, leurs larmes, leurs sueurs et leur sang !

Pendant mon séjour à la Guadeloupe, il m’est tombé entre les mains une pièce très-peu connue, et qui pourtant mérite de l’être. Je la copie ici pour terminer ce chapitre. C’est le manifeste que publia le mulâtre Delgresse, commandant de la Basse-Terre, lorsque le général Richepance vint pour remettre les noirs sous le joug ; ce célèbre Delgresse qui, plutôt que de rentrer dans l’esclavage, aima mieux se faire sauter, avec quelques amis, dans son camp du Matouba, par l’explosion d’un baril de poudre.

À L’UNIVERS ENTIER,

LE DERNIER CRI DE L’INNOCENCE ET DU DÉSESPOIR.

« C’est dans les plus beaux jours d’un siècle à jamais célèbre par le triomphe des lumières et de la philosophie, qu’une classe d’infortunés, qu’on veut anéantir, se voit obligée d’élever la voix vers la postérité pour lui faire connaître, lorsqu’elle aura disparu, son innocence et ses malheurs.

« Victimes de quelques individus, altérés de sang et qui ont osé tromper le gouvernement français, une foule de citoyens, toujours fidèles à la patrie, se voient enveloppés dans une proscription méditée par l’auteur de tous les maux.

« Le général Richepance, dont nous ne connaissons pas l’étendue des pouvoirs, puisqu’il ne s’annonce que comme général d’armée, ne nous a encore fait connaître son arrivée que par une proclamation dont toutes les expressions sont si bien mesurées que, lors même qu’il promet protection, il pourrait nous donner la mort sans s’écarter des termes dont il se sert ; à ce style, nous avons reconnu l’influence du contre-amiral Lacrosse, qui nous a juré une haine éternelle… Oui, nous aimons à croire que le général a été, lui aussi, trompé par cet homme perfide, qui sait employer également les poignards et la calomnie.

« Quels sont donc ces coups d’autorité dont on nous menace ? veut-on diriger contre nous les baïonnettes de ces braves militaires dont nous aimions à calculer le moment de l’arrivée, et qui naguère ne les dirigeaient que contre les ennemis de la république ? Ah ! plutôt, si nous en croyons les coups d’autorité déjà frappés au port de la Liberté (nom donné par Hugue à la Pointe-à-Pitre), le système d’une mort lente dans les cachots continue à être suivi ; eh bien ! nous choisissons de mourir plus promptement.

« Osons le dire, les maximes de la tyrannie la plus atroce sont surpassées aujourd’hui. Nos anciens tyrans permettaient à un maître d’affranchir son esclave, et tout nous annonce que, dans le siècle de la philosophie, il existe des hommes, malheureusement trop puissants par leur éloignement de l’autorité dont ils émanent, qui ne veulent d’hommes noirs, ou tirant leur origine de cette couleur, que dans les fers de l’esclavage.

« Et vous, premier consul de la république, vous guerrier philosophe, de qui nous attendions la justice qui nous était due, pourquoi faut-il que nous ayons à déplorer notre éloignement du foyer d’où partent les conceptions sublimes que vous nous avez si souvent fait admirer ! Ah ! sans doute, un jour vous connaîtrez notre innocence, mais il ne sera plus temps, et des pervers auront déjà profité des calomnies qu’ils ont prodiguées contre nous pour consommer notre ruine.

« Citoyens de la Guadeloupe, vous dont la différence de l’épiderme est un titre suffisant pour ne point craindre les vengeances dont on nous menace, à moins qu’on ne veuille vous faire un crime de n’avoir pas dirigé vos armes contre nous, vous avez entendu les motifs qui ont excité notre indignation. La résistance à l’oppression est un droit naturel ; la Divinité même ne peut être offensée que nous discutions notre cause ; elle est celle de la justice et de l’humanité. Nous ne la souillerons pas par l’ombre même du crime ; oui, nous sommes résolus à nous tenir sur une juste défensive, mais nous ne deviendrons jamais les agresseurs ; pour vous, restez dans vos foyers, ne craignez rien de notre part, nous jurons solennellement de respecter vos femmes, vos enfants, vos propriétés, et d’employer tous nos moyens pour les faire respecter par tous.

« Et toi, postérité, accorde une larme à nos malheurs, et nous mourrons satisfaits !

« Le commandant provisoire de la Basse-Terre,

« Delgresse. »

M. Monnereau, blanc, secrétaire du commandant, fut pendu comme auteur de cette pièce, jugée incendiaire.